À l'issue de l'analyse de certaines des transformations qui ont affecté simultanément la configuration du champ politique, celle du champ de production intellectuelle et celle des médias d'information peu de temps avant la fondation de SOS-Racisme, nous devons montrer en quoi la possibilité de l'émergence de SOS-Racisme dans la forme qui a été la sienne en 1985 dépendait de ce processus de transformation des modalités des affrontements politiques et de leurs représentations. La thèse que nous chercherons ici à établir est que la configuration du champ politique et du secteur des médias existant jusqu'en 1981 rendait difficile le développement d'une entreprise de mobilisation antiraciste de forme politiquement « neutralisée » et dotée de l'audience qui sera celle de SOS-Racisme en 1985. Au contraire, la configuration politique ultérieure favorisera l'émergence d'une telle organisation mieux ajustée aux caractéristiques nouvelles des antagonismes partisans. Nous ne sous-estimons pas les difficultés propres à l'énonciation de cette thèse : comment établir de façon convaincante que l'émergence d'une organisation fondée en 1985 était improbable avant 1981 ? Les termes mêmes qui doivent être employés pour formuler une telle proposition ne sont pas adéquats puisqu'ils sembleraient supposer qu'un « même » mouvement puisse survenir à une autre époque que la sienne, revêtir une forme sociale différente de celle qu'il a effectivement adoptée et être porté par d'autres acteurs que ceux qui l'ont formé, toutes choses évidemment contradictoires. Cependant, si, par un effort de notre imagination nous tentons de placer une association antiraciste se revendiquant « apolitique », dans la configuration politique de 1979, nous devons nécessairement arriver à la conclusion que sa croissance n'aurait pu avoir l'ampleur qui sera ultérieurement celle de SOS. Le travail de description de l'évolution des champs politiques et médiatiques qui a été réalisé ci-dessus doit nous permettre de considérer que les contraintes qui s'y exerçaient avant 1981 rendaient, toute chose égale par ailleurs, très improbable l'émergence d'une nouvelle organisation antiraciste « neutralisée », susceptible de s'appuyer sur les médias et capable de dépasser l'audience des seuls militants, c'est-à-dire semblable à ce que sera SOS en 1985. Bien sûr, la création d'une organisation antiraciste était possible avant 1981, mais probablement pas celle d'une organisation dotée des caractéristiques sociales particulières qui seront celles de SOS-Racisme. Nous chercherons donc à montrer de quelles transformations structurelles des champs politiques et médiatiques dépendait, de 1979 à 1985, la mise en place des conditions sociales d'émergence d'une organisation antiraciste dotée de trois caractéristiques particulières : une apparence « apolitique », le soutien de la plupart des médias d'information, notamment des journaux télévisés, et une popularité forte et non contestée, en particulier auprès des jeunes. Nous ne souhaitons pas nous livrer à l'exercice toujours vain qui consisterait à démontrer que les événements qui ont eu lieu sont arrivés parce que les processus qui conditionnaient leur venue se sont effectivement déroulés. Pas davantage nous ne ferons du repérage des conditions qui hier auraient empêché certains processus de se produire, la preuve du fait que leur apparition sera effectivement provoquée par la levée des obstacles supposés[1]. Nous ne renoncerons cependant pas à déterminer quels ont été les facteurs qui ont facilité l'émergence de SOS-Racisme. Nous entendons montrer que ce sont les transformations simultanées des configurations du champ politique et du champ journalistique consécutives à l'élection de François Mitterrand qui vont conduire à la mise en place des conditions de possibilité de l'émergence de SOS-Racisme, selon trois modalités principales : d'abord l'affaiblissement de l'emprise des logiques politiques sur les rédactions et la « neutralisation » relative de leur ligne éditoriale va rendre nécessaires des stratégies de prise de distance des journalistes à l'égard du personnel politique de leur camp et aura pour conséquence de détériorer la couverture journalistique des organisations trop engagées à gauche ; puis la diminution de l'intensité des croyances politiques des agents, en particulier lorsqu'ils avaient adhéré au Programme commun, affaiblira les organisations les plus identifiées à « la gauche » et accroîtra au contraire les chances de succès des groupes ayant une image publique plus neutre ; enfin la plus faible reproduction des représentations politiques « de gauche » au sein des générations qui vont entrer dans l'enseignement secondaire entre 1981 et 1985, qui va se traduire par la baisse d'influence des mouvements « de gauche » et « d'extrême gauche » au sein de la « jeunesse » scolarisée et par la diminution de leur capacité à concurrencer un mouvement de forme « apolitique ». Nous chercherons ici à comprendre, en identifiant certaines des conditions structurelles qui ont favorisé l'abondance de la publicité faite à SOS-Racisme et la participation des jeunes sympathisants aux campagnes du badge et du concert, en quoi la nouvelle association dans la forme qui a été la sienne était particulièrement bien adaptée à la configuration politique et médiatique produite par l'élection de François Mitterrand en 1981.
On ne saurait expliquer l'engouement d'un certain nombre d'acteurs en 1985 pour la cause antiraciste sans analyser l'impact que l'émergence du Front national a eu au sein des milieux de la politique et du journalisme. Certains journalistes de la presse « de droite » vont se montrer plutôt conciliants avec une association critiquant le Front national tandis que le personnel politique du RPR et de l'UDF semblera incapable de trouver comment mettre en cause SOS-Racisme – même lorsque l'association s'opposera au gouvernement de Jacques Chirac – de crainte de se voir accusé en retour de faire le jeu de l'extrême droite ou même de partager ses idées. Beaucoup de journalistes et d'observateurs politiques avaient été surpris par l'accroissement des suffrages en faveur du FN qu'ils analysaient comme une recrudescence de « l'extrême droite », potentiellement dangereuse pour les institutions politiques. La réaction hostile que beaucoup de journalistes ont eu face à la montée du Front national s'est manifestée par des commentaires qui lui étaient systématiquement hostiles mais aussi par une attention permanente aux actions et aux déclarations de Jean-Marie Le Pen. Beaucoup de journalistes ont cherché à affaiblir le nouveau parti en faisant l'hypothèse que la révélation publique des idées de Jean-Marie Le Pen et leur critique systématique finiraient par convaincre les électeurs de ne plus voter pour lui[2]. SOS a évidemment profité de l'attention bienveillante que la plupart des rédactions des médias d'information nationaux manifestaient pour toutes les initiatives qui apparaissaient pouvoir entraver la progression du Front national. SOS-Racisme est donc en partie un mouvement réactif qui, en 1985, s'est appuyé sur la menace que peut alors représenter le Front national pour susciter des soutiens. Ses fondateurs font valoir aux journalistes des rédactions « de gauche » que le développement d'un large mouvement antiraciste dans la jeunesse constituerait la meilleure réaction au Front national. L'opposition au Front national entraîne une orchestration objective des attitudes de soutien aux entreprises antiracistes et permet de réunir dans le soutien à ces mouvements des acteurs politiques et journalistiques qui s'opposent par ailleurs. De l'opposition au Front national de la plupart des acteurs du champ journalistique va provenir le succès « médiatique » des mouvements beurs puis celui de SOS-Racisme et enfin celui de Ras'l Front.
L'existence d'une formation politique, alors en forte croissance, accusée de promouvoir le « racisme » joue également un rôle important dans l'attrait que la campagne du badge aura auprès des jeunes. L'affichage par le badge de convictions antiracistes aurait-il été ressenti comme aussi urgent si aucune « menace » « raciste » n'avait été perçue ? Si l'engagement antiraciste était sans doute une « bonne cause » généreuse à laquelle chacun était susceptible de s'identifier et qui valorisait ceux qui l'adoptaient, l'enthousiasme et la bonne volonté militante qui caractériseront les cours des lycées au moment de la pleine diffusion du badge pouvaient-ils être suscités par autre chose que la nécessité ressentie – et sans doute initiée par les nombreux articles ou reportages des journalistes et des éditorialistes – de s'opposer à la croissance du Front national ? L'existence du Front national agit donc à plusieurs niveaux distincts du processus de constitution de SOS-Racisme. C'est parce que le Front national accroissait son influence que Julien Dray et les militants de l'Unef-Id ont cherché un moyen de réagir face à ce qu'ils percevaient également comme une menace de l'extrême droite. Le fait que beaucoup de journalistes et d'hommes politiques « de gauche » partageaient cette aversion à l'égard de la « résurgence » de l'extrême droite a en outre été perçu sur un mode pratique par les fondateurs de SOS-Racisme comme un « climat » susceptible de favoriser leur projet. L'hostilité que le Front national, à la suite des campagnes critiques dans la presse[3], rencontrait dans une partie de la population laissait penser aux fondateurs de SOS-Racisme que leur initiative pouvait obtenir un certain succès. Par conséquent, la perception du caractère « favorable » de la présence du Front national tendait à susciter la création d'initiatives antiracistes – la marche des beurs et SOS-Racisme mais aussi ultérieurement Le manifeste contre le Front national et Ras'l Front – qui bénéficieront tous de l'antipathie que beaucoup de journalistes manifestaient envers le Front national[4]. Cependant, la bienveillance des journalistes à l'égard de SOS-Racisme n'aurait pas suffit à assurer la notoriété de l'association si celle-ci n'avait été en mesure d'organiser des événements susceptibles d'amener les rédactions à lui accorder leur attention. La capacité de SOS a organiser des actions en direction des journalistes était directement proportionnelle au financement qu'il pouvait obtenir.
L'origine publique du financement de SOS-Racisme a souvent fait l'objet dans la presse de révélations dénonciatoires. En effet, si la constitution autonome d'une association militante se propageant progressivement à différents secteurs sociaux et à diverses régions ne peut être que lente, la construction rapide d'une nouvelle organisation nécessite des moyens dont disposent rarement les groupes militants. Il est nécessaire, pour atteindre une certaine efficacité politique, que l'organisation soit en mesure de salarier des militants permanents pour doter leur action d'une compétence et d'une continuité que des bénévoles ne peuvent permettre. La légende veut que SOS ait été créé à partir de deux prêts étudiants de 50.000 francs qui auraient évidemment représenté un risque financier personnel très important pour les deux militants les ayant souscrits[5]. Il est cependant plus probable que l'association a reçu au moment de sa création de l'argent provenant du cabinet de l'Elysée qui a permis aux militants de l'Unef-Id de Villetaneuse de faire face aux premières dépenses – location du siège, lancement des premières séries du badge – que nécessitait le lancement de SOS. Ce versement a évidemment été tenu secret pour ne pas écorner l'image d'autonomie « apolitique » du débiteur. Une fois le badge largement diffusé et la notoriété de l'association établie par les premiers reportages télévisés, SOS-Racisme devient alors susceptible de demander plus d'argent pour organiser des événements plus importants. Mais SOS-Racisme n'a pu être capable, au bout de seulement quelques mois d'existence, d'organiser des événements musicaux d'une aussi grande ampleur que parce qu'il avait bénéficié de financements publics considérables. Bien que les artistes du premier concert n'aient, semble-t-il, pas facturé leur prestation au tarif habituel, l'organisation d'un tel événement dépassait pourtant de beaucoup les capacités de financement et d'organisation d'un groupe aussi jeune que l'était SOS. Or, l'analyse de la couverture de Libération et du Monde nous l'a montré, SOS-Racisme n'aurait pu bénéficier durant sa première année d'existence d'une presse aussi abondante et aussi favorable sans le concert de juin à la Concorde et celui de décembre au Bourget qui vont servir de supports d'actualité aux reportages des journalistes, rendant ainsi fameuses la main jaune du badge et l'association. En effet, même les journalistes les mieux disposés ne peuvent rendre compte de l'activité d'une organisation qu'ils entendent soutenir si celle-ci n'est pas en mesure de faire de ses actions des « faits d'actualité » dotés d'un intérêt propre et qui vont justifier leur présence et leurs articles. Les dirigeants de SOS-Racisme cherchent donc à produire des « événements pour journalistes »[6] pour faciliter la publication d'articles de presse, mais aussi de préférence des événements « visuels » – un concert plutôt qu'une pétition – parce que les reportages télévisés sont susceptibles d'avoir un impact plus important et d'atteindre le public de « jeunes » beaucoup plus difficilement accessible par des moyens militants classiques.
Avant 1981, il est probable qu'une organisation antiraciste aurait difficilement obtenu des subventions gouvernementales aussi importantes que SOS en 1985. En l'absence de manifestation ou de concert de grande ampleur, la création d'une association antiraciste durant la présidence de Georges Pompidou ou de Valéry Giscard d'Estaing aurait sous doute débouché sur un petit réseau de nouveaux militants susceptibles d'apparaître dans les manifestations antiracistes antigouvernementales mais cependant incapables d'obtenir la dimension qu'aura SOS. Avant 1981, il aurait été difficile aux fonds des partis d'opposition de se substituer partiellement aux subventions gouvernementales : les budgets dont ils disposaient étaient beaucoup plus réduits que ceux que contrôlaient les partis de la majorité gouvernementale qui bénéficiaient en outre de l'inquiétude que le programme de nationalisations et d'extension des droits des salariés défendu par l'opposition pouvait alors inspirer aux chefs d'entreprises. Avant 1981, la disproportion entre les moyens financiers des formations politiques de la majorité et ceux de l'opposition est considérable. L'opposition ne pouvait compter que sur les municipalités qu'elle contrôlait pour financer ses campagnes et il est probable qu'il lui était difficile de consacrer trop de ressources à une opération aussi hasardeuse que le lancement d'une nouvelle organisation antiraciste[7]. En outre, il leur aurait été difficile de donner secrètement des subventions à une nouvelle association antiraciste. Au contraire la possession des positions gouvernementales permettra d'attribuer à SOS, de façon beaucoup plus discrète puisque parfaitement publique, des sommes bien plus importantes.
Les sources de financement potentielles d'une organisations militante ne sont pas nombreuses en dehors des cotisations, toujours faibles : dons d'entreprises, fonds publics et plus rarement activités commerciales. Lorsque l'organisation est portée par une dynamique particulière – comme l'était SOS-Racisme en 1985 – et par conséquent capable d'une activité militante importante, les moyens manquent rapidement et constituent le frein principal de son action. L'argent de la vente des badges épuisé ou placé en réserve, SOS-Racisme est contraint de se tourner vers les subventions annuelles publiques ou privées. L'analyse des conditions financières d'émergence d'une association appuyée par l'organisation d'événements musicaux de grande ampleur nous amène donc à la conclusion que la présence au gouvernement des partis politiques les plus proches des groupes militants antiracistes était nécessaire au financement de la nouvelle organisation pour lui donner la capacité de concevoir des événements susceptibles de la faire connaître. La capacité financière de SOS, exceptionnelle pour une organisation aussi récente, était donc une condition nécessaire, bien que non suffisante, pour un succès rapide.
Même si l'action d'une association militante est fortement aidée par les pouvoirs public, encore faut-il qu'elle soit acceptée au sein du champ dans lequel se situe son action. Une organisation antiraciste naissante peut difficilement agir – sans se voir immédiatement mise en cause – en contradiction avec l'attitude que les associations établies de ce secteur sont susceptibles d'adopter à l'égard de la politique du gouvernement en matière d'immigration. Or l'antiracisme est, en particulier depuis la guerre d'Algérie, un registre de mobilisation largement dominé par des acteurs politiques « de gauche »[8]. Le MRAP et la LDH, dont les directions sont proches du PC et du PS constituent, dans une certaine mesure, des structures semi-indépendantes ou déconcentrées de ces partis, spécialisées dans l'indignation morale et la protestation contre les politiques gouvernementales de gestion des populations immigrées. Si la FASTI et le GISTI sont alors moins liés à un parti politique, ils sont cependant également animés par des militants se reconnaissant dans « la gauche ». Avant 1981, toutes ces organisations antiracistes associées à la gauche institutionnelle s'opposent au gouvernement « de droite ». Sur le terrain « de l'immigration », le débat public concerne alors essentiellement les conditions faites aux travailleurs immigrés au sein des entreprises – notamment lors de grèves[9] – et, à partir de 1977, la politique de Lionel Stoléru destinée à favoriser le retour des étrangers dans leur pays d'origine[10]. Entre 1977 et 1981, les autorités françaises tentent d'inciter les travailleurs étrangers à rentrer volontairement dans leur pays en attribuant une prime à tout immigré qui quitterait définitivement la France. Simultanément, le gouvernement cherche à négocier avec les pays d'émigration le retour forcé d'une partie de leurs ressortissants dont les titres de séjour de dix ans viennent à expiration à partir de 1979[11]. Cette politique d'encouragement au retour s'accompagne d'un accroissement des expulsions d'étrangers par les services du ministère de l'Intérieur – parfois des « jeunes issus de l'immigration » qui n'ont jamais habité dans le pays d'origine de leurs parents – qui passent de 4.700 environ en 1978 à 8000 en 1979 puis à 10.000 environ en 1980[12]. Une politique aussi énergique suscite des actions collectives de protestation contre les expulsions[13] qui réunissent les associations antiracistes, les groupes d'immigrés, les églises et les partis « de gauche » et « d'extrême gauche ». Face à des organisations composées pour une part de militants des partis d'opposition[14], une nouvelle organisation antiraciste aurait été contrainte avant 1981 de préciser son attitude à l'égard d'un gouvernement alors violemment mis en cause. Dans une configuration où la politique menée à l'égard des travailleurs étrangers devient un enjeu de confrontation partisan, les acteurs politiques de l'opposition, qui prétendent au monopole de la représentation des catégories sociales les moins favorisées[15], cherchent à se présenter comme les défenseurs des populations immigrées face à une majorité dont la politique de retours forcés et d'expulsions donne effectivement du crédit à une telle stratégie symbolique[16]. Le maintien de ce monopole, qui fait partie du travail politique ordinaire des porte-parole de l'opposition pour mobiliser et élargir leur électorat, passe par la critique des politiques menées par le gouvernement mais aussi par le contrôle de toutes les organisations susceptibles de prendre position sur ce sujet. Il s'agit sans doute moins, pour les formations partisanes de la gauche, de gagner des électeurs qui se prononceraient sur l'enjeu spécifique de la solidarité avec les immigrés que de maintenir leur image de défenseurs des valeurs de solidarité.
[En 1981], l'immigration est devenue depuis quelques années, pour le Parti socialiste, un domaine de différenciation favorable [par rapport au PC]. C'est l'un des rares terrains sur lequel le PS peut se situer à la gauche de son partenaire parce que, loin des questions économiques, il a une forte dimension symbolique. [...] Le PS s'est montré actif, entre 1974 et 1981, sur la défense des droits des immigrés, pour deux autres raisons : sur ce thème, il était possible de trouver des convergences avec cette partie de la gauche non communiste, historiquement critique à l'égard de la SFIO puis du Parti socialiste (PSU, etc.) ; par ailleurs, on pouvait sur ce thème développer de meilleures relations avec l'Etat algérien que n'en avait eu la défunte SFIO[17].
Il s'agit donc pour l'opposition de s'assurer que toutes les associations en mesure d'intervenir légitimement dans le débat sur l'immigration tiennent un discours critique envers le gouvernement. Cet investissement du secteur de la « défense des immigrés » par le personnel politique de l'opposition est redoublé par l'attention que les médias « de gauche » portent à l'immigration et au racisme[18] – en particulier Libération, dont les journalistes sont très actifs dans le soutien aux personnes expulsées et la mise en cause de la politique du gouvernement de Raymond Barre vis-à-vis des immigrés[19]. Dans une telle configuration politique, l'émergence d'une association antiraciste dotée d'une forme « apolitique » rencontrerait des difficultés importantes. Elle se verrait sommée, par les acteurs politiques de « la gauche » et par les associations antiracistes qui leur sont liées, de prendre position contre les expulsions mises en œuvre par la police et la politique gouvernementale d'inversion des flux migratoires. La nouvelle association serait vite contrainte soit d'adopter une posture oppositionnelle similaire à celle des autres organisations antiracistes, lui faisant ainsi perdre la spécificité de sa mise en forme « apolitique » (et par conséquent sa capacité à sortir l'antiracisme du strict cadre militant), soit de refuser de se prononcer sur la politique du gouvernement, ce qui entraînerait rapidement son discrédit au sein du sous-champ des associations antiracistes établies et des réseaux militants de soutien aux immigrés. L'intensité structurelle des oppositions politiques avant 1981 faisait qu'une organisation cherchant à mobiliser dans le secteur de l'antiracisme se serait vue enrôlée par l'une des factions politiques et aurait dû subir les attaques des acteurs politiques de l'autre camp. Comme le formule le journaliste Jean-François Kahn en utilisant une image militaire, « impossible de s'installer dans le no man's land qui sépare les deux systèmes de tranchées sous peine de subir le feu des batteries concurrentes »[20]. Or l'effet de telles controverses publiques serait de raréfier les acteurs susceptibles de soutenir la nouvelle association, d'une part parce que se détourneraient de la cause antiraciste les agents les plus proches du personnel politique à l'initiative des critiques, d'autre part parce que cette polémique éloignerait les agents les moins intéressés par la politique, ceux qui redoutent les débats apparaissant partisans ou « politiciens »[21] et qui ne peuvent s'engager que pour une cause morale « inattaquable », parce que ne maîtrisant pas les rites agonistiques du jeu partisan, tout débat critique leur paraît entacher le bien-fondé de la cause[22].
L'opposition des formations partisanes de « la gauche » à une entreprise de mobilisation « apolitique » n'aurait pas pu être aussi efficace si elles n'avaient pas disposées avant 1981 d'une forte légitimité, en particulier auprès des acteurs capables de participer à des actions collectives. Le crédit symbolique dont les personnels politiques « de gauche » se trouvent dotés auprès des militants et des électeurs permet d'expliquer la capacité de l'opposition à s'opposer efficacement à l'émergence d'entreprises militantes dans un secteur sur lequel ils prétendent avec succès au monopole de la représentation. Ceux qui sont alors les plus susceptibles de se mobiliser pour la défense des droits des immigrés ont souvent une autre activité militante « généraliste » dans un parti politique « de gauche » qui représente leur engagement « principal »[23]. Or jusqu'en 1981, le débat politique n'est structuré que très accessoirement autour des revendications liées à l'immigration qui constitue une cause secondaire et pour ainsi dire auxiliaire de luttes politiques plus globales, dans lesquelles l'ensemble de l'organisation économique du pays semble alors l'objet d'un « choix de société ». Comme nous l'avons observé, les thèmes de la réduction des injustices et des inégalités sociales, ceux de l'augmentation des salaires et des nationalisations, ceux du chômage et de la hausse des prix sont beaucoup plus présents dans le débat électoral que les thèmes liés aux conditions de vie des travailleurs immigrés ou aux politiques de l'immigration dont on peut d'ailleurs penser que leur généralisation est limitée par l'étroitesse de l'électorat susceptible de se prononcer principalement en fonction de cette question[24]. Il aurait par conséquent été difficile, avant 1983, d'imposer durant plusieurs mois le thème de l'antiracisme comme l'un des sujets essentiels et centraux du débat politique – comme contribuera à le faire SOS-Racisme en 1985 – tant les controverses sur la réduction des inégalités sociales et l'ampleur des nationalisations prédominaient[25]. De plus, une association antiraciste qui se serait vue dénoncée par les principaux partis de la gauche politique, aurait eu alors beaucoup de difficulté à trouver des militants tant la cause de l'antiracisme était symboliquement attachée à l'opposition. L'idée même d'une organisation « apolitique » destinée à rassembler au-delà du seul camp d'origine de ses fondateurs et se dotant de « parrains » « de gauche » et « de droite » serait apparue à une large fraction des militants potentiels comme une tentative étrange de réunir dans la lutte antiraciste des acteurs partisans que leur engagement politique et leurs prises de positions différentes sur cette question plaçaient précisément dans des camps opposés.
Enfin, avant 1981, une organisation antiraciste qui n'aurait pas été acceptée par le secteur associatif de l'antiracisme ou appuyée par l'un des « camps » politiques, aurait difficilement pu bénéficier de la couverture journalistique qui a favorisé l'essor de SOS-Racisme en 1985. Dans une configuration du champ des médias d'information dans laquelle les journalistes tendent à redoubler le travail politique des porte-parole des partis et se trouvent enrôlés dans les luttes partisanes entre la droite et la gauche, il aurait été difficile pour une organisation antiraciste de ne pas se trouver prise dans le système de description politiquement orienté des faits d'actualité par les journalistes associés à chaque alliance partisane. Les médias d'opposition, en raison des liens qui les unissaient aux partis « de gauche » n'auraient pu se montrer favorables à une association « apolitique » qui aurait refusé de se prononcer sur les politiques du gouvernement touchant à l'immigration. À l'inverse, les médias d'Etat et les journaux favorables au gouvernement ne se seraient probablement pas intéressés à une entreprise de mobilisation fondée sur une protestation morale antiraciste alors même que le gouvernement tentait de renvoyer des dizaines de milliers d'étrangers dans leur pays d'origine en soulevant le moins d'émotion possible. Le contrôle exercé avant 1981 par le personnel politique de la majorité sur la télévision, le média d'information le plus susceptible d'atteindre la catégorie d'âge à laquelle était plus particulièrement destinée la campagne du badge, la « jeunesse » – proportionnellement moins touchée que les adultes par la presse d'information nationale – rendait improbable avant 1981 une campagne de promotion télévisée de grande envergure pour un mouvement de mobilisation qui ne serait pas soutenu par le personnel politique de la majorité[26]. L'analyse de la configuration politique et médiatique entre 1968 et 1981 nous conduit donc à penser que, sans appartenir à l'un des camps politiques, une association antiraciste n'avait guère de chance de susciter l'intérêt des médias associés à l'une ou l'autre des factions politiques et qu'une fois soutenue par une partie de la presse, elle ne pouvait rencontrer que l'hostilité des journalistes et des acteurs politiques appartenant à la fraction politique opposée, rendant ainsi improbable le développement « consensuel » et sans opposition qui a été celui de SOS-Racisme durant sa première année d'existence.
Face à un gouvernement de droite dont la seule présence mobilisait les énergies militantes contre sa politique, une nouvelle organisation antiraciste n'aurait pu émerger sans accepter de se prononcer contre le gouvernement et de donner un tour revendicatif à son action. En apparaissant comme opposée au gouvernement de Raymond Barre, une association naissante se serait trouvée placée dans l'impossibilité de réunir autant de soutiens actifs et de non opposition passive. L'émergence de SOS aurait divisé les acteurs du champ politique entre soutiens et opposants, et la presse, en journaux favorables – « de gauche » – ou hostiles à son action – « de droite » – . Or ce qui a fait la spécificité de SOS-Racisme parmi d'autres associations antiracistes a été sa capacité à proposer une mise en forme sociale susceptible de ne heurter frontalement aucun acteur partisan et capable de rassembler bien au-delà des effectifs militants que pouvaient alors mobiliser les partis et les associations associés à « la gauche ».
Tout porte donc à croire qu'à l'origine du succès de SOS-Racisme se trouve la capacité à définir une offre antiraciste en mesure d'obtenir cet effet d'unanimité, cette suspension provisoire des critiques, cette absence momentanée d'adversaires déclarés qui était l'une des conditions pour que, durant quelques mois, les journalistes les plus intéressés par la cause de l'antiracisme et de l'antilepénisme puissent soutenir une organisation destinée à lutter contre Le Pen selon une logique militante dans d'autres contextes interdits aux journalistes sous peine de voir leur crédit professionnel remis en cause. En réalité, le phénomène le plus surprenant du processus d'émergence de SOS n'est pas que la nouvelle organisation obtienne le soutien de la presse et du personnel politique « de gauche », mais plutôt que ce soutien ne s'accompagne pas de sa mise en cause simultanée par les journalistes et les hommes politiques du camp opposé. C'est cette absence de critique, voire parfois la publication par les journalistes de la presse « de droite » d'articles favorables, qui va contribuer à produire cet effet d'unanimité à l'origine de l'établissement de la popularité de SOS durant l'année 85. Cette unanimité va permettre à la télévision de couvrir très largement, « pour la bonne cause », l'action de SOS-Racisme, alors que face aux effets d'une polémique suscitée par d'éventuels adversaires de SOS, elle aurait été contrainte d'équilibrer sa couverture et donc de présenter en partie les arguments critiques de ceux-ci, (en particulier si ceux-ci étaient apparus appuyés par les formations politiques de la droite). Cet effet d'unanimité provisoire, était en partie suscité par l'excellence de la cause, par l'incapacité des adversaires de SOS à mettre en doute, quelques mois après le succès du badge, la légitimité intrinsèque qui était alors celle d'une action antiraciste, et par l'absence d'angles critiques qu'offrait une association sans passé et sans passif, sans scandales, mais également sans programmes, bref, complètement vierge de toute caractéristique stigmatisable.
SOS-Racisme se présente comme un mouvement de rassemblement large destiné à pouvoir réunir toutes les sensibilités politiques à l'exception du Front national. La mise en forme « apolitique » suppose que tous les aspects pouvant donner à penser que les objectifs réels ne sont pas les objectifs manifestes ont été gommés du mode de présentation initial. Ainsi l'absence de contenu revendicatif dans les premières actions de l'association interdisait aux journalistes de classer l'association dans un type identifié d'organisation militante et en particulier leur interdisait de la considérer comme « de gauche ». L'impossibilité d'assigner à l'association un classement politique a priori par le seul effet de l'orientation objective de ses revendications lui permettait de ne pas avoir d'adversaires dans le champ politique. Cette neutralité revendicative ne donnait à aucun acteur partisan d'intérêt à critiquer publiquement l'association ; elle ne donnait pas prise à un éventuel adversaire – par exemple un parti de droite qui aurait décidé de mettre en cause préventivement l'association pour relativiser son audience future. Une des caractéristiques de SOS-Racisme est en effet d'être une « bonne cause » dont la critique doit être soigneusement argumentée sous peine de se retourner contre son auteur. Puisqu'elle n'est pas fondée sous un gouvernement « de droite », la nouvelle association peut éviter de suivre les autres organisations antiracistes qui s'opposaient hier à la politique de Raymond Barre et de Lionel Stoléru ; puisqu'elle adopte un discours non revendicatif, SOS-Racisme peut également ne pas s'opposer au gouvernement socialiste en 1985. La mise en forme non revendicative et « apolitique » de SOS lui permet de ne gêner aucun acteur politique ou militant – à l'exception des mouvements beurs – et de ne donner que peu de prise à la critique de l'association.
Les caractéristiques mêmes de la cause antiraciste – pourvue depuis la Libération et la défaite des régimes se réclamant de doctrines « racistes » d'une légitimité historique – facilitaient cette absence d'adversaires. Les promoteurs des causes politiques rencontrent des acteurs inégalement disposés à les accueillir favorablement[27]. Mais l'antiracisme constitue un mouvement militant dont les porte-parole ont rarement à se justifier de leur engagement. Attaquer le « racisme » ou plutôt les acteurs à qui cette opinion est imputée ne suscite qu'approbation parce que de tels systèmes argumentatifs sont de longue date mis en cause et que l'acteur critique va rencontrer beaucoup d'agents prêts à approuver et à soutenir son discours. Au contraire, la mise en cause de l'antiracisme n'est pas aussi habituelle et spontanément légitime que celle du « racisme ». Certains acteurs sociaux sont susceptibles d'être heurtés par un discours critiquant ouvertement l'antiracisme en tant que tel. L'auteur des attaques dirigées contre une organisation antiraciste ne doit pas pouvoir être soupçonné de « racisme » – par exemple s'il appartient à une communauté stigmatisée – sous peine d'être exposé aux réactions hostiles des intellectuels, de journalistes ou d'hommes politiques attachés à maintenir les interdits pesant sur toute expression publique de xénophobie. En outre, un éventuel discours critiquant l'antiracisme doit s'armer de justifications particulièrement fortes. Durant la cohabitation, le personnel politique gouvernemental qui, dans la perspective d'éventuels reports de voix au second tour des élections présidentielles, tente alors de ne pas aliéner à leur futur candidat les électeurs du Front national, aura beaucoup de mal à mettre en cause SOS-Racisme sans permettre à leurs adversaires de les associer à l'offre politique stigmatisée du FN.
C'est la conjonction ultérieure de la mise en cause de l'association par des acteurs politiques de la gauche – les proches de Michel Rocard, Jean Poperen – et par des intellectuels dont l'antiracisme est reconnu qui va permettre la généralisation et la diffusion des discours critiques envers SOS-Racisme chez les journalistes. Pierre-André Taguieff, spécialiste reconnu du racisme depuis la parution de « La force du préjugé »[28], antiraciste et antilepéniste incontestable après la publication des deux tomes de « Face au racisme »[29], en reprenant à son compte certaines des attaques portées à SOS-Racisme depuis sa création mais que leur origine rendait peu efficaces (les mouvements beurs, le personnel politique ou les journalistes « de droite ») va accroître la capacité des journalistes à mettre en cause SOS. En effet, sa critique des « effets pervers » de « l'antiracisme médiatique » qui, loin de servir la lutte contre le racisme ou le Front national favoriserait au contraire leur diffusion sous l'effet de la publicité que leur donne leur « diabolisation », va faciliter la libération cognitive des journalistes face à la cause antiraciste en leur procurant une autorité morale et scientifique « incontestable » de couverture[30]. Ce n'est plus seulement les modalités du travail des organisations antiracistes qui peuvent alors être mises en cause mais le fondement même de leur légitimité à mener une action publique. Alors que les rédactions de la presse « de gauche » hésitaient encore à critiquer une organisation défendant la cause de l'antiracisme, la thèse de Pierre-André Taguieff jugeant que les dirigeants de SOS desservent la cause qu'ils prétendent défendre emporte d'autant plus facilement les derniers scrupules de certains journalistes qu'ils étaient plus irrités par les prises de position des porte-parole de SOS.
Marie-Laure Colson – Taguieff, c'est ça qui les a... Ça leur a porté un sacré coup. Les arguments de Taguieff contre l'antiracisme étaient bons ; enfin le débat était fondé, [...] mais ça a eu un effet assez terrible. Ça a discrédité la lutte antiraciste de façon globale. Ça a obligé aussi SOS à repenser ses thèmes de mobilisation, la manière dont ils traitaient leurs affiches, leurs images, de l'antiracisme ou de l'immigré. [...] Pour les militants ça a été dramatique aussi, comme si tout ce qu'ils avaient fait jusqu'ici était criminel (rire). Alors qu'il y a un tas de gens qui faisaient essentiellement du soutiensur le terrain et qui étaient sincères dans leur démarche[31].
La description du processus d'affaiblissement de la légitimité de la cause antiraciste à partir de 1989 permet donc de mettre en évidence, par contraste, les conditions liées à la structuration argumentative légitime du débat public en 1985 qui vont favoriser l'émergence de SOS-Racisme. La cause antiraciste telle qu'elle est alors définie permet difficilement qu'on lui oppose un discours critique légitime. Expression d'un civisme élémentaire et presque de sens commun, encore renforcée dans son bien-fondé par l'émergence du Front national, la cause antiraciste ne peut avoir aucun adversaire déclaré – hormis ceux que lui donnent ses défenseurs – et constitue donc un support particulièrement efficace pour la constitution d'une organisation recherchant un large rassemblement. Spontanément sympathiques, les organisations qui s'en réclament rencontreront le soutien d'acteurs publics attachés à s'opposer au Front national. Cependant, si les journalistes donnent à SOS-Racisme au début de 1985 une importance sans doute plus grande que la taille réelle de l'association ne le nécessite, ils ne pourraient durablement affecter, vis-à-vis de leurs lecteurs, un soutien à une organisation militante ne rencontrant aucun écho. Une des conditions de succès de SOS-Racisme était donc une adhésion ostensible de nombreux sympathisants. En utilisant des techniques de production d'événements militants – badge, concert gratuit – qui tendent à minimiser le coût de la participation, les dirigeants de SOS-Racisme vont permettre la participation spectaculaire de certaines catégories sociales – lycéens, jeunes de banlieue, acteurs ayant une faible connaissance de la politique – autrement très difficiles à enrôler dans une action manifestante. Cependant, la participation de ces catégories à la mobilisation « neutralisée » que propose SOS-Racisme est également rendue possible par le processus d'affaiblissement du niveau d'intérêt pour les enjeux partisans et pour le militantisme politique, notamment au sein de la jeunesse.
Nous avons souligné dans les chapitres un et neuf que les postures protestataires et l'orientation oppositionnelle d'une majorité des jeunes avaient été entretenues durant les années soixante-dix à la fois par les groupes militants et la tradition politique issus de mai 68, par les mouvements de mobilisation lycéens et étudiants et par la présence d'un gouvernement « de droite ». Au contraire, l'absence de mobilisation spécifique dans le secteur universitaire ou lycéen entre 1981 et 1986 – en dehors du mouvement des étudiants de médecine et des manifestations contre la réforme de l'enseignement privé en 1984 – était une conséquence du déclin de la culture protestataire qui était auparavant celle d'une partie de la jeunesse scolarisée mais en renforçait encore les effets puisque les lycéens et les étudiants les moins intéressés par le militantisme politique n'étaient plus entraînés et socialisés à la politique et ancrés « à gauche » par les mouvements d'opposition au gouvernement. L'action syndicale étudiante des fondateurs de SOS-Racisme au sein de l'Unef-Id rencontre donc à partir de 1982 un écho de plus en plus faible. Cette décrue de la propension au militantisme des étudiants les conduit à rechercher une offre militante moins marquée par le langage de l'extrême gauche encore dominant dans le syndicalisme étudiant. La création de SOS constitue une tentative pour définir un thème de mobilisation nouveau par rapport à des énoncés militants qui semblaient devenus inadéquats à la nouvelle configuration politique. À des jeunes peu intéressés par l'action politique et de moins en moins mobilisables sur les thèmes de révolte sociale et d'opposition « au pouvoir » ou à « la droite », les fondateurs de SOS-Racisme vont proposer une mise en forme différente qui, plus neutralisée politiquement, fera appel à une morale antiraciste élémentaire.
Au sein de la jeunesse scolarisée, le recul de la culture contestataire que nous avons décrit dans le chapitre précédent se manifeste par la raréfaction rapide après 1981 de la présence des organisations d'extrême gauche dans les établissements scolaires. Les noyaux militants lycéens qui ne parviennent pas à recruter de nouveaux membres disparaissent de leurs établissements en deux ou trois ans au plus. Alors qu'auparavant les militants gauchistes rencontraient des lycéens et des étudiants déjà familiarisés avec les attitudes et les postures contestataires, qui étaient prêts, sinon à devenir militants, du moins à accueillir favorablement leurs offres politiques, après 1981, ils sont confrontés à des jeunes de plus en plus indifférents à l'action politique. La diminution du nombre de militants présents dans les établissements secondaires qui auparavant participaient à la transmission de la tradition politique radicale, va amplifier le phénomène de désaffection à l'égard de l'action politique : dans la plupart des lycées, les nouveaux élèves ne sont bientôt plus en contact avec aucun groupe politique ni aucun exemple militant.
Au moment de sa création, SOS-Racisme ne rencontre par conséquent aucun mouvement militant concurrent dans les lycées. Or, on peut faire l'hypothèse que l'existence de groupes militants d'extrême gauche aurait représenté un obstacle au succès de la nouvelle association. Une organisation recherchant à la fois des parrains appartenant à la gauche et à la droite comme Simone Veil ou Jacques Toubon aurait difficilement pu ne pas susciter de fortes réserves d'éventuels mouvements « gauchistes » lycéens. Les critiques (alors peu reprises dans la presse) que les militants beurs issus de l'extrême gauche font à SOS-Racisme avant le concert de la Concorde – ne pas adresser de revendications au gouvernement, se contenter d'une condamnation abstraite et morale du racisme sans chercher à identifier ses racines sociales[32] – auraient à coup sûr été celles que des militants radicaux présents dans les lycées auraient alors opposées au développement de SOS-Racisme. Les premiers succès de la nouvelle organisation antiraciste, qui se traduisent assez vite par la création de comités, auraient en outre difficilement pu être considérés autrement que comme une concurrence dangereuse pour des mouvements d'extrême gauche cherchant eux-mêmes à recruter de nouveaux adhérents. Alors que la réussite de SOS-Racisme reposait notamment sur l'absence de jugement négatif à son encontre durant ses premiers mois d'existence qui avait alors permis à l'association d'accumuler un capital de sympathie et d'imposer une image sociale positive, la présence dans beaucoup de lycées de noyaux militants susceptibles de mettre en cause l'orientation politique et l'absence d'attitude revendicative de SOS aurait, au contraire, entravé le succès naissant de SOS-Racisme dans le secteur qui a le plus contribué à le signaler à l'attention des journalistes, les établissement scolaires.
Comme nous l'avons montré précédemment, la construction des identités politiques en opposition aux gouvernements pompidoliens puis giscardiens avait contribué à l'identification à « la gauche » d'une majorité des jeunes[33]. À partir de 1981, la culture de protestation au sein de la jeunesse, qui était fondée sur l'opposition au gouvernement « conservateur » et sur l'attente des transformations sociales qu'apporterait un pouvoir « de gauche », tend à s'affaiblir et à ne plus être reproduite chez les nouveaux collégiens et lycéens. L'action du gouvernement socialiste et communiste déçoit les espoirs qui étaient auparavant investis dans la défaite de « la droite ». Indépendamment même de cette déception, le personnel politique « de gauche » ne peut plus comme auparavant incarner l'opposition au pouvoir et à l'autorité et se placer en position « d'outsider » face aux « established » de la majorité[34]. Lorsque la détention des positions hiérarchiques et les attitudes autoritaires étaient associées à « la droite », toute situation de conflit avec une autorité administrative ou même parentale contribuait à attacher les jeunes aux postures contestataires symboliquement identifiées à « la gauche ». La transmission et la reproduction de cette culture de défiance à l'égard du pouvoir alors identifié à « la droite » ne sont plus assurées lorsque la gauche parvient au gouvernement et que son personnel politique se notabilise. Le processus de « dégauchisation » de la jeunesse dont le principe est la non reproduction des attitudes contestataires et des répertoires argumentatifs issus de la tradition gauchiste de mai commence donc mécaniquement dès lors que Raymond Barre n'est plus Premier ministre. À partir de 1982, les lycéens sont plus indifférents qu'auparavant aux oppositions partisanes entre la gauche et la droite, moins disposés à percevoir dans ces oppositions de véritables choix politiques capables de changer leurs conditions de vie, moins susceptibles de croire en l'action militante et en la possibilité pour un gouvernement d'apporter un réel changement social. Enfin, ils ont une culture politique moyenne plus faible que celle de leurs aînés, puisque la diminution des chances de valorisation des savoirs militants fait que l'ignorance politique est devenue socialement moins sanctionnée et plus avouable qu'auparavant, gênant la persistance d'une socialisation politique « de gauche » minimum en particulier chez les jeunes d'origine populaire[35].
Les fondateurs de SOS-Racisme vont proposer une cause militante qui sera conçue en fonction d'une part des orientations nouvelles perceptibles au sein du champ journalistique – neutralisation des lignes éditoriales, critiques des « utopies » ou des idées « archaïques » – d'autre part de la perception qu'ils ont de l'affaiblissement de la culture de gauche parmi les étudiants. La mise en forme « apolitique » d'une association qui était essentiellement conçue en direction des jeunes était donc nécessaire pour qu'ils ne se détournent pas immédiatement à la seule mention de l'appartenance politique des fondateurs. Ne pouvant plus donner une orientation ouvertement « de gauche » à la nouvelle organisation, ils vont adopter une mise en forme « neutralisée » à laquelle le souci d'exhiber des parrains « de droite » et « de gauche » donnera du crédit. Ne pouvant donner un tour revendicatif au discours initial de l'association sous peine de se dévoiler, ils vont proposer comme ressort mobilisateur une réaction morale et œcuménique fondée sur l'opposition à la progression du « racisme », identifié au Front national. La processus de « dépolitisation » relatif de la jeunesse est en partie à l'origine de la mise en forme « apolitique » de l'organisation fondée par Julien Dray, mais il en constitue une des conditions de l'émergence et du succès.
Avant 1981, l'apparition d'une entreprise de mobilisation de forme « apolitique » appuyée sur les médias et la jeunesse scolarisée était rendue difficile par l'emprise que le système partisan bipolaire exerçait sur le secteur des médias d'information, sur le champ militant de l'antiracisme et sur les modes de pensée et les représentations des agents susceptibles de se mobiliser pour la cause antiraciste. Ce n'est qu'après l'affaiblissement de la crédibilité des antagonismes politiques sous la forme radicale qui était la leur durant les années soixante-dix, forme à laquelle beaucoup d'électeurs et de militants avaient sincèrement adhéré, qu'apparaîtra la possibilité de concevoir une entreprise de mobilisation qui ne sera pas ouvertement liée à l'un des camps partisans.
* *
*
À l'issue de notre analyse, nous parvenons à la conclusion que l'émergence d'une entreprise de mobilisation antiraciste dotée d'une forme « apolitique » et susceptible de faire l'objet d'un consensus relatif, en particulier au sein des médias d'information, était politiquement difficilement concevable avant 1981 et n'aurait pas pu, dans la configuration politique prévalant entre 1968 et 1981 atteindre l'audience qui sera celle de SOS en 1985. Comme nous l'avons montré au cours des chapitres précédents, avant 1981, l'absence de contradiction entre les représentations politiques des électeurs, les attitudes des hommes politiques qui, par-delà leur rivalité, se rejoignent pour dramatiser les enjeux des luttes électorales et celles des journalistes de la presse nationale dont la production rédactionnelle participe aux luttes symboliques de leur camp partisan, contribue à renforcer la croyance en la pertinence des oppositions constituées et à stabiliser la forme très agonistique prise par les affrontements politiques. Le personnel politique de l'opposition, qui défend une offre politique « radicale » issue du Programme commun, s'appuie sur des électeurs pourvus d'un fort sentiment d'appartenance à « la gauche » et sur une presse qui valide les options politiques et économiques alternatives en critiquant la politique menée jusqu'alors. Chaque pôle de cette configuration tend à renforcer les autres : la « radicalité » de l'offre des principaux partis d'opposition contribue à entretenir celle des représentations politiques des agents, qui participe au maintien de l'ancrage « à gauche » de la presse d'opposition, qui elle-même valide et crédibilise l'offre politique des partis de gauche et participe aux luttes symboliques contre le personnel politique et les journaux « de droite ». L'entretien et la reproduction d'un tel système idéologique et partisan nécessitent un intense travail de délimitation des frontières politiques entre ce qui relève de « la gauche » et de « la majorité » et l'établissement d'un point de vue « de gauche » à la fois critique et crédible sur la société et l'économie, face aux énoncés du personnel gouvernemental toujours susceptibles d'apparaître dotés de la légitimité naturelle de l'institution. L'insistance avec laquelle les acteurs politiques de l'opposition revendiquent leur appartenance à « la gauche » est révélatrice du caractère positif que revêt alors cette appellation. L'emprise que les oppositions de camps partisans peuvent avoir sur les entreprises militantes, sur leur discours et sur leurs chances de succès provient du fait que beaucoup d'acteurs (journalistes, acteurs politiques, militants, sympathisants ou électeurs) agissent de façon objectivement coordonnée en fonction des représentations politiques clivées que ces antagonismes partisans suscitent et nécessitent. Il apparaît ainsi qu'entre 1968 et 1981 l'audience d'une organisation nouvelle n'aurait nullement été augmentée par une mise en forme « apolitique » de la cause défendue tant la légitimité politique du militantisme « de gauche » voire « d'extrême gauche » demeurait forte et tant l'audience des formations de « la gauche » restait importante[36]. Nous pensons avoir montré qu'une telle configuration politique et médiatique était peu propice à l'émergence d'une entreprise de mobilisation antiraciste de forme « apolitique », dotée d'une stratégie publicitaire fondée sur les médias et cherchant à solliciter la participation de la « jeunesse ».
Au contraire, l'accession du PS au gouvernement en mai 1981 va provoquer des transformations concentriques du champ politique et des secteurs sociaux qui lui sont associés qui vont conduire à une libération cognitive et institutionnelle et favoriser la mise en place des conditions structurelles d'émergence d'une organisation antiraciste refusant toute affiliation partisane. La fin du monopole de la gauche sur les postures protestataires va permettre l'émergence du Front national, élément nécessaire à la création et au succès de l'entreprise de riposte qu'est alors SOS-Racisme. La présence d'un gouvernement de gauche va faciliter l'accès à des ressources financières importantes d'une organisation militante dont une partie au moins du personnel politique socialiste accepte de faciliter l'action. L'affaiblissement de l'emprise des logiques partisanes dans les médias d'information politique – c'est-à-dire la neutralisation relative de leurs lignes éditoriales – au profit de logiques commerciales d'audience, va favoriser les organisations dont le soutien ne risque pas de se traduire par la mise en cause de la rigueur professionnelle des journalistes par une partie de l'audience ou du lectorat et mettre en cause la santé économique. Enfin la diminution de l'emprise des oppositions politiques sur les façons de penser et d'organiser l'action de mobilisation va rendre certaines catégories de populations disponibles et ouvertes à de nouvelles offres militantes.
Nous devons donc admettre que les transformations que l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République en 1981 a entraînées à la fois sur le champ politique, dans le champ journalistique, sur le champ de production intellectuelle et sur les représentations politiques des acteurs ont été à l'origine, directement ou indirectement, de la mise en place de la plupart des conditions facilitant l'émergence de SOS-Racisme sous la forme qui a été la sienne. L'ensemble des énoncés et des modes de description de la réalité politique ayant brutalement changé, les représentations politiques des agents ne pourront plus être celles que requérait un champ politique où les antagonismes partisans étaient plus aigus. La modification brutale, simultanée et convergente des énoncés susceptibles d'être tenus par des acteurs situés dans des espaces sociaux distincts obéissant à des logiques en partie différentes – personnel politique, journalistes, intellectuels – va conduire à une transformation des croyances et des dispositions à l'action militante des acteurs. Les modes de socialisation à la politique des jeunes vont en être profondément affectés. C'est dans cette configuration politique et militante nouvelle que SOS-Racisme sera créé et à laquelle il devra ses caractéristiques particulières.
Mais si l'analyse des transformations structurelles des champs politiques et journalistiques ayant abouti à l'établissement d'une configuration favorable au succès de SOS-Racisme nous renseigne sur les conditions de la réussite de l'association après sa fondation, il nous reste à comprendre d'une part comment, entre 1983 et 1984, un groupe d'étudiants va être mis en position de vouloir et de pouvoir fonder une nouvelle organisation antiraciste, d'autre part comment la perception de la transformation du climat politique va les amener à donner à l'association la forme sociale « juvénile » et « apolitique » qui rendra possible son succès. Dans le dernier chapitre, nous verrons que la création de SOS-Racisme sous la forme qui a été la sienne sera l'effet de la rencontre entre des militants dont les dispositions mentales et les représentations politiques ont été formées durant la période de plus forte opposition partisane pendant la décennie soixante-dix et une génération de « jeunes » produite par la nouvelle configuration partisane dont l'intérêt pour l'engagement militant et les luttes politiques est beaucoup plus réduit. La mise en forme « apolitique » de l'antiracisme sera la solution trouvée par des militants étudiants appartenant au PS pour conserver un engagement politique au sein de la jeunesse alors même que les « jeunes » deviennent, de façon croissante, indifférents et étrangers aux modes de perception des oppositions politiques entre la droite et la gauche ayant cours auparavant.