Chapitre terminal

Investir l'antiracisme :
les ressorts militants de la fondation de SOS-Racisme

« Novembre 1984. Diego, un jeune Sénégalais de la Seine-Saint-Denis, prend le métro. Tout à coup affolée, une jeune femme alerte le compartiment de ses cris : on vient de lui voler son portefeuille. Aussitôt, sans qu'aucune parole ne soit prononcée, des regards accusateurs se portent sur Diego. Ce ne peut être que lui bien sûr ! c'est le seul noir du wagon. La tension monte. Silencieusement. L'affaire est entendue : Diego est le coupable. Miracle ! Deux stations plus loin, la jeune femme retrouve au fond de son sac le portefeuille qu'on lui avait “volé”. [...] Ce jour-là SOS-Racisme venait de naître. Diego, après l'incident, est allé retrouver ses copains à la fac de Villetaneuse et des cités de Saint-Denis. Il y avait Fatima, Thaima, Jean-Pierre et Hervé – et Harlem Désir. Immigrés, jeunes de la deuxième génération, Français ou métis comme Harlem. De père antillais et de mère alsacienne, étudiant à Tolbiac à l'époque où on militait encore dans les facs, puis animateur de centres de loisirs, Harlem a tout de suite été désigné président de l'association qui venait de naître à cause de Diego : SOS-Racisme »[1]

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Mus par l'indignation envers l'injustice faite à leur ami Diego, tacitement accusé de vol, des copains de faculté auraient donc spontanément décidé en 1984 de constituer une association nouvelle pour combattre plus efficacement ce qu'ils ressentaient comme la montée du racisme au sein de l'opinion publique. Dans les premiers articles publiés en février 1985, nulle mention n'est faite d'un engagement politique préexistant, ni de ce qui pouvait réunir ce groupe d'amis. Il semble rétrospectivement étrange que cette présentation de l'origine de SOS ait pu paraître vraisemblable aux journalistes et aux lecteurs, que l'ensemble des commentateurs politiques ait pu croire qu'en raison de l'incident survenu dans le métro, un petit groupe d'étudiants isolés avait pu se lancer dans la constitution d'une association antiraciste recherchant une audience nationale. Si l'analyse sociologique des processus de mobilisation nous apprend que la constitution d'une organisation militante est une entreprise difficile et coûteuse dans laquelle ne pouvaient s'engager que des militants déjà expérimentés, il s'agit là également d'un savoir politique pratique qu'un certain nombre d'anciens militants reconvertis dans le journalisme auraient alors pu connaître.
    En 1984, les fondateurs de SOS ne constituent pas seulement un groupe informel d'amis mais ils appartiennent au syndicat étudiant Unef-id et plus particulièrement à sa tendance socialiste, la PLUS dont les représentants sont issus pour la plupart d'universités de la région parisienne, Tolbiac, Villetaneuse et Créteil. Ils tiennent au sein du Parti socialiste un discours plus radical que celui de sa direction alors même que SOS-Racisme revendique sa « neutralité politique » en se plaçant sous le parrainage de personnalités politiques « de gauche » et « de droite ». Pour expliquer cet apparent paradoxe, il est nécessaire d'analyser la formation politique qui a été celle des fondateurs de SOS-Racisme durant les années soixante dix et leur place dans les configurations du militantisme étudiant au milieu des années quatre-vingt. En retraçant leur trajectoire politique et universitaire jusqu'en 1983, nous chercherons à montrer que la fondation de SOS-Racisme est la résultante des contraintes à la fois politiques, syndicales et professionnelles qui vont s'exercer entre 1980 et 1984 sur le groupe militant organisé autour de Julien Dray. En 1984, la fondation d'une organisation dans un secteur qu'ils n'avaient jusqu'alors jamais investi représentera pour les fondateurs de SOS-Racisme une réponse possible aux difficultés qu'ils rencontrent au sein de l'Unef-Id comme du Parti socialiste.

A) Le militantisme comme pratique : L'après-68.

Entre 1960 et 1970, la société française a connu une série de transformations profondes – une forte croissance économique, la poursuite de l'exode rural, la décolonisation et le rapatriement des « pieds noirs », l'augmentation du niveau de scolarisation secondaire et supérieur – qui ont contribué à modifier les structures sociales mais qui ont été également des sources de mécontentements sociaux. Face à des tensions sociales considérables mais hétérogènes, les événements de Mai 68 – dont nous ne chercherons pas ici à analyser les déterminants mais dont il serait difficile de soutenir qu'ils proviennent de dispositions politiques ou idéologiques communes à ses participants ou même de la seule action d'entrepreneurs politiques « gauchistes »[2] – vont permettre l'unification symbolique de multiples formes de contestations sociales en opposition au gouvernement. Les fondateurs de SOS[3] entrent au lycée et en militantisme dans la configuration politique particulière qui suit Mai 68. Alors qu'avant 1968, les organisations et l'offre politique « d'extrême gauche » restaient confinées dans certains sites restreints – en particulier le monde de l'université[4] – , la publicité que leur donnent les événements de Mai va élargir leur diffusion à des acteurs jusqu'alors peu concernés par le militantisme, notamment les lycéens des principaux lycées urbains et les étudiants de sensibilité « de gauche ». L'augmentation du nombre des acteurs militants qui reprennent les thématiques contestataires, anticapitalistes ou anti-autoritaires tend à propager les discours et les attitudes « gauchistes » très largement au-delà des cercles militants. Ces thématiques critiques popularisées par Mai 68 vont être à l'origine d'une humeur contestataire dans une multiplicité d'espaces sociaux et en particulier dans la jeunesse scolarisée. Elles vont contribuer à l'attribution d'un sens et d'un langage commun à des oppositions sociales souvent très différentes. Les médias, en participant à la curiosité pour les « idées de Mai », vont favoriser la propagation des thématiques politiques des mouvements d'extrême gauche bien au-delà de ce qu'aurait pu réaliser leur diffusion par la voie militante.

Les discours politiques radicaux se voient diffusés avant et surtout après 1968 parce qu'ils répondent aux besoins justificatifs et aux intérêts sociaux de catégories d'acteurs dont la frustration sociale ou le mécontentement catégoriel trouvent à s'exprimer dans des répertoires universels qui énoncent mais aussi masquent partiellement l'origine et le mode d'engendrement de leur insatisfaction. Cependant, en tant que produits symboliques revêtant une forme générale et universelle, ils peuvent se voir appropriés par des agents ayant des besoins justificatifs similaires sans être semblables mais aussi par des acteurs qui pourront les utiliser selon des logiques et dans des espaces sociaux très divers. Au sujet des relations entre le discours utopique « communautaire » et les processus sociaux qui l'engendrent Bernard Lacroix considère qu'il « existe ainsi d'un côté un processus massif de frustration lié à la conjoncture scolaire d'accès au marché de l'emploi et qui tend à favoriser, outre l'apparition de pratiques particulières, à la faveur du travail d'intégration logique auquel il accule ses victimes, l'émergence d'un produit symbolique singulier, qui acquiert, à travers l'échange dont il est le support et la diffusion dont il est l'objet, une existence autonome. Mais il existe également et parallèlement d'autres processus sociaux de frustration qui peuvent conduire ceux qui les vivent, à partir des nécessités de leurs propres itinéraires, à élaborer des solutions pratiques très voisines, en même temps qu'à se reconnaître dans le produit symbolique émergent, du fait de l'affinité objective de leur expérience avec l'expérience pratique des inventeurs de ce produit »[5]. Si les produits symboliques émergents acquièrent une « existence autonome » c'est que, soumis aux contraintes d'expression propres au champ politique, ils se voient donner une mise en forme « universaliste » qui les rend susceptibles d'être adoptés par des acteurs dotés de propriétés et d'intérêts partiellement différents de ceux de leurs promoteurs initiaux ou des catégories sociales dont ils sont réputés exprimer lesintérêts[6]. Ainsi, durant la phase d'expansion des thématiques « gauchistes », rien ne permet d'affirmer que tous ceux qui en font usage se trouvent en position de frustration relative, ni que les usages qui en sont faits relèvent exclusivement de la seule logique de revendication politique.

Ce que les journalistes perçoivent comme « l'air du temps » ou « l'ambiance idéologique » des années soixante-dix est produit par la proximité des répertoires argumentatifs auxquels vont pouvoir recourir pour leurs besoins de revendication et de protestation des acteurs placés dans des positions hétérogènes au sein de secteurs sociaux divers. La diffusion des produits symboliques critiques dans les médias après 1968 dépendra d'ailleurs autant de logiques proprement journalistiques d'intérêt pour la nouveauté et de mise en avant des informations supposées attirer les lecteurs que du travail politique de certains acteurs partisans (dénonciation ou promotion de l'extrême gauche)[7]. Le prestige des idées radicales et les besoins argumentatifs des acteurs au début des années soixante-dix vont favoriser la généralisation des thématiques « marxistes » ou « contestataires » dont l'usage sera d'autant plus rentable qu'il cumulera les profits de l'avant-gardisme, de la radicalité intellectuelle et du progressisme social. Les rhétoriques critiques popularisées par mai 68 vont contribuer à modifier les dispositions, les attitudes et les aspirations politiques susceptibles d'êtres adoptées par « les jeunes » durant toute la décennie suivante[8]. Les événements de 68 et le maintien au pouvoir du personnel politique gaulliste vont ainsi contribuer à orienter durablement « la jeunesse » « à gauche » et à faire en sorte que la socialisation politique des lycéens s'effectue en opposition aux partis au pouvoir[9].
    L'usage et la propagation des « idées de Mai » seront en outre favorisés par l'action d'entrepreneurs culturels, éditoriaux ou journalistiques, qui vont tendre à abaisser les coûts d'accès à la littérature contestataire. La création de maisons d'édition et de journaux militants – Libération, Actuel, Rouge – va donner aux idées de la gauche radicale une considérable diffusion. Le succès économique de ces entreprises provient évidemment de la demande que les « événements » ont suscitée. Mais l'effet d'offre que provoque la mise à la disposition d'un large public d'une littérature critique ou militante auparavant souvent confidentielle, contribue en retour à la généralisation et à la légitimation de l'emploi des répertoires argumentatifs radicaux. À ces entrepreneurs symboliques, il faut ajouter les entrepreneurs politiques d'extrême gauche qui assureront la promotion de ces thématiques et travailleront à l'accroissement du nombre des agents y ayant recours. L'extension des réseaux militants après mai 68, ceux de la Gauche Prolétarienne et des groupes maoïstes, des Jeunesses communistes, de la LCR, de l'AJS ou de Lutte Ouvrière est due d'une part à un effet d'offre qui a placé ces organisations au grand jour et a permis à un large public de connaître leur existence, d'autre part à la diffusion d'une culture de contestation que les événements de Mai ont permis sinon suscités[10]. Partout où des groupes militants sont présents, ils rencontrent des agents susceptibles de les entendre et qui sont comme préajustés, par leurs dispositions contestataires et par leur connaissance d'une « vulgate marxiste »[11], aux offres politiques d'extrême gauche[12]. En retour, la diffusion des attitudes critiques au sein de la « jeunesse » profite de l'existence de groupes politiques qui constituent des exemples d'engagement et de comportement militants[13]. Les oppositions entre les différents groupes d'extrême gauche, loin de constituer un obstacle à leur succès collectif, représentent sans doute au contraire un agrément du jeu de rôle militant qui s'épanouit alors. Cet aspect ludique du militantisme qui se développe alors n'est pas surprenant puisque les lycéens et les étudiants comptent parmi les catégories les plus susceptibles d'être séduites par les mouvements qui entendent incarner la postérité de Mai. Alors qu'au sein des entreprises les salariés sont organisés de longue date par des syndicats qui tendent à s'opposer à la pénétration d'autres entreprises de mobilisation des salariés, les structures militantes gauchistes, elles-mêmes souvent constituées de jeunes[14], ne se heurtent, dans les établissements scolaires, qu'à des forces politiques plus faiblement organisées. En outre dans le monde du travail, la « geste » étudiante de Mai sur laquelle s'appuient les mouvements d'extrême gauche dans les universités dispose d'une autorité et d'une signification moindre.

Pour comprendre l'attrait qu'exerce alors le style gauchiste auprès des aspirants intellectuels, il faudrait aussi écrire l'histoire du “prêt-à-penser” et du “prêt-à-porter identitaire” dans le monde des intellectuels, montrer quel était alors le crédit du modèle de “l'intellectuel engagé”, de Jean-Paul Sartre, et des Temps Modernes, du Che Guevara et des guérilleros d'Amérique Latine, du PCF, de ses intellectuels rebelles (Paul Nizan, Roger Vailland, etc.) et de ses compagnons de route, la vogue qui était alors celle de la vulgate marxiste, produit de l'histoire relativement autonome du sous-champ politique d'extrême-gauche en France et de la vulgarisation du marxisme savant alors dominant dans le champ de production intellectuelle, les profits symboliques qui étaient alors liés à la lecture du Capital et de Lire le Capital, etc.[15].

La période suivant immédiatement les événements de Mai 68 est donc caractérisée par la forte valorisation des attitudes critiques ou militantes. L'héroïsation des principales figures de Mai – Cohn-Bendit – ou celle de révolutionnaires « romantiques » – Che Guevara – contribue au prestige des postures contestataires. Si tous les lycéens ne sont pas prêts à assumer les coûts du militantisme – en particulier ses conséquences scolaires à court ou long terme – les pratiques militantes lycéennes minoritaires se voient valorisées même par les élèves qui n'ont pas d'engagement. Le nombre et l'ampleur des différentes grèves lycéennes et étudiantes survenues entre 1968 et 1979 (« l'affaire Guiot », la circulaire Guichard, la Loi Debré en 1973, la réforme Fontanet, la réforme Haby en 1976, la réforme Saunié-Seité en 1979) constituent des indicateurs de la capacité des militants lycéens ou étudiants à susciter durant les années soixante-dix des mouvements revendicatifs, c'est-à-dire de la considération dont jouit l'activité militante et de la diffusion des schèmes contestataires dans la jeunesse scolarisée. Puisqu'une proportion importante des lycéens urbains[16] se reconnaît dans des attitudes contestataires associées au gauchisme, la configuration politique dans laquelle « la gauche » est dans l'opposition et « la droite » au gouvernement représente un facteur essentiel du succès des mobilisations étudiantes et lycéennes qui sont en retour une des causes principales de la reproduction de la culture d'opposition et des identités « de gauche » dans la jeunesse[17].
    Ainsi, les principaux fondateurs de SOS sont le produit d'une configuration historique où le militantisme est beaucoup plus estimé qu'il ne le sera ultérieurement. En outre, ils viennent à la politique dans une période de forte opposition entre « la droite » et « la gauche » alors que les répertoires argumentatifs « progressistes » sont dominants dans l'univers scolaire dans lequel ils évoluent. Dans les établissements secondaires urbains, il apparaît alors légitime de contester la hiérarchie administrative et la discipline – alors généralement stricte – mais aussi de s'interroger sur des « questions de société », sur les inégalités sociales, sur « la Révolution », le tiers-monde, le « capitalisme », etc.[18]. La diffusion de la « geste de Mai 68 » en tant que répertoire de postures critiques exemplaires va significativement influer sur les représentations politiques des lycéens, sur les schèmes d'interprétation de la réalité sociale qu'ils seront en mesure de mettre en œuvre et sur les comportements militants qu'ils pourront adopter. L'intensité des clivages et des antagonismes politiques entre le gouvernement et l'opposition confronte les lycéens à un mode de traitement des faits d'actualité et des « questions de société » par des acteurs divers – professeurs, journalistes, hommes publics, intellectuels et universitaires[19] – qui apparaît beaucoup plus critique et « politisé » qu'il ne le deviendra ultérieurement. C'est donc dans une configuration politique et scolaire favorisant l'engagement que s'effectue l'entrée des futurs fondateurs de SOS dans la carrière militante alors qu'ils sont encore au collège ou dans les premières classes du lycée.

Julien Dray – Durant les années soixante-dix, j'étais lycéen à Noisy-le-Sec. Les lycées de banlieue n'avaient pas encore vécu de grandes agitations. Mai avait été vécu essentiellement par les parisiens. [...] À la rentrée de 1970, en seconde, ma prof de français avait organisé des débats autour de l'origine du principe d'égalité. Grâce à quoi je m'étais découvert de gauche et volontariste, je refusais les principes établis mettant en cause l'égalité. [...] Je discutais avec les profs, après les cours. Je traînais au café, le soir, je lisais les journaux, je suivais l'actualité comme on dit. Tout doucement nous avons formé un petit noyau dans le lycée, à trois copains que nous étions. Djamila, une beur – avant que le terme existe – , Paprocki – pas besoin d'affirmer ses origines grecques – et moi, le juif pied-noir[20]. La politique, pour nous, durant des semaines, a consisté à animer le lycée. Nous n'étions pas des idéologues. L'univers à nos yeux se divisait en deux catégories : les sympas et les pourris. [...] Progressivement je deviens militant lycéen. À la Ligue communiste, bien sûr, mais d'abord et surtout attaché au bahut. Les polémiques avec les Jeunesses communistes se développent. Nous démontrons la vacuité de leurs propos. Peu importe de convaincre en profondeur, il faut surtout marquer des points[21].

Laurence Rossignol – Oui, je suis engagée depuis longtemps. J'avais fait un tour par les Jeunesses communistes, ça s'était assez mal passé et assez vite soldé. Après j'ai été pendant un bon moment au comité Rouge, dans des structures sympathisantes de la Ligue. J'ai commencé par passer dans des structures sympathisantes. En fait, j'ai commencé à faire de la politique en 73 [à 14 ans] au moment de la Loi Debré. Au moment de la Loi Debré en 73, mais j'étais collégienne à l'époque. Donc après, il y a un parcours lycéen et puis il y a la grève contre Saunié-Seité en 79[22].

Bernard Pignerol – J'ai maintenant 32 ans [en 1991 soit 14 ans en 1973], je fais de la politique depuis que j'ai 14 ans, 14-15 ans, j'étais en comité Viêt-nam en Autriche parce que je faisais mes études en Autriche. Ces comités étaient des structures larges, j'y ai appris des choses, que je mets encore en pratique maintenant[23].

Didier François – Je suis rentré en contact avec la Ligue sur mon lycée. Parce que j'étais jeune, très jeune mais très agité. Je posais plein de questions, je voyais ce qui se passait. C'était au moment des mouvements étudiants contre la loi Debré [1973]. Et puis il y avait aussi les descentes de fachos de temps en temps sur les lycées. Je n'aimais pas les fachos, et je n'aimais pas non plus les staliniens ; donc c'est assez naturellement que je me suis tourné vers la Ligue, comme la plupart des jeunes de cette époque-là. C'était pas très théorique, surtout à cet âge-là. Enfin bon, ils étaient sympas, ils étaient efficaces, ils m'emmenaient dans les manifs, ils me faisaient marrer, ils me filaient des barres de fer et puis ça correspondait à ce que je pensais : c'était généreux, c'était jeune, c'était bien et puis on discutait de tout. Au départ, j'avais une fondation théorique extrêmement faible. De toute manière, je suis rentré à la Ligue non pas par trotskisme – je ne savais même pas ce que c'est que Trotski, je n'en avais rien à faire – mais parce j'étais plutôt guevariste si on doit se définir par rapport à quelque chose : parce que c'est la mystique révolutionnaire de l'époque, j'ai Guevara dans ma chambre, j'adore ça, le mythe guerrieriste, enfin c'est romantique, c'est super[24].

Pierre Raiman – Moi, j'ai décidé de militer à la suite d'un truc très simple : c'était en 1971, au moment de la manif contre le meeting d'Ordre Nouveau au Palais des Sports, premier vraiment grand meeting raciste. Avant il n'y avait pas de meeting raciste en France. Lors de ce meeting raciste, fasciste d'Ordre Nouveau, l'extrême gauche a fait une énorme manifestation et moi j'ai été à la manifestation parce que des gens de mon lycée y allaient et je les ai accompagnés. Il y a eu des bagarres très très violentes. Je n'ai pas vu ça moi, parce que j'étais très jeune, j'avais 12 ans, donc j'allais à la manif pendant une heure puis je me suis barré. Et à la télé, j'ai vu les scènes d'affrontement qu'il y avait eu dans la manif, etc., et le lendemain je suis allé voir les gens de la Ligue de mon lycée, que je connaissais très bien et je leur ai dit : je voudrais militer avec vous contre le fascisme. C'est comme ça que fin 71, je crois, 72 j'ai commencé à militer. Pour moi, c'était l'antifascisme qui était à l'origine[25].

La précocité de l'entrée en militantisme des fondateurs de SOS doit nous amener à nous interroger sur les logiques du processus de leur engagement. Soutenir que de jeunes collégiens ou lycéens deviennent militants ou participent à des mouvements de contestation pour des raisons de mécontentement social ou de « frustration relative » serait peuconvaincant[26]. Il est en particulier difficile de mettre en évidence une éventuelle anticipation d'un écart entre le statut social que la trajectoire scolaire permettrait d'espérer et la réalité des positions professionnelles que le nouveau cours des diplômes permet en réalité d'obtenir. Tout porte à croire en effet que l'effectivité de cet écart ne peut jamais être anticipé mais est toujours vécu en pratique et a posteriori lorsque les anciens étudiants sont confrontés aux réalités d'un marché du travail auxquelles ils pouvaient auparavant espérer échapper et qu'ils percevaient sur un mode abstrait, peu susceptible de susciter engagement politique et frustration[27]. L'activité politique dans les lycées dans les années soixante-dix n'a donc pas pour principe les effets de trajectoires sociales relatives descendantes qui restent en grande partie neutralisées par l'atténuation partielle des nécessités sociales opérées par l'institution scolaire – en particulier chez les agents qui prolongent leurs études[28]. Il n'est possible d'analyser les pratiques politiques des lycéens ou des étudiants qu'en prenant en compte les configurations sociales effectives dans lesquelles ils sont insérés. Le changement d'échelle[29] que les événements de mai vont provoquer dans le secteur militant doit nous fournir un premier indice : c'est l'après-soixante-huit qui donne une ampleur sans précédent au militantisme radical, en particulier dans les établissements d'enseignement. Le mouvement de mai doit donc être analysé comme une cause de l'accroissement de l'intérêt des acteurs scolaires pour l'engagement militant plutôt que comme sa conséquence. Il faut comprendre comment les logiques pratiques d'adhésion aux mouvements d'extrême gauche ont pu être transformées par l'exemple des manifestations de soixante-huit.
    La faible formation « théorique » des militants à leur entrée dans les mouvements d'extrême gauche – et parmi eux celle des futurs fondateurs de SOS – montre qu'ils adhèrent moins à un programme idéologique précis qu'ils n'adoptent une posture contestataire et une patente de radicalité. L'analyse de l'entrée dans la carrière militante ne doit donc pas se faire à partir des seuls concepts de « conviction » ou « d'idéologie » comme une sociologie du militantisme, fondée sur une recherche individuée des motivations le fait souvent, ni même seulement par la recherche de particularités sociales génériques dans la trajectoire des acteurs permettant d'associer une classe d'expérience à un répertoired'idées[30], mais plutôt en étudiant les logiques pratiques du processus d'engagement qui va confronter les dispositions acquises au cours d'une trajectoire à la fois singulière et socialement structurée aux configurations générales et aux situations locales dans lesquelles les agents sont insérés. Les raisons de l'engagement en politique ne se réduisent donc pas systématiquement à celles qui peuvent être légitimement produites et mises en avant – par exemple les convictions politiques ou les sujets de mécontentement et de frustration.
    Ainsi, les pratiques militantes radicales comme l'usage des rhétoriques critiques ne peuvent se généraliser que lorsque leur adoption représente un profit symbolique pratique pour ceux qui l'adoptent vis-à-vis de ceux qui s'abstiennent. L'exercice d'une activité politique par les militants n'est donc pas séparable de l'opinion historiquement structurée que leur entourage quotidien peut porter sur l'engagement politique « de gauche »[31]. Après mai 68, la diffusion des répertoires argumentatifs contestataires s'accompagne de l'accroissement du prestige des acteurs qui s'en saisissent. La valeur que les événements de mai ont donné à la contestation politique de type gauchiste est nettement sensible dans l'augmentation des effectifs des groupes d'extrême gauche entre 1968 et 1973. Autant que par les frustrations des diplômés ou les conflits sociaux généraux, la hausse des effectifs militants lycéens ou étudiants durant les années qui suivent mai 68 s'explique par l'extension de l'usage des discours radicaux dans l'ensemble de la société et par les rétributions symboliques que peuvent percevoir auprès de leurs condisciples les principaux animateurs politiques des établissements scolaires. Ainsi, les organisations militantes se développent principalement dans les établissements où les lycéens appartiennent aux catégories sociales qui ont le plus de connaissances politiques et qui valorisent l'expression d'idées politiques personnelles et la participation à des mouvements partisans[32]. Les jeunes scolarisés de milieux urbains ont plus de chances d'avoir un engagement militant ou de formuler des idées politiques « radicales » que les jeunes scolarisés de milieux ruraux et bien entendu que ceux qui ont quitté le système scolaire[33].
    Ce cadre d'analyse permet à la fois d'expliquer pourquoi l'engagement politique ou syndical tend globalement à fluctuer en fonction des chances de valorisation des attitudes contestataires au sein des arènes sociales mais aussi pourquoi les groupes dans lesquels le militantisme et les relations de sociabilité se superposent – les incitations au militantisme devenant alors internes au groupe – tendent à résister mieux que d'autres aux fluctuations de la rétribution des postures militantes.

Eric Montès – Moi, je ne suis pas rentré aux JC à cette époque-là, je ne suis pas rentré à l'extrême gauche. Je connaissais déjà Julien qui était à la fac de Villetaneuse en 79, mais intuitivement les groupuscules ça ne me branchait pas parce que les gens, la base, ils ne sont pas attirés intellectuellement par ce côté hyperbranché marxiste, ils sont plutôt attirés par ce qui est efficace. Je connaissais Julien Dray, je trouvais que c'était un mec actif au syndicalisme étudiant, déjà en 79, mais je n'avais pas envie de rentrer dans les groupuscules trotskards[34].

Lorsque les fondateurs de SOS entrent au lycée, l'engagement à l'extrême gauche constitue une pratique certes minoritaire mais d'autant plus facilement adoptée par certains élèves que les effectifs de ces mouvements sont en augmentation et qu'ils constituent des lieux de sociabilité actifs. Pratique élitiste et considérée en milieu lycéen, elle est aussi une activité ludique qui permet de se rassembler entre pairs face à tout ce qui est perçu comme une autorité (administration du lycée, corps professoral ou parents). L'excellence reconnue des causes défendues – lutte contre le « fascisme », les inégalités de richesses et un système économique qui apparaît fondé sur « l'exploitation » – procure en outre à leurs défenseurs les profits de la participation à des mouvements apparaissant justes. Des dispositions vagues à la protestation ou à l'engagement – le refus des inégalités pour Julien Dray en seconde ou le « guevarisme » héroïsé de Didier François – peuvent, dans la configuration idéologique qui suit Mai 68, trouver à s'investir dans les organisations « gauchistes » présentes dans les lycées ou les universités. On ne saurait marquer une coupure nette entre militantisme et non militantisme. On peut seulement discerner un ensemble de pratiques plus ou moins intensives de participation politique, au sein des lycées et des universités, généralement à l'extrême gauche et qui procurent à leurs auteurs des profits symboliques auprès des autres militants mais aussi vis-à-vis des élèves qui participent peu ou pas du tout. Parmi les lycéens ou étudiants pour qui les pratiques politiques constituent une source essentielle de prestige, certains vont intensifier leurs investissements dans le militantisme, passant d'une pratique ponctuelle à un engagement plus formalisé au sein d'une des marques organisationnelles de l'extrême gauche qui leur permettra une objectivation publique de leur statut de « militants ».
    L'offre militante et idéologique rencontrée dans les établissements scolaires après mai 68 et le travail de prosélytisme mené par des militants radicaux ou des enseignants engagés vont contribuer à l'enrôlement d'un certain nombre de jeunes « de gauche » qui auraient moins facilement basculé dans le militantisme d'extrême gauche sans la conjonction de la séduction alors propre à l'action revendicative et de l'offre politique de proximité que suscite la présence de militants lycéens ou de professeurs « politisés » dans les établissements scolaires. Il faudrait décrire au cas par cas les contextes pratiques dans lesquels les futurs militants vont convertir des postures contestataires diffuses dans des mouvements et des contenus politiques différenciés en fonction de l'offre militante de proximité qu'ils rencontrent, alors généralement limitée aux mouvements radicaux.

Q – À quelle occasion vous êtes rentrée à la Ligue en 76 ? Laurence Rossignol – Parce que j'étais de gauche... [...] Mais surtout dans les facs en 76, dans les lycées et dans les facs en 76, ce qui faisait la vie politique ce n'était pas les militants du PS, c'était les militants d'extrême gauche, c'était quatre militants politisés et radicaux. Dans les années soixante-dix, il fallait plutôt être à l'extrême gauche qu'être au PS. Bon, il y avait le PC. Moi, les lycéens socialistes, je crois que je n'en ai pas connu, en revanche dans les lycées, il y avait Lutte Ouvrière, il y avait la Ligue, il y avait toute une série d'organisations d'extrême gauche mais il n'y avait pas de lycéens socialistes. À la fac, il n'y avait qu'un petit groupe d'étudiants socialistes, [...][35].

Mais entre 1968 et 1978, l'engagement militant des lycéens et des étudiants est sans doute favorisé par la faible pression – comparativement à ce qu'elle sera ultérieurement – exercée alors par le marché de l'emploi. Si on fait l'hypothèse que l'augmentation du chômage à partir de 1975 a accru les possibilités de répression du syndicalisme dans les entreprises et restreint la capacité des salariés à mener des actions de protestation, il est au contraire vraisemblable que la situation de plein emploi que l'on connaissait entre 1960 et 1974 induisait de plus fortes capacités de revendication salariale et une configuration mentale favorable à la contestation. Cette combativité sociale que la situation de plein emploi suscite dans les entreprises tend à être ressentie dans l'ensemble des relations sociales et politiques. En effet, lorsque la menace du licenciement n'obère pas les capacités de syndicalisation et de protestation, les attitudes critiques que les salariés tendent à adopter sur leur lieu de travail favorisent la diffusion de postures contestataires dans d'autres secteurs sociaux. Le processus d'expansion économique et le succès relatif des grèves et des revendications salariales[36] durant les années précédant Mai 68 et jusqu'en 1978[37] contribuaient à définir un horizon d'attente favorable et tendaient en outre à dissoudre les notions de « rareté » et de « contraintes économiques » pour ne laisser apercevoir que la capacité de l'économie à engendrer des profits et à produire de façon toujours croissante. Durant la décennie soixante-dix, les militants n'éprouvent pas à l'égard de leur avenir l'inquiétude qui se généralisera durant la décennie quatre-vingt à mesure que la menace d'un chômage de longue durée des jeunes non ou mal qualifiés sera mieux perçue. La pression négative que l'entourage familial peut exercer sur les militants lycéens ou étudiants est donc réduite puisque les investissements scolaires n'apparaissent pas encore indispensables à la préservation des chances d'obtenir un emploi. Il faudrait montrer comment les attitudes éducatives familiales, objectivement orchestrées par le niveau d'anxiété à l'égard du chômage, vont contribuer à définir, avant et après les années 1978-1981, des dispositions différentes à l'égard de l'engagement et des hiérarchies sociales.

Didier François – Dans les années soixante-dix en France, tu avais un rapport à la politique qui est un rapport ludique, qui est un rapport “changer la vie”. Je crois qu'à l'époque les étudiants qui faisaient de la politique le faisaient dans une période qui était une période de début de crise seulement en 74. Donc c'était l'époque où tu pouvais t'amuser à faire de la politique pendant 5-10 ans dans la fac et le jour où tu arrêtais la fac, tu trouvais un boulot le lendemain. C'était pas difficile de trouver un travail. Il n'y avait pas de problème de crise. Tu n'avais pas le problème qu'ont les générations d'aujourd'hui. Ils se disent maintenant que s'ils ne bachotent pas, s'ils ne s'en sortent pas, s'ils ne sont pas les meilleurs dans la compétition scolaire ils sont en échec social. Nous on n'avait pas ce genre de problème, au contraire. Donc tout le monde faisait ce qu'il voulait, tout le monde pensait à travailler très tard, tu n'avais pas d'angoisse de ce type-là[38].

À partir de 1978, la peur du chômage va se diffuser et imprégner l'ensemble des conduites éducatives familiales, faisant passer l'accumulation des ressources scolaires au premier plan des stratégies d'éducation des parents, transformant ainsi les processus de constitution des dispositions au militantisme et la capacité des jeunes à adopter des postures revendicatives. En milieu scolaire, le gros des effectifs des organisations militantes était issu de familles de la petite bourgeoisie capables d'un projet d'ascension sociale par l'école et dont les enfants n'étaient ni exclus précocement du système scolaire, ni pris dans la course aux écoles prestigieuses qui mobilisait les familles disposant d'un capital économique ou culturel supérieur[39]. La détérioration des chances objectives de trouver un emploi à la sortie des études va intensifier les investissements scolaires et détourner les jeunes des activités non directement utiles dans la perspective de l'acquisition d'un diplôme monnayable. Au contraire, au moment où commencent à militer les fondateurs de SOS, les activités politiques n'apparaissent pas encore comme susceptibles d'entraver l'accumulation de ressources scolaires au point de compromettre l'avenir professionnel des militants.
    Si l'engagement des lycéens est alors favorisé par la faiblesse des incitations négatives au militantisme, celui-ci touche cependant en priorité les lycéens de sensibilité familiale « de gauche » qui possèdent une tradition de militantisme, particularité il est vrai sans doute plus fréquente qu'aujourd'hui.

Harlem Désir – Mes parents, – ma mère est française et mon paternel antillais – étaient, [...] et c'est heureux, très durs avec moi. J'avais tellement peur de me faire engueuler par mon père instituteur que j'ai été un enfant presque sage[40].

Julien Dray – Mon père et ma mère n'étaient pas des militants politiques, c'étaient des syndicalistes engagés à gauche. Voilà. De bons instituteurs laïcs[41].

Bernard Pignerol – Mes parents sont fonctionnaires, tous les deux. Ma mère au Louvre, mon père au ministère des finances[42].

Didier François – Mon père est militaire, médecin militaire, troupes coloniales. Mon grand-père aussi. On est une famille de traditions, vivre à l'étranger. [...] Ma mère est orthophoniste, elle s'occupe d'enfants sourds, elle apprend à parler et à lire à des enfants sourds. En France, elle travaillait comme salariée et puis avant, quand on se baladait en Afrique, elle donnait des cours comme ça... en fonction des opportunités, ce n'était pas toujours simple pour elle. [...] Beaucoup de gens dans ma famille militaient : engagement gaulliste important, réseaux SAC, etc., pour une partie de la famille. Ils étaient anticommunistes, très violemment anticommunistes, mais parce que le communiste, de 39 à 41 c'est le pacte Hitler-Staline. Ils étaient très nationalistes. Bon, en tout cas, tout ça m'amène à des engagements politiques qui sont les questions internationales et l'antifaciste[43].

Laurence Rossignol – Oui, globalement je suis issue d'une famille de militants, communistes, d'obédience communiste mais qui ont rompu avec le Parti communiste au moment de la rupture de l'Union de la gauche, qui sont ensuite proches du Parti socialiste. [...] Mon père était CGTiste, dans sa prime jeunesse, et puis ma mère était militante de trucs comme l'UFF, des organismes un peu para-PC. C'étaient en gros ceux que les communistes influençaient dans une catégorie sociale qui était plutôt intellectuellement et matériellement aisée. C'était une petite bourgeoisie communiste. Ma mère était podologue et mon père était cadre supérieur dans une boite. Et puis toute une partie de la famille c'étaient des enseignants, des enseignants très militants, très actifs, Eux étaient des communistes très actifs, mes oncles et tantes, des instituteurs qui étaient Unité et Action[44].

Les fondateurs de SOS sont pour la plupart issus de familles ayant plus de capital culturel que de capital économique, qui non seulement peuvent permettre à leurs enfants de faire des études mais pour qui il apparaîtrait inimaginable qu'ils n'en fassent pas. Pourtant, aucun d'entre eux n'est en mesure à l'issue d'un parcours scolaire en partie ralenti et détérioré par le militantisme de faire une classe préparatoire ou une grande école. Les principaux fondateurs de SOS ne semblent pas s'être consacrés en priorité aux investissements scolaires. Suivant une scolarité régulière mais pas réellement brillante, ils entrent à l'université sauf Didier François qui commence une classe préparatoire avant de l'abandonner. Ils sont issus d'une petite bourgeoisie scolaire, formée essentiellement de cadres du secteur public. Parmi le noyau initial, seul le père de Laurence Rossignol est cadre dans le secteur privé mais une grande partie de sa famille est composée d'instituteurs. Durant ses activités syndicales à l'université ce petit groupe va agréger autour de lui des étudiants de milieux sociaux différents venus au militantisme plus tardivement et au contact de Julien Dray.

Eric Montès – Mon père était syndiqué CGT dans la métallurgie, il était OS[45].

Arnold Stassinet – Mon père était employé de notaire et ma mère était décédée[46].

On peut cependant remarquer que parmi le groupe fondateur, ceux qui sont issus de catégories sociales populaires ont été en mesure de faire des études à l'université plutôt que d'intégrer précocement le monde du travail. Ainsi le passage par l'université a entraîné le rapprochement topographique et social des trajectoires individuelles qui auparavant n'avaient pas toutes les chances de se croiser[47]. La diversité des motifs et des logiques de la participation au syndicat étudiant sera alors partiellement masquée par l'identité formelle de la marque politique qui recouvre des formes hétérogènes d'investissement dans l'organisation. On peut imaginer – à titre d'exemple – qu'au sein de la même organisation étudiante d'extrême gauche peuvent se côtoyer le jeune bourgeois pour qui l'engagement militant constitue une forme de distinction sociale particulièrement efficace au sein de son espace de référence familial, le bon élève issu du corps enseignant pour qui l'émulation et les joutes théoriques du gauchisme vont fournir l'occasion de reconvertir dans le militantisme des compétences savantes acquises scolairement, le « rescapé scolaire » de milieu populaire pour qui l'espace militant peut représenter un moyen d'entrer dans le monde des intellectuels qui l'attire ou le jeune issu de l'immigration ou ayant grandi à l'étranger, un moyen de s'affirmer face à des camarades qu'il ressent comme des « established » toujours plus légitimes que lui-même[48]. L'activisme politique peut donc constituer le support de stratégies de vie différentes, un moyen d'élargir son horizon social pour les agents issus de milieux populaires[49], ou bien une façon romantique de vivre une adolescence bourgeoise accomplie[50]. Le « hasard » socialement structuré ayant réuni ces acteurs dans la même formation militante, la dynamique particulière du groupe va ensuite, à la faveur des investissements sociaux propres à chacun, leur donner un mode de perception de la réalité sociale, un langage et des pratiques partiellement similaires.
    Nous avons ici essayé de comprendre les logiques de l'entrée en militantisme de Julien Dray et des membres du noyau fondateur de SOS-Racisme. Issus de la vague militante lycéenne et étudiante des années soixante-dix, ils vont, en prolongeant leurs études et en restant au sein du milieu militant de l'université, conserver durablement une orientation politique plus radicale que le champ politique oppositionnel « adulte ». La désaffection militante manifestée par les anciennes figures de Mai 68 aura peu d'effet sur ce milieu politique particulier qui restera dominé par l'extrême gauche bien au-delà de 1981. Pris dans une activité politique intensive, Julien Dray et les animateurs du petit groupe formé autour de lui vont en venir à organiser leur vie autour de leur travail politique et syndical. Ce militantisme constituera pour eux un mode de vie particulier, instauré sous un régime de rétribution sociale très favorable mais dont il va être de plus en plus difficile de renouveler le taux de rémunération au fur et à mesure qu'après 1981, l'attrait pour le militantisme décroîtra dans la jeunesse.

B) Le militantisme comme style de vie.

Pour les militants des mouvements d'extrême gauche des années soixante-dix, le militantisme n'est pas seulement une activité politique que l'on accomplirait par conviction ou devoir mais aussi un « style de vie »[51], une façon de vivre sa jeunesse pour des acteurs qui ne sont ni totalement engagés dans la compétition scolaire la plus rigoureuse, ni plongés dans le monde du travail. Toutes leurs activités vont s'organiser autour de leur engagement politique qui va ainsi structurer en pratique leurs investissements sociaux, l'acquisition de leurs compétences et de leurs ressources personnelles. Le militantisme va être pour les fondateurs de SOS durant toutes les années soixante-dix, l'activité qui va informer l'ensemble de leurs loisirs, de leur sociabilité, de leurs amours. Cette structuration des identités individuelles et des personnalités par les pratiques militantes collectives va permettre d'expliquer la persistance dans l'activisme politique d'individus pour qui ne plus « militer » est, sinon impensable, en tout cas suffisamment douloureux pour que l'on cherche à reculer au maximum cette échéance.
    La trajectoire de Julien Dray est à cet égard exemplaire. Lycéen « ordinaire » au début des années soixante-dix, sans connaissances politiques particulières, c'est dans le cadre scolaire, notamment sous l'influence de certains professeurs et du contexte idéologique de son lycée qu'il va progressivement mener des actions politiques avant de rejoindre une organisation d'extrême gauche et de pouvoir exhiber son appartenance à la LCR. Dans le livre qu'il signe ultérieurement, il montre comment ses activités politiques dans le lycée ne constituaient en rien un indice de rupture avec le reste des élèves mais étaient au contraire un moyen d'élargir ses contacts sociaux. L'animation du ciné-club du foyer dans laquelle il s'investit et ses premières attitudes revendicatives dans son lycée représentent alors pour un lycéen deux formes d'activités sociales également possibles même si elles n'étaient pas également probables.

Julien Dray – Nous avons pris en main le ciné-club. À partir de quoi s'alimentait nos discussions politiques : sur l'anarchie, la société idéale. Y aidait Chabasseur, notre prof d'histoire – marqué par la guerre d'Espagne et la haine des structures de partis. [...] Nous avons créé le foyer du lycée. Nous avions essayé l'aumônerie. Pour moi elle reste la propriété des curés : le catéchisme etc. Le foyer est notre conquête. Nous pouvons enfin nous y exprimer : débats, discussions, expositions. Et les boums. Il devient notre refuge. Le lieu de rendez-vous coutumier. À chaque interclasse du matin nous y affichons les journaux. Toutes les formes de vie associative y prennent leur essor. Du journal du lycée à la vente des croissants et des petits pains, tout y passe. Il n'est pas rare de nous y voir très tard[52].

L'investissement de Julien Dray dans le militantisme à la LCR ne fait donc que prendre le relais d'une implication forte dans la vie associative du lycée. L'animation du foyer et du ciné-club, les discussions politiques et les premiers actes de militantisme peuvent être interprétés comme des moyens partiellement interchangeables de se mettre en avant dans la vie sociale du lycée. Les pratiques militantes ne constituent pas alors une activité différente des autres loisirs des lycéens mais se trouvent au contraire profondément insérées dans les logiques de la vie scolaire. L'entrée dans un groupe politique d'extrême gauche ne constitue alors qu'une des formes, momentanément et localement profitables, d'investissement social des lycéens. Loin d'être vécu comme une activité ingrate, ennuyeuse ou stigmatisante comme peuvent le laisser penser les représentations actuelles du militantisme, celui-ci constitue au contraire un cadre d'activités partiellement ludiques qui attire une minorité significative de lycéens. Mettre en évidence le prestige qui était, durant les années postérieures à 1968, celle de l'activité militante c'est aussi comprendre que cette valorisation particulière pouvait être engagée en pratique dans une multiplicité d'espaces sociaux – vis-à-vis de camarades non militants, vis-à-vis des parents et des professeurs ou encore à l'égard d'éventuels partenaires amoureux – pour engendrer des profits sociaux diversifiés et pas toujours liés à la destination strictement politique ou idéologique de l'entreprise partisane. Comme l'élève qui investit les activités sociales de l'établissement scolaire, le militant lycéen « politisé » devient vite le point de mire des autres élèves. Au prestige propre à la position d'initiateur d'une activité associative s'ajoute l'aura qui est alors celle de l'action politique[53].

Q – D'où est venu votre engagement militant ?
R – Une réaction, un sentiment de vouloir prouver quelque chose, un besoin d'être utile, beaucoup de choses... Il n'y a pas une seule raison qui explique cela, mais un ensemble de choses qui font qu'on est à un carrefour de situations. C'est une synthèse qui produit ça. Une réaction à une certaine marginalisation dans laquelle j'étais quand j'étais jeune parce que j'étais en avance dans les classes, donc un peu rejeté par ceux qui redoublaient, etc., donc un peu persécuté, donc cette volonté de prouver par rapport à ceux qui me persécutaient. Le militantisme était un moyen de détenir un savoir et donc un certain pouvoir, c'est vrai, de devenir un leader par rapport à des gens qui ne m'ont jamais considéré comme tel. Bon, et puis des convictions, qui ont été formées par mes parents, par tout ce que j'ai pu connaître à l'époque. Voilà, une formation initiale qui crée un certain nombre de convictions, des rencontres qui se font à un moment donné qui auraient très bien pu ne pas se faire dans ma vie, des rencontres affectives, amicales, qui créent une envie d'être avec ces gens-là. Et puis un terrain qui était peut-être propice à cet engagement-là parce qu'une envie de prouver quelque chose. Y en a qui le prouvent en devenant des génies, d'autres qui le prouvent par la politique[54].

Julien Dray – Nous organisons la première grève du lycée. Il s'agit d'obtenir la libération de Gilles Guiot injustement accusé d'avoir agressé un policier lors d'une manifestation [février 1971]. Un manifestant maoïste, Gilles Deshayes, a été défiguré par le tir tendu d'une grenade lacrymogène. Sa photo est affichée dans les couloirs du lycée. Nous organisons une AG à 10 heures dans la cour. En quelques minutes nous sommes 500. Pour la première fois je parle en public. Rien à voir avec les réunions de café. Il me faut faire ce qu'on appelle en langage militant une “interv” (intervention). Construite, directe, convaincante, mobilisatrice. Car il s'agit de proposer. Le principe de la grève doit être voté. La veille nous avons travaillé tard à préparer mon texte, nous sommes parvenus à réparer le mégaphone. Mes genoux tremblent, mes mains sont moites, je prends la parole. Silence. On me guette. J'oublie ce qui a été soigneusement soupesé, je raconte les faits. Je proteste. Sans aller au fond, c'est vrai. Pas d'analyse. Ce qui vient de se passer est dégueulasse. D'ailleurs même le proviseur de Decour, le lycée de Guiot le dit. Et je propose la grève pour sa libération. Après une courte hésitation les lycéens applaudissent. Vote, je crois la partie gagnée. Débarque alors le proviseur accompagné du censeur qui depuis des semaines nous cherche querelle. L'horreur. Mais non. Le proviseur parle, il admet la grève. À condition que nous ne sortions pas du lycée. [...] Pendant trois jours ce sera la grève dans le lycée. [...] Gilles Guiot est libéré ! Hourra. Première grève, première victoire, ça donne la pêche, l'envie de continuer. Nous devenons une sorte de direction politique du lycée[55].
« La victoire est double. Pendant trois jours la Jeunesse communiste a tenté de stopper le mouvement le considérant inutile et dangereux. Le cercle JC a perdu toute crédibilité. [...] Libres, enfin de cette tutelle nous pouvons agir en toute indépendance. Forte de cette autorité nouvellement conquise, mon équipe va alors s'engager plus à fond dans le militantisme. Je participe aux différentes activités de la Ligue »[56].

Si on considère le niveau d'engagement politique existant actuellement dans la plupart des lycées – souvent proche de zéro – on ne peut qu'être surpris par la présence au début des années soixante-dix de plusieurs groupes de militants rivaux dans le lycée de banlieue de Julien Dray. Comme nous l'avons vu, la diffusion des pratiques militantes chez les lycéens est alors favorisée par l'existence de groupes actifs, généralement présents dans les établissements scolaires seulement après mai 68, qui vont par leur activité de prosélytisme favoriser la participation politique d'élèves qui ne se seraient pas engagés sans l'exemple proposé et l'effet de facilitation qu'entraîne l'existence d'organisations déjà actives dans le lycée. Simultanément, la formation et le maintien de ces groupes militants dans les établissements secondaires ne sauraient être expliqués sans faire l'hypothèse d'une plus grande sensibilité contestataire des lycéens due en particulier à l'effet d'offre des « idées gauchistes » postérieur à Mai 68. Le développement d'une telle sensibilité contestataire est probablement favorisée par les activités pédagogiques proposées par des professeurs alors moins exclusivement consacrés à la réalisation du programme ou à l'obtention du niveau nécessaire au maintien des investissement scolaires familiaux et plus disponibles pour le développement de « l'esprit critique » des élèves. L'orientation « à gauche » du corps professoral du secondaire[57] et la diffusion des modèles contestataires « soixante-huitard » vont fortement favoriser la constitution de groupes militants dans les lycées immédiatement après les événements de mai.

Laurence Rossignol – Au Lycée on avait des profs qui étaient à la Ligue qui nous influençaient beaucoup, moi j'ai eu deux profs à la Ligue [dans un lycée proche de Dijon], un en français et puis un en histoire-géo, qui par ailleurs étaient des profs extraordinaires, c'était d'excellents enseignants, c'était pas du tout des baba-cools de l'enseignement, c'était des profs à la fois rigoureux et trotskistes, alors en histoire c'était un bonheur, et en littérature aussi, donc c'était à la fois des gens qui étaient respectables en tant qu'enseignants avec le respect du travail et de la transmission du savoir, c'était pas seulement des profs qui étaient là pour l'épanouissement des lycéens. En même temps c'était l'époque où dans les cours on discutait, je pense que c'était une période où l'esprit critique était nettement plus aiguisé et entretenu par les enseignants qu'il ne l'est aujourd'hui. Alors c'est à leur contact que j'ai rejoint la Ligue, c'est eux qui m'ont ouvert cet horizon-là, c'est eux qui m'ont formée intellectuellement[58].

Harlem Désir – Nous étions en terminale en philo avec des profs plus ou moins marxistes[59].

Julien Dray – [...] Pour être honnête je dois dire que notre évolution [politique vers le trotskisme] ne s'est pas opérée toute seule. Nous avions découvert que notre prof de français, l'année précédente, militait à la Ligue communiste : nous l'avions croisée sur un marché de Noisy, vendant Rouge, l'hebdomadaire de la Ligue. La discussion s'était engagée avec elle. Nous étions tiraillés : le PCF représentait la grosse machine, les travailleurs, l'efficacité. Les anarchistes, d'accord, mais ils semblaient trop parfaits et pas concrets du tout. En revanche, les trotskistes... Peu nombreux mais l'avenir avec eux. En tout cas les plus cohérents, les plus battants, avec un discours motivant, déterminé[60].

Etant parvenus à mettre leur lycée en grève et à discréditer leurs concurrents politiques, Julien Dray et ses camarades se voient encouragés à poursuivre leurs activités militantes. Connus de tous dans l'établissement, devenus une « sorte de direction politique du lycée », ils retirent de leur pratique politique un grand prestige qui ne se limite sans doute pas aux autres élèves puisque les professeurs et même l'administration du lycée ne semblent pas vraiment opposés à leur action. Les autorités du lycée semblent ainsi amenées à se montrer conciliantes avec les animateurs de mouvements politiques qui apparaissent alors capables d'entraîner une future mobilisation de l'ensemble des élèves de l'établissement. Le proviseur du lycée de Julien Dray qui appartient à la FEN et certains des professeurs de Laurence Rossignol, d'Harlem Désir ou de Julien Dray qui semblent eux-mêmes avoir une activité militante paraissent ainsi éprouver une certaine bienveillance à l'égard de ces jeunes activistes. Le militantisme des lycéens les plus actifs, dans une configuration sociale où l'action politique apparaît légitime, en particulier celle des jeunes, semble donc bénéficier sinon de l'approbation générale des acteurs du secteur scolaire, en tout cas de la bienveillance amusée que les adultes – et surtout les professeurs – peuvent éprouver à l'égard de jeunes en qui il leur plait de se reconnaître.

Julien Dray – Mon cercle, par exemple, avait acheté des kilos de bonbons auxquels on avait joint des slogans : “Vive la juste cause du peuple vietnamien”, “Viêt-nam vaincra”, etc. Un jour à 10 heures, on a jeté nos bonbons avec nos mots d'ordre aux lycéens. On a remporté un de ces succès ! Les cinquièmes et les sixièmes nous couraient après. Des bonbons ! À la cantine, ils criaient “Viêt-nam vaincra !”. Le proviseur nous a convoqué l'après-midi et nous a fait la morale. “Croyez-vous que ce que vous avez fait sert à quelque chose ?” On a aussi inventé la manif motorisée, le 19 avril 1972. On avait décoré nos mobylettes avec des drapeaux. Imaginez la scène, les rues de Bondy, de Noisy-le-Sec, presque désertes, et l'arrivée soudaine de cent cinquante lycéens, fanions au vent, certains la tête coiffée d'un chapeau à la vietnamienne. Les passants croyaient que c'était le carnaval. Aucun n'aurait été capable de reconnaître les emblèmes viêts[61].

Didier François – Le militantisme à la Ligue, c'est une vision, une tentative de comprendre le monde de manière globale : les rapports sexuels, la libération des femmes, l'avortement, la contraception, le Tiers-Monde, la répartition inégale des richesses, les camps staliniens, avec des revues théoriques sur le cinéma, les arts. Enfin, c'était la vie normale d'un jeune de cet âge-là, à cette époque-là. Plus la lutte après 68, les idéaux, mai 68 répétition générale, la Révolution est pour bientôt : regardez partout nos camarades se lèvent, au Viêt-nam, en Amérique Latine, en Afrique. C'était génial, je ne regrette rien du tout de cette époque-là. C'était génial, c'était une période, c'était une époque, ça nous permettait de réfléchir, de vivre, de manière totalement intense. On vivait 23 heures sur 24 et on dormait une heure. On lisait, on réfléchissait, on discutait, on avait des écoles de formation, on s'agitait, on faisait plein de trucs, c'était vraiment très vivant, c'était très bien[62].

Pierre Raiman – Moi, j'ai travaillé pendant de nombreuses années au service d'ordre à la Ligue communiste qui était un truc sympa...Ça c'était une façon d'exister dans la Ligue communiste, faire des coups contre les groupes d'extrême droite, on foutait le feu à des représentations diplomatiques de pays qui étaient des dictatures, on occupait des trucs symboliques. Je peux faire un tour total de tous les endroits dans Paris où on a fait des coups un peu comme ça pour la Ligue communiste. On avait suspendu un drapeau nazi sur l'ambassade du Chili juste après le coup d'Etat de Pinochet, on s'était introduit par les toits. Des tas de trucs comme ça, je peux vous en citer cinquante, ça c'était une façon de vivre... Le SO c'est une organisation dans l'organisation qui se réunissait toutes les semaines. Il y avait une direction qui s'appelait la CTS, la Commission des travailleurs syndiqués au nom du peuple, c'était sept ou huit personnes qui étaient nommées par le Comité central et qui choisissaient eux, ensuite, des chefs de groupes... À un moment donné, il y a eu quarante groupes, c'est-à-dire que le SO à Paris pouvait mobiliser 500 ou 600 personnes, par la suite un peu moins parce qu'il y avait une vingtaine de groupes. Moi, j'étais chef de groupe et les chefs de groupe se réunissaient avec la Commission de direction et planifiaient les opérations sur les quinze jours à venir, c'était alors des repérages de bâtiments qu'on allait occuper ou sur lesquels on allait foutre le feu, c'était des trucs classiques, mais foutre le feu... Il y avait un leader dans chaque groupe qui avait des responsabilités pour des opérations spéciales, il y avait des groupes qui étaient responsables pour des opérations de castagnes très violentes avec des mecs hyper balaises, etc., et moi j'étais dans un groupe qui était responsable des cocktails molotovs. Donc, je connaissais tout sur les cocktails molotovs, et on en fabriquait des quantités infernales qui étaient stockées dans des caves à différents endroits à Paris. L'autre jour je suis passé devant – les lignes aériennes, je crois que c'était les lignes aériennes de l'Iran à l'époque du Shah sur les Champs-Elysées qui avait exécuté je ne sais plus trop quel militant en 78, donc en 78-79, le truc classique, c'est qu'on arrivait, il y avait d'autres personnes qui cassaient la vitrine à coup de masse, et puis nous on balançait peut-être sept ou huit cocktails molotovs dedans et on bombait « le Shah assassin » et on se barrait avant que les flics arrivent. C'était vraiment classique, on faisait des tas de trucs comme ça. Vous pouviez avoir une ou deux manifs à encadrer par semaine, mettons une par semaine, il y avait bien un meeting dont il fallait faire la protection. Il y avait au moins une fois toutes les semaines, il y avait des trucs à protéger contre l'extrême droite, des coups de poing à faire, il y avait une guéguerre permanente avec Ordre Nouveau, il y avait une bagarre par quinzaine. En général, c'est la Ligue qui avait le dessus. En règle générale, parce que le service d'ordre était plus nombreux, plus massif on va dire, le problème, c'est que Ordre Nouveau attaquait les vendeurs de Rouge, et donc l'idée c'est d'arriver à protéger les vendeurs de Rouge, et si possible de choper les gars d'Ordre Nouveau et de leur flanquer une leçon. Alors ça c'était des trucs très fréquents. En plus il y avait tout ce qui était repérage. Alors les repérages, parce qu'il y avait une action qui avait été décidée : la distance par rapport au métro, le temps que mettraient les flics pour arriver, le nombre de personnes nécessaires pour faire l'opération, le ceci, le cela, l'heure probable, etc., et puis en plus, on multipliait les objectifs, y compris sur des choses sur lesquelles on avait rien à faire, mais on voulait avoir sur une base de données, les objectifs possibles. Le service d'ordre, ça pouvait nous occuper à mi-temps, quoi, c'était vraiment un truc qui prenait du temps. Mais c'était tellement exaltant le service d'ordre que après, tout d'un coup, ça devenait un peu plus chiant, les mecs, ça les emmerdait, mais jusqu'en 80, c'était sympa, le service d'ordre avec les mecs, on s'éclatait... Et d'un certain point de vue, à SOS-Racisme j'avais retrouvé un truc comme ça, et là à une échelle de masse puisque c'était de masse avec SOS-Racisme[63].

Plus jeune que Julien Dray et plus tardivement engagé que Didier François, Harlem Désir vient à la politique dans la configuration scolaire et politique de la fin des années soixante-dix. Bien que rétrospectivement il soit devenu fréquent de voir l'engagement militant en déclin dès 1975, celui-ci reste relatif et touche probablement dans une moindre mesure les principaux collèges et lycées urbains. Dans les établissements de la région parisienne, le militantisme demeure valorisé même si le nombre des lycéens engagés et organisés à l'intérieur des lycées est sans doute plus faible qu'auparavant. En outre, si l'engagement militant dans une organisation d'extrême gauche est probablement en recul du fait de la difficulté de maintenir durablement des noyaux militants au sein d'établissements dans lesquels les élèves ne restent pas plus de trois ans, l'attrait des postures contestataires, notamment face à l'administration persiste durablement chez les lycéens. Les attitudes de contestation, en particulier celles menées sur un mode ludique, demeurent largement partagées ou soutenues par les lycéens, y compris ceux qui n'appartiennent pas à une organisation politique.

Laurence Rossignol – Dans mon lycée, comme les militants avaient en même temps une pratique un peu syndicale, on était aussi appréciés. C'était quand même une période, les années 75-76 où dans les lycées il y avait encore des combats sur les droits des lycéens qui étaient importants. C'était pas la liberté absolue dans les lycées, donc il y avait en même temps des combats sur les droits des lycéens et ces combats-là c'est les militants qui les menaient, donc on était vus comme étant dans un monde un peu à part, avec Lutte Ouvrière à s'engueuler sur des trucs auxquels personne ne comprenait rien, personne ne comprenait rien à ce pour quoi on s'engueulait, ceci dit on était quand même utiles parce qu'on avait une pratique de type syndical en même temps dans le lycée, donc on était plutôt bien perçus[64].

Harlem Désir – Le gros truc qu'on a fait, on devait être en première ou en terminale, c'est l'organisation d'une sorte d'opération happening. On avait choisi une date, je crois que c'était le 7 avril et on s'est mis, un mois avant, à placarder le lycée d'affiches[65]. On avait conquis de fait le droit de s'exprimer librement, ç'avait été une conquête spontanée, comme ça, de toutes nos agitations. Donc on avait des tas d'endroits où l'on avait l'habitude de mettre des panneaux, il y avait des gens, de temps en temps, qui lançaient un journal, alors ça commençait par un dazibao, on écrivait des articles, des poèmes, après ça devenait un petit journal ronéoté dont on tirait deux numéros. On avait décidé d'annoncer que le 7 avril il allait se passer quelque chose ; évidemment sans dire de quoi il s'agissait. Il y avait des affiches sibyllines comme ça, c'était une sorte de teasing comme on dit maintenant en pub, avant l'heure. Ce n'était même pas encore utilisé dans la publicité. Et du coup la sauce a pris, c'est-à-dire qu'au fur et à mesure les gens se sont dit tiens le 7 avril qu'est-ce qu'on fait ? Qui a lancé cette idée ? Comme ce lycée a 2000 élèves, tout le monde se connaît, très vite on savait qui était dans le coup et c'était un peu toujours les mêmes. Moi je faisais beaucoup de musique, on était un petit groupe de gens, ce qui nous liait surtout c'est que nous étions passionnés de pop music. Alors les autres élèves se disaient, ils vont organiser un concert et puis au fur et à mesure ça a tellement marché que l'administration elle-même a été obligée de réagir et la semaine d'avant a fait passer une circulaire chez les profs qui l'ont lue devant les élèves en disant le 7 avril il ne se passe rien. Alors évidemment à ce moment-là on avait gagné puisque c'était eux-mêmes finalement qui annonçaient l'événement. Et ce jour-là, il s'est passé des tas de trucs complètements loufoques ; on avait été cherché des kilos d'emballages de téléviseurs, des cartons avec lesquels on voulait construire des espèces de maisons à l'intérieur du lycée, ça nous venait aussi du fait qu'on était un certain nombre à faire de l'animation – on venait de passer notre BAFA – alors les méthodes d'animation qui étaient en vogue à l'époque c'était tout ce qui était dérivé des terrains d'aventure donc c'était la pédagogie du déséquilibre ; il fallait quasiment essayer de reconstituer des terrains vagues pour que les enfants soient dans des milieux en déséquilibre pour qu'ils découvrent toutes les potentialités de leur intervention dans ces milieux. Alors on avait acheté des rouleaux de papier énormes qu'on avait tendus sur des murs entiers, il y avait des matchs de foot dans la cour, il y avait du théâtre, de l'expression libre, il y avait une boum permanente à un étage en dessous, etc. Et puis avec nos copains des Verts et donc ce copain qui était à la LCR – et en hypokhâgne, donc ça devait être l'année où j'étais en terminale on avait décidé d'organiser quand même quelques débats politiques, en invitant en particulier des militants de la fac de Tolbiac qui est juste à côté. [...] Nous on était des agitateurs au petit pied, sans doctrine, simplement qui aimions bien faire un peu de désordre dans notre bahut, c'est-à-dire, c'était un lycée en plus un peu archaïque qui avait été un lycée de filles. La première année où je suis arrivé, on voulait nous faire porter des blouses donc c'était une révolte anti-autoritarisme nous qu'on avait fait, totalement primaire. Et on avait envie de franchir un pas supplémentaire, c'est pour ça qu'on avait invité des militants politiques[66].

Généralement associée à de bons souvenirs et à des actions ludiques – il s'agit là il est vrai d'évocations du militantisme réalisées plusieurs années après dans un contexte d'interview sans doute favorable à la remémoration émue des aspects les plus agréables du passé – l'action politique apparaît comme une activité que les lycéens les plus « en vue » du lycée peuvent adopter en renforçant leur position sociale. Dans le lycée d'Harlem Désir ce sont en effet toujours « un peu les mêmes lycéens » qui font parler d'eux – généralement des garçons[67] – soit en faisant de la « pop music » soit en étant les « meneurs » d'activités contestataires[68].
    Alors que les postures adoptées par Harlem Désir dans son lycée peuvent sembler proches de la « contre-culture », il semble plutôt attiré par les groupes d'extrême gauche. Les répertoires argumentatifs de la « contre-culture » et du « marxisme » parfois considérés comme relevant de logiques sociales distinctes – Gérard Mauger analyse la contre-culture comme un moyen pour certains acteurs de s'éloigner du marxisme tout en restant « de gauche » – sont ici conciliés sur un mode pratique pour constituer le support de postures critiques[69]. Mais si le discours contre-culturel a constitué la stratégie rhétorique spécifique de certains acteurs militants de mai 68 que les contraintes du reclassement soumettaient aux nécessités contradictoires de l'abjuration publique du gauchisme et du maintien de l'identité oppositionnelle « de gauche », il est évident que les jeunes militants lycéens vont en faire un usage tout différent. Vus depuis le lycée, la « contre-culture » et le « marxisme » appartiennent à la même culture critique et il existe une continuité entre les postures contre-culturelles et le militantisme d'extrême gauche, les premières pouvant être réinvesties au sein d'une formation politique présente dans l'établissement. Malgré le déclin relatif du « marxisme intellectuel » à partir de 1974 et celui de la présence de militants d'extrême gauche dans les lycées, les groupes gauchistes et les thématiques marxistes gardent une forte capacité d'attraction au moins jusqu'en 1981. L'expression des postures contestataires dans le langage du « marxisme » dans les milieux militants scolaires apparaît d'autant plus naturelle que le Parti socialiste maintient une mise en forme partiellement marxiste de son offre politique jusqu'en 1981.
    L'action politique constitue l'un des styles de vie alors disponibles pour les lycéens et les étudiants. Dans ce cas, les liens sociaux établis à partir des activités politiques constituent souvent le principal cadre de sociabilité des militants. Si l'activisme politique est intensif, comme c'est généralement le cas dans des organisations comme la LCR et l'Unef-id auxquelles ont appartenu les fondateurs de SOS, le cercle de sociabilité tend à se limiter aux personnes fréquentées au cours des activités politiques. Lorsque les pratiques militantes apparaissent valorisées, le milieu militant demeure suffisamment large et ouvert, l'engagement ne contribuant pas à contracter le cercle de sociabilité des militants. Au contraire, l'affaiblissement de la popularité des activités politiques à partir du milieu des années soixante-dix et surtout à partir de 1981, tend à réduire les réseaux de fréquentation des militants aux autres activistes. Le degré d'endogamie existant au sein des organisations peut constituer un indicateur de l'intensité de l'activisme politique qui ne laisse pas aux militants la possibilité de trouver un partenaire affectif externe et du niveau de repli des militants sur les réseaux de sociabilité issus des activités politiques. Harlem Désir, Laurence Rossignol, Julien Dray, Didier François, Éric Montès, Bernard Pignerol, Isabelle Thomas parmi les fondateurs de SOS, Pierre Raiman, Kaïssa Titous, Malik Lounès, Malek Boutih, Delphine Batho,Yann Galut, Carine Seiler parmi les personnes qui rejoignent SOS-Racisme ultérieurement, ont trouvé leur conjoint parmi les militants de l'Unef-Id, de SOS-Racisme ou du Parti socialiste.

Q – Est-ce que votre conjoint est militant ?
Laurence Rossignol – Oui, au PS
Q – Vous l'avez rencontré au cours de votre activité militante ?
R – Je l'ai rencontré au PS c'est vrai, lui il fait partie de la bande de Marie-NoëlleLienneman[70].

L'activité militante intensive constitue donc pour ceux qui l'exercent un mode de vie particulier qui tend à englober l'ensemble de leurs activités scolaires, de leurs loisirs et même de leur vie amoureuse. Abandonner le militantisme a alors pour conséquence une rupture non seulement avec l'ensemble des réseaux d'amitié et avec le cercle des connaissances sociales du partant mais aussi avec la principale source d'activités et de gratification sociale. Cette rupture sera d'autant plus douloureuse que les militants seront restés plus longtemps dans l'organisation et auront appris à aimer les satisfactions offertes par l'activité politique[71].
    La durée de l'engagement militant de Julien Dray et des fondateurs de SOS-Racisme doit être considérée comme un indicateur des rapports pratiques qu'ils entretiennent avec l'action politique. Les pratiques militantes constituent pour eux non pas un travail contraignant mais un espace social dans lequel leur activité et leur savoir-faire propres sont valorisés. Dans cette perspective, l'activisme politique constitue pour eux un mode de vie particulier avec lequel ils ont du mal à rompre. Le maintien de l'activité syndicale étudiante de Julien Dray et des étudiants de la PLUS entre 1981 et 1984 peut être en partie expliqué par la difficulté qu'ils ont d'abandonner les investissements militants qui leur permettent de se trouver sur le devant de la scène sociale de l'université. On peut alors faire l'ypothèse que la fondation de SOS-Racisme représentera également pour Julien Dray et le groupe Questions socialistes[72] un moyen de maintenir leur style de vie militant.

C) Un groupe investit dans le secteur militant de l'université.

Alors qu'entre 1974 et 1978, une grande partie des acteurs historiques de mai 68 rompt avec le « gauchisme » voire avec « la gauche », comment expliquer que beaucoup de jeunes militants – et en particulier les fondateurs de SOS-Racisme jusqu'à l'adhésion de Julien Dray au Parti socialiste en 1981 – continuent de s'engager dans les groupes militants d'extrême gauche ? Comment expliquer en outre qu'après leur adhésion au PS en 1981, Julien Dray et ses amis puissent demeurer attachés à une rhétorique marxiste alors même que les principaux dirigeants du parti abandonnent simultanément les mises en forme les plus radicales de leur ancienne offre politique oppositionnelle ?

1) Un milieu favorisant les engagements politiques radicaux.

Gérard Mauger analyse l'évolution idéologique de certains des militants de mai qui mène du gauchisme à la « contre-culture » et de celle-ci au « libéralisme » comme un processus de reclassement individuel qui permet aux anciens militants et individus impliqués dans le mouvement « gauchiste » d'évoluer progressivement vers une moins grande radicalité idéologique en fonction des positions professionnelles qu'ils parviennent progressivement à occuper[73]. Gérard Mauger distingue un continuum de positions idéologiques allant du « conservatisme gauchiste », aux « perpétuels convertis au “dernier cri de la doxa intellectuelle” en passant par les “fixations au stade de la contre-culture” ». Il semble en effet vraisemblable que la sensibilité aux inflexions des modes idéologiques dépend de la réussite sociale différentielle des membres de la génération de 68. De telles trajectoires idéologiques concernent des individus dont le niveau de ressources permet les reclassements quand il ne les suscite pas : les positions intellectuelles ou sociales et le capital de relations acquis en cherchant à diffuser les postures « gauchistes » servant ensuite de ressources pour le reclassement professionnel qui induit un reclassement idéologique [74]. On peut également soutenir que le travail de reclassement et la recherche de positions hiérarchiques supposent le retrait du militantisme et la réorientation des investissements personnels dans les activités professionnelles. Cependant, comment comprendre qu'au moment même où les principales figures de la « génération de mai 68 » opèrent un reclassement idéologique progressif, la génération suivante des jeunes militants qui n'a pas connu Mai 68 demeure très radicale et que la quasi-totalité des mouvements militants dans les lycées et les universités demeure des mouvements d'extrême gauche ?

Q – On dit que cette période-là c'est celle du déclin du gauchisme en 76-77, est-ce que vous le ressentiez comme ça ou pas du tout ? Laurence Rossignol – Non, non, on ne le ressentait pas comme ça. Oui avec le recul effectivement ça préfigure le déclin du gauchisme sauf que c'était encore les gauchistes qui tenaient le pavé dans les universités, on se partageait le monde entre l'OCI et la Ligue et puis d'un autre côté le PC. Du côté du PC, il y avait l'UNEF-renouveau, et de notre côté c'était la Ligue et l'OCI. Tout ce qui se passait était loin des organisations politiques traditionnelles, moi je me souviens, j'étais aux pétroleuses, j'était au MLF, tout ça c'était le monde des gauchistes. On n'y trouvait pas beaucoup de socialistes. Les socialistes étaient dans Choisir, des choses de dames hein (rires). Le mouvement Choisir c'était bien mais c'était un truc de dames. Ça décoiffait pas tout à fait autant qu'on a envie que ça décoiffe quand on a 20 ou 17 ans et qu'on livre la bataille sur l'IVG. C'était beaucoup plus rigolo d'être gauchiste. Le PS, c'est pas qu'on avait quelque chose contre, moi j'avais rien contre, mais c'était pas rigolo (rire) ce n'était pas là que ça se passait. Enfin, c'était en réalité là que ça se passait. La vrai réalité, c'est que c'était là que ça se passait. Des gens comme Julien ou moi, je ne vais pas dire qu'on regrette, mais si on était rentré au PS en 77, ça aurait vraisemblablement changé beaucoup de choses dans la façon dont on a fait de la politique, et nos destins individuels. Donc c'était en réalité là que ça se passait mais dans la vraie vie c'était pas là que ça se passait quoi (rire)[75].

Pierre Raiman – Oui, quand j'étais lycéen à la Ligue communiste ou même étudiant en 76, je n'avais pas l'impression d'être dans un ghetto. J'avais l'impression, au contraire, j'étais un peu comme un poisson dans l'eau. Mais à la Ligue communiste, on avait coutume de dire après coup, que les choses ont changé en 78 avec le Programme commun. L'influence du Programme commun, ça a mis du temps à se ressentir. Ça s'est ressenti à partir de 76-77, inadaptation, Programme commun. Parce que à ce moment-là, la gauche classique a représenté une alternative réelle qui a immédiatement marginalisé à des degrés divers l'extrême gauche. Là, juste auparavant, il y avait cet Etat gaulliste, pesant, giscardien après, qui était là, et qui était inamovible, donc à la limite, la Ligue communiste avec sa radicalité, ses intellectuels, ce côté intelligent, etc. c'était une forme d'opposition radicale à cet Etat[76].

Au moins jusqu'en 1981, l'extrême gauche reste plus attirante pour les militants lycéens ou étudiants que le Parti socialiste qui connaît alors pourtant une forte progression de ses effectifs et de son influence dans le milieu politique « adulte »[77]. L'Unef-id demeurera jusqu'en 1986 dominée par les étudiants trotskistes du PCI face à la minorité de la LCR et au petit groupe socialiste animé à partir de 1982 par Julien Dray. Les militants socialistes sont alors très peu nombreux à l'université, ne disposent pas d'une organisation structurée présente dans chaque ville universitaire et ne constituent pas un pôle d'attraction réel. Au moment où les fondateurs de SOS-Racisme font leurs études, les organisations d'extrême gauche et les Jeunesses communistes sont hégémoniques dans le champ militant étudiant.
    L'impression de recul et de déclin des mouvements gauchistes à partir de 1975 s'est ultérieurement imposée parce que la période antérieure avait connu un niveau d'activité de ces mouvements historiquement élevé et que la plupart des observateurs avaient étalonné leur perception des mouvements d'extrême gauche sur les effectifs qui étaient les leurs entre 1968 et 1973. En outre le déclin de l'ensemble du militantisme « de gauche » à partir de 1981 – pour des raisons probablement partiellement différentes – a pu faire percevoir la période 1973-1985 comme un processus continu de décroissance de la participation aux mouvements politiques au cours duquel la période 74-81 ne constituerait qu'une étape du procès de déclin. Si cette perception s'est imposée, c'est aussi parce que certains des acteurs les plus connus des mouvements d'extrême gauche dans l'immédiat après-mai – qui disposent d'une sorte d'expertise légitime sur l'interprétation des « événements » et du gauchisme – vont quitter ces mouvements et ainsi imposer spontanément leur propre vision de l'échec et du recul de la gauche radicale[78]. Cette impression de déclin est ainsi confortée par le spectacle de la reconversion idéologique de certaines des principales figures du mouvement de Mai ou de l'immédiat après-Mai que leur célébrité et leur engagement dans le champ intellectuel ou journalistique vont contraindre à justifier publiquement leurs évolutions idéologiques successives selon la double contrainte de l'abjuration publique des erreurs du passé et du maintien du capital de notoriété et d'expertise politique acquis[79].

Après les grèves étudiantes et lycéenne de 1976 la constitution du Mouvement d'action syndicale (MAS) où se côtoient entre autres des militants du Parti socialiste, du PSU et de la LCR, manifeste le dynamisme des mouvements militants dans l'université. Voici ce qu'à la fin de 1978 Alain Touraine écrit sur les orientations idéologiques des militants syndicaux dans les universités : « La production idéologique du mouvement étudiant s'organise autour de deux versions du discours anticapitaliste. La version gauchiste dénonce l'université bourgeoise et appelle les étudiants à lutter contre un appareil idéologique d'Etat en se joignant à la lutte anticapitaliste ; la version de l'UNEF appelle la grande masse des étudiants à défendre leurs intérêts contre la politique gouvernementale en se joignant à l'Union du peuple de France contre les monopoles. Entre cette orientation anticapitaliste et cette stratégie antimonopoliste s'étend une zone où s'est installé le MAS, formé dans la chaleur de la grève, déséquilibré par l'entrée de la LCR dans ses rangs et dont l'unité se brise dès le printemps 1977. Mais les groupes d'intervention formés par les chercheurs ont montré la fragilité de ces idéologies. Au moment où se place la recherche, le “gauchisme” étudiant, affirmant l'inclusion entière de l'Université dans le système de domination économique est en recul et en crise. “L'intérieur” ne peut être réduit à “l'extérieur” ; L'Université n'est pas seulement une instance de domination idéologique au centre ou au sommet du système général de la domination capitaliste. Les problèmes culturels qui touchent plus directement les étudiants, ceux de l'enseignement et de la vie universitaire d'abord, ceux de la condition féminine aussi ne s'intègrent pas aisément dans la lutte anticapitaliste : l'université est moins bourgeoise que mandarinale »[80]. Ce texte montre que le milieu militant dans les universités est encore en 1978 – et sans doute au moins jusqu'en 1981 – dominé par les communistes et les gauchistes. Le discours marxiste constitue donc alors le langage d'expression ordinaire de l'action militante étudiante. Mais il montre également que le commentateur n'est nullement impatienté par l'utilisation de la « vulgate marxiste » par les militants étudiants comme pourront l'être après 1983 les observateurs qui seront confrontés au « conservatisme gauchiste ». Si Alain Touraine pointe quelques insuffisances et contradictions des propos tenus par les militants étudiants, insistant notamment sur l'importance des revendications féministes et des revendications qualitatives qu'ils devraient avoir face à « l'université mandarinale », il semble trouver leur langage parfaitement naturel.

Mais il est au contraire possible de considérer les années 1975-1981 comme une période d'engagement « gauchiste » historiquement élevé par rapport aux années 1982-1990 et même à la décennie 1958-1968. La « reconversion » idéologique des leaders de mai ne constituerait alors qu'un phénomène minoritaire touchant essentiellement les quelques personnalités les plus susceptibles de s'insérer dans les univers politiques adultes « modérés » qui les acceptent alors en leur imposant un taux de change des ressources acquises en 68 variable en fonction de la profondeur et la publicité de leur aggiornamento idéologique. La visibilité de ces personnalités nous conduirait à surestimer leur représentativité vis-à-vis de l'ensemble de la génération influencée par mai 1968[81]. Pourtant il est vrai que les militants d'extrême gauche qui sortent du milieu étudiant sont confrontés à des situations professionnelles et à des configurations politiques « adultes » qui sont moins favorables au maintien des postures politiques radicales que l'espace idéologique propre à l'université. Il est ainsi nécessaire de comprendre les logiques pratiques qui vont favoriser les postures politiques radicales en milieu scolaire.

Harlem Désir – Brice Lalonde est venu dans notre lycée. À l'époque, Brice Lalonde, c'était vraiment les Verts purs et durs. C'était juste avant les élections présidentielles de 81, il allait ensuite être candidat. Il y a eu des scènes assez incroyables, il y avait Brice Lalonde qui était en train d'expliquer que lui son combat c'était pour l'environnement, l'écologie etc. et puis en face de lui toute une bande d'étudiants d'extrême gauche, des autonomes de la fac de Tolbiac. Ils y étaient tous, il y avait des anars, des trotskistes de la LCR, de l'AJS etc. Ils étaient tous venus parce qu'ils savaient que ce lycée remuait de façon un peu bizarre et qu'il y avait sûrement là un public à récupérer et à encadrer. Et puis il y avait tout un tas d'étudiants, dont nous, qui étions en terminale en philo avec des profs plus ou moins marxistes. Nous nous posions des questions sur le fait que l'écologie c'était sympathique mais bon, quand même, il y avait la lutte des classes, l'oppression des travailleurs, l'exploitation de l'homme par l'homme et lui qui disait qu'il y avait déjà assez de monde qui s'occupait de cela et qu'il n'avait pas besoin de s'ajouter à ce que disait le PC, l'extrême gauche, toutes les bureaucraties syndicales. Alors il a manqué d'être lynché, il y a un moment où on a cru que Lalonde n'allait jamais ressortir du lycée, c'est un véritable guet-apens. Au milieu de cela les autonomes expliquaient qu'il fallait carrément faire de la récupération ouvrière, de l'auto-récupération, qu'il fallait voler les voitures dans la rue, qu'il ne fallait même pas adhérer à des organisations, que cela ne servait à rien, qu'il fallait tout casser tout de suite, tout brûler. Alors bon, c'était hallucinant pour nous, c'était une sorte d'initiation, on était fasciné par ces militants qui étaient un peu plus âgés en hypokhagne ou en fac[82].

Harlem Désir – Alors après quand je suis allé à la fac en 76, en fait je suis allé à Tolbiac parce que j'avais envie de faire de la philo et puis parce que je voulais être dans cette espèce de fièvre politique que j'avais entr'aperçue à l'occasion de deux trois visites justement pendant cette année de terminale, où il y avait des assemblées générales permanentes et des grèves à l'occasion de l'extradition de Klaus Croissant. Et puis j'ai donc rencontré en terminale un étudiant en hypokhagne, qui était à la LCR, qui s'appelle Rocky, Didier François de son vrai nom, qui est maintenant journaliste à Libération, et que j'avais trouvé particulièrement sympa. On s'est retrouvé ensemble à la fac, parce que lui a laissé tombé les classes prépas, s'est réinscrit en première année de philo. Moi, je n'ai pas adhéré à la LCR, mais j'ai adhéré au MAS. Ensuite j'ai milité de façon plus classique, d'abord au MAS, puis progressivement de façon plus politique aux JCR, mais sans jamais être à la LCR [...] J'ai hésité à rentrer à la LCR. J'avais peur de me retrouver trop tôt dans une organisation qui était très compliquée parce que dès qu'on rentrait il fallait être dans un courant [...]. J'ai été militant de l'Unef-id. Quand Julien, Rocky et tout ça sont rentrés au PS, moi je les ai suivis. J'ai surtout milité aux MJS. J'ai été m'occuper de l'AGE[83] de Créteil de l'Unef-id : Créteil, c'était les socialistes et à partir du moment où Julien était rentré au Parti Socialiste, Créteil c'était nous. Le groupe le plus militant, le plus implanté dans la fac c'était les anciens trotskistes qui étaient avec Julien et qui étaient passés au Parti socialiste. Il y avait une tendance qui s'appelait la tendance PLUS, Pour L'Union Syndicale, et moi j'ai pris des responsabilités dans cette tendance de l'Unef et je me suis occupé donc j'étais le président de l'AGE de Paris XII, Créteil-St Maur et je suis rentré au Bureau National de l'Unef et au secrétariat du Bureau National. J'en étais là en 1984 quand on a décidé de faire autre chose, voilà[84].

Placés dans un état de neutralisation relative des caractéristiques sociales que produit l'insertion dans l'espace scolaire et universitaire, les militants étudiants ne subissent pas les contraintes qu'imposent aux agents qui ont quitté l'espace scolaire les stratégies de reclassements idéologiques rendues nécessaires par l'obligation d'évoluer dans un espace professionnel et politique peu favorable aux postures radicales [85]. Les étudiants ayant commencé à militer après 68 sont donc plus susceptibles de se situer dans le « conservatisme gauchiste » que ceux de leurs prédécesseurs qui ont quitté le champ militant des universités. Alors que du fait de leur âge, beaucoup des anciens leaders de Mai 68 ont été, rapidement après le mouvement, confrontés aux nécessités du reclassement professionnel et idéologique qu'impliquait la sortie du milieu étudiant[86], les fondateurs de SOS-Racisme non seulement n'ont pas été soumis à ces contraintes mais ont été au contraire immergés durablement dans une configuration militante scolaire valorisant la radicalité politique. Finalement, c'est peut-être moins le milieu professionnel adulte et le travail de reclassement auquel il contraint les anciens militants qui suscitent leur reniement des rhétoriques radicales que le départ d'un milieu scolaire prescrivant le radicalisme des idées[87].
    Dans les lycées et les universités on peut expliquer le maintien continu de la domination des mouvements d'extrême gauche entre 1968 et 1981 par le fait qu'ils possèdent depuis la fin des années soixante des organisations militantes bien implantées dont la simple reproduction et le prosélytisme assurent durablement la présence dans les facultés. Mais le tropisme gauchiste des militants étudiants a également pour origine la configuration militante concurrentielle ayant cours dans les établissements universitaires qui induit une course à la radicalité politique entre les différents mouvements partisans présents[88]. Contrairement aux formations politiques adultes qui se trouvent placées en position de devoir exercer des responsabilités soit au niveau gouvernemental, soit, comme le PS et le PC avant 1981, à un niveau local et qui sont de ce fait soumises à des contraintes de justification propres à l'exercice du pouvoir (il s'agit en particulier de justifier les échecs et l'écart entre les critiques formulées dans l'opposition et les résultats obtenus une fois aux affaires), les formations militantes étudiantes n'ont aucune contrainte de réalité qui puisse infléchir leurs stratégies rhétoriques[89]. Ce phénomène peut également être repéré dans le champ politique « adulte » : de 1958 à 1968 et plus encore entre 1968 et 1981, les répertoires argumentatifs « de gauche » se déploient librement selon les logiques de la concurrence entre le PS, le PC et, après 68, le PSU et les mouvements d'extrême gauche, en rencontrant de moins en moins la limite d'un exercice récent des responsabilités gouvernementales. Dans la mesure où les oppositions au gaullisme ou au giscardisme les plus virulentes se voient valorisées dans le champ de la gauche institutionnelle et a fortiori dans le secteur de la gauche universitaire après mai 68, chaque organisation militante a intérêt à apparaître plus radicale, plus « marxiste » et plus « antiautoritaire » que ses concurrentes[90].

Laurence Rossignol – Mon premier souvenir quand je suis arrivée à la fac en 76, dans un couloir, je croise un grand mec que je ne connaissais pas du tout, qui me dit : “camarade, explique-toi sur le foquisme”, je me dis “qui c'est ce mec-là, je ne le connais pas, qu'est-ce qu'il me veut ?”. Il avait déjà repéré que j'étais une pabliste et il me sort “explique-toi sur le foquisme”. Alors je me dis “le foquisme mais qu'est-ce que c'est ? Encore une attaque anti-homosexuels de la part des lambertistes (rire) ? Pédé comme un phoque, explique-toi sur le foquisme (rire) !” je me suis dis “non, c'est pas ça, non, le foquisme ce sont les focos, la théorie de la guérilla d'Amérique centrale”. Voilà, c'était ça les lambertistes : un peu terroristes. Moi, 18 ans, le foquisme, je n'avais rien à dire. Voilà, la Ligue était quand même nettement moins terroriste[91].

Laurence Rossignol – Je n'ai pas perçu tout l'enjeu du congrès d'Epinay, de ce que ça pouvait porter comme perspective de transformation sociale. En même temps moi je suis issue d'un milieu plutôt communiste et donc en rupture avec l'analyse de l'Union soviétique, donc j'étais plutôt naturellement trotskiste, ça correspondait assez naturellement à mon regard sur le monde. Mais surtout dans les facs en 76, dans les lycées et dans les facs en 76, ce qui faisait la vie politique c'étaient pas les militants du PS, c'étaient les militants d'extrême gauche, c'étaient quatre militants politisés et radicaux. Dans les années soixante-dix il fallait plutôt être à l'extrême gauche qu'être au PS. Bon, il y avait le PC. Moi, les lycéens socialistes, je crois que je n'en ai pas connu, en revanche dans les lycées, il y avait Lutte Ouvrière, il y avait la Ligue, il y avait toute une série d'organisations d'extrême gauche mais il n'y avait pas de lycéens socialistes. À la fac il n'y avait qu'un petit groupe d'étudiants socialistes, ça nous paraissait déjà être des gens très installés dans la vie, tout petits déjà, très installés dans la vie (rire)[92].

Q – Et au niveau des effectifs, est-ce qu'il y avait encore de gros effectifs à la Ligue, dans les lycées et les universités ?
Laurence Rossignol – Il n'y avait pas de gros effectifs. Ils étaient en baisse, je pense, par rapport à ceux qui ont vécu les années 70-73. Jusqu'à la dissolution, il y a dû y avoir des effectifs plus importants. Mais à mon époque, les effectifs étaient quand même conséquents. Et au-delà il y avait des zones d'influence idéologique quand même, la Ligue était quand même implantée. Comme la Ligue, à la différence de l'OCI ou de Lutte ouvrière, était beaucoup plus ouverte sur les questions de société, puisqu'à la Ligue c'est là qu'il y avait les homosexuels, c'est là qu'il y avait les féministes. Moi je suis dijonnaise, il y avait des liens beaucoup plus grands avec LIP. Il y avait LIP à Besançon donc c'est tout près de Dijon. C'était la Ligue qui était à la jonction, la Ligue était idéologiquement proche du PSU par certains aspects, donc avait une zone d'influence intellectuelle qui allait au-delà de ses militants et la Ligue était en phase avec une série de mouvements de société, beaucoup plus que les autres organisations d'extrême gauche, donc en terme d'effectifs militants, c'est pas énorme, parce que c'était des groupuscules mais oui, on avait une zone d'influence qui passait par une série de structures autour[93].

Si on fait l'hypothèse qu'une des raisons de l'engagement dans les mouvements politiques d'extrême gauche provient des profits symboliques que celui-ci peut procurer, on peut alors comprendre la course à la radicalité politique que se livrent les organisations de jeunes militants durant les années soixante-dix et les stratégies de rapprochement avec les ouvriers qui sont alors menées[94] : ceux qui montrent le plus de radicalisme et d'authenticité ouvrière apparaissent, au sein du sous-champ politique de l'université, comme les plus légitimes et les plus hauts placés dans la hiérarchie militante[95]. Il faut donc voir dans le maintien de l'influence des organisations d'extrême gauche dans les universités l'effet conjoint de l'hégémonie locale des offres politiques radicales et de la structure de distribution du prestige militant chez des étudiants qui n'ont pas à se préoccuper de l'applicabilité ou de l'efficacité politique de leurs prises de position mais tendent au contraire à récompenser symboliquement les stratégies de radicalisme maximum. Dans une telle configuration, l'offre politique de la « gauche modérée » universitaire ne propose aux étudiants ni les profits symboliques de la radicalité ni des rétributions sociales suffisantes puisque les effectifs squelettiques des organisations étudiantes socialistes ne procurent que peu de positions de pouvoir et peu d'occasions d'être remarqué dans le PS. Le maintien du personnel politique de « la droite » au pouvoir et la configuration de concurrence entre les entreprises militantes radicales contribuent donc dans les universités à geler la situation idéologique du début des années soixante-dix ou en tout cas à ralentir l'évolution du sous-champ militant propre à l'université par rapport au champ politique « adulte ». L'analyse des logiques pratiques de la participation à des actions politiques à l'université doit donc nous amener à conclure que les conditions de la domination des mouvements étudiants d'extrême gauche vont perdurer au moins jusqu'en 1981.
    Les cadres de pensée et d'interprétation des luttes politiques des fondateurs de SOS-Racisme ont donc été constitués au sein de mouvements marxistes radicaux et durant une période où l'intensité des affrontements droite-gauche contribuait à faire percevoir les adversaires politiques de façon très antagonique. Leur participation aux mouvements lycéens et étudiants antigouvernementaux des années soixante-dix, « l'affaire Guiot », les manifestations contre la loi Debré sur la suppression des sursis en 1973, les manifestations contre les réformes Haby en 1976 contribuent également à constituer leurs attitudes politiques.

Harlem Désir – Alors il y a eu quelques événements qui ont compté. Il y a eu des grèves lycéennes en 73 déjà, mais là j'étais encore au collège, mais je me souviens qu'il y avait eu des gens qui étaient venus nous faire débrayer. Ma première manif, c'était aux alentours de 73-74. On n'était pas un lycée très en pointe sur le plan politique c'était plutôt Rodin dans le 13ème qui était en pointe, Gabriel Fauré un peu aussi, enfin surtout Rodin. Les gens de Montaigne venaient chez nous de temps en temps. Ils venaient nous ramasser comme toujours dans les grèves : les premiers bahuts qui partent ont intérêt à élargir le mouvement et puis c'est leur gloire d'aller entraîner les autres. Donc on voyait arriver des cortèges de lycéens. On y allait parce qu'il fallait y aller, c'est la moindre des choses, on faisait comme tout le monde. Alors on faisait des AG. On se mettait en grève, mais on n'était pas les premiers. Ensuite ça marchait plutôt bien et alors, à ce moment-là, les gens comme moi qui étaient un peu des agitateurs spontanés non politiques on devenait des porte-parole de la grève, bon on s'adaptait au mouvement, mais on était inorganisés[96].

Didier François – La direction de SOS, en tout cas pour ce qui est des cadres qui viennent des organisations politiques qui étaient les cadres militants les plus formés d'un point de vue théorique et du point de vue de l'action, tu as des cadres qui sont formés dans tous les mouvements de jeunesse depuis les grèves lycéennes de 73, les grèves générales de l'Education Nationale de 76, les interventions sur les étudiants étrangers de la Loi Bonnet, les créations d'organisations syndicales, de la réunification syndicale du mouvement étudiant, les actions sur les concerts qui commencent d'ailleurs dans les années 70 [...][97].

Les mobilisations dans les établissements secondaires contre les projets de loi des différents gouvernements « de droite » sont souvent l'occasion pour les lycéens de participer à leur première manifestation et d'entrer en militantisme. Même dans les établissements qui n'apparaissent pas particulièrement combatifs ou « politisés » – notamment l'ancien lycée de filles Claude Monet dans lequel se trouve Harlem Désir et Didier François – l'humeur contestataire diffuse et l'orientation « à gauche » majoritaire contribuent à rendre les lycéens particulièrement disponibles pour participer à des mouvements de protestation. Le tropisme de gauche de la jeunesse jusqu'en 1981 est pour une part provoqué par la socialisation politique pratique induite par les mouvements de mobilisation contre le gouvernement « de droite » et par l'intense travail politique que ces mouvements suscitent. Tant que « la droite » est au pouvoir cette « socialisation politique » de la jeunesse s'effectue « à gauche » et les mouvements militants de jeunesse peuvent adopter une mise en forme très oppositionnelle et très « politique » de leur action sans que cela représente un handicap pour le succès des mouvements.

Laurence Rossignol – Nous, on vient d'une génération structurée par les organisations d'extrême gauche, par une série de grands mouvements. [Sous Giscard] globalement tous les ans il y avait un mouvement de jeunesse quelque part, un mouvement lycéen ou étudiant, qui structurait la jeunesse et puis donnait un cadre de réflexion et de mobilisation : la réforme Fontanet qui a été suivie par la réforme Haby, qui a elle-même été suivie par la réforme Saunié-Seité[98].

La diffusion des répertoires argumentatifs radicaux et de représentations politiques « de gauche » dans la jeunesse scolarisée bénéficie, en même temps qu'elle les favorise, des mouvements de mobilisation consécutifs à Mai 68, pour une part impulsés par les organisations « gauchistes » présentes dans les sites d'enseignement[99]. Ainsi se constituent l'enracinement et l'identité politique « de gauche » de l'équipe fondatrice de SOS. Pour des militants façonnés par les mouvements lycéens et par l'appartenance à l'extrême gauche durant les années soixante-dix, l'arrivée de la gauche au pouvoir et les possibilités que le changement de majorité permet d'envisager constituent un événement considérable dont le déroulement et le résultat seront soigneusement analysés dans les différentes tendances de la LCR[100]. On peut ainsi comparer l'effet de l'accession du PS et du PC au gouvernement sur des militants de l'extrême gauche universitaire à celui de la réalisation d'une prophétie depuis longtemps attendue.

2) Une prophétie réalisée : l'arrivée de la gauche au gouvernement.

Jusqu'en 1981 au moins, les fondateurs de SOS que leur triple position de « jeunes » (au sein d'une génération majoritairement « de gauche »), d'étudiants – dans un milieu scolaire qui tend à concentrer (notamment dans les disciplines littéraires) les agents les plus fortement concernés par la politique – et de nouveaux entrants (par conséquent placés au bas des échelles sociales dans chacun des secteurs sociaux qu'ils investissent) rend particulièrement susceptibles d'adopter des postures contestataires, sont impliqués sur un mode pratique et émotionnellement profondément ressenti dans la croyance en la réalité et l'importance effective du clivage droite-gauche. Les oppositions sociales et politiques que suscitaient les gouvernements de la Vème République jointes au travail politique des formations de l'opposition avaient abouti à constituer dans une fraction notable d'électeurs un fort sentiment d'appartenance subjectif au camp de « la gauche »[101]. Les fondateurs de SOS participent au premier degré de cette culture oppositionnelle qui se renforce et se diffuse de 1968 à 1981 et dont ils sont à la fois les agents diffuseurs et le support.

Laurence Rossignol – Donc avant 81, dans ce qui amène la gauche au pouvoir en 81, il y a un mouvement de liberté, c'est-à-dire qu'on a un peu tendance à oublier aujourd'hui à quel point l'Etat est liberticide, parce que c'est l'Etat des flics, c'est l'Etat des flics et des patrons, c'est l'Etat qui réprime, c'est l'Etat qui tient les médias, c'est l'Etat qui tient tout ça. C'est Ponia à l'Intérieur, c'est la loi Sécurité et Liberté de Peyreffitte, c'est tout ça et donc il y a un mouvement qui est un mouvement, il y a le souffle de la liberté sur 81, mais ce mouvement pour les libertés, c'est un mouvement très individualiste, c'est un mouvement de liberté individuelle, on est dans la contractualisation des rapports, et on est contre la Loi[102].

Au cours de l'émission À armes égales [en 1973], Bernard Stasi a affronté Alain Krivine qui ne l'a pas ménagé. Malgré sa tonalité centriste et libérale, il a été traité par le trotskiste en pur représentant de la droite. Face aux caméras, Krivine a brandi un livre classé confidentiel provenant des services de police, lequel contenait la liste de milliers de suspects fichés ; Stasi en était resté sans voix ; il ne pouvait imaginer que le titulaire de l'intérieur fît surveiller des syndicalistes, des enseignants, des militants de partis de gauche, des journalistes coupables du seul délit d'opinion[103].

Le contenu et l'intensité des oppositions entre la droite et la gauche se sont aujourd'hui transformés au point qu'il est devenu difficile de se représenter ce qui constituait alors la culture politique de chacun des camps partisans. Pour beaucoup de militants « de gauche », le gouvernement de droite était souvent considéré comme ce qui se rapprochait le plus d'un régime policier et pré-autoritaire dans un pays qui entendait maintenir les apparences de la démocratie. Au sein d'une partie de « la gauche », les événements du Chili en 1973 et ceux du Portugal en 1975 sont considérés comme des exemples de ce que pourrait être, en France, une prise de pouvoir par l'opposition. Les dénonciations d'Alain Krivine ne sont pas de purs exercices rhétoriques face aux caméras[104]. Le contrôle de l'information télévisée par legouvernement[105], le sentiment que le personnel politique de la droite contrôlait ses opposants politiques en utilisant l'appareil administratif de l'Etat et en particulier la police, les lois dites « Anticasseurs » et « Sécurité et liberté » qui donnent au gouvernement des moyens de répression accrus, les licenciements collectifs qu'entraînent l'accroissement du chômage et les « restructurations » industrielles – notamment dans les secteurs de la sidérurgie, du textile et des chantiers navals – qui sont alors réalisées par le gouvernement de Raymond Barre, beaucoup de faits concourent à accroître le sentiment de défiance des militants ou des « sympathisants » de gauche à l'égard du personnel politique de « la droite »[106]. Au contraire, pour les acteurs de la majorité, l'alliance des « socialistes et des communistes » était perçue comme pouvant remettre en cause le régime de propriété et l'organisation économique du pays. La présence probable des communistes dans un gouvernement d'alternance était alors ressentie comme une menace pour les libertés politiques et même, à la suite des nombreuses campagnes sur la puissance militaire de l'Union soviétique, comme un danger pour la sécurité militaire du pays. C'est dans cette configuration politique particulière qu'intervient l'élection de François Mitterrand qui constitue pour les militants minoritaires de la LCR et de l'Unef-Id autour de Julien Dray un événement capable de transformer leur rapport au militantisme et le sens de leur engagement.

Didier François – Pourquoi nous quittons la Ligue ? À ce moment-là, tu as la victoire de Mitterrand en 81 que nous analysons comme l'expression d'un rapport de force favorable à ce qu'on appelle le mouvement ouvrier en France. C'est un rapport de force extrêmement favorable, en France et à l'échelle internationale. La question est de savoir comment on utilise ce rapport de force. Alors on a aucune illusion sur ce qu'est le Parti Socialiste, comme appareil, prêt au compromis jusqu'à la trahison. Parce que on a l'analyse de ce qu'est la social-démocratie. Une critique marxiste, révolutionnaire, de la social-démocratie, trotskiste. D'abord on n'est pas des dogmatiques. On ne rejette pas le marxisme ni aucune de ses tendances, parce qu'on pense que c'est intéressant, que ça fait partie des outils d'intervention théorique d'un militant. Mais on a une formation qui est justement d'un certain point de vue une vraie formation marxiste : on pense que le marxisme n'est pas un dogme mais qu'il est intéressant parce qu'il montre les grands rapports de forces etc. Mais donc on voit un Parti Socialiste et un président de la République porteurs d'espoir très largement, pas seulement dans le Parti socialiste mais aussi plus largement à gauche, parce que la victoire de Mitterrand c'est une victoire contre la division de la gauche, c'est une victoire contre l'appareil stalinien du Parti Communiste qui depuis 77 avec la division tente de faire repasser la droite, en 74 puis en 78. De manière très ouverte en 78 en faisant perdre les élections à la gauche alors qu'elle devait gagner. Donc on voit ensuite le ras le bol : ça suffit, il faut en finir avec 23 ans de droite. Alors, tout en pensant qu'effectivement Mitterrand est un apparatchik, est un politicien, on se dit qu'il est porté par quelque chose et qu'on doit se mettre dans le mouvement qui porte Mitterrand. Qu'on doit y être en tant que militants de ce mouvement-là, militants honnêtes avec les gens qui portent Mitterrand avec leurs espoirs – même leurs faux espoirs – pour les accompagner, les aider, en changeant le rapport de force de manière qualitative sur le terrain pour faire évoluer les choses. Sinon on reste un petit groupe d'opposition avec un programme super-propre mais totalement inutile parce que préservé de toute atmosphère extérieure par une cloche de verre. Alors on le fait en sachant qu'on est peu nombreux et tu ne réformes pas le Parti Socialiste à trois. Mais nous on pense malgré tout qu'il faut le faire, donc on décide de quitter la Ligue pour tenter l'aventure dans le Parti socialiste[107]. À terme, donc, comme on ne pourra pas être tout seuls, on sera l'aile gauche du Parti Socialiste ou les pivertistes ou les révolutionnaires. On pense qu'avec notre expérience, notre capacité à intervenir dans la jeunesse, on pèsera, dans notre secteur, dans le secteur de la jeunesse, on aura les capacités de faire progresser un certain nombre de choses et de résister à un certain nombre d'attaques. On pense que ce n'est pas parce que Mitterrand a gagné que les choses vont se faire toutes seules, parce que la droite a aussi les capacités de résister et que le Parti Socialiste, lui, par nature, n'organise pas la mobilisation pour essayer de faire monter les choses, alors on comprend très bien qu'il faut un rapport de force[108].

Pour tous les militants et les sympathisants des formations de l'opposition, tout se passe comme si l'arrivée au pouvoir de « la gauche » constituait un événement pouvant être comparé à la réalisation d'une prophétie depuis longtemps attendue, capable de modifier leurs représentations politiques, nécessitant en tout cas un travail de réexamen de leurs convictions partisanes[109]. Même si le Parti socialiste est considéré par les militants d'extrême gauche comme une formation « réformiste » voire « bourgeoise »[110] dont l'arrivée au gouvernement est peu susceptible de conduire à des transformations sociales véritablement significatives, il n'en reste pas moins la principale formation électorale de « la gauche », la seule pouvant permettre la défaite électorale de « la droite » et de conduire, sinon à une « rupture avec le capitalisme », en tout cas au « Changement »[111]. La rupture des futurs fondateurs de SOS avec le gauchisme est concomitante de l'arrivée de la gauche au pouvoir quand il apparaît clairement que la LCR et les autres mouvements d'extrême gauche n'ont joué aucun rôle ni dans l'accession électorale de la gauche au pouvoir, ni dans le renforcement de l'orientation sociale démocrate du PS. Pour Julien Dray et le groupe Questions socialistes, la dissonance cognitive avec le gauchisme ne se produit donc pas entre 1974 et 1978, durant la période qui est considérée comme celle de son recul mais à partir de 1981, quand l'événement depuis si longtemps attendu – la défaite de la droite – oblige les militants de l'extrême gauche à une réflexion sur le sens de leur engagement et du rôle politique de leur organisation dans une période de transformation des lignes de partage idéologiques.

Q – comment se fait justement le passage de la Ligue au PS, après 1981 je crois..
Laurence Rossignol- Julien part en décembre 81, officiellement, et moi je dois partir en Mai 82 je crois, mai ou juin 82. Moi en 79 je vais continuer mes études à Paris en 79, je rentre à Paris I, je rentre au secrétariat étudiant de la Ligue, sur la tendance sur laquelle étaient Julien Dray, Gérard Filoche etc. Donc je suis avec Julien au secrétariat étudiant, Julien, Didier François. Après, il y a le choc quand même de mai 81. À un moment donné, on se dit que l'histoire est en train de se dérouler pas du tout comme on l'avait prévu, qu'on a beau passer notre temps à dénoncer la trahison des sociaux-démocrates et des réformistes envers le peuple et bien le peuple quand il veut voter contre la droite et quand il veut que ça change, il continue de voter pour des réformistes. On se dit que la dénonciation des sociaux-démocrates n'est pas très utile. Ce qui est pour moi déterminant dans la réflexion c'est la rupture avec l'idée que le changement se fait autrement que par les transitions démocratiques. À un moment donné, je ne crois plus que le changement, que les changements puissent se faire autrement que dans des processus démocratiques, non seulement je ne le crois plus mais je ne le souhaite pas (rire). Voilà c'est ça : je ne le crois plus et en plus, je ne le veux plus, donc à partir de là quel est l'instrument pour le changement démocratique ? C'est le Parti socialiste ou le Parti communiste, alors quand on est trotskiste, pour reprendre une vraie formule des lambertistes, entre les staliniens et nous il y a un fleuve de sang, donc rentrer au Parti communiste, c'est loin d'être évident : se faire martyriser par le PC, c'est pas très tentant. Alors que le Parti socialiste, il y a des courants, c'est divers et puis il y a la personnalité de Mitterrand qui a voulu l'Union de la gauche. Dans l'analyse qu'on fait, on ne renvoie pas dos à dos le PC et le PS, on pense en particulier que dans l'Union de la gauche et la rupture de l'Union de la gauche, il y a un courant qui veut que la gauche arrive au pouvoir, c'est les socialistes et puis un courant qui ne veut pas que la gauche arrive au pouvoir qui est le Parti communiste qui est encore surdéterminé par les intérêts de l'Union soviétique. À partir de mai 81, il y a une série de questions qui commencent à se poser dans nos têtes. La direction de la Ligue se plante complètement sur l'analyse de Mai 81, et puis, bon, Julien commence un peu à regarder aussi la possibilité de faire autre chose ailleurs[112].

Aux révisions idéologiques que facilite l'arrivée du Parti socialiste au pouvoir, s'ajoute l'accroissement des contraintes personnelles imposées par le durcissement de la LCR et en particulier de sa tendance majoritaire qui commence à exiger de ses membres une plus grande mise en adéquation des discours ouvriéristes et des trajectoires individuelles. Face à ces exigences nouvelles qui impliquent un danger de déclassement que l'accroissement du chômage menace de rendre durable, les militants se voient mettre en demeure de transformer radicalement leur mode de vie professionnelle ou de quitter leur organisation politique, c'est-à-dire un ensemble de liens sociaux et affectifs souvent établis de longue date. Cependant, abandonner son groupe politique c'est également pour un militant rompre avec les formations sociales – sections locales ou départementales, réseaux de militants – qui lui accordaient une certaine reconnaissance personnelle et qui participaient à l'établissement et au maintien de son estime de soi[113]. Lorsque des individus sont reconnus et valorisés dans un cercle d'interconnaissance, une exclusion de ce cercle met en danger les fondements de leur insertion sociale[114]. Le départ de Julien Dray, de Didier François et d'Harlem Désir de la LCR et de son organisation étudiante, la LEAS, à la suite d'un processus d'expulsion fortement conflictuel, implique pour eux un renoncement aux cercles de sociabilité et aux réseaux qu'ils fréquentaient antérieurement d'autant plus complet et brutal que leur engagement à la LCR était plus intense et interdisait en pratique le maintien de liens amicaux en dehors du cadre militant. Laurence Rossignol alors pourtant très proche de Julien Dray et de Didier François hésitera plusieurs mois avant de quitter la Ligue. Il n'est dès lors pas surprenant que Julien Dray et le groupe de militants qu'il anime adhèrent aussi rapidement à une autre organisation politique. Ce réengagement immédiat constitue un moyen, pour des acteurs qui consacrent depuis presque dix ans l'essentiel de leur temps à l'action politique, de ne pas rompre avec une activité qui est devenue étroitement attachée à leur identité sociale, à l'organisation quotidienne de leur temps et à l'idée qu'ils se font d'eux-mêmes.

Laurence Rossignol – À la Ligue dans les années 80, il y a eu le tournant ouvrier[115]. Alors le tournant ouvrier il fallait voir les mecs : quand on avait fait 5 ans d'études, après le bac, minimum, aller s'établir, il fallait vraiment être des fils de bourgeois. Donc moi, c'est une des raisons pour lesquelles je suis partie de la Ligue, entre autres. Oui, c'est le tournant ouvrier, et Julien pense un peu dans le même sens que moi. Parce que moi je pense que c'est un truc d'aristocrates et de petits bourgeois. Pour pouvoir dire à ses parents : “voilà vous me payez 6 ans d'études après le bac, je viens de finir ma thèse et puis maintenant je vais être ouvrière chez Renault”, il ne faut pas avoir des parents qui ont misé sur l'école républicaine. Moi, je ne me voyais même pas rentrer chez moi et dire ça. Je ne me voyais même pas rentrer à la maison et dire à mes parents : “et bien voilà, je retourne trois générations en arrière, je retourne à l'usine (rire), j'arrête, j'interromps la chaîne de la promotion républicaine”. Pierre Raiman, lui il a fait le tournant, il était conducteur de bus, il a fait le tournant mais il pouvait se le permettre et ensuite il est retombé sur ses pieds[116]. Et il y en a quelques uns comme lui. Il y en a un certains nombre qui ont quitté la Ligue aussi, plein de gens ont quitté la Ligue dans les années 80, 82, 83, 84 qui regardaient ce qu'on faisait dans le PS en n'y croyant pas du tout et en pensant qu'il n'y avait pas d'avenir. Et puis qui, à partir du moment où on fait SOS, retrouvent tout de suite quelque chose qui leur a plu, ils retrouvent la marque de famille quoi, ils retrouvent la marque de famille, donc ils viennent aussi assez vite rejoindre SOS, donc comme Raiman[117].

Pierre Raiman – Il y a eu certainement après la victoire de Mitterrand, il y a eu en 83-84 – hémorragie, c'est un grand mot – mais il y a le départ de beaucoup de militants de la Ligue. Je pense que c'est en 84 après la déception qui s'est produite, quand au lieu d'avoir une radicalisation de la société, il y a eu en fait une montée de la droite. Parce que le militantisme c'est très fatigant, très dur. À un moment, vous rentrez dans la vie, vous fondez une famille, il faut réussir... C'est vachement dur je crois, de réussir à progresser dans la Ligue en changeant de registre. Parce qu'à un moment donné, vous avez cru dans la Ligue[118].

En outre, le passage de la LCR au Parti socialiste et en particulier à ses mouvements de jeunes, le MJS et la tendance PLUS de l'Unef-Id, constitue pour Julien Dray un moyen de ne pas abandonner l'ensemble des ressources sociales et politiques constituées durant le militantisme à la LCR. Quittant une tendance pour une autre en restant dans le même secteur, Julien Dray parvient à convertir en partie le capital de notoriété et la réputation sociale qui étaient les siennes lorsqu'il dirigeait le secteur étudiant de la LCR[119]. Cette conversion est d'ailleurs facilitée par le fait que la tendance PLUS, nouveau courant de Julien Dray, va voir adhérer certains des anciens étudiants de la Ligue qui quittent l'organisation gauchiste – comme Laurence Rossignol ou plus tard Pierre Raiman.
    Cependant l'entrée dans le Parti socialiste pose aux anciens militants gauchistes quelques problèmes spécifiques. L'adhésion de Julien Dray s'effectue sur une ligne d'ancrage « à gauche ». En effet, les fondateurs de Questions socialistes vont faire, dans un premier temps, de la fidélité à une expression « marxiste » de leur offre politique un signe d'identité dans le Parti socialiste[120]. Le maintien d'une orientation politique affirmant la fidélité au « marxisme » voir au trotskisme s'explique également par la nécessité de proposer aux anciens militants de l'extrême gauche un moyen d'évoluer sans apparaître se renier face à d'anciens camarades que la poursuite du militantisme dans le même secteur étudiant conduit à fréquemment rerouver. Dans le champ des organisations militantes de l'université une telle position politique autorise un relâchement des contraintes vis-à-vis du discours rigoriste « gauchiste » tout en permettant à ses promoteurs ne pas être totalement distancés dans la course à la radicalité par les autres mouvements d'extrême gauche, la LEAS, la majorité lambertiste de l'Unef-Id ou même le PC. Ainsi au contraire des anciens communistes qui ne peuvent changer de parti sans être contraints de renier publiquement ce qu'ils ont été, le de beaucoup d'anciens gauchistes au PS peut s'effectuer à un coût social et politique moindre[121].

Le passage d'un organisation de l'extrême gauche étudiante à une organisation plus modérée, c'est-à-dire moins bien placée dans la course à la radicalité propre au champ militant universitaire représente un risque pour le prestige des militants ayant changé de parti, toujours susceptibles de se voir accusés d'avoir renié leurs principes par carriérisme : « Pierre Raiman – Au moment où je suis entré à SOS, j'avais appelé Julien, je lui avais dit : écoute, voilà, j'ai quitté la Ligue communiste il y a une quinzaine de jours, j'ai une expérience de la Marche des beurs, et je trouve que ce que vous faites-là est bien. Je me rappelle, il m'a reçu rue Martel, on est allé prendre un pot, c'est assez rigolo, d'ailleurs à l'époque, il m'a dit : bon, alors, qu'est-ce qu'on dit de moi dans la Ligue ? Alors, je lui ai dit : eh bien, écoute on dit de toi que tu vas te chercher un poste de député. Il m'a dit : écoute, Pierre, regarde-moi bien dans les yeux, jamais de ma vie je ne serai député[122].

Mais l'évolution du Parti socialiste à partir de 1983 tend à mettre en péril la position de Julien Dray et de ses amis. À partir de 1971 et du congrès d'Epinay, la radicalisation du Parti socialiste rendue manifeste par la signature du Programme commun et la réaffirmation de l'ancrage « marxiste » du parti lui avait permis d'effacer partiellement l'image publique centriste de la SFIO et avait favorisé l'adhésion de militants plus « à gauche » que les notables municipaux de l'ancienne SFIO[123]. L'arrivée de Julien Dray et de certains anciens militants d'extrême gauche au PS avait été rendue possible par la réduction de l'écart symbolique existant entre les groupes de la gauche radicale et les partis signataires du Programme commun. Au contraire, le « tournant de la rigueur » et la « réhabilitation de l'entreprise » constituent pour les futurs fondateurs de SOS qui continuent à se revendiquer du marxisme un accroissement de la distance entre leurs propres positions politiques et celles de la majorité du parti[124]. Cette évolution du gouvernement les met en difficulté dans les organisations étudiantes auxquelles ils appartiennent face aux groupes d'extrême gauche (PCI et LCR au sein de l'Unef-Id). Cependant, au delà de l'inconfort tactique auquel les expose le « tournant de la rigueur », les membres de Questions socialistes manifestent une sorte d'indignation morale devant la nouvelle politique économique du gouvernement Mauroy à partir de 1982-1983 qui heurte fortement leurs convictions politiques profondes constituées durant une période où l'ensemble des formations de « la gauche » dénonçaient une politique économique peu éloignée, dite alors « d'austérité », conduite par Raymond Barre.

Arnold Stassinet – J'ai failli à un moment donné basculer au PCI [trotskisme lambertiste] en 82 après le 2ème plan Delors, blocage des prix et des salaires, pour moi c'était intolérable. Ça peut paraître un peu fou aujourd'hui, maintenant qu'on est tellement habitué à... avant il y avait l'indexation des salaires, c'était l'échelle mobile... De voir que ça n'existait plus, enfin de voir qu'on s'en prenait aux travailleurs ça m'avait choqué. À l'époque on parlait de la construction d'un mouvement pour la création d'un parti des travailleurs, et puis j'étais de sensibilité marxiste quand même. Je commençais à réfléchir, à lire beaucoup plus de choses là-dessus sur la question. Et puis un jour j'ai rencontré Julien Dray, qui était un étudiant de troisième cycle, c'était en 82, qui m'a dit “ne va pas là-dedans j'en sors, c'est des chapelles, des petites boutiques qui ne pèsent rien dans la lutte de classes”, et puis depuis je me suis embarqué avec lui et j'y suis encore aujourd'hui[125].

Didier François – À partir de 1984, on voit qu'il y a un abandon du terrain associatif actif par une direction socialiste qui s'embourgeoise largement dans les ministères, en tout cas qui s'énarchise : c'est là qu'on commence à voir le “gang des R25” se mettre en place, gang qu'on voit maintenant. On commence à voir ça à ce moment-là, les cabinets, les machins, les énarques, les trucs et les bidules, tous les mecs qui parlaient de “changer la vie”, de “vivre autrement”, ils commencent à te parler de contrainte financière, de SME, et puis à ce moment-là, le grand mot, c'est la “culture gouvernementale”. C'était le grand truc à la mode à ce moment-là, il fallait se doter d'une culture gouvernementale. Nous, la culture gouvernementale on trouve ça bien joli mais ça nous cassait franchement les couilles parce que ça ne servait pas à grand chose, on a décidé que la culture gouvernementale il fallait aussi l'avoir dans la rue et sur le terrain[126].

De ce point de vue l'initiative de la fondation de SOS-Racisme constitue un moyen de répondre à certaines contraintes s'exerçant sur les anciens militants gauchistes de la tendance PLUS de l'Unef-Id : comment résister à ce qu'ils perçoivent comme une « dérive droitière » de leur nouveau parti, mais aussi comment ne pas perdre la face vis-à-vis des militants d'extrême gauche qu'ils continuent de côtoyer dans les universités.

Arnold Stassinet – Les fondateurs de SOS, [...] c'étaient des gens qui étaient pour la plupart des socialistes convaincus qui estimaient que le Parti s'engageait dans la voie d'un renoncement. Les chocs ça avait été 82-83, 1982 le plan Delors, 1983 l'école privée, 1984 la loi universitaire, les renoncements, ça commençait à peser lourd[127].

Pascal Aubert – On était déjà à l'époque des militants de gauche engagés politiquement. C'est vrai que l'affaire de l'école privée ça a été une grande claque. Bon on la sentait venir d'une certaine manière : depuis 83 on commençait à abandonner quelques illusions mais là ça a été plus qu'un abandon d'illusion, ça a été une grande claque. C'est le premier grand recul quand même. Et le recul sous la pression de la rue. La manif sur Versailles c'est l'une des plus grosses manifs qu'il y ait eu depuis 10 ans[128].

Didier François – En 1981-83, le problème c'est que Mitterrand et la direction socialiste ne veulent pas créer le rapport de force sur le terrain : on le voit sur la question de l'école et sur la question de la laïcité, où on ne crée pas le rapport de force, sur pression de la base. De manière autoritaire et sans avoir préparé le terrain, ils essayent d'imposer une laïcité de bureau et une laïcité théorique imbécile, et ils se prennent une patate dans la gueule par la droite qui, elle, mobilise sur le terrain et il y a un recul réel sur un thème qui est quand même un thème fondamental de la gauche. On dit cette erreur-là, elle va se reproduire à l'infini si on laisse faire les choses. C'est l'excuse utilisée par le gouvernement pour à chaque fois reculer en disant on n'est pas mobilisé, on n'est pas mobilisé, on n'est pas mobilisé. On les voit commencer d'ailleurs à reculer sur l'immigration à ce moment-là. Tu vois Defferre qui fait ses déclarations sur les immigrés, tu vois les mecs de gauche qui commencent à sérieusement déjanter et tu commences à voir en plus l'utilisation de Le Pen comme une façon de diviser la droite[129].

La fondation de SOS-Racisme représente donc en partie la réponse que des militants « socialistes » convaincus de l'utilité de l'action politique pouvaient produire face à une évolution idéologique de la direction de leur propre parti qu'ils désapprouvaient. S'ils ne voulaient pas le quitter et s'ils n'avaient pas les moyens ou les ressources suffisantes pour faire entendre leur désapprobation au sein de l'organisation[130], il leur était cependant possible d'agir à l'extérieur de celle-ci pour obliger leurs partenaires à tenir compte de leur opinion.

Eric Montès – Dès cette époque, dès 81, on pensait qu'il y avait de l'espace dans ce pays pour faire un mouvement de politique de jeunes, de masse, un mouvement politique de jeunes de masse. Ça correspondait à la période, le gauchisme avait atteint ses limites, l'aspiration était sociale et social-démocrate, en 80-83. Harlem, on l'a connu dans l'Unef-Id mais Julien, Rocky, moi-même et quelques autres on était dans les Jeunesses socialistes et on voulait faire un mouvement de la jeunesse socialiste de masse. Alors “de masse” dans le sens marxiste du terme, c'est-à-dire mouvement très important, très enraciné sur les luttes, très enraciné dans la jeunesse, au plus près de la jeunesse, c'est-à-dire dans les lycées, dans les facs, dans les cités, dans les boîtes, parce qu'il y avait encore une mystique ouvrière en 81[131].

Mais l'accession de la gauche au gouvernement a également d'autres conséquences dans les universités. Julien Dray et les anciens militants des mouvements de jeunesse de la LCR (qui sont encore très investis dans l'action politique dans l'enseignement supérieur à travers leurs successeurs à l'Unef-Id) constatent après 1981, le déclin de la culture contestataire dans les lycées et les universités et l'enrayement des processus de politisation « à gauche » de la jeunesse. De 1958 à 1981, l'instauration du régime présidentiel et du mode de scrutin majoritaire joint à l'absence d'alternance au pouvoir avait modifié les modes d'apprentissage de la politique et accru les chances d'identification à un camp électoral, souvent selon une logique d'opposition à l'égard du personnel politique au pouvoir. La construction des identités politiques en opposition au gouvernement gaulliste puis giscardien avait contribué à l'identification à « la gauche » d'une majorité de jeunes et de tous les acteurs susceptibles d'imputer au gouvernement une part de leurs difficultés ou de leurs frustrations[132]. La transmission et la reproduction de cette culture de défiance à l'égard du pouvoir « de droite » ne sont plus assurées lorsque la gauche parvient au gouvernement. Alors que la socialisation antigouvernementale des jeunes avait été en partie entretenue durant les années soixante-dix par les différents mouvements de mobilisation contre les projets de réforme du secondaire ou du supérieur des ministres de l'éducation nationale successifs, l'absence de mobilisation spécifique de la jeunesse entre 1981 et 1983-84 contribue à atténuer la culture protestataire qui était auparavant celle de la jeunesse et dont les manifestations contre les projets de réforme d'Alice Saunié-Seité avaient encore en 1979 montré la vigueur.

Laurence Rossignol – Nous, on vient d'une génération structurée par les organisations d'extrême gauche, par une série de grands mouvements. [Sous Giscard] globalement tous les ans, il y avait un mouvement de jeunesse quelque part, un mouvement lycéen ou étudiant, qui structurait la jeunesse et puis donnait un cadre de réflexion et de mobilisation : la réforme Fontanet qui a été suivie par la réforme Haby, qui a elle-même été suivie par la réforme Saunié-Seité. Après on rentre dans une autre période, le mouvement anti-Savary des universités, qui est un truc qui n'est pas structurant ; la grève des étudiants en médecine, n'en parlons pas. On voit d'ailleurs plutôt la droite en capacité de structurer la jeunesse résistante à la gauche, on voit le Front national et on voit pas où est la révolte. Les mouvements de jeunesse, les mouvements lycéens, les mouvements étudiants, ils naissent de la révolte : à partir du moment où il y a la gauche au pouvoir, il n'y a plus de révolte tournée vers les institutions, vers les ministres, vers les réformes[133].

Julien Dray et les militants de l'Unef-Id qui l'entourent ont, au fil des mouvements lycéens et étudiants, constitué un modèle réflexif pratique des processus sociaux à l'œuvre au cours des mobilisations de la jeunesse contre « la droite », du rôle supposé qu'ils jouent dans l'orientation durable « à gauche » des préférences politiques des jeunes et du problème que risque de poser, aux organisations militantes du secteur de la jeunesse scolarisée, l'absence de mouvements antigouvernementaux et antiautoritaires pour la reproduction de la culture politique de gauche dans la jeunesse après 1981. Tout porte à croire que les militants syndicaux de l'Unef-Id se heurtent au sein du milieu étudiant entre 1981 et 1984 à un désintérêt croissant pour le militantisme et à une attention de plus en plus faible des étudiants envers les questions et les engagements politiques.

Arnold Stassinet – La décision est prise de créer SOS pour essayer de remobiliser la jeunesse. Et puis surtout parce que c'est quand même l'idée à l'origine qu'on a essayé de vendre, éviter que la jeunesse ne se désolidarise de la gauche, ne soit plus à gauche, ne se réfugie dans l'abstentionnisme. Donc il fallait remobiliser et il fallait des idées généreuses dans lesquelles la jeunesse puisse se retrouver. SOS-Racisme, ça faisait partie d'un dispositif de remobilisation de la jeunesse[134].

À partir de 1981, la culture de protestation de la jeunesse qui était fondée sur l'opposition au gouvernement « conservateur » mais aussi sur l'attente du « Changement » et des réformes que pourrait apporter un gouvernement « de gauche » tend à s'affaiblir et à ne plus être reproduite chez les nouveaux collégiens et lycéens. L'action du gouvernement socialiste et communiste commence à décevoir les espoirs qui étaient auparavant investis dans la défaite de « la droite ». Les militants d'extrême gauche se heurtent au scepticisme de plus en plus manifeste des lycéens et des étudiants qui auparavant étaient au moins susceptibles de se sentir « de gauche » et d'entretenir des postures contestataires par opposition au gouvernement de Valéry Giscard d'Estaing.

Arnold Stassinet – [...] Autant moi je me rappelle quand j'arrivais à la fac en 81, quand on voyait les syndicalistes descendre en bas des amphis on les sifflait, on rigolait, même ceux de l'UNEF, hein, moi je n'étais pas encore syndiqué, parce que c'était des lambertistes qui appelaient carrément à la révolution mondiale[135].
« Q – Vous savez comment ensuite a évolué le militantisme dans votre lycée après les années 76-77 ? Si le militantisme y a continué ?
Laurence Rossignol – Non, ce n'est pas un lycée qui est resté une pépinière de militants. [...] Ce n'était pas vraiment un lycée militant mais bon c'est un lycée qui a formé des militants...
Q – Et à quel moment s'est fait justement la non-reproduction des militants lycéens. Vous diriez que c'est 78, 79, 81, 82 ?
R – Je ne sais pas. Je n'ai jamais réfléchi à ça. Je ne peux pas vous répondre. Je n'y ai jamais réfléchi. Comment s'est fait la non-reproduction ? Je crois que les profs eux-mêmes ont décroché. Les profs eux-mêmes ont décroché parce que le militantisme des gauchistes ça use, et puis bon après 81, 81-83, même chez les plus militants, chez les dirigeants de la Ligue qui avaient la tête à peu près au clair, tout le monde se rendait compte qu'il y avait un problème, il y avait quelque chose qui ne collait pas entre la réalité et ce qu'on racontait, donc il y a quand même une série de gens qui ont commencé à ne plus tellement y croire, à plus tellement y croire[136].

La déception qui suit l'échec relatif d'un gouvernement qui est alors considéré comme l'un des plus « à gauche » de l'histoire[137] ébranle même des formations qui affectaient d'entretenir peu d'espoir dans les capacités réformatrices du Parti socialiste associé au Parti communiste[138]. Les militants d'extrême gauche qui durant les années soixante-dix assuraient en partie la reproduction de la radicalité politique dans les lycées deviennent moins nombreux – chez les élèves comme dans le corps professoral. Les militants étudiants autour de Julien Dray commencent à rencontrer de moins en moins d'échos autour des thématiques « marxistes » qui auparavant constituaient des marqueurs de radicalité. À partir de 81, les dispositions au militantisme des jeunes tendent à ne plus être reproduites. Les fondateurs de SOS se trouvent face à des étudiants qui sont peu intéressés par l'action politique et de moins en moins mobilisables sur des thèmes de révolte sociale et d'opposition « au pouvoir » ou à « la droite » qui représentaient les axes principaux des mobilisations antérieures. L'indifférence à l'égard des propositions de la gauche radicale croît dans les universités sous le double effet de la faible ampleur du changement de 1981 qui tend à discréditer l'idée même de réforme de la société et de la montée du chômage qui contribue à affaiblir l'intérêt et la disponibilité des étudiants pour toute action les éloignant du travail d'accumulation de capitaux universitaires. L'action syndicale des militants de la tendance PLUS de l'Unef-Id se heurte donc à une réactivité des étudiants de plus en plus faible qui les conduit à s'interroger sur la possibilité d'une offre de militantisme qui serait moins liée aux formulations politiques routinisées du syndicalisme universitaire. La création de SOS correspondra à la définition d'un thème de mobilisation nouveau par rapport à ce que les militants de la tendance PLUS autour de Julien Dray étaient auparavant habitués à faire et qui semblait avoir atteint ses limites. À des jeunes qui sont moins qu'auparavant susceptibles de s'impliquer dans un engagement politique ou syndical, les fondateurs de SOS-Racisme vont proposer une mise en forme différente qui, plus neutralisée politiquement, fera appel à une morale antiraciste élémentaire.

D) Un groupe militant marginalisé au sein de l'Unef-Id et du Parti socialiste.

Mais la réaction d'anciens militants d'organisations étudiantes d'extrême gauche à l'égard du déclin des identités politiques « de gauche », que leur socialisation politique durant les années 70 leur faisaient accepter comme constitutives de l'intelligence du monde politique, ne peut suffire à rendre compte des ressorts qui vont conduire Julien Dray et le groupe Questions socialistes à créer SOS-Racisme. En effet beaucoup d'anciens militants ont été comme eux atteints par le choc cognitif qu'a constitué le « tournant de la rigueur » et l'aggiornamento du Parti socialiste à partir de 1982 sans toutefois avoir les moyens ou la volonté de fonder une nouvelle organisation. On peut en particulier remarquer que Jean-Christophe Cambadélis et les militants trotskistes du PCI qui dominent le syndicalisme étudiant de 1980 à 1994 et dont la trajectoire politique est presque parallèle à celle du groupe Questions socialistes animé par Julien Dray, ne réagissent pas particulièrement à la nouvelle configuration politique : ils ne rompent avec leur organisation qu'en 1986 et ne fondent pas de nouvelle organisation pour s'opposer à une évolution perçue comme négative de la configuration politique[139]. La différence entre Julien Dray et Jean-Christophe Cambadélis en 1984 est cependant substantielle : le second dispose de la maîtrise d'une organisation militante nationalement implantée alors que Julien Dray n'y possède que quelques bastions dont les éventuelles actions autonomes ne peuvent être couvertes par aucun sigle public.

Laurence Rossignol – Le congrès de réunification syndicale de 1980 a été important : à ce moment-là les lambertistes nous mettent une belle pâtée. Ils enclenchent un processus d'unité et de fusion dans lequel nous, on est obligé d'aller, nous on suit parce qu'il est juste, il est légitime, il est nécessaire : on ne peut pas tenir avec trois syndicats étudiants, c'est insensé. Donc ils enclenchent le processus et comme souvent ceux qui enclenchent le processus de fusion, bouffent les autres. Le congrès de réunification syndicale a été très très très très dur. On en garde tous un souvenir à la fois amer parce que dans la LCR on est contre la majorité de la Ligue qui ne voulait pas faire la réunification donc c'est la direction étudiante qui la fait et puis on se fait laminer parce que lors du congrès de réunification syndical, il y a un accord entre les socialistes et leslambertistes[140].

L'opposition qui est souvent faite au sein de SOS-Racisme entre Julien Dray qui serait davantage à l'écoute des mouvements sociaux et Jean-Christophe Cambadélis présenté comme plus intéressé par le travail d'appareil apparaît constituée moins par les différences de traditions troskistes entre leurs organisations d'origine, l'OCI et la LCR, que par l'écart de ressources existant entre les deux dirigeants étudiants qui conduit le second, majoritaire dans l'Unef-Id à s'appuyer sur une stratégie syndicale permettant de faire jouer au mieux les ressources dont il dispose tandis que le premier, minoritaire, est au contraire contraint de miser sur les processus de mobilisation à l'œuvre dans les mouvements universitaires pour élargir une audience confinée à quelques sites, dont les universités de Villetaneuse et de Créteil.

Didier François – Il y avait deux ténors à l'époque qui étaient Juju et Jean-Christophe Cambadélis. Tu as d'un côté Jean-Christophe Cambadélis et puis de l'autre côté Julien Dray qui au niveau individuel symbolisent un peu les deux tendances qui existaient, la Ligue et les lambertistes, donc ceux qui étaient plus pour l'auto-organisation (la Ligue) et ceux qui étaient plus pour des formes, pour plus d'appareil (les lambertistes). Donc plus le mouvement de masse ou plus l'appareil. Donc tu retrouves ça y compris à travers leur cheminement dans le PS, l'un qui fait la Gauche Socialiste, l'autre qui choisit l'appareil de Jospin avec Convergence. Et que tu retrouves dans l'antiracisme : d'un côté SOS, de l'autre côté l'appel des intellectuels contre le Front national. Enfin tu vois c'est deux types de choses très différentes, tu as d'un côté Juju dans son activité politique, indépendant, changeant ses alliances, votant contre la guerre dans le Golfe et de l'autre côté tu as Camba, qui lui est beaucoup plus institutionnel, beaucoup plus traditionnel, dans sa façon de faire. À tous les niveaux tu vas retrouver ça. Tu as un courant qui est plus à l'écoute du mouvement social, de ce qui bouge, de ce qui change, de ce qui est actif, quitte à chevaucher le tigre ou à l'impulser, mais qui est un peu mal à l'aise dans tout ce qui est institutionnel, qui a du mal à s'y mouvoir, à s'y résoudre, à s'y ployer. À chaque fois on butte ou on fait des erreurs sur ces questions-là. On a toujours eu des rapports difficiles conflictuels, passionnels avec ce qui est pouvoirs institutionnels. [...] À l'inverse, si tu prends l'équipe de Cambadélis, ils sont patauds, lourdauds, dès que ça bouge, parce qu'ils ne le sentent pas, ce n'est pas leur tradition, ils sont débordés, ils n'aiment pas ça, ça va à contresens. Par contre dès qu'il s'agit de construire un appareil, ils sont beaucoup plus balaises que nous[141].

L'entrée de Julien Dray au Parti socialiste s'accompagne de la prise en main de la tendance socialiste de l'Unef-Id, la PLUS. Cependant au sein du syndicat étudiant, Julien Dray ne fait que passer d'une tendance minoritaire, la LEAS qui rassemble les étudiants proches de la LCR à une autre qui ne regroupe que peu d'étudiants et ne contrôle que les AGE de quelques universités. Les futurs fondateurs de SOS-Racisme, Julien Dray, Didier François, Bernard Pignerol et Laurence Rossignol, animent donc entre 1981 et 1984 une fraction d'un syndicat étudiant contrôlé de façon écrasante par une majorité trotskiste lambertiste sans avoir aucune perspective de pouvoir en prendre un jour la direction.

Laurence Rossignol – Alors on prend la direction de la PLUS parce qu'en terme de militants étudiants les socialistes c'est pas grand chose. Nous on arrive avec un savoir-faire syndical, et puis une capacité à diriger. Parce que c'est compliqué : [dans l'Unef-Id les socialistes] ont des liens avec Cambadélis mais en même temps ils ont besoin d'exister. Parce qu'avec Cambadélis, il faut se faire respecter parce que sinon il vous bouffe et donc avec nous ils avaient la capacité d'exister et puis pour nous ça tombe bien, Cambadélis à ce moment-là, il est pas du tout PS, il est toujours à l'OCI, donc il y a un accord qui se fait à ce moment-là qui est positif et qui fait qu'effectivement on va s'occuper de la PLUS[142].
« SOS était la première organisation que Questions socialistes avait en propre ?
Laurence Rossignol – Oui, oui parce que la PLUS c'était pas une organisation.. c'était une bande. Une bande avec un local.. »[143].

Arnold Stassinet – Ce qui a poussé à la création de SOS c'est qu'à un moment donné dans le parti, on dirigeait un secteur qui était une tendance de l'UNEF, la PLUS, prise entre la Mutuelle Nationale des Etudiants de France et les lambertistes qui à l'époque étaient déjà en train de négocier leur passage chez Jospin[144].

Les perspectives du groupe d'étudiants animé par Julien Dray sont, en 1983-1984, d'autant plus mauvaises que Jean-Christophe Cambadélis est alors en train de négocier avec le Parti socialiste le ralliement au PS de la plupart des étudiants du PCI dans l'Unef-Id – groupe qui sera nommé Convergence socialiste au moment de son départ du PCI – . L'adhésion au Parti socialiste et la prise de contrôle de la tendance PLUS avait permis à Julien Dray et au groupe Questions socialistes d'accroître les ressources qu'ils étaient susceptibles de maîtriser en utilisant le portefeuille de relations et les moyens matériels accordés par le parti au gouvernement. Envisagée dès 1984, l'adhésion au PS de Jean-Christophe Cambadélis et de la tendance majoritaire de l'Unef-Id ferait passer Julien Dray du rang de principal animateur étudiant au Parti socialiste, position dont on peut penser qu'elle lui procure, ainsi qu'à son groupe, des perspectives d'ascension et la possibilité de voir leur influence croître dans le parti, à celui de minoritaire au sein de la tendance socialiste de l'Unef-Id, simple président de l'AGE de Villetaneuse.

Harlem Désir – Les guerres entre fractions rivales de l'Unef-Id empêchaient aussi la masse des étudiants de se joindre aux organisations. L'Unef-id était quand même beaucoup un cartel de fractions. Quand un étudiant venait spontanément parce qu'il se disait que c'était important pour les étudiants d'être organisés dans un syndicat pour effectivement se battre contre la sélection, contre l'expulsion des étudiants étrangers etc., il se rendait très vite compte, au bout d'une ou deux réunions, que ce n'était pas du tout ça que les gens faisaient dans l'Unef : ils menaient des batailles politiques qui n'avaient rien à voir. L'Unef-id restait très cartelisée. Et c'est une des raisons pour lesquelles on a décidé de faire autre chose et de créer SOS-Racisme[145].

Engagés dans le syndicalisme universitaire depuis de longues années, Julien Dray et ses amis de Questions socialistes sont placés en 1984 dans une situation difficile : ils se trouvent fortement minoritaires dans leur principal lieu de militantisme et leur travail syndical profite essentiellement à une organisation contrôlée par des rivaux politiques qui ne leur laissent que peu d'espace et d'autonomie. Le contrôle et le verrouillage de l'appareil de l'Unef-Id par les amis de Jean-Christophe Cambadélis réduisent les perspectives d'ascension du groupe animé par Julien Dray. En outre, le départ prochain de Jean-Christophe Cambadélis et des militants de Convergence socialiste risque de priver les animateurs de Questions socialistes de leur principale ressource dans l'Unef-Id, celle d'être les seuls représentants du PS dans le milieu universitaire. Mais si les perspectives du groupe de Julien Dray dans l'Unef-Id ne sont pas très bonnes, elle ne sont pas meilleures au sein du Parti socialiste dont les principaux responsables du secteur jeunesse craignent les efforts des militants de Questions socialistes pour accroître leur influence dans le Mouvement des jeunesses socialistes en région parisienne.

Eric Montès – Le mouvement des jeunes socialistes quand j'y suis rentré c'était des fils de fonctionnaires ou des fils de socialistes, qui étaient classe moyenne, puisque c'était le PC qui organisait les ouvriers. Mais ma chance à moi c'est d'avoir rencontré Julien Dray, parce que lui il est venu de la Ligue Communiste et il est passé au PS, et il avait compris ça, il a été le premier à comprendre qu'il y allait avoir des gars comme moi, la classe des défavorisés, qui avant allaient au PC, et qui ne se retrouvant plus dans le PC, ni dans l'extrême gauche, iraient au PS parce que c'est Mitterrand, il faut battre Giscard, parce qu'il y a la gauche. C'était vers le premier trimestre 81. Et donc il y a eu une jonction entre un petit groupe d'étudiants, comme Dray, trotskistes mais de masse, et de gens qui arrivaient des masses, et ça a donné très vite un mouvement des jeunesses socialistes fort, très, très nombreux, mais complètement iconoclaste par rapport à ce qu'étaient d'habitude les étudiants, les jeunesses socialistes. Au début les mecs du PS, ils étaient super contents, mais au bout de trois ans qu'on était hypernombreux dans toute l'Ile de France, et qu'on commençait à essaimer dans des régions, dans des métropoles urbaines, comme Rennes, comme Lyon, et que ceux qui nous irriguaient politiquement, c'était des trotskards ou des ex, comme Dray, et puis que, en plus, comme on avait une pratique de masse et puis une pratique de lutte, on collait complètement à la réalité d'une certaine jeunesse défavorisée. En 81-82, dans les MJS, on avait gagné beaucoup de gens. En 83 dans mon département en Seine-Saint-Denis on devait être 300-400 jeunes socialistes, ce qui ne s'était jamais vu de l'histoire des jeunesses socialistes. Et Rocky le faisait à Paris, ils étaient beaucoup. Il y en avait d'autres dans le Val-d'Oise, surtout en banlieue. Le Parti socialiste a arrêté ça, c'est-à-dire que ça leur plaisait pas. Déjà ça leur plaisait pas tellement qu'on soit là. Deuxièmement ça leur plaisait pas que des gars comme moi qui étaient vraiment issus de la zone soient là : c'était la première fois qu'ils voyaient arriver la classe lumpen. Et donc ils ont cassé ça, c'est-à-dire à partir de 83-84, ils n'ont plus laissé grossir comme ça cette jeunesse socialiste, entraînée – irriguée en plus par le syndicalisme étudiant irriguée par des mecs comme moi venus des quartiers. En même temps au niveau politique, en 83-84, les plans de rigueur commençaient à se succéder et donc il n'y avait plus l'élan de 81[146].

L'investissement des militants de Questions socialistes dans le Mouvement des jeunesses socialistes provoque en 1984 l'inquiétude de la direction du Parti, comme quelques années auparavant le contrôle du mouvement des Jeunesses socialistes par le courant minoritaire du CERES avait également suscité la réaction énergique de la direction du PS qui pouvait alors craindre un accroissement de l'audience du courant de Jean-Pierre Chevènement et Didier Motchane appuyé sur une organisation de jeunesse indépendante servant d'instrument de recrutement de nouveaux adhérents[147].

Didier François – En 82, on rentre au PS [...] Les socialistes savaient quand même à qui ils avaient affaire : on n'a jamais caché nos idées. Nous on voulait bien rentrer mais on voulait pas capituler. Quand on est rentré à la PLUS et au Parti Socialiste, on n'est pas rentré en reniant ni le marxisme, ni le trotskisme ni ce qu'on avait fait avant. On a toujours dit qu'on gardait nos analyses. On pensait que c'était là que ça se passait et qu'on y venait avec notre histoire. On n'y venait pas en fraction, envoyés en mission, en sous-marin. On est parti avec ce qu'on était dans la tête et dans notre histoire, et puis on l'a jamais caché. Donc il y avait à la fois une inquiétude d'une partie de la direction du Parti socialiste qui hurlait au sous-marin, au loup etc., ce qui était, après tout, logique et normal. Et tu en avais une partie d'entre eux qui à la fois savaient qu'ils avaient besoin de nous, donc nous faisaient rentrer, mais en faisant bien attention d'essayer de nous casser au maximum notre indépendance et notre autonomie[148].

Eric Montès – Dès le début 84 on a commencé à réfléchir à ce qu'on pouvait faire. On était déjà coincés nous, parce qu'on voulait faire un mouvement politique de jeunesse et que le Parti socialiste refusait.[149].

Laurence Rossignol – Alors après notre entrée au PS, il y a de vraies années de galère, oui il y a des vraies années de galère parce que nous, on est persuadé qu'on est des aigles : on était au Comité central de la Ligue, on est super formés politiquement, on sait tout, on est capable de raconter la révolution russe par cœur et d'être des brillants théoriciens, on pense qu'on est des pas mauvais de la pratique. [...] Donc on pense qu'on est vachement bons, qu'on est jeunes et qu'on a plein d'idées et ben forcément on va nous dérouler le tapis rouge partout. Qu'on va nous accueillir à la hauteur de nos talents. En fait, ils s'étaient passés de nous jusqu'en 82, ils pouvaient encore bien se passer de nous, et puis ils avaient déjà le CERES, il y avait déjà toute une série de courants dans le Parti socialiste. Et puis on rentre nous sur des idées un peu fantasmatiques : on rentre en 81 sur l'idée du Front populaire, donc on rentre avec l'idée qu'on a un processus qui va être un processus comme le Front populaire, c'est-à-dire mobilisations sociales, combinaison de la transformation par le haut et de la lutte par le bas[150]. En 81, c'est une toute autre situation qui se fait jour et on entre avec l'idée d'y construire un courant au PS, de construire un courant de gauche dans le PS. Mais le premier congrès c'est le congrès de Bourg-en-Bresse auquel on participe, on regarde passer le train, on ne touche pas une bille, on n'existe pas, on regarde passer le train. Il y a le CERES, bon, nous, nous sommes mitterrandistes parce que nous sommes mitterrandistes, voilà[151].

Comme le Parti socialiste ou l'Unef-Id, le Mouvement des jeunesses socialistes est organisé en courants entre lesquels les rapports de force sont difficiles à faire évoluer. En effet, la structure cloisonnée géographiquement de ces organisations rend la progression des effectifs d'un courant très laborieuse et difficilement envisageable pour un groupe dont la plupart des adhérents du Parti socialiste n'ont alors jamais entendu parler. Les animateurs de Questions socialistes ne peuvent espérer gagner en influence au sein du PS ou des structures politiques qui lui sont proches s'ils ne disposent pas des moyens militants nécessaires pour mener un travail politique interne au parti ou, stratégie alternative, pour faire parler d'eux dans les médias.

Eric Montès – Alors en 1984, avec Rocky on se dit “tiens on va expliquer aux copains du MJS qu'on lance SOS”. Donc on explique ça, les mecs s'en foutaient complètement, ils parlaient entre eux. Alors on dit “putain ça va être vachement bien, il faudrait que vous fassiez ça aussi dans vos groupes de jeunes socialistes, c'est sûr que ça va leur plaire”. Et Emmanuel Valls qui était déjà un sacré coco à l'époque il nous dit : “c'est pas parce qu'une poignée de trotskistes se lance dans l'aventure du mouvement de masse qu'ils peuvent compter sur notre soutien”. Tu vois, un môme de vingt ans nous raconter ça, aux dirigeants de la jeunesse socialiste... Alors nous on se démontait pas pour autant, on dit “c'est des bandes de cons, ils veulent pas voir et bien on va le faire dans leur dos”. Ça m'avait vexé, nous on y croyait, alors l'autre il nous dit : “C'est pas parce qu'une poignée...”. Tu sais ces jeunes mecs du MJS ils se la jouaient déjà très sérieux, ils étaient déjà en costard, habillés comme des ministres. Ils étaient déjà comme ça et ils avaient 20 ans[152].

Pierre Raiman – Le PS en soi, la direction du PS était en conflit avec SOS Racisme parce que SOS Racisme était un peu l'électron libre de l'Elysée qui fout le bordel avec les Jeunesses socialistes – qui est un truc foireux par ailleurs – qui détestaient SOS Racisme. Puisque les Jeunesses socialistes, c'était SOS-Racisme, donc eux, qu'est-ce qui leur restait ? Rien. Seulement un truc merdique[153].

Aussi bien à l'Unef-Id qu'au Mouvement des jeunesses socialistes ou au Parti socialiste, les fondateurs de SOS se heurtent à des obstacles politiques et pratiques qui ne leur semblent pas surmontables en restant dans le strict cadre des règles ordinaires de l'action au sein de ces organisations. Les chances de progression du groupe Questions socialistes dans le PS sont assez réduites dans une conjoncture routinière dans laquelle les règles de dévolution des postes de responsabilité et celles de la répartition des ressources politiques et financières dans le parti avantagent les courants les plus anciennement installés. En outre le militantisme minoritaire auquel les contraignent la direction de l'Unef-Id et celle du Parti socialiste restreint leurs possibilités d'initiative politique et leur capacité à proposer des carrières personnelles à leurs cadres syndicaux et partisans. La comparaison des taux de renouvellement différentiels des militants de la majorité de l'Unef-Id et de sa minorité ou celui des adhérents du Parti socialiste appartenant au courant majoritaire en regard de celui des courants minoritaires constituerait une vérification empirique de l'hypothèse selon laquelle les contraintes propres au militantisme minoritaire dans une organisation politique rendent plus difficiles le recrutement et la conservation des militants. On peut alors analyser la création de SOS-Racisme comme la réaction quelque peu désespérée d'un groupe de militants minoritaires dans toutes les structures politiques dans lesquelles ils se sont investis. L'association antiraciste constitue pour ses fondateurs un moyen de résoudre en partie les problèmes de croissance et d'existence que leur pose leur position dominée et marginalisée au sein du Parti socialiste comme de l'Unef-Id. La création d'une nouvelle organisation leur permet d'apparaître personnellement sur le devant de la scène publique – c'est-à-dire d'accumuler vis-à-vis des journalistes un capital de notoriété individuelle qu'il pourront ensuite valoriser dans le PS face aux leaders des courants majoritaires – et de construire une structure militante autonome pour accroître les ressources politiques qu'ils contrôlent et tenter de recruter d'autres militants « par l'extérieur ».

Eric Montès – Dans l'Unef-Id, Julien Dray était le dernier arrivé des anciens par rapport à Le Guen, à Ménouchi de Marseille, à Spitakis de la MNEF. Bon les gars, ils étaient tous les fils d'un ministre : alors Le Guen il était avec Cresson, Ménouchi avec Deffere, Bauer avec Rocard, et Julien il était avec personne ; avec Trotski lui, voilà mais il était pas ministre en 81. Donc lui il s'est rattrapé sur “on fait un mouvement syndical de masse”[154].

Q – SOS, c'était la première fois depuis le MAS que Julien dirigeait une organisation ?
Laurence Rossignol – Oui.
Q – Est-ce que dans la décision de créer SOS il y avait aussi la volonté de créer sa propre boutique ?
R – Oui [...] il y a la nécessité politique et puis il y a la certitude qu'on n'arrivera jamais à se faire respecter dans le PS et donc qu'il faut passer par un rapport de force qui est créé sur l'extérieur [...] et donc oui, de créer son appareil[155].

Face au rythme plutôt lent et peu actif du militantisme au Parti socialiste au sein duquel les discussions sont d'autant moins animées et contestataires que ses principaux dirigeants sont alors au pouvoir, les anciens syndicalistes étudiants de Questions socialistes sont amenés à agir en-dehors du parti faute de pouvoir le faire suffisamment vite au-dedans. À l'alternative classique de l'Exit, Voice et Loyalty se posant aux membres mécontents d'une organisation, il faudrait y ajouter une quatrième voie qui serait Action [156]. Ce serait toutefois opérer une reconstruction a posteriori abusive que de placer les possibilités nouvelles offertes aux fondateurs de SOS par le succès de l'association antiraciste au principe de sa fondation et de soutenir qu'ils lancent le nouveau mouvement pour constituer un courant dans le Parti socialiste. En réalité, puisque le succès n'était nullement assuré avant qu'il ne se confirme, les fondateurs étaient très loin de viser les possibilités de développement de leur tendance que la réussite leur a effectivement ouvertes. Ce que les entretiens disent sur le groupe Questions socialistes est en partie une reconstruction a posteriori qui perçoit le futur courant de la Gauche socialiste en embryon dans Questions socialistes. La reconstitution ex post des ambitions à la hausse est induite par la réussite ultérieure : interrogés sur leurs motifs, les fondateurs de SOS tendent à projeter dans le passé l'ambition de faire ce qu'ils ont réalisé. Les raisons pratiques du lancement de la nouvelle organisation antiraciste étaient sans doute beaucoup plus modestes et plus proches des besoins de survie politiques immédiats des militants de la PLUS. Julien Dray et Questions socialistes visaient sans doute une amélioration de leur position dans le Parti socialiste mais le succès a été bien plus grand qu'attendu.

Q – C'était aussi un moyen de vous imposer dans le PS ?
Laurence Rossignol – Non pas du tout, c'est pas notre genre de faire ça (rire) OUI OUI, c'est aussi ça, c'est pas un moyen de nous imposer. On n'est pas machiavéliques, on piaffe, on est jeunes, on est disponibles. [...] On piaffe, on a envie de faire des choses, et puis on n'arrive pas à trouver où les faire, et on s'ennuie, on s'emmerde dans le PS, oui on s'emmerde. On anime Questions socialistes, on a notre petit bulletin, on en vend 60 machins etc. mais on s'emmerde. Et puis nous, notre tradition, notre culture, c'est le mouvement social, c'est pas la culture d'appareil. Donc c'est tout naturellement qu'on va vers quelque chose comme SOS, parce que c'est notre culture. On fait ça pour exister tout court, voilà pour exister, pour vivre, parce qu'on s'emmerde, et parce que c'est nécessaire et parce qu'on croit que c'est utile et que c'est bien et que si on ne le fait pas personne ne le fera[157].

Pascal Aubert – Alors [le succès] a dépassé nos espérances d'une certaine manière[158].

Le de la fondation du nouveau mouvement antiraciste n'est donc pas seulement de parvenir à se faire entendre dans le Parti socialiste, ni même d'accumuler suffisamment de ressources pour y progresser. Il est en effet nécessaire d'échapper à la conception objectiviste d'un groupe militant stable existant indépendamment des actions qu'il entreprend et capable de se projeter dans des initiatives qui resteraient sans liens avec la composition et la nature du groupe. Tout porte à croire au contraire que les initiateurs du groupe ne parviennent à coaliser un certain nombre de militants et de moyens qu'en raison des actions qu'ils sont en mesure de proposer à leurs membres et aux individus pouvant s'y agréger. Si les activités militantes engendrées par la structure organisationnelle s'affaiblissent ou deviennent moins attractives, les membres auront moins de raisons de maintenir leur participation et la reproduction de l'organisation se fera moins facilement. Le groupe de Questions socialistes, minoritaire dans toutes les organisations auxquelles il appartient et peu susceptible d'y mener des initiatives capables de susciter les investissements militants d'un nombre croissant d'acteurs était sans doute condamné à disparaître sous l'effet de l'affaiblissement progressif des motivations au militantisme de ses membres les moins déterminés. En outre, la nature de l'activité d'une organisation n'est pas pour rien dans les caractéristiques des acteurs qui y entrent : un groupe militant qui se contenterait de pratiquer un syndicalisme étudiant routinisé tendrait à recruter et à former des cadres ayant des caractéristiques assez éloignées de celles nécessaires à une diffusion de sa marque militante. Les animateurs de Questions socialistes ont alors besoin d'une structure dans laquelle ils seraient les maîtres d'œuvre, d'une part pour continuer à maintenir leur façade – au sens de Goffman[159] – de groupe politique radical dans un PS gagné par la « culture de gouvernement », d'autre part pour entretenir leur organisation menacée de dilution dans le PS.

Q – Alors sur quelle base se fait la décision de construire SOS... Laurence Rossignol – La décision de construire SOS elle se fait sur plusieurs choses, d'abord une analyse sur une place à l'intérieur du PS, qui est qu'on a beau être jeunes, pleins de talents et diriger la PLUS on ne passe pas, on n'arrive pas, on ne passe pas, et on n'arrivera pas à s'imposer et à exister dans le Parti socialiste uniquement par l'intérieur, ça c'est une première chose et on le voit[160].

Arnold Stassinet – On était inquiet aussi par la montée du Front national et puis par l'absence de réaction du Parti socialiste, pris qu'il était dans la spirale de la défaite après la bataille de l'école privée etc. Le Parti socialiste était désarmé. À l'époque, on apparaît comme étant du Parti socialiste mais on n'a pas de possibilité de peser tant qu'on n'a pas atteint une certaine position hiérarchique dans l'appareil et que celle-ci soit appuyée par un dispositif, une armée de militants. Donc il fallait se constituer cet instrument d'intervention dans et sur le parti socialiste. C'était un peu la stratégie de pression à l'intérieur, pression à l'extérieur. Donc des militants présents dans le secteur antiraciste, dans le secteur associatif, qui prenaient des initiatives, qui obligeaient le parti à réagir, qui utilisaient un certain nombre de réseaux, ou qui en constituaient de nouveaux parce que le Parti socialiste dans la jeunesse commençait à avoir un certain discrédit. On a constitué SOS à partir surtout au début des réseaux qu'on avait acquis soit dans la jeunesse socialiste soit dans l'UNEF en particulier dans la tendance Plus que moi j'avais animée unepériode[161].

La manifestation de l'école libre est souvent décrite par les fondateurs de SOS-Racisme comme un des éléments déclencheurs de la décision de constituer une nouvelle association antiraciste. Il est intéressant de constater qu'ils peuvent considérer la constitution d'une nouvelle marque militante dans le secteur de l'antiracisme comme une réponse pertinente à l'échec subi par le gouvernement et plus généralement par « la gauche » dans le secteur scolaire. Comme nous l'avons analysé précédemment, les dirigeants de Questions socialistes pensent la politique selon le schème de l'affrontement entre deux camps nettement distincts qui interviennent en fonction de leurs besoins partisans dans l'ensemble des secteurs sociaux. En outre, la localisation de leurs ressources dans un nombre restreint de sites leur interdit d'envisager des actions militantes en dehors du secteur de la jeunesse : l'action syndicale au sein des entreprises étant hors de leur portée, il leur reste à envisager un mouvement de jeunesse portant sur une cause « incontestable ».

Pascal Aubert – Avec les manifs sur l'école privée, le signal était clair : c'était aussi la droite conservatrice qui relevait la tête après le KO debout qu'elle avait pris en 81. Donc il y avait cet élément. Alors je ne pense pas que les fondateurs de SOS aient été de doux rêveurs qui voulaient faire du joli en faisant de la lutte antiraciste, c'est clair. [...] Mais c'était conçu comme l'amorce d'une remobilisation du peuple de gauche entre guillemets en s'appuyant sur ce qu'on maîtrisait le mieux, c'est-à-dire le secteur jeune[162].

Laurence Rossignol – Et puis surtout c'est la manif de l'enseignement privé, la manif de l'enseignement privé, le résultat des municipales de 83 qui nous mettent face à une situation de remobilisation de la droite, de montée du Front national et de montée du racisme, et on se dit à la fois qu'il est nécessaire de mettre en place un nouvel outil pour lutter contre le Front national et structurer la jeunesse, l'aider à résister au Front national et puis en même temps on se dit que si la droite a pu mettre un million de personnes dans la rue sur l'école libre, on devrait être capable d'en faire autant sur un sujet comme la lutte antiraciste qui a en écho la montée du Front national, donc c'est à partir de ces deux éléments-là que commence à naître l'idée d'un mouvement antiraciste, la création d'un nouveau mouvement antiraciste et puis le constat aussi que les organisations antiracistes classiques sont incapables d'accueillir une jeunesse qui a envie de se mobiliser contre le racisme, c'est la multiplication des crimes racistes[163].

Bernard Pignerol – À partir de Mai 1984, quand il a semblé évident et apparent que sur la question de l'école, la Droite avait réussi à cristalliser un mouvement social dans la jeunesse et plus largement en faveur de l'école privée et que manifestement il n'y aurait, en face, pas de réaction, on a commencé à réfléchir en se disant que tout ça allait très mal et était en train de déraper[164].

Pour les militants de Questions socialistes dont certains étaient il y a peu membres du comité central de la LCR, le « recul » des socialistes sur la question de l'école laïque participe, au côté de la mise en œuvre des plans de rigueur et l'ampleur limitée des réformes, de la déception qui suit l'arrivée de « la gauche » au gouvernement. On pourrait cependant imaginer que face à ce qu'ils considèrent comme une dérive politique inquiétante, les animateurs de Questions socialistes lancent une campagne dans le Parti socialiste contre ce qu'ils perçoivent comme les « renoncements idéologiques » de ses dirigeants et contre la politique suivie depuis quelques années. Or, au contraire, non seulement ils décident de mener une action dans un secteur dans lequel ils n'ont jusqu'alors jamais investi et qui n'a pas de rapport direct avec les principaux sujets de désaccord qui les séparent des dirigeants du Parti socialiste mais de surcroît ils lancent SOS-Racisme en sollicitant l'aide du gouvernement. Tout se passe comme si la position des étudiants socialistes ayant depuis peu quitté l'extrême gauche n'était pas assez assurée dans le parti pour qu'ils puissent, en 1984, adopter une stratégie d'opposition frontale à l'égard des nouvelles orientations gouvernementales. Leur position est tellement précaire dans le PS qu'ils sont au contraire conduits à donner des gages de fidélité à ses dirigeants. En 1984, Julien Dray et les animateurs de la tendance PLUS se trouvent donc dans une position soumise à des contraintes multiples – les organisations d'extrême gauche du secteur étudiant, la majorité de l'Unef-Id, la direction du PS, leur propre base militante – telles qu'il leur est devenu nécessaire de mener une initiative mais que celle-ci ne peut être dirigée frontalement contre la direction du PS[165]. Il semble que l'antiracisme dans lequel la gauche est traditionnellement forte constitue un des rares secteurs dans lequel la création d'un mouvement de mobilisation ne sera pas considérée comme un danger par le gouvernement. Au contraire, la constitution d'une organisation syndicale, d'un mouvement de chômeurs ou encore d'une mobilisation sur le logement aurait directement placé les militants qui l'auraient entreprise en position de devoir critiquer la politique suivie par le gouvernement de gauche depuis quatre ans. Tous les mouvements qui comme « AC ! », le comité des mal-logés ou Droit au logement, ont ultérieurement investi ces secteurs ont été conduits à mettre en cause les politiques suivies par les gouvernements qui se sont succédés depuis 1981, et l'on fait justement pour cette raison précise puisque généralement dirigés par des militants « d'extrême gauche » souhaitant placer le Parti socialiste devant ce qu'ils jugeaient être ses « contradictions »[166]. Au contraire, le secteur de l'antiracisme pour lequel un large consensus est susceptible de se faire « à gauche » représente l'une des rares solutions permettant à la fois de mobiliser sur un thème sur lequel la gauche s'est plusieurs fois rassemblée depuis la guerre d'Algérie mais qui, ne plaçant pas le gouvernement en position d'accusé, permet de solliciter son aide matérielle.

E) Une trajectoire universitaire forclose.

Nous avons déjà analysé pourquoi la création de SOS-Racisme s'effectue à ce moment de la conjoncture politique, précisément lorsqu'après la dissonance cognitive causée par le « tournant de la rigueur », certains militants « de gauche » cherchent à réagir. Il nous faut maintenant comprendre comment les logiques partisanes qu'induit cette configuration politique particulière s'articulent avec les contraintes et les rythmes des trajectoires individuelles de Julien Dray et des principaux dirigeants de Questions socialistes. Entrés à l'université entre 1973 et 1976, ils ont suivi des parcours universitaires parallèles largement consacrés à l'action politique. À partir de 1980, les principaux animateurs du groupe Questions socialistes étirent la durée de leurs études pour pouvoir maintenir leurs investissements militants dans l'université. Vers 1983, il leur devient cependant difficile pour des raisons de crédibilité mais aussi des raisons financières de continuer le militantisme dans le milieu étudiant. Se pose à eux la question de leur entrée dans la vie professionnelle comme celle de la poursuite de leur activités militantes.

Laurence Rossignol – Julien au début de ses études ne traîne pas, c'est après, quand il a fini qu'il commence à traîner..
Q – Oui, parce que lui il va achever ses études vers...?
R – Il les a achevées quand ? (rire)
Q – Il a commencé une thèse qu'il n'a pas finie c'est ça ?
R – Voilà..
Q – Mais disons qu'il abandonne l'idée de faire une thèse vers...?
R – Oui, il arrête ses études vers 81, après il a une vague thèse qui traîne...
Q – C'est au moment de la fondation de SOS qu'il arrête, non ?
R – Je ne sais plus. Je sais que Julien, il fait ses premières années jusqu'à son DEA selon un parcours extrêmement normal, rapide, et puis après il s'inscrit en thèse, il doit faire un mémoire ou un truc comme ça, mais il n'a pas fini sa thèse. Régulièrement il dit : si vous m'emmerdez, j'arrête et je continue ma thèse[167].

Didier François – J'ai des diplômes en philo, en histoire, en géographie et en relations internationales, donc ça va de la licence au DEA, dans l'ordre j'ai commencé par la philo, ensuite maîtrise d'histoire, j'ai des doubles cursus. Moi je reste à Paris I parce que mon syndicat voulait que je sois là, donc à chaque fois que je finissais des études je me réinscrivais dans une autre matière. Je n'étais pas beaucoup aux TD ou aux cours mais comme je passais les examens à la fin de l'année et quand même en fac c'est pas très compliqué, ça fait beaucoup de diplômes, mais ça ne veut pas dire grand chose. J'ai donc fait d'abord philo avec Harlem, ensuite histoire, puis DEA de géographie de Paris avec de la géostratégie et relations internationales, avec une option de défense, ensuite j'ai travaillé pendant deux ans comme assistant de recherche à l'INSED, l'Institut national supérieur d'études de défense de Paris I qui travaille pour des contrats de recherche pour le ministère de la défense, la FEDN, fondation d'études de défense, et ensuite journaliste au Matin 85, puis court passage à l'ACP, et enfin Libération[168].

En 1983, Julien Dray et les principaux animateurs de Questions socialistes ne suivaient plus d'études depuis plusieurs années et militaient à plein temps. Cependant, les emplois à temps partiel auxquels la conciliation des nécessités économiques et des investissements militants conduit les militants de la PLUS ne peuvent se prolonger plus de quelques années sans mettre en danger les possibilités de reclassement professionnel ultérieurs. Les positions institutionnelles et politiques atteintes au sein du PS et de l'Unef-Id ne peuvent alors garantir que le reclassement professionnel des anciens militants s'effectue dans des cabinets ministériels, des institutions prébendaires du pouvoir ou des structures para-militantes proches du secteur jeunesse du PS (MNEF, IRAM, etc.)[169]. Entre 1983 et 1985, la plupart d'entre eux auront achevé leurs études, ou plus exactement, les ayant souvent achevées depuis quelques années, ils ne pourront plus sérieusement affirmer qu'ils les poursuivent encore. Se pose alors aux militants de Questions socialistes la question de leur reconversion professionnelle.

Eric Montès – Moi j'étais tout seul à l'école de la santé publique, j'ai fait l'école de la santé publique à Rennes. En 85-86, je ne suis plus étudiant, je suis déjà directeur d'Hosto [170].

Laurence Rossignol – Ben, j'ai passé le bac en 76, j'ai fait mon DEA en 81 : je suis d'une génération de militants qui considéraient qu'il fallait militer et avoir ses examens tous les ans. Je fais un DEA jusqu'en 81, je m'inscris en thèse, que je ne fais pas plus que Julien. À ce moment-là je suis chargée de TD à la fac de Paris I, en troisième cycle de droit commercial, je travaille comme journaliste juridique à La Vie Ouvrière, la revue de la CGT, et puis après pour quelques mois je travaille pour la PLUS, trois-quatre mois pendant lesquels je continue de donner des cours en fac. Après, vers mai 83, je travaille avec Joxe, au groupe socialiste, moi je suis la techno de la bande : je travaille avec Joxe, avec Fabius, je suis au groupe socialiste, je m'occupe de la commission des affaires sociales, après je suis conseiller social chez Fabius, à la présidence de l'Assemblée et puis je finis chez Bredin conseiller technique, ministre des sports. Et après Spitakis m'appelle et me dit qu'il a besoin d'une juriste, d'une juriste en économie de la santé pour s'occuper de suivre la législation sociale pour la MNEF[171].

Bernard Pignerol – Je suis vice-président de SOS-Racisme, c'est un métier à plein temps. Avant j'étais assistant de Julien, quand Julien est devenu député au bout de quatre mois il m'a demandé de venir l'aider à se mettre en place parce qu'il ne savait pas. J'avais déjà été assistant parlementaire, donc je connaissais la maison. J'ai aussi beaucoup assumé de cours, de travaux de recherche, j'ai vécu longtemps de travaux de recherche dans un centre de recherche qui s'appelle le CREI, Centre de Recherche en Economie Industrielle, qui est à Paris 13, à Villetaneuse encore. J'ai été chargé de TD en Droit Public. J'ai envie de refaire de l'enseignement d'ailleurs, si possible l'année prochaine au moins comme chargé de conférences. J'ai deux diplômes de troisième cycle universitaire (un diplôme de droit public et un diplôme de philosophie du droit) ce qui doit faire de moi le plus diplômé de toute la permanance de SOS, je pense, largement. J'ai fait des cours pour la formation des personnels communaux aussi, longtemps. Et donc j'ai été assistant parlementaire un an. J'ai aussi été à l'Ofpra, l'office français de protection des réfugiés et apatrides en 83, juste quand je suis sorti de l'armée, où j'étais l'adjoint du directeur du contentieux de l'Ofpra et, j'ai été directeur de cabinet d'un député-maire pendant deux ans ce qui m'a appris le fonctionnement d'une commune et d'un appareil politique traditionnel. J'ai exercé différents boulots, divers et multiples, en changeant à peu près tous les deux ans de travail, parce que je m'ennuie au bout de deux ans[172].

Arnold Stassinet – J'ai commencé un DEA de droit, mais je n'ai jamais rendu le mémoire. J'aimais bien. J'aime toujours bien le droit, je suis un passionné de droit public, mais je n'ai pas eu le temps, c'est des concours de circonstances de la vie d'un individu qui font qu'à un moment donné les difficultés matérielles et des problèmes personnels... qui ont fait que je n'ai pas pu rendre ces choses-là en temps voulu, des problèmes d'argent, des problèmes personnels plus que les responsabilités syndicales et politiques. Et puis après, pris dans le quotidien de la vie, je n'ai pas eu la possibilité ni le temps de m'y remettre. [...] J'ai abandonné les études en mars 86, j'ai abandonné la présidence de l'AGE de Villetaneuse et puis mes fonctions au niveau national à l'Unef[173].

À partir de 1982, certains des principaux animateurs de Questions socialistes commencent à rechercher du travail. Bernard Pignerol est engagé à l'Ofpra puis dans le cabinet d'un maire socialiste tandis que Laurence Rossignol devient conseiller technique du groupe socialiste à l'Assemblée nationale. Julien Dray est alors chargé de cours à l'université de Villetaneuse, mais l'état d'avancement limité de sa thèse ne lui permet pas d'envisager une reconversion dans l'enseignement supérieur. La sortie du milieu étudiant et leur entrée sur le marché du travail affaiblissent leur disponibilité pour l'action militante. Mais cette reconversion professionnelle s'opère en fonction des ressources politiques et du capital relationnel que les militants de Questions socialistes ont constitué dans le Parti socialiste depuis 1981. L'intégration de Bernard Pignerol et de Laurence Rossignol à des structures institutionnelles contrôlées par le PS constitue à la fois une perspective professionnelle et un moyen de ne pas s'écarter de l'action militante. Toutefois elle menace de dissoudre l'originalité du groupe. Il semble alors probable que si Questions socialistes n'est pas assez vite susceptible de leur proposer des positions politiques et professionnelles plus importantes, les militants intégrés à des cabinets liés au courant majoritaire du PS finiront par s'éloigner de leur groupe d'origine.

Laurence Rossignol – On piaffe, on est jeunes, on est disponibles, on a plus ou moins fini nos cursus universitaires pour beaucoup d'entre nous, on est vous savez un peu en fin d'études, on fait nos thèses, nos machins et au moins on a du temps pour faire de la politique. On piaffe, on a envie de faire des choses[174].

La fondation de SOS est donc aussi une façon de retarder l'abandon du militantisme collectif pour le groupe de la tendance Plus de l'Unef-Id et de Questions socialistes. C'est également pour Julien Dray un moyen de retarder son propre départ du milieu étudiant après une dizaine d'années de militantisme syndical, dans un contexte d'accroissement du chômage qui ne favorise pas la reconversion d'une expérience militante, sans doute moins encore qu'auparavant, susceptible de se voir valorisée en dehors du secteur politique. En effet, les responsabilités assurées par Julien Dray dans le secteur syndical étudiant ne peuvent alors être reconverties, dans le meilleur des cas, en position de cadre dirigeant qu'au sein des organisations politiques « adultes » proches du PS, seules susceptibles de valoriser son savoir-faire militant, et non pas dans les secteurs privés ou publics du marché du travail privilégiant généralement les ressources objectivées par des diplômes. Julien Dray aurait sans doute la possibilité d'obtenir un poste technique dans les réseaux institutionnels du Parti socialiste. Ce serait toutefois pour lui hypothéquer ses chances de convertir sa position de leader de la tendance socialiste de l'Unef-Id à son cours le plus haut en position de responsabilité au sein du Parti socialiste. Julien Dray est en quelque sorte tenu par son statut de leader étudiant : arrêter le militantisme ou se reconvertir professionnellement dans un poste technique, ce serait abandonner la position sociale de dirigeant à laquelle il doit une grande partie de ses gratifications sociales. En fondant SOS, il montre aux dirigeants socialistes ses capacités d'organisateur et d'animateur et fait le pari que la réussite de la nouvelle association lui permettra de négocier favorablement sa reconversion professionnelle à l'intérieur du PS[175]. La fondation de SOS permet enfin de ressouder une équipe militante que la recherche individuelle d'une position professionnelle et d'une vie personnelle commençait à distendre.

Harlem Désir – Face au Front national, il nous semblait qu'il fallait inventer une autre façon de riposter et que la marche des beurs avait montré la façon de le faire, c'est-à-dire partir d'un mouvement de génération qui s'appuierait sur des solidarités un peu spontanées entre les jeunes de banlieue, les enfants d'immigrés, les enfants de français etc. Tout ça ne pourrait pas reposer sur une mobilisation à travers ni les organisations politiques d'extrême gauche, ni le MJS, ni à travers l'Unef-Id parce que [...] de toute façon c'était une bataille qui dépassait le milieu étudiant. On a eu envie de sortir de tout cela. Je veux dire, la création de SOS sur le plan politique enfin si on fait le lien avec nos parcours militants, c'est aussi une façon de tourner la page, de dire bon on a acquis une expérience, c'est important dans une vie militante d'avoir quelques racines, même si ensuite on s'en détache, d'avoir un enracinement idéologique. Nous on l'a eu à travers donc des organisations trotskistes, mais ce sont de très bonnes écoles de formation, il n'y a rien de tel pour apprendre à faire du militantisme mais on avait envie d'en sortir, de sortir de la marginalité. On pensait quand même qu'il y avait un certain nombre de choses, de valeurs qui étaient les nôtres qui n'étaient pas vouées inexorablement à peser les 1.3 % ou les 2 % que peuvent peser les candidats d'extrême gauche aux élections[176].

En 1984, le groupe dirigeant de Questions socialistes hésite sur le type de mouvement qu'il leur serait possible de constituer. Tout se passe – en tout cas les fondateurs de SOS le racontent ultérieurement ainsi – comme si le principe de la fondation d'un mouvement était acquis et qu'il ne leur manquait plus qu'à en déterminer son secteur d'application. Dans cette perspective, le contenu et l'objet de la future organisation doivent être choisis avec précaution mais parmi un éventail large de causes envisageables. C'est sur la base d'un raisonnement d'opportunité politique qu'est prise la décision d'intervenir sur le secteur antiraciste.

Harlem Désir – La question du racisme est devenue au fur à mesure une question qui a pris une place inattendue. La montée du Front national, personne ne l'avait vu venir, personne n'avait imaginé que l'immigration deviendrait le centre de la vie politique française. Ça nous a tous surpris et la marche des beurs a été un révélateur du fait qu'il y avait des capacités de mobilisation qui existaient dans la jeunesse alors qu'elles n'existaient pas ailleurs parce que l'opinion publique et la gauche institutionnelle ont été totalement prises au dépourvu par la montée du Front national à partir des municipales de 83. Les dérapages ont commencé à ce moment-là : j'ai le souvenir quand même des grandes grèves de l'automobile en 83 avec Mauroy expliquant que les grévistes c'étaient les ayatollahs qui les manipulaient etc., il y avait un vrai désarroi, une totale incapacité de la gauche à faire face à ça[177].

Thaima Samman – Et en 1984 on a commencé à avoir une réflexion collective sur la possibilité d'intervenir au niveau social sur un autre créneau que celui des étudiants directement, on a essayé de regarder s'il y avait une possibilité de mobiliser les jeunes sur la question du racisme, avec la montée du Front national[178].

Bernard Pignerol – À partir de ce moment-là la réflexion a porté – de manière un peu abstraite au départ – sur : “quel champ politique, quel champ d'activité pour des jeunes plutôt engagés à gauche, plutôt engagés du côté des valeurs humaines, des valeurs d'humanisme – mais plutôt à gauche quand même malgré tout – quel champ d'activité politique pouvait-on investir ?” Les universités, ce n'était plus possible d'abord parce qu'on était en limite d'âge, et puis parce qu'après la grève de 83 et un certain nombre de choses, ça semblait très compliqué. Donc c'est une analyse de la situation, une analyse de ce qui se passait dans la jeunesse issue de l'immigration à l'époque qui nous a amené progressivement à conceptualiser SOS-Racisme. Premier débat c'était : “est-ce que la jeunesse ou le mouvement antiraciste pouvaient se retrouver dans un mouvement autonome beur – comme il était dit à l'époque – ?” Mouvement autonome beur qui était la démarche d'un mouvement comme Convergence 84. Donc là, en réaction à cela, nous avons nous toujours pensé que le mouvement antiraciste ne pouvait être qu'un mouvement de la jeunesse en général, donc forcément intercommunautaire[179].

Alors que les militants de la tendance PLUS de l'Unef-Id avaient toujours appartenu à des organisations intervenant dans les établissements d'éducation, ils décident en 1984 de ne pas fonder un autre mouvement dans le secteur universitaire. Si leur secteur d'intervention traditionnel est écarté c'est avant tout parce que les principaux dirigeants de la tendance sont « en limite d'âge ». De jeunes militants auraient sans doute pu prendre le relais et constituer un nouveau mouvement s'adressant aux étudiants. Cette solution n'est pas retenue par Julien Dray et les militants les plus anciens parce qu'une telle structure ne leur permettrait pas d'occuper les avant-postes et ne constituerait pas pour eux une possibilité de rester militants. Il apparaît donc que l'une des caractéristiques fondamentales que devait alors comporter la nouvelle organisation était précisément de permettre à Julien Dray et aux « vieux » étudiants de la PLUS de poursuivre leur activité militante, si possible en étant rémunérés, dans une structure indépendante de l'Unef-Id et du Parti socialiste que les fondateurs contrôleraient en propre. Ainsi en fondant SOS-Racisme en 1984, il s'agit pour Julien Dray d'éviter de rompre avec le milieu militant, comme, en 1981, l'adhésion au PS et la réorganisation de la tendance PLUS après son exclusion de la Ligue avaient représenté pour lui un moyen de ne pas abandonner toute activité politique. L'antiracisme qui avait connu en 1983 un spectaculaire regain d'intérêt militant avec les marches des beurs constituait un secteur militant lié aux valeurs et aux thèmes de mobilisation traditionnels de la gauche, sur lequel les fondateurs de SOS étaient certains de rencontrer le soutien des militants et des appareils des partis de gauche mais qui ne pourrait leur imposer ultérieurement une limite d'âge comme les mouvements de jeunesse.

F) Ressources militantes et dispositions entrepreneuriales.

Nous comprenons mieux maintenant les logiques organisationnelles, générationnelles et idéologiques qui vont conduire à la création de SOS-Racisme. Mais l'une des objections qui sont classiquement faites aux tentatives d'explication de la création des mouvements ou des organisations par les caractéristiques sociales, les ressources et la position de leurs initiateurs est que si les fondateurs possèdent bien certaines caractéristiques particulières, tous ceux qui ont leurs propriétés ne se montrent pas également entreprenants. Tous les anciens gauchistes déçus par mai 1981 n'ont pas contruit une nouvelle organisation militante en 1984. Nous avons déjà mis en évidence certaines des caractéristiques qui vont être au principe de la création de SOS – la position de Julien Dray et des fondateurs, minoritaires dans leur organisation, bientôt trop âgés pour le militantisme étudiant et hésitants sur leur reconversion professionnelle. Mais il leur fallait posséder également les dispositions et les capacités entrepreneuriales ainsi que les ressources et les appuis permettant d'envisager la création d'une nouvelle association antiraciste et de la mener à bien. Nous devons donc analyser des caractéristiques particulières de Julien Dray et du groupe Questions socialistes pour montrer que les propriétés et les ressources dont ils disposent permettent de rendre compte de la création de la nouvelle association antiraciste.

1) Les dispositions entrepreneuriales de Julien Dray.

Le groupe qui fonde SOS-Racisme s'appuie sur un savoir-faire syndical en milieu étudiant reconnu. Cette expérience du militantisme à l'université se double d'une expérience de la direction d'un syndicat étudiant puisque Julien Dray a dirigé le Mouvement d'action syndical (MAS) jusqu'au congrès de réunification de l'Unef-Id en 1981. Ainsi le passage de Julien Dray et de quelques animateurs étudiants de la LCR à la tendance PLUS de l'Unef-Id peut s'apparenter au débauchage réalisé par une entreprise auprès des cadres particulièrement réputés d'une firme rivale.

Arnold Stassinet – Le passage de Julien Dray à la tendance Plus, c'est comme son passage au Parti socialiste : c'est un deal qu'il y a eu entre certains socialistes de l'Unef, en particulier à l'époque il y avait Jean-Marie Le Guen, qui étaient à la recherche d'un animateur. Julien Dray a pris en charge l'animation de cette nouvelle tendance[180].

Didier François – La tendance socialiste dans l'Unef-Id autant dire qu'on l'a créée, parce qu'ils avaient des positions institutionnelles mais ils n'avaient pas de cadres compétents. Ça a été à la fois compliqué et simple pour prendre la direction de la PLUS. C'était compliqué parce que, effectivement, ceux qui étaient en place ne voulaient pas trop laisser la place[181].

Laurence Rossignol – Alors on prend la direction de la PLUS parce qu'en terme de militants étudiants, les socialistes, c'est pas grand chose. Nous, on arrive avec un savoir-faire syndical, et puis une capacité à diriger[182].

Si les responsables du secteur jeunesse du Parti socialiste et en particulier Jean-Marie Le Guen ont souhaité que Julien Dray prenne la direction de la tendance PLUS, c'est parce qu'il possédait une expérience du militantisme de base qui faisait défaut aux étudiants qui animaient jusqu'alors la tendance socialiste de l'Unef-Id. Face aux autres organisations étudiantes gauchistes, les étudiants socialistes manquaient d'un cadre expérimenté permettant à la tendance PLUS de maintenir ou d'accroître ses positions[183]. La « capacité à diriger » que Jean-Marie Le Guen reconnaît à Julien Dray est fondée sur un savoir-faire organisationnel mais aussi sur des qualités d'orateur et de mise en forme syndicale des discours politiques. C'est également une capacité à initier des campagnes dans les universités et des stratégies d'expansion dans l'Unef-Id.

Harlem Désir – Quand j'ai connu Julien, il était déjà une personnalité, entre guillemets, du mouvement étudiant organisé, puisqu'il était le responsable des étudiants de la LCR. Il n'était pas au bureau politique mais il était au comité central et il était le responsable du MAS. Quand Julien est rentré dans le PS, il n'est pas rentré avec beaucoup de gens, mais il avait une position reconnue. Je veux dire il avait un certain climat de confiance avec Le Guen, Spitakis, [...] les socialistes qui donc contrôlaient la MNEF. Le Guen lui a confié d'une certaine façon la gestion de la représentation socialiste dans l'Unef, alors qu'en terme numérique ça pouvait se discuter parce que vraiment quand il est rentré au PS, il n'y avait pas grand monde avec lui qui l'a suivi de la LCR. Il n'y a pas eu un transfert numérique très important. Il y a eu des gens après qui progressivement l'on rejoint et ce n'est pas ça qui a compté, c'est qu'on lui a donné les moyens de travailler et y compris de faire accepter à des étudiants socialistes qui étaient déjà là avant que désormais il était un vrai socialiste et que les choses allaient se faire avec lui. Il a apporté une dimension militante qui n'existait pas, c'est ça que Le Guen a compris. Donc on était un petit groupe, quand on a fait la PLUS parce que à ce moment-là notre identité c'était la PLUS, en réalité, c'est à dire la tendance pour l'unité syndicale de l'Unef-Id, il y avait un petit groupe de gens. On a commencé à s'élargir, avec d'ailleurs beaucoup de gens de Villetaneuse[184].

Mais ce qui différencie Julien Dray d'autres militants qui n'ont jamais envisagé la constitution d'un mouvement, c'est l'expérience de la direction d'un syndicat étudiant qui lui permet de se concevoir à la tête d'une organisation. Le fait d'avoir eu la responsabilité du Mouvement d'action syndicale (MAS) avant 1980 lui donne à la fois la connaissance des modes de construction d'un appareil et aussi probablement la nostalgie de la position de dirigeant d'une organisation que l'animation de la petite tendance de la PLUS ou de l'université de Villetaneuse ne peut suffire à combler. Julien Dray a d'abord quitté la Ligue et reconstruit son propre petit courant à l'intérieur du Parti socialiste, avant de créer SOS-Racisme lorsque la progression de ce groupe semblait ralentir. Les dispositions d'entrepreneur militant de Julien Dray sont donc le produit de l'expérience de la direction d'un appareil syndical mais aussi de la frustration qu'avaient provoquée la privation de celui-ci et le recul de son statut entre 1980 et 1984.
    La comparaison des trajectoires conflictuelles de Julien Dray et Jean-Christophe Cambadélis montre les effets des différences de ressources et de dispositions qui peuvent exister entre eux. Le second accède à la direction des étudiants du PCI sans avoir eu à créer et à construire cette organisation mais seulement à la développer. En outre, il n'a jamais été privé d'une position de pouvoir puisque l'UNEF-Us qu'il dirige en 1980 gagne le congrès de réunification contre le MAS de Julien Dray. Jean-Christophe Cambadélis dispose donc déjà d'une organisation qui lui permet de lancer des campagnes dans les universités et dont la gestion absorbe une grande partie de son personnel militant. Il n'est dès lors pas étonnant que les dispositions entrepreneuriales de Julien Dray aient été beaucoup plus fortes que celles des dirigeants de la majorité de l'Unef-Id qui, puisqu'ils contrôlent une organisation plus importante, n'ont pas à s'interroger sur la nécessité de constituer une autre structure militante.

2) Les ressources de Questions socialistes.

Nous avons montré que le groupe des fondateurs de SOS ne disposait pas des ressources et des moyens organisationnels dont bénéficiaient les amis de Jean-Christophe Cambadélis ou encore les jeunes des courants majoritaires du MJS. Mais nous avons vu que c'était précisément cela qui les plaçait en position de devoir fonder une organisation nouvelle dont ils auraient le contrôle. Cependant un groupe qui ne disposerait d'aucune forme de moyens ne serait pas en position de tenter de fonder une nouvelle organisation. Ce qui conduit Julien Dray et le reste des animateurs de la PLUS à créer SOS-Racisme, c'est justement cette position d'entre-deux, leur manque de pouvoir et d'initiative dans les organisations dans lesquelles ils militent mais simultanément suffisamment de ressources pour rendre la fondation d'une nouvelle organisation à la fois matériellement possible et intellectuellement pensable. Le groupe Questions socialistes construit donc une nouvelle structure associative qui correspond exactement aux savoir-faire dont ils disposent et aux ressources qu'ils peuvent mobiliser.

Bernard Pignerol – Ce que nous savions faire c'était des organisations de jeunesse, ce que nous avons fait c'est une organisation de jeunesse, dans la banlieue nord. Après SOS s'est développé, a pris de l'ampleur[185].

Harlem Désir – Quand on a lancé SOS, on a bénéficié de tout ce travail qui avait été fait dans l'Unef depuis 1982, par exemple quand on a fait je me souviens de la première réunion qu'on a fait avec tous les copains qu'on a pu rassembler, qui étaient intéressés par le projet avant même de sortir la petite main, on était quand même cinquante, ce qui est quand même pas négligeable. Avoir déjà 50 personnes prêtes à se mobiliser sur une action militante, c'est pas mal. Bon en même temps, évidemment, c'est de dimension réduite. Et puis sur ces cinquante, il y en avait une quinzaine qui étaient vraiment prêts à militer de façon acharnée tous les jours. On était une cinquantaine aux premières réunions. Par exemple on étaient 50 à diffuser des badges à la manif de Convergence 84, début décembre 84, quand les mobylettes sont arrivées à Paris[186].

Thaima Samman – Il y a eu 50 membres fondateurs et 15 militants réels, ça paraît un peu extraordinaire aujourd'hui. Et donc je suis très rapidement devenue permanente du mouvement parce qu'il n'y avait plus le choix, en vérité il n'y avait pas de choix, on manquait de personnel. Je me souviens très bien qu'ils me demandaient d'assumer des tâches pour lesquelles je n'étais absolument pas à la hauteur. Il a fallu se former sur le tas, à la dure (rire). Oui très très vite en février 85, jusqu'à la fin de 1986. Alors permanente, on n'était pas déclarés, j'étais pionne, j'avais quitté mes parents, j'avais un loyer à payer. On n'était même pas payés, très irrégulièrement (rire)[187].

Pour fonder SOS-Racisme, Julien Dray dispose de l'organisation de la PLUS et notamment de son bastion principal, l'université de Villetaneuse. Les cinquante militants intensifs ou occasionnels sur lesquels peuvent compter les animateurs de Questions socialistes constituent à la fois un groupe réduit et conséquent. Une initiative en provenance d'un groupe aussi restreint suppose qu'une dynamique propre au mouvement va suppléer aux insuffisances du nombre de ses fondateurs. C'est effectivement ce qui se passera dans le cas de SOS-Racisme. Mais une telle stratégie aurait pu « tout aussi bien » ne déboucher que sur plusieurs mois d'activisme infructueux. Sur les cinquante militants que peuvent réunir les fondateurs seuls une quinzaine – dont les principaux animateurs de la PLUS, Julien Dray, Harlem Désir, Didier François – sont disposés à se consacrer à plein temps à cette initiative. C'est ce groupe qui va durant les premiers mois de l'existence de SOS-Racisme tenter de s'imposer parmi les associations beurs et les mouvements antiracistes, tout en essayant d'intéresser les vedettes de la chanson pour en faire des parrains, puis les journalistes pour que la presse accepte d'écrire sur la nouvelle association. Tous les acteurs déçus par le gouvernement socialiste ne sont pas en mesure de rassembler un petit groupe de militants susceptibles de croire suffisamment à leurs orientations politiques communes et aux perspectives futures de la nouvelle association pour y militer intensivement, sans rémunération régulière et sans se préoccuper à court terme de leur carrière professionnelle. Il est probable qu'en dehors des principales formations politiques de gauche – que la création d'instruments de mobilisation nouveaux intéresse parfois – seul un groupe issu du syndicalisme étudiant disposait à la fois de la motivation et du personnel militant pour réussir la création d'une nouvelle organisation antiraciste.

Arnold Stassinet – Au niveau de l'Unef-Id et de la Plus, je me rappelle, moi j'étais au point culminant où on faisait encore vraiment du syndicalisme. À Villetaneuse c'était un vrai réseau, avec tout ce que ça voulait dire, une capacité de réaction à n'importe quel événement sur le campus, on avait la capacité d'avoir un tract quasiment dans la demi-heure qui suivait, on pouvait faire des délégations, on avait des réseaux pour des antichambres, pour résorber toute une série de conflits. On avait bien réseauter, on avait un vrai travail de maillage, on était des interlocuteurs incontournables[188].

Julien Dray – SOS, au départ, c'est deux groupes, un noyau initial de militants politiques issus de l'extrême gauche des années 70 et des mobilisations de la jeunesse des années 70, en France, c'est-à-dire, l'affaire Guiot, les conséquence de Mai 68 dans la jeunesse lycéenne – c'est comme ça qu'il faut analyser le processus – qui a produit tout ce qui avait été l'agitation lycéenne de l'époque, l'affaire Guiot, la circulaire Guichard, la loi Debré, les différentes réformes Fontanet ou Haby. Donc un noyau venu des luttes lycéennes et un peu des luttes étudiantes, mais marqué par l'ambiance des luttes lycéennes plus que par celle des luttes étudiantes au départ. Le noyau d'origine provenait du MAS, mais c'est microcosmique, c'est de l'ordre des cinq ou six copains qui se connaissaient. C'est un petit noyau de copains, une dizaine de types, entre lesquels s'étaient tissées à la fois des relations politiques et des relations d'amitié et personnelles. C'est ce noyau-là qui collectivement adhère au Parti socialiste en 81 en s'en allant de la Ligue, en pensant que les choses sont finies. C'est ce noyau-là qui prend en charge la responsabilité de la construction d'un courant socialiste à l'université de 81 à 84, en lui donnant un peu de vie dans l'Unef. À ceux-là se sont adjoints des jeunes des années 80 qui eux étaient plus dans la mouvance mitterrandiste, la mouvance socialiste. C'est la fusion de ces deux-là qui a donné le noyau initial des membres fondateurs de SOS-Racisme[189].

Les premiers mois d'existence de SOS-Racisme nécessitent un personnel militant nombreux et disponible pour contacter les vedettes du monde du spectacle et tenter d'attirer l'attention des journalistes sur une organisation inconnue qui n'a alors mené aucune action visible. La plupart des militants qui vont participer à la création de SOS-Racisme étaient des syndicalistes étudiants des universités de Villetaneuse ou de Créteil ainsi que les proches que ceux-ci pouvaient mobiliser.

Patrice Lavaud – J'ai participé au lancement de SOS. Ça s'est fait un peu par hasard parce que j'étais étudiant à Villetaneuse. Il y avait plein de copains qui avaient cette idée-là et j'avais un chargé de TD qui s'appelait Julien Dray, et que c'est comme ça que j'ai connu SOS quoi.. et bon ça m'a paru tout de suite évident de participer à cela, surtout que j'avais déjà fait la marche des beurs en 83 ouais c'était 83, ça m'avait emballé et tout et donc heu bon ben on a participé à tout le lancement quoi, dès 1984.[190].

Pascal Aubert – J'ai rencontré les futurs fondateurs de SOS à Villetaneuse où j'étais étudiant de 1980 à 1983. C'était dans le cadre du syndicalisme étudiant, plus précisément celui de la tendance PLUS de l'Unef-Id qui à l'époque était animée par Julien, par Rocky et puis par Harlem à Créteil. Ma rencontre avec les fondateurs de SOS c'est à ce moment-là, donc pendant deux années, environ, jusqu'à 84, ça s'est cantonné à l'action syndicale pour ce qui me concerne sur ma fac et puis aux MJS[191].

Taïmma Samman – Moi j'ai été en fac à Villetaneuse. C'était au début des années 80. Et donc j'ai commencé un petit peu à militer sur la question de la loi Savary. Il se trouvait que la fac de Villetaneuse était la fac de Julien Dray et de gens qui faisaient du syndicalisme étudiant. Ils étaient un peu les têtes de proue du mouvement contre Savary donc j'ai pris contact avec eux à ce moment-là. On a commencé à bosser ensemble, à faire du syndicalisme étudiant. Alors, à l'époque j'étais très peu formée politiquement. Moi j'étais vraiment une novice en la matière. Une novice complète. J'étais, au lycée, j'étais progressiste et plutôt de gauche. Je n'étais probablement pas très progressiste au niveau économique. Je veux dire sur mes conceptions économiques, parce que je viens d'une famille bourgeoise où ils sont tous ingénieurs, donc avec l'idée de l'efficacité et des techniciens : le règne des techniciens. Les mouvements sociaux, c'était le bordel. Le mouvement ouvrier en tant que tel, ça me faisait plus peur qu'autre chose. Bon j'ai changé ensuite. Mon engagement, mes idées venaient de deux thèmes fondamentaux, le tiers-monde, l'aberration de la situation du développement nord-sud et le féminisme, j'étais ultra-féministe. Par ailleurs, je n'avais jamais milité jusqu'à la fac, peut-être parce que ça ne s'était pas présenté. C'est assez souvent aussi des rencontres qui provoquent ce genre de choses. J'étais au lycée d'Enghien, dans le Val-d'Oise, donc une banlieue plutôt bourge. La radicalité des gens qui intervenaient dans mon lycée ne me correspondait pas, enfin ne m'allait pas. Donc quand je suis arrivée à la fac je n'avais rien de la militante aguerrie contrairement à beaucoup d'autres[192].

Isabelle Thomas – J'ai commencé à militer dans une organisation (en dehors des grèves lycéennes que j'avais pu faire) à l'université de Villetaneuse quand j'ai pris ma carte à l'Unef-id en première année, de manière quasi automatique. J'ai commencé à faire quelques actions du style instruction d'étudiants étrangers, des choses très classiques au point de départ. Puis est venu en 83, la loi Savary et la grève des étudiants, grève à double détente à l'époque puisqu'il y avait d'une part les étudiants de droite de l'Uni qui faisaient grève et puis d'autre part les étudiants de gauche (L'Unef-id par exemple à Villetaneuse). Il se trouve que j'étais en deuxième année de droit à l'époque, et je suis devenue le porte-parole de mon amphi. À ce moment je ne connaissais pas bien Julien, j'étais vraiment syndicaliste de base qui faisait juste l'inscription des étudiants étrangers. Donc je tiens mon AG, on était sur l'estrade avec une prof de droite, qui voulait la grève mais qui voulait faire un ordre du jour qui l'avantageait elle, ne parler que des modalités de la grève sans parler des objectifs. Et Julien vient à la tribune et me dit : “il faut changer l'ordre du jour, elle est en train de nous baiser sur l'ordre du jour”. Moi, je ne comprenais pas cette histoire, j'ai dit à Julien : “de quoi tu te mêles, tu n'es même pas étudiant en droit etc”. Bref, petit affrontement avec Julien Dray. Et puis effectivement, je me suis fait avoir sur l'ordre du jour et je suis sortie de l'AG en me disant : il avait raison. J'ai commencé à voir les choses autrement d'autant plus que au bout d'un moment quand on fait du syndicalisme étudiant, quand on fait des petites actions, des petites inscriptions des étudiants étrangers, en préparant des dossiers, en allant en délégation etc. : c'est épuisant et au bout d'un moment on se rend compte que si la loi était modifiée... On commence à faire de la politique nécessairement, on commence à évoluer, à globaliser les problèmes. On se dit qu'on est en train de faire du raccommodage et du rafistolage là où il faudrait changer les choses en profondeur[193].

Christophe Monnet – Au moment de la fondation de SOS, j'avais fini mes études, et je faisais mon service civil dans une association laïque. Je n'avais pas appartenu à l'Unef-Id, je connaissais la bande de copains qui a fondé SOS parce qu'Isabelle Thomas appartenait à cette association laïque et je la connaissais. Ensuite j'ai été permanent à SOS[194].

Mais outre le personnel militant qu'il pouvait mobiliser, Julien Dray disposait également du capital de relations constitué à partir de sa position de principal coordonnateur des militants étudiants du Parti socialiste. Ce capital politique lui permettra d'obtenir l'assistance du gouvernement et du cabinet de François Mitterrand. Cette aide touchant à la mise en forme du logo et du slogan mais aussi sans doute le concours financier de l'Elysée pour faire concevoir et fabriquer les premiers lots de badges interviennent dès la fondation de la nouvelle association, avant même qu'elle ne rencontre le succès auprès des journalistes à partir de février 1985 ou lors du concert de la Concorde. Cette capacité à solliciter et à obtenir l'aide du Parti socialiste et surtout du gouvernement n'est alors accessible qu'à très peu d'acteurs.

Jean-Louis Bianco – C'est moi qui mets les fondateurs de SOS en contact avec le publicitaire Jacques Pilhan. Je les mets en contact sur le thème : “Comment tu peux les aider, les conseiller en termes de mise en forme, de logo”. Et là on a plusieurs séances de brainstorming, et puis d'autres sans moi d'ailleurs aussi, avec Pilhan qui devait être déjà installé à Temps Public à côté de l'Alma puisque j'ai le souvenir de réunions où on était là-bas. Et donc il aide, en effet, pas mal à mettre en forme, il donne surtout son avis ce qui était intéressant, sur les différentes idées qu'il y avait. Il aide à mettre en forme la petite main et le slogan. Encore une fois, dans ma mémoire (les gens de SOS seront plus précis que moi) c'est plutôt Didier François – c'est complètement indépendamment de Pilhan ou de moi – qui avait inventé ce truc-là. Pilhan est tout de suite enthousiasmé par ce slogan par rapport à ce que l'on avait envisagé avant. Il donne une sorte de réaction de professionnel de la communication, sur la main aussi, et donc c'est lui qui les aide du point de vue graphique, visuel, logo, à mettre cela en forme et évidemment gratuitement dans les relations qu'il a avec eux à l'époque[195].

Jean-Louis Bianco – Alors, sur l'aide financière du gouvernement à SOS, là Mitterrand dit : “il faut les aider” et donc je les renvoie sur Lang et Matignon. Jack Lang, les aide certainement beaucoup, parce que ça a été beaucoup Lang, et Matignon, la Concorde c'est 85, donc c'est Fabius. Alors Fabius s'y intéresse, il les soutient assez vite, il a toujours gardé un lien assez personnel avec eux. C'est un de ceux qui a été le plus constant dans les dirigeants socialistes à être présent à leurs concerts, à leurs manifestations. Il y avait aussi Henri Weber qui était assez proche d'eux pendant un temps. Laurent Fabius, donc c'est Schweitzer, et Schweitzer se débrouille avec Lang pour trouver des financements. Mais là c'est une demande explicite de Mitterrand, je ne sais s'il a directement demandé à Fabius ou à Lang, en tout cas, moi je retransmets la demande de Mitterrand : “il faut les aider”.
Q – Mais au niveau de la mise de départ, pour la création des badges, je suppose qu'il y a aussi un financement à ce moment-là ?
R – Je ne sais pas. Cela paraît logique ce que vous dites, de mémoire. Mais je n'ai pas de souvenir particulier. À moins, là aussi, qu'il y ait eu, avec François Mitterrand, un circuit direct pour les financer sur ses fonds ou sur les fonds spéciaux. C'est logique, mais je n'ai pas de souvenir là-dessus. Ca paraît logique qu'ils aient un truc au départ parce qu'ils n'avaient pas beaucoup de cotisants au début, ça me parait logique[196].

Une fois le succès assuré et l'efficacité politique de l'association établie, les animateurs de SOS-Racisme pourront en cas de besoin faire appel aux entrepreneurs proches de « la gauche », Antoine et Christophe Riboud, Jérôme Seydoux et surtout Pierre Bergé, pour financer des opérations particulières ou même le fonctionnement ordinaire de SOS, notamment lorsque les antagonismes politiques de la Cohabitation auront tari les sources de subventions gouvernementales.

Q – Donc, les gens de SOS vous téléphonaient en disant : “Pierre, voilà, on a besoin d'argent, est-ce que tu peux nous en donner” ? Très simplement ?
Pierre Bergé – Oui, très simplement. Mais comme ils l'ont fait avec Christophe Riboud, comme ils l'ont fait avec Jérôme Seydoux, comme ils l'ont fait avec des gens qui étaient sympathisants, bien sûr, c'est naturel.
Q – Et est-ce que le pouvoir en place à l'époque vous a incité ?
 – Jamais. [...] Moi, quand on me disait qu'il y avait un concert, qu'ils allaient ouvrir un truc à tel endroit et qu'il leur manquait 100 000 balles, je leur donnais 100 000 balles, voilà, et quelques fois même je suis allé taper Yves Saint-Laurent lui-même. [...] Je n'ai jamais entendu parler de frais de fonctionnement. Non, ça a toujours été sur un colloque, sur un concert[197].

Inenvisageable pour un groupe politique trop faible ou d'anciens militants isolés et inutile pour un groupe politique plus installé, la fondation d'une nouvelle association antiraciste correspond aux besoins propres d'un groupe disposant de ressources importantes mais cependant trop démuni et trop dominé pour progresser au sein des organisations politiques dans lesquelles il intervient.

G) L'apport de SOS à Questions socialistes : la construction d'un courant.

La réussite de SOS apporte aux responsables de Questions socialistes le moyen de faire avancer leurs idées dans le Parti. Ainsi la nouvelle organisation est bien acceptée au sein des sections du Parti socialiste et chez les militants de base même si la direction du parti et en particulier Lionel Jospin considère avec méfiance une organisation dont ils ne contrôlent pas l'activité et qui leur apparaît comme une tentative pour un courant minoritaire de la gauche du parti d'accroître son influence.

Arnold Stassinet – Alors la fondation de SOS a été bien accueillie au Parti socialiste. Elle a été bien accueillie chez les militants, elle a été bien vécue. C'est vrai, on vendait pas mal de badges et de cartes aux camarades du Parti socialiste et on montait les comités aussi avec eux. Après avoir subi des défaites, pour eux c'étaient quand même quelque chose qui bougeait. Il faut se souvenir que les militants socialistes, tous ceux qui ont participé à l'élection de François Mitterrand dans les années 70, c'était des gens qui se bougeaient, qui étaient sur les marchés, qui faisaient des boîtes aux lettres, qui distribuaient des tracts, qui collaient des affiches, qui faisaient des réunions de quartiers, qui avaient une activité militante, les militants socialistes étaient quand même assez actifs, c'étaient des syndicalistes etc. Et l'arrivée au pouvoir avait un petit peu terni cette image. Il y en a qui se sont jetés sur SOS en disant on va se bouger. Ils s'inscrivaient bien. À un moment donné comme c'était la grande mode, il fallait que tout le monde joue “plus antiraciste que moi, tu meurs”, donc c'est certain qu'il y a eu pas mal de responsables du Parti socialiste qui se sont entichés du badge qui étaient bien contents de le mettre. Alors en même temps, je me rappelle pour certains responsables fédéraux, nationaux, sachant qui était derrière, certains disaient : “c'est des anciens trotskars, méfiez-vous, c'est les petits jeunes de la Plus de l'UNEF”. C'était quelque chose que le Parti ne contrôlait pas et dont il se méfiait[198].

Eric Montès – SOS au début ça a plu dans le PS. Pas à l'appareil, mais aux militants de base. Il y avait une conférence nationale des jeunesses socialistes à Pau, en 85. Rocky nous avait dit qu'il fallait qu'on fasse comme les jeunes communistes dans les conférences nationales des jeunes socialistes après guerre, il fallait qu'on soit partout sauf à notre place, et qu'on discute avec tout le monde. Nous on avait quatre tables, 94, 93, 95 et 92 et Rocky devait faire la chasse : il voulait voir personne là sur ces tables-là durant ces trois jours. Donc, il y avait plein de jeunes socialistes de province. On venait de commencer les badges, alors on était arrivé avec des cartons entiers de badges, donc on en avait vendu plein. Alors les autres à la tribune en train de nous voir : “merde, il me prend ma base”. Ils disaient : “Rocky, Rocky, viens à la tribune viens à la tribune” et Rocky dans les travées : “non, non, je suis bien là” (rire)[199].

Si la création de SOS-Racisme n'est pas favorablement accueillie par la direction du Parti socialiste, la direction de l'Unef-Id considère aussi négativement ce qu'elle perçoit comme un moyen de faire rentrer des militants dans les AGE du syndicat à partir des comités SOS de facs que l'association de Julien Dray met en place dès 1985.

Arnold Stassinet – L'Unef, elle voyait un peu dangereusement la capacité qu'avaient les militants de SOS à monter des comités dans les facs, à partir de ces comités ça faisait des réservoirs de militants qui pouvaient s'inscrire à l'Unef, et qu'il y avait des AGE qui pouvaient basculer donc en réalité. Moi au début de SOS je m'occupais de l'Unef, je faisais attention à ce que SOS n'absorbe pas complètement tous nos camarades et qu'au moment des échéances dans l'Unef plus personne soit là, il fallait se servir de SOS pour que en même temps on ait des billes au prochain congrès de l'Unef[200].

Cependant, l'outil nouveau que représente SOS-Racisme, les moyens financiers qu'il permet d'obtenir et la notoriété qu'il procure à chacune de leurs actions, vont permettre à Julien Dray et Questions socialistes de progresser rapidement au sein du Parti socialiste. La période de la cohabitation durant laquelle la direction de SOS-Racisme participe à plusieurs mouvements de mobilisation contre le gouvernement de Jacques Chirac – la campagne sur les bavures en 1986, le mouvement étudiant de décembre 1986 et la campagne contre la réforme du code de la nationalité en 1987 et enfin leur participation à la campagne électorale de François Mitterrand – constitue pour les animateurs de Questions socialistes autant de moments leur permettant de se voir reconnus par François Mitterrand et dans le Parti socialiste malgré les réticences de la direction de celui-ci.

Eric Montès – [Au moment des grèves étudiantes de décembre 1986], la direction de l'Unef-Id voulait négocier avec le gouvernement le retrait de certains points du texte [nous, nous voulions un retrait complet]. Donc pendant les discussions au bureau de l'Unef-Id, les copains de notre tendance font chier la virgule du texte, ils jouent la montre, ils jouent la montre comme des brutes, pendant ce temps-là Isabelle Thomas, elle tourne partout, dans tous les médias, dans tous les journaux en disant on continue la lutte, on continue la lutte. Pendant ce temps-là, ils étaient en réunion et les autres copains de SOS ont tenu jusqu'à 11 heures du soir, et la direction de l'Unef-Id n'a pas pu aller en presse et le dimanche, dans le Journal du Dimanche, interview d'Isabelle Thomas : “le gouvernement n'a rien compris, il faut continuer la lutte”. Donc on a continué par la manif des deux millions. Alors là on leur a mis 40.000 à 0 au gouvernement. Et puis dans le PS ça a marqué beaucoup de points, et chez le Vieux, c'est là que le Vieux a commencé à dire : “ceux-là, ils commencent à être sympas, ils sont pas cons” ; parce que lui il était tout seul en cohabitation, alors là le Scud qu'on a mis dans l'avion Chirac, ça l'a beaucoup aidé, surtout que en plus après ils ont tué Malik Oussekine. Alors là c'était le carnage. Bon, au secours Léo : “oui aucune voix ne vaut la mort d'un homme”. Bon ça y est, ils sont morts-là (rire), ils sont morts, vas-y, vas-y Tonton finis-les (rire), la débandade (rire) Devaquet désavoué, Monory aussi tout le monde, vas-y Pasqua, non ? Il faut en tuer un autre ? Bon, vas-y, vas-y Tonton, achève, achève-les ! Après on a voulu continuer à taper la droite quand ils ont mis la réforme du code de la nationalité, donc on a fait des manifs mais bon ils étaient déjà à genoux, d'ailleurs après ils n'ont plus voulu faire aucune réforme. Donc là, c'était bon et ça dans le PS, c'est là qu'on a marqué le plus de points. Parce que le président et l'entourage direct ont commencé à dire : “bon, ceux-là, ils savent mettre des buts”. Et puis le PS, l'appareil a pris le mors aux dents mais ils pouvaient plus nous taper de la même façon parce que on avait quand même sauvé la mise au président, hé hé, pendant que eux ils étaient en train de négocier. Bon, dans le reste du mouvement des jeunes, alors là on était les caïds, on faisait un malheur, dans les sections, “ah oui lui il est de SOS tout bon” : ça voulait dire que lui il savait se battre. Du coup, ça s'est enchaîné parce qu'en 87 il y a un congrès du PS et Isabelle Thomas rentre au comité directeur par le fait du prince, ça c'est le remerciement. Alors là tu as quelqu'un au comité directeur, ça veut dire que normalement tu mets des motions, donc tu peux devenir un vrai courant : tu vois, c'est l'enchaînement. On a présenté un texte, très “ancrage à gauche” au congrès de 87. On nous laisse l'autorisation de faire un texte alors qu'on n'a aucun droit de faire un texte, mais c'est dû aux mérites de la lutte des classes. Donc “rassembler à gauche”, premier jalon et on arrive à faire signer des gens comme Mélanchon. Les militants de la gauche dans le PS, ils disent bon ceux-là, ils en ont : ça nous ouvre des espaces dans tous les coins, les communistes nous regardent différemment, l'extrême gauche comprend que on n'est pas des pourris et que, du coup, c'est eux les ringards et c'est nous les vrais d'extrême gauche. De 87 à la réélection de François Mitterrand, on n'a fait qu'entretenir l'acquis : on a fait des rassemblements, “Tonton laisse pas béton”, “pour nous c'est lui”, non, Mélenchon a fait “pour nous c'est lui”, nous on a fait “les jeunes pour l'égalité avec François Mitterrand”. Bon, le grand Rancard c'était en mars 88, c'est un grand rassemblement de SOS, François Mitterrand a envoyé un message : ça n'a été que de l'entretien. Après c'est lancé, Isabelle rentre au comité directeur donc elle peut poser un texte au congrès de Rennes et on nous donne une circonscription, donc Julien Dray devient député[201].

La première cohabitation demeure, chez les dirigeants de SOS-Racisme, la période où la perception de l'efficacité politique de l'association a été le plus fortement ressentie. À travers la campagne contre les « bavures » et le mouvement étudiant de décembre 1986, les militants de l'association, antiracistes politiques, avaient le sentiment de participer directement aux affrontements partisans avec une capacité d'action hors de proportion avec leur force organisationnelle réelle. La période précédant les élections de mars 1986 avait été celle de la construction de l'association durant laquelle l'activité militante avait été intense mais où les usages politiques du mouvement sous un gouvernement « de gauche » étaient restés limités. Celle suivant les élections présidentielle de 1988 sera une phase de déclin durant laquelle les responsables de l'association s'opposeront durement au nouveau gouvernement socialiste, à la fois sur la question des banlieues et de la politique de la ville, sur le mouvement des infirmières et des lycéens mais également sur la politique économique et lors de la guerre du Golfe. Seule la période de la cohabitation, durant laquelle le militantisme antiraciste permet de tenir un discours revendicatif en ayant l'approbation des dirigeants du Parti socialiste et des journalistes de la presse d'opposition, constitue pour les animateurs de SOS-Racisme une période d'accord politique avec leurs soutiens partisans et journalistiques.

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La décision de créer SOS-Racisme est donc le résultat des stratégies particulières à un groupe syndical étudiant dans les configurations militantes de l'université au milieu des années 80. Ce groupe des jeunesses socialistes issu de l'université de Villetaneuse va se retrouver en position minoritaire et sans perspectives de croissance dans toutes les structures militantes auxquelles il participe alors. Lorsqu'à partir de 1983, Julien Dray et les cadres les plus expérimentés de la PLUS deviennent trop âgés pour poursuivre le syndicalisme étudiant, ils sont contraints de se poser la question de la transformation de leurs investissements militants et de leur entrée dans la vie professionnelle. Puisque le groupe Questions socialistes est alors incapable de donner une position professionnelle à ses principaux cadres, ceux-ci sont amenés soit à chercher un travail et abandonner le militantisme, soit à profiter des relations qu'ils ont au sein du groupe PS pour trouver un emploi de conseiller technique à la frontière du politique et du militantisme en attendant les opportunités offertes par une future alternance. La voix du reclassement commence à être explorée en 1983 par Bernard Pignerol et Laurence Rossignol qui sont rémunérés par des institutions publiques contrôlées par le PS. Le groupe Questions socialistes pourrait se dissoudre alors, chacun intégrant l'équipe d'un élu socialiste et finissant par suivre le courant de celui-ci. Il s'agit là d'un des futurs possibles, peut-être le plus probable. Celui qui aurait le plus à perdre dans cette reconversion par le bas du militantisme en professionnalisation politique est Julien Dray qui anime toujours à plein temps la tendance PLUS de l'Unef-Id et n'a donc pas encore sollicité un poste auprès du PS. En position de dirigeant dans le mouvement étudiant, une telle reconversion professionnelle ne lui permettrait pas de conserver son statut social et politique. En 1984, la création de SOS-Racisme est donc une façon d'échapper aux différentes contraintes qui s'exercent alors sur Julien Dray et les principaux animateurs de la PLUS. Le lancement d'une nouvelle organisation permet de remobiliser tout le groupe de Questions socialistes qui menaçait alors de se défaire sous le double effet du manque de perspectives collectives offertes par l'Unef-Id et des stratégies de reconversion individuelles de ses cadres. Elle offre à Julien Dray un nouveau moyen et une nouvelle chance de réussir au sein du PS en lui fournissant un poste de direction dans une organisation dont il aura la maîtrise. La nouvelle structure permettra de recruter des militants pour le compte de Questions socialistes plutôt que pour celui de la majorité de l'Unef-Id et sur l'ensemble du territoire plutôt que dans quelques bastions. Ce n'est sans doute que dans un deuxième temps que l'ampleur inattendue de la réussite de SOS-Racisme permettra au groupe Questions socialistes de progresser au sein du Parti socialiste, objectif qui n'était peut-être pas présent au premier plan dès l'origine. Ce formidable succès a certes été recherché par les fondateurs de SOS mais ils n'en ont maitrisé ni l'ampleur, ni la durée, ni les causes. Rendue possible par les ressources militantes dont disposaient les dirigeants de la tendence PLUS, la constitution de SOS-Racisme a été pour eux un moyen déterminant d'acumulation d'un capital poltique leur permettant de jouer un rôle au sein du Parti socialiste.

Conclusion

Au terme de notre démonstration, il convient de revenir sur ce que ce travail nous a permis d'établir. La création et le succès de l'entreprise militante SOS-Racisme dans la forme qui a été la sienne sont le produit du travail social d'acteurs engagés dans des secteurs sociaux hétérogènes, dont aucun n'a maîtrisé les effets de ses actions, mais dont l'interaction au sein d'espaces sociaux structurés a abouti à l'émergence de l'association.
    La fondation d'une nouvelle organisation antiraciste a été le résultat des stratégies particulières d'un groupe syndical étudiant dans les configurations militantes de l'université au milieu des années 80. Lorsqu'à partir de 1983, Julien Dray et les dirigeants de la tendance socialiste de l'Unef-Id deviennent trop âgés pour poursuivre le syndicalisme étudiant, ils sont contraints à des stratégies de reconversion de leurs investissements militants. En 1984, la création de SOS-Racisme est alors une façon d'échapper à l'obligation de l'entrée dans la vie professionnelle qui s'impose alors à Julien Dray et aux principaux animateurs de la PLUS, permettant de maintenir la rentabilité sociale de leurs investissements politiques au moment où le Parti socialiste devient susceptible de leur offrir des perspectives de promotion et de carrière. Le lancement d'une nouvelle organisation permet de remobiliser un réseau militant qui menaçait alors de se défaire sous le double effet du manque de débouchés collectifs offerts par l'Unef-Id ou le PS et des stratégies de reconversion individuelles de ses cadres. Elle donne à Julien Dray une nouvelle chance de progresser au sein du PS en lui fournissant un moyen de capitaliser des ressources politiques. L'ampleur inattendue de la réussite de SOS-Racisme permettra au groupe Questions socialistes d'établir la notoriété de certains de ses dirigeants et de constituer un capital politique de relations au sein du Parti socialiste. Ce succès a certes été recherché par les fondateurs de SOS mais ils n'en ont maîtrisé ni l'ampleur, ni la durée, ni les causes. Nous nous sommes attachés à mettre en évidence les logiques à la fois politiques et personnelles des trajectoires militantes et professionnelles. La constitution d'un groupe de militants dotés de dispositions entrepreneuriales et disposant à la fois de suffisamment de ressources politiques pour réussir mais cependant dominés dans les organisations auxquelles ils appartiennent pour être tentés par une initiative nouvelle est la conséquence des luttes propres à l'espace militant étudiant de l'après 1981. L'offre antiraciste de ce groupe va rencontrer une configuration favorable au sein de la presse et des journalistes disposés à la soutenir.
    En effet si la création de SOS doit être expliquée par les logiques propres au champ du militantisme étudiant, l'accroissement rapide de la notoriété de la nouvelle association a eu pour origine l'intérêt particulier que les journalistes ont eu à son égard. La faiblesse des ressources militantes initiales des fondateurs de l'association et leur absence de statut professionnel stable leur interdisaient une stratégie lente de construction progressive d'une association militante. Nous nous sommes attachés à décrire les logiques de la production des commentaires des journalistes pour comprendre comment les particularités de l'association vont contribuer à permettre et à susciter l'engouement des journalistes. C'est l'adéquation entre la forme que ses fondateurs ont donnée à l'association et les besoins particuliers des journalistes qui a été à l'origine de l'intérêt de la presse à l'égard de l'association. La promotion de SOS-Racisme constitue pour des journalistes « de gauche » alors engagés dans un processus de « neutralisation » relative de leurs lignes éditoriales, un moyen de s'opposer au Front national sans se voir identifier à un camp partisan. L'intérêt des journalistes pour SOS est donc essentiellement le fait des quotidiens « de gauche » mais la fin du contrôle que les gouvernements gaullistes puis giscardiens exerçaient avant 1981 sur la télévision accroît les chances de ces journaux d'impulser des campagnes conjointement aux journaux télévisés. On peut ainsi analyser le succès de SOS-Racisme comme le produit de la rencontre d'une offre constituée par des entrepreneurs politiques possédant un capital et un savoir-faire militants et de la demande journalistique de certaines rédactions qui souhaitaient s'opposer à ce qui était alors perçu comme la progression de l'extrême droite. La forme sociale qu'a initialement revêtue SOS-Racisme – une association « nouvelle », « apolitique », composée de « jeunes » et n'ayant pas de « revendications » mais procédant seulement à une affirmation de convictions antiracistes face à la progression du Front national – était donc parfaitement adéquate aux besoins particuliers des journalistes. Alors que l'intérêt des lecteurs des journaux nationaux pour « la politique » et en particulier ses formes « militantes » est réputé décroître, SOS-Racisme donne aux journalistes l'occasion de défendre une cause généreuse traditionnellement associée à la gauche, sans risquer d'ennuyer le lecteur. C'est donc l'adaptation de SOS-Racisme aux intérêts partisans des journalistes de gauche et aux contraintes commerciales qui s'exercent sur eux qui permet en 1985 à la presse et à la télévision de promouvoir l'association. Le processus de déclin de SOS-Racisme, lorsque ses propriétés de mise en forme changent et qu'elles cessent d'intéresser les journalistes – l'association « apolitique » devient « proche du PS » après l'élection de Julien Dray, l'organisation « nouvelle » se routinise, l'antiracisme sans adversaires qui permettait un traitement consensuel de son action est ouvertement contesté – constitue une validation de cette hypothèse.
    Cependant, l'analyse du processus d'émergence de SOS-Racisme n'aurait pas été complète si nous ne nous étions pas intéressés à la signification de l'adoption par des militants politiques issus du « gauchisme » et se situant à la gauche du Parti socialiste d'une mise en forme « apolitique » pour leur association antiraciste. Avant 1981, le champ particulier de l'antiracisme étant dominé, comme la plupart des secteurs du militantisme progressiste, par l'opposition radicale au gouvernement « de droite », l'émergence d'une nouvelle association « apolitique » se serait heurtée à l'hostilité de toutes les entreprises concurrentes du secteur et aux critiques des partis de la gauche soucieux de coaliser toutes les oppositions à la politique du gouvernement. L'intensité des oppositions partisanes induites par la durée de la présence de « la droite » au gouvernement conduisait à la radicalisation des organisations politiques de l'opposition et tendait à rendre improbable et impensable la constitution d'une organisation antiraciste « apolitique ». La crédibilité symbolique qui était alors celle des partis de l'opposition aurait tendantiellement disqualifié toute entreprise antiraciste tentant d'échapper à l'emprise du clivage « droite-gauche ». Au contraire, nous avons montré que la déception relative suscitée par le bilan de la politique de la gauche à partir de 1981, jointe au processus de recentrage des entreprises politiques de gauche et des rédactions qui leur étaient liées va abaisser le crédit symbolique des organisations politiques et la rentabilité sociale des postures militantes. La non-reproduction de la culture oppositionnelle de la jeunesse à partir de 1981 et la mauvaise image publique du gouvernement socialiste vont rendre difficile l'émergence de mouvements de protestation se réclamant de « la gauche » dans le secteur éducatif. La configuration politique particulière dans laquelle la plupart des organisations de protestation restent contrôlées par des militants attachés aux anciens répertoires idéologiques de la gauche face à un gouvernement en qui ils continuent de se reconnaître mais dont l'évolution idéologique leur déplaît, ne favorise pas l'émergence de mouvements protestataires. L'affaiblissement des croyances en la possibilité de transformer l'ordre social rend moins rentables les formes de militantisme les plus identifiées à la gauche et au jeu politique « politicien ». La définition d'une offre antiraciste de forme « apolitique » constitue alors un moyen de résoudre les difficultés que rencontrent les militants étudiants autour de Julien Dray face à des jeunes scolarisés que l'opposition à « la droite » est de moins en moins susceptible de mobiliser. Cette mise en forme permet à la fois de surmonter l'indifférence croissante des jeunes envers les discours traditionnels de la gauche militante des années soixante-dix et les préventions des journalistes pour tout sujet associé à « la politique ». Adopté en pratique pour des raisons tactiques par ses fondateurs, « l'apolitisme » de SOS-Racisme constitue une des raisons principales de son succès en 1985 et de son adéquation à la configuration politique et idéologique issue de mai 1981. L'apparition d'une entreprise antiraciste « apolitique » appuyée sur les médias a ainsi été rendue possible par les transformations structurelles intervenues simultanément dans le champ politique, dans le champ des médias d'information et dans les représentations politiques des acteurs. L'émergence de SOS-Racisme est donc le produit d'une série d'interactions socialement structurées par les transformations des configurations institutionnelles dans lesquelles ses fondateurs sont engagés.

Notre travail entend donc être une contribution à la sociologie de l'action militante en France après 1968 et après 1981. En identifiant les contraintes nouvelles que l'arrivée de la gauche au pouvoir en 1981 exerce sur les entreprises militantes, sur les journalistes amenés à en rendre compte et sur les personnes susceptibles de s'y engager, nous avons cherché à rendre compte des transformations des conditions d'exercice et de possibilité de l'action politique durant les décennies soixante-dix et quatre-vingt. L'analyse des logiques pratiques de l'abandon des postures radicales de l'extrême gauche entre 1970 et 1986 avait surtout été conduite dans le cas particulier de la première génération des acteurs de mai 68. Nous nous sommes au contraire intéressés ici aux acteurs de la génération suivante qui n'ont pas participé aux événements de Mai pourtant directement à l'origine de leur engagement militant ultérieur. Les trajectoires politiques parallèles des groupes militants animés par Julien Dray ou Jean-Christophe Cambadélis illustrent l'une des voies de rupture avec le gauchisme et de reconversion collective de ressources militantes au sein du Parti socialiste. Elles se distinguent des trajectoires de reconversion individuelle ou encore de sortie définitive de l'action militante des membres d'une génération politique qui sont, durant la décennie soixante-dix, proportionnellement plus souvent engagés que ceux des générations immédiatement antérieures ou postérieures. Formés à l'action politique durant les années soixante-dix au plus fort de l'antagonisme idéologique entre la droite et la gauche, les membres du groupe militant réunis autour de Julien Dray ne sont placés en situation de pouvoir intervenir dans les luttes politiques que dans une configuration de dédifférenciation des offres partisanes très différente de celle qui a présidé à leur formation politique. Proportionnellement amenés plus souvent que la direction « adulte » du PS à côtoyer des « jeunes » dont les dispositions politiques, produites par la nouvelle configuration idéologique et le nouveau style d'opposition partisan, sont profondément différentes des leurs, les fondateurs de SOS sont contraints d'adapter leur mode d'intervention aux caractéristiques de la nouvelle configuration politique et à l'économie cognitive des agents qui en découle, tout en conservant à leur action le cadre d'interprétation d'opposition radicale à « la droite » qui était antérieurement le leur, de la même façon que les générations politiques précédentes, partiellement formées à la politique dans la configuration d'antagonismes de faible intensité de la IVème République, ont dû adapter leurs modes d'action partisans à la polarisation idéologique nouvelle induite par la mise en place de la Vème République puis par l'après-68, engageant cependant dans cette opposition une conviction moindre que les nouvelles générations issues de l'effervescence politique de l'après-mai qui se voient au contraire socialisées à la politique dans un système idéologique bipolaire. Les modalités de la rupture avec le gauchisme et de la reconversion sociale progressive du capital militant acquis dans les organisations d'extrême gauche, comme le processus d'accumulation de ressources politiques, d'un capital de relations à l'intérieur et à l'extérieur du Parti socialiste, nécessiteraient une analyse plus complète dont nous n'avons fait – en limitant notre étude au cas des militants de Questions socialistes – que poser les jalons. Il ne faut donc pas seulement considérer les acteurs politiques comme des stratèges cherchant à optimiser leur action en fonction de ce qu'il perçoivent d'une situation politique ou encore comme des individus dotés de dispositions issues de leur trajectoire sociale dont la confrontation à des situations particulières permettra d'expliquer le comportement, mais également comme des agents qui sont à la fois constitutifs des situations politiques considérées et dont les dispositions mentales sont le produit continu de leur engagement partisan ainsi que des stratégies de reconversion politiques et professionnelles que leur permet leur confrontation avec des configurations nouvelles. Il est alors nécessaire de préciser, pour chaque acteur, comment son entrée dans l'un des sites où une position politique importe (milieu lycéen ou étudiant, monde du travail syndiqué, groupe d'amis politisés...), le conduit à adopter une posture politique particulière et constitue un moment essentiel de la cristallisation de ses dispositions politiques initiales dont il devra ensuite gérer l'évolution en fonction des groupes qu'il intégrera et des attitudes que requerra l'évolution de sa position sociale et professionnelle. Les transformations des modes d'action et des prises de position de Julien Dray et du groupe Questions socialistes sont la résultante de leur engagement politique initial dans un contexte favorisant les postures radicales et de la succession des opportunités de reclassement professionnel et idéologique que leur entrée collective dans le Parti socialiste, la construction d'un courant socialiste au sein de l'Unef-Id, puis la fondation de SOS-Racisme vont leur fournir.
    Cette thèse constitue également une contribution à la sociologie du journalisme en France depuis 1968. On ne saurait en effet comprendre l'évolution des répertoires argumentatifs et des modes d'action politiques employés sans analyser conjointement la segmentation partisane de la presse et l'évolution des commentaires que les journalistes de chaque rédaction peuvent légitimement porter sur l'action des acteurs sociaux. Les chances de succès des mouvements collectifs apparaissent indissociables des jugements que les journalistes seront susceptibles d'émettre sur les causes qu'ils défendent. Pour rendre compte des fluctuations des commentaires portés sur SOS-Racisme nous avons cherché à mettre en relation les produits journalistiques avec leurs conditions sociales de production. Nous nous sommes attachés à déterminer comment la position du rédacteur, la ligne éditoriale du journal et son histoire, les stratégies particulières de sa direction et les contraintes commerciales, financières et publicitaires qui s'exerçaient sur elle, notamment du fait de l'impact des alternances politiques sur la santé économique des journaux, participaient, de façon différente au sein de chaque rédaction, à la production d'un commentaire positif ou négatif sur l'action SOS-Racisme. Dans le cas étudié, l'orientation partisane et les nécessités de la concurrence commerciale ont joué un rôle déterminant dans l'orientation des commentaires journalistiques. Ajoutons seulement que si la profession journalistique ne peut pas être considérée comme socialement homogène, les membres des hiérarchies rédactionnelles ont des caractéristiques sociales proches – positions acquises à travers la possession de diplômes de l'enseignement supérieur, trajectoires sociales souvent ascendantes, salaires au dessus de la moyenne mais patrimoines généralement inférieurs à ceux des élites économiques – dont on peut faire l'hypothèse qu'elles engendrent non pas des positions politiques similaires mais une communauté de postures susceptible de favoriser le rapprochement des lignes éditoriales chaque fois que la question considérée ne constitue pas un point de clivage entre les principales formations partisanes. Attentif en particulier à l'importance des logiques financières et des contraintes de crédibilité permettant d'expliquer la convergence provisoire des commentaires entre les différents titres d'un segment partisan ou même entre des segments partisans généralement opposés, nous espérons avoir contribué à la sociologie des produits journalistiques et de leurs effets sur l'action des acteurs politiques.
    Plus généralement, cette analyse de l'émergence de SOS-Racisme est conçue comme une contribution à la sociologie du militantisme et des mobilisations. En opposition à des théories de l'action collective qui ne considèrent souvent que le face à face entre des entreprises militantes qui s'efforceraient de « rassembler » des ressources et des pouvoirs publics souvent réduits à leurs caractéristiques institutionnelles, l'exemple du processus d'émergence de SOS met en évidence certaines des lacunes de ces modèles, en particulier leur faible intérêt pour la construction symbolique des causes considérées ainsi que pour la sociologie du champ journalistique par lequel la plupart des agents auront connaissance des actions des mouvements sociaux. Nous avons au contraire cherché à comprendre comment les causes sont préconstruites au sein des représentations et des dispositions mentales des agents comme dans celles de cette catégorie d'acteurs particuliers, les journalistes, dont l'activité consiste justement à présenter les « faits » et à livrer un commentaire aux lecteurs et aux téléspectateurs, puis comment l'interaction structurée des acteurs politiques va contribuer à modifier les chances de succès des mobilisations et des organisations militantes. La réussite de SOS a ainsi tenu au fait qu'en 1985 la critique éventuelle de l'antiraciste n'était pas socialement frayée et que les adversaires politiques de l'association n'avaient pas les moyens argumentatifs d'attaquer légitimement une « cause » comme celle de l'antiracisme. La progression du Front national, dont SOS-Racisme se présente comme le premier opposant, a, au contraire, contribué à mobiliser les énergies journalistiques en faveur de la promotion de l'association. Ce n'est que lorsque la critique de l'antiracisme aura été constituée par des acteurs légitimement susceptibles de le faire que les critiques à l'égard de SOS pourront être reprises dans la presse.
    Enfin nous avons cherché à montrer comment les changements politiques institutionnels modifiaient les représentations et les façons de penser la politique transformant ainsi les chances de succès des mouvements et la forme sociale que les acteurs militants étaient amenés à leur donner. Autrement dit, les cadres cognitifs de l'action des acteurs ne sont pas stables mais évoluent au contraire parallèlement aux configurations politiques et journalistiques, contribuant à définir les modes de pensée disponibles en politique[202]. La transformation de l'offre politique des partis « de gauche » et le processus de neutralisation relative de l'offre journalistique ont modifié la perception qu'il était possible d'avoir des luttes politiques. L'alternance de 1981 n'a donc pas seulement constitué un remaniement conjoncturel de l'organisation des pouvoirs publics mais a entraîné la modification durable des croyances et des représentations politiques des agents. Le phénomène connu sous le terme de « déclin des idéologies », dont les manifestations recouvrent à la fois la raréfaction des acteurs se réclamant des thématiques traditionnelles des partis « de gauche » et l'affaiblissement de la propension des agents à y accorder du crédit, loin de constituer un processus historique autonome, issu d'on ne sait quelle « prise de conscience » collective, se révèle au contraire le produit du fonctionnement ordinaire du jeu politique. Il apparaît ainsi que la concurrence électorale entre les entreprises partisanes, par les oppositions que celles-ci suscitent, par leur capacité à enrôler des militants, par les productions intellectuelles qu'elles influencent, par les relais médiatiques qu'elles mobilisent, par les flux financiers qu'elles mettent en œuvre, par la multiplicité des intérêts qu'elles coordonnent, par l'énergie sociale que leur antagonisme est susceptible d'engendrer, exerce une emprise déterminante sur les cadres d'interprétation de la réalité sociale que peuvent mettre en œuvre les agents.