« Le changement de taille, qui est au principe du changement des contenus idéologiques, a des effets qui peuvent être perçus à peu près au même moment dans le champ proprement politique où le PS au pouvoir entre 1981 et 1986 révise ses mots d'ordre; dans le champ de la presse où Le Monde tente entre 1982 et 1985 un “recentrage”, et où, à Libération la ligne de “l'efficacité”, gestionnaire de Serge July l'emporte définitivement en 1981 sur la ligne “libertaire” de journalistes semi-professionnels, non détachés de la bohème (Le Nouvel Observateur avait quant à lui depuis longtemps procédé à ces diverses révisions)... Il faudrait aussi mentionner l'action de revues proches des lieux précédents, de “centres de recherches”, de “clubs”, “d'associations” telles que la Fondation Saint-Simon. [...] La redéfinition de la pensée “de gauche” procure à cette fraction d'intellectuels les moyens d'universalisation ajustés au travail de redéfinition de soi qu'il vise à accomplir. Suspectes de conduire au “Goulag”, les “utopies” associées à la pensée de gauche “traditionnelle” sont répudiées : il en est ainsi de la lutte des classes, du pacifisme, du “tiers-mondisme” et de tout ce qui évoque, de près ou de loin, l'ombre du marxisme. Des thèmes “réalistes” sont proposés à la place : ceux de la “modernisation”, de “l'entreprise”, du “défi” de “l'informatique”... ; on découvre ou redécouvre avec un œil neuf les vertus de l'armée, de l'armement nucléaire, de la pédagogie fondée sur “l'expérience” (leçon d'orthographe et d'éducation civique) et plus généralement, de tout ce qui, comme la “liberté” ou l'Amérique, soutient le “patrimoine” de la “démocratie occidentale” »[1] .
« L'accès à la compréhension de ce que nous appelons “animisme” réside dans un plus haut niveau d'engagement et d'émotivité, tant intellectuel que pratique, associé à une moindre extension du savoir, donc à une moindre extension du contrôle des dangers. Cette dernière, à son tour, contribue à maintenir un degré élevé d'engagement et d'émotivité. La charge affective relativement forte de la pensée et de l'expérience se traduit par une certaine manière de percevoir comme intentionnels ou planifiés, comme étant l'œuvre d'une personne, tous les événements ressentis comme essentiels pour sa propre vie »[2] .
« Particulièrement depuis une quinzaine d'années, il y a deux blocs dans la politique française : l'un qu'on appelle la droite, et l'autre la gauche. Le fait est que quand je vote, je vote pour Giscard d'Estaing et pas pourMitterrand »[3] .
« En France, l'année 1981 semble marquer une date charnière. Elle met un terme à une période de vingt-trois ans durant laquelle la gauche avait été totalement absente du pouvoir, événement qui ne s'était jamais produit depuis la Troisième République. Durant cette période l'idéologie de gauche s'est structurée en fusionnant plusieurs courants : l'expérience de la décolonisation, le mouvement libertaire de Mai 1968, la libéralisation des mœurs dans les années soixante-dix et, dernier mais non le moindre, l'anticapitalisme rendu crédible par l'alliance du Parti communiste et du Parti socialiste. L'arrivée de la gauche au pouvoir allait soumettre cette idéologie à l'épreuve de la réalité, provoquant le trouble et la désillusion dans l'électorat de gauche »[4] .
Les fondateurs de SOS-Racisme vont être confrontés entre 1981 et 1985, à l'université, dans le cadre de leur activité syndicale, à des étudiants moins qu'auparavant intéressés par le militantisme politique et moins souvent pourvus d'idées politiques « radicales ». La perception de ce processus de « dégauchisation » de la jeunesse, va les conduire à proposer pour l'association antiraciste qu'ils projettent une mise en forme qui la placera en dehors des clivages partisans et qui correspondra à ce qu'ils perçoivent des nouvelles sensibilités politiques de la jeunesse auxquelles ils sont confrontés à l'université. Le succès de SOS-Racisme dans la forme sociale qui a été la sienne sera directement conditionné par l'accroissement du nombre des acteurs susceptibles de soutenir une organisation militante se déclarant « apolitique ». Parmi les conditions de possibilité de la création d'une entreprise antiraciste « neutralisée », nous devons donc décrire le processus de transformation des sensibilités politiques et des dispositions idéologiques des agents, en particulier celles des lycéens et des étudiants parmi lesquels se recruteront les « porteurs de badges ». L'analyse de l'évolution des représentations politiques des agents pose cependant des problèmes méthodologiques spécifiques : comment déterminer et décrire de façon convaincante un changement dans les perceptions des antagonismes partisans ? Comment imputer aux acteurs des modes de pensée particuliers et repérer leurs évolutions historiques ? Comme les physiciens qui détectent la présence de certains corps aux perturbations qu'ils induisent sur leur environnement, nous chercherons à identifier l'existence des transformations des modes de perceptions des luttes politiques à travers les effets qu'elles auront sur un certain nombre de comportements et de pratiques politiques et militantes. Après avoir analysé les causes de l'accroissement de l'intérêt pour les affrontements politiques après mai 68, nous chercherons à expliquer les modalités de la transformation du régime d'acquisition et de reproduction des croyances et des dispositions politiques après 1981.
Alors que durant la IVème République, les oppositions politiques étaient structurées par l'existence d'un bloc politique central, certes partagé entre une tendance « de centre droit » et une tendance « de centre gauche » mais au sein duquel, malgré des rivalités, le personnel politique s'entendait pour rejeter dans l'opposition les gaullistes et les communistes, à partir de 1958, l'action des acteurs politiques apparaît dominée de façon croissante par la logique de l'opposition entre deux camps politiques, « la droite »[5] et « la gauche ». Bien entendu, les notions de « gauche » et de « droite » existaient avant 1958 et elles étaient en particulier entretenues par le travail politique d'acteurs – notamment le Parti communiste – cherchant à maintenir l'efficacité symbolique des références politiques propres à « la gauche »[6]. Cependant, le Parti socialiste, alors dirigé par Guy Mollet, n'entendait pas mener une stratégie politique d'alliance effective avec le PC alors même qu'il participait à des gouvernements de coalition avec des formations classées au « centre » : la notion de « gauche » avait donc, moins qu'auparavant – du Cartel des gauches au Front populaire – des usages de mobilisation électorale[7]. Immédiatement après 1958, les blocs partisans de « la gauche » et de « la droite » ne sont pas encore mis en place ni dans la réalité des alliances électorales, ni dans les représentations politiques des électeurs : les « centristes » issus des formations de gouvernement de la IVème République sont dans l'opposition, une partie de la SFIO est trop anticommuniste pour envisager une alliance de gouvernement avec eux et le caractère atypique du « gaullisme » ne le fait pas encore identifier à une formation politique « de droite ».[8]
sans réponse |
total gauche |
total droite |
||||
ensemble |
21-29 ans |
ens. |
21-29 ans |
ens. |
21-29 ans |
|
1958 |
50 % |
64 % |
26 % |
22 % |
24 % |
15 % |
1968 |
20 % |
17 % |
28 % |
37 % |
52 % |
46 % |
1978 |
16 % |
14 % |
44 % |
56 % |
37 % |
24 % |
C'est le travail politique de délimitation et de regroupement des frontières partisanes mené en particulier par les acteurs de l'opposition qui va progressivement conduire à l'expression de la concurrence entre la majorité et l'opposition sous les catégories de « droite » et de « gauche »[10]. La SFIO et le personnel politique « progressiste » issus des anciens partis de gouvernement, une fois placés durablement dans l'opposition, vont être amenés à procéder à un redécoupage des antagonismes politiques, en raison de l'entrée au gouvernement de leurs anciens partenaires « centristes » et du changement du mode de scrutin : l'introduction d'un deuxième tour contribue à favoriser les désistements et les regroupements politiques. Cette redéfinition des alliances électorales est opérée en utilisant les ressources symboliques qui peuvent permettre de rassembler les oppositions aux « gaullistes ». « La gauche », ensemble de repères et de références déjà établis, de mythes, d'organisations et de militants mobilisables constitue une voie symbolique déjà frayée et pour laquelle les investissements de formes et le travail de diffusion et d'inculcation des représentations politiques appropriées sont largement avancés[11]. Pourtant, les réserves que suscitait alors l'alliance avec le Parti communiste ne facilitaient pas l'organisation de l'opposition autour de la notion de « gauche ». L'utilité des « voix communistes »[12] à toute coalition électorale susceptible de gagner contre les candidats gaullistes va cependant conduire une série d'entrepreneurs politiques – dont le principal sera François Mitterrand – à tenter de réunir les oppositions au gouvernement sous la catégorie symbolique de « gauche » permettant, face à l'alliance des gaullistes et des anciens centristes de rassembler l'ensemble des opposants au gaullisme et en particulier les deux principales organisations oppositionnelles, le PC et la SFIO. L'échec des entrepreneurs qui tentent alors de concilier l'opposition au gaullisme et l'anticommunisme de la IVème République – notamment Gaston Defferre et une partie de la SFIO, Alain Poher ou encore Jean-Jacques Servan-Schreiber – va au contraire favoriser le rapprochement des militants et du personnel dirigeant de tous les groupes politiques susceptibles d'appartenir à « la gauche »[13]. Ainsi on verra de façon croissante des acteurs politiques se réclamer de « la gauche » à mesure que s'étendra le travail de réactivation, de constitution et de solidification des oppositions politiques suivant le binôme « droite-gauche »[14]. À l'issue de ce processus, tout autre découpage éventuel des antagonismes politiques sera devenu inconcevable et l'opposition tendra à se confondre avec « la gauche ». La réussite de la reconstruction symbolique de « la gauche » rend possible la signature du Programme commun, manifestation programmatique du travail de rapprochement des énoncés politiques et des stratégies électorales opéré par tous les groupes de l'opposition à partir de l'établissement de la Vème République.
Les « événements » de Mai 68 et la forme idéologique qu'ils prendront seront en partie le produit du processus de rassemblement de toutes les oppositions au gouvernement « gaullisto-centriste » sous l'unique catégorie politique de « gauche », favorisé conjointement par le nouveau mode de scrutin, par le travail politique des porte-parole des formations « de gauche » et par l'effet de radicalisation que produit cette bipolarisation sur les processus de socialisation politique, en particulier chez les jeunes qui, à partir de 1958, auront de moins en moins bien connu les clivages partisans propres à la IVème République (voir tableau 1). L'image positive dont a été finalement doté mai 68[15] et son effet d'exemplarité vont en outre favoriser pendant plusieurs années l'ancrage « à gauche » d'une partie de la jeunesse (voir tableau 2 et 3) en particulier au sein de catégories sociales qui auraient sans cela plus difficilement produit des étudiants se reconnaissant dans les groupes d'extrême gauche[16].
1966 |
1978 |
|||||||||||
âge |
0 |
1+2 |
3 |
4 |
5 |
6+7 |
0 |
1+2 |
3 |
4 |
5 |
6+7 |
18-20 |
5 |
29 |
33 |
10 |
18 |
4 |
||||||
21-24 |
26 |
24 |
10 |
19 |
5 |
16 |
5 |
29 |
30 |
15 |
17 |
4 |
25-29 |
23 |
20 |
13 |
23 |
7 |
14 |
3 |
24 |
29 |
23 |
17 |
5 |
30-34 |
24 |
20 |
10 |
22 |
10 |
14 |
3 |
21 |
25 |
24 |
23 |
5 |
35-39 |
22 |
24 |
14 |
23 |
4 |
13 |
4 |
18 |
27 |
26 |
18 |
6 |
40-44 |
24 |
25 |
7 |
22 |
11 |
10 |
5 |
14 |
25 |
23 |
22 |
10 |
45-49 |
14 |
30 |
7 |
33 |
6 |
10 |
4 |
14 |
26 |
28 |
22 |
6 |
50-54 |
17 |
25 |
5 |
30 |
11 |
12 |
4 |
13 |
26 |
29 |
21 |
7 |
55-59 |
21 |
27 |
7 |
27 |
7 |
10 |
4 |
15 |
26 |
30 |
19 |
7 |
60-64 |
26 |
27 |
11 |
18 |
8 |
9 |
2 |
10 |
26 |
36 |
17 |
9 |
65-69 |
21 |
26 |
13 |
22 |
7 |
12 |
4 |
14 |
20 |
32 |
24 |
6 |
70-74 |
23 |
25 |
6 |
24 |
9 |
12 |
4 |
10 |
16 |
34 |
26 |
10 |
75 et + |
19 |
19 |
8 |
27 |
4 |
23 |
7 |
4 |
16 |
33 |
29 |
12 |
22 |
24 |
9 |
26 |
8 |
13 |
4 |
17 |
25 |
26 |
21 |
7 |
Placées dans l'opposition durant plus de vingt ans, les formations « de gauche » vont, à partir des thématiques qui sont historiquement associées au mouvement ouvrier, définir une offre politique oppositionnelle – notamment par la candidature de François Mitterrand à la présidence en 1965 et la signature du Programme commun en 1972 – qui va participer à l'établissement et la confirmation des représentations politiques des électeurs. La constitution du Programme commun et la cohésion de l'Union de la gauche ont alors pour contraintes non pas des nécessités de justification d'un bilan gouvernemental ou des exigences de conformité avec les politiques économiques éprouvées mais plutôt celles de la concurrence interne à la gauche entre le PC et le PS au cours de laquelle la perspective de la mise en œuvre des programmes demeure relativement lointaine[18]. Les représentations politiques très clivées qui s'imposent et se renforcent durant les années soixante et soixante-dix sont donc le résultat incorporé du processus de recomposition des offres politiques et des entreprises électorales de l'opposition à partir de 1958 et de la solidification des clivages produits par Mai 1968. L'offre politique de « gauche » à partir de 1972, organisée autour du Programme commun, est élaborée d'une part dans un contexte de « radicalisation » des options politiques des partis de l'opposition non communiste, consécutif aux grèves de 1968 et d'autre part dans une configuration électorale fondée sur la logique majoritaire de second tour dans laquelle une certaine proximité des offres politiques est nécessaire pour faciliter les reports de voix sur le candidat « de gauche » le mieux placé. À partir de 1977 et de la rupture des négociations de réactualisation du Programme commun, chacune des principales formations de l'opposition réorganise son offre politique en référence à l'accord de 1972, à la fidélité duquel les énoncés politiques des organisations « de gauche » sont jugés. La logique de la « concurrence unitaire » entre le PS et le PC, où chaque parti rejette sur son partenaire la responsabilité de la rupture mais cherche à apparaître comme le plus authentiquement au service des intérêts des catégories populaires, concourt à maintenir au sein de la gauche des offres politiques comparables et d'apparence très « radicale ».
1966 |
1978 |
|||||
âge |
1+2+3 |
5+6+7 |
4+0 |
1+2+3 |
5+6+7 |
4+0 |
18-20 |
62 |
22 |
15 |
|||
21-24 |
34 |
21 |
45 |
59 |
21 |
20 |
25-29 |
33 |
21 |
46 |
53 |
22 |
26 |
30-34 |
30 |
24 |
46 |
46 |
28 |
27 |
35-39 |
38 |
17 |
45 |
47 |
24 |
30 |
40-44 |
32 |
21 |
46 |
39 |
32 |
28 |
45-49 |
37 |
16 |
47 |
40 |
28 |
32 |
50-54 |
30 |
23 |
47 |
39 |
28 |
33 |
55-59 |
34 |
17 |
48 |
41 |
26 |
34 |
60-64 |
38 |
17 |
44 |
36 |
26 |
38 |
65-69 |
39 |
19 |
43 |
34 |
30 |
36 |
70-74 |
31 |
21 |
47 |
26 |
36 |
38 |
75 et + |
27 |
27 |
46 |
20 |
41 |
30 |
33 |
21 |
42 |
28 |
Même durant la décennie soixante-dix, l'intérêt pour la politique reste diversement distribué. À côté d'agents fortement concernés par la politique, parfois militants, beaucoup ne s'intéressent que modérément au jeu partisan[19]. Les agents disposant d'un capital culturel élevé sont évidemment les plus susceptibles de se trouver engagés dans les clivages « droite-gauche »[20]. D'une façon générale, ceux qui ont le plus de diplômes ont la meilleure connaissance du jeu politique mais également le plus de chance d'avoir des préférences partisanes et d'être engagés en politique. Cependant, l'intérêt pour la politique et l'engagement dans des organisations associées aux luttes politiques sont alors plus répandus. On peut faire du taux d'adhésion à l'un des partis politiques liés au mouvement ouvrier ou à une organisation syndicale un indicateur de la diffusion de la culture politique antagonique et de la croyance dans les enjeux des luttes partisanes. Ainsi le taux de syndicalisation des salariés qui était tombé à moins de 20 % en 1958 remonte ensuite pour culminer à environ 27 % en 1968. Il demeure à peu près stable jusqu'en 1977 puis fléchit jusqu'à 22 % en 1981[21]. Les effectifs de l'ensemble des partis politiques augmentent durant toute la décennie soixante-dix : les effectifs estimés des partis politiques en France doublant en vingt ans, passant de 430.000 adhérents en 1959 à 500.000 en 1963, 680.000 en 1974 et 875.000 en 1982[22]. Il faudrait disposer d'indicateurs comparés plus précis de l'évolution de l'intensité du militantisme entre 1960 et 1985. Il semble cependant que, durant les années soixante-dix, le militantisme soit plus répandu et plus valorisé qu'il ne le deviendra ultérieurement, mais que soient également plus fortes l'intensité des croyances politiques et celle de l'engagement. Nous avons vu au premier chapitre que cette hypothèse était vérifiée dans le cas du militantisme étudiant de l'après-68. De 1968 à 1981, l'intérêt des jeunes pour la politique se situe à un niveau historiquement élevé (voir tableau 4). Tout laisse penser qu'il existe alors une population importante d'acteurs engagés dans les luttes politiques et pour lesquels les oppositions entre « la gauche » et « la droite » sont pertinentes pour exprimer l'ensemble des conflits sociaux susceptibles de survenir.
16-17 ans |
18-20 ans |
21-23 ans |
24-29 ans |
30-34 ans |
|
Beaucoup |
13 % |
21 % |
27 % |
24 % |
23 % |
Un peu |
44 % |
36 % |
43 % |
44 % |
45 % |
Très peu |
27 % |
28 % |
22 % |
23 % |
17 % |
Pas du tout |
15 % |
16 % |
8 % |
9 % |
15 % |
Sans opinion |
1 % |
- |
- |
- |
- |
N= |
52 |
109 |
83 |
116 |
110 |
Cherchant à mesurer l'évolution des représentations politiques autour de l'année 1981, il nous est nécessaire de trouver des indicateurs de ces évolutions. Il apparaît ainsi logique d'étudier l'évolution des rapports de force entre « droite » et « gauche » à travers les sondages réguliers qui posent aux personnes interrogées la question de leur « autopositionnement » politique. Cependant, la tentative de mesurer les identités politiques ou le sentiment d'appartenance à une « famille » ou à un « camp » partisan au moyen de sondages se heurte à de nombreuses difficultés méthodologiques. L'interviewer n'impose-t-il pas une problématique et un certain vocabulaire à l'interviewé ? Les catégories proposées, « la droite » et « la gauche » ont-elles une quelconque signification pour l'interviewé et n'est-il pas tenté de répondre seulement pour ne pas devoir avouer son ignorance ou son manque d'intérêt face aux questions de l'interviewer, ou parce que dans une relation de face à face une réponse même aléatoire est moins coûteuse qu'un refus de réponse ?
En outre, nous ne savons pas à quoi le sentiment subjectif d'appartenance correspond, c'est-à-dire si les réponses fournies sont sincères ou si « l'auto-positionnement » n'est pas un pur et simple artefact construit dans la relation sociale de questionnement par des motivations aussi diverses que la référence aux termes valorisés par l'entourage ou le désir de ne pas apparaître ridicule ou fautif aux yeux de l'enquêteur. La sous-estimation dans les réponses aux sondages des votes stigmatisés (comme par exemple le vote en faveur du Front national) est la conséquence du biais induit par le coût social variable des réponses faites à l'enquêteur au cours de ce qui est, non pas une parenthèse consacrée à la pure recherche dans le cours de la vie quotidienne, mais une interaction ordinaire durant laquelle les acteurs cherchent à faire bonnefigure [24]. Dans le cas des enquêtes électorales, les instituts de sondages peuvent étalonner l'écart entre les réponses faites par les sondés et les comportements réels des électeurs de façon à pouvoir établir un « coefficient de redressement » permettant à partir des résultats sous-évalués d'enquêtes futures de calculer les intentions de vote probables de l'ensemble de l'électorat. Cependant, cette possibilité d'étalonnage entre des réponses à un questionnaire et des pratiques réelles et précisément mesurables – les votes – ne concerne qu'un nombre limité de sujets et il est difficile d'estimer avec certitude la part de hasard, d'ignorance, de bluff et la part de mensonge déployées par chaque sondé lors de questionnaires non directement électoraux.
Enfin, quand bien même l'instrument de mesure serait plus fiable, il n'est pas sûr que nous saurions exactement ce que nous aurions mesuré. En effet, nous ne savons pas avec certitude ce que recueillent les enquêtes par questionnaires lorsque l'on demande aux interviewés de se placer sur une « échelle droite-gauche »[25]. L'interprétation des chiffres obtenus est rendu malaisée par le caractère très subjectif et fluctuant de cet autoclassement : il est probable que les personnes interrogées n'ont pas la même idée des concepts de « droite » et de « gauche » (et peut-être bien n'en ont aucune idée) mais aussi que même les sondés disposant d'une forte connaissance de la politique n'ont pas, en 1967, en 1978 ou en 1985, la même conception des notions sur lesquelles on les interroge, le contenu des idées, des attitudes et presque des modes de vie associés à ces dénominations ayant substantiellement évolué entre 1965 et 1985. Tout se passe donc comme si le mètre-étalon utilisé pour mesurer l'évolution des opinions politiques était de longueur variable et changeait de taille justement en fonction des transformations qu'il était censé permettre de mesurer.
Il semble donc que les sondages ne permettent pas de déterminer ce que leurs promoteurs souhaiteraient les voir mesurer, ce qui ne veut pas dire qu'ils soient sans signification ni enseignement possibles. Nous chercherons à utiliser les chiffres issus des sondages sur « l'autopositionnement » partisan des personnes interrogées, ou les chiffres des votes, non comme une donnée, permettant de décrire la réalité des préférences idéologiques des Français – comme le font les commentateurs de sondages payés par les instituts et qui doivent imposer l'idée, indispensable à la pérennisation du commerce de la connaissance de l'opinion, que les chiffres donnés par les sondages décrivent la réalité des opinions de l'ensemble de la population[26] – mais au contraire comme un indice, insignifiant à lui seul et en valeur absolue, mais dont les variations nous fournirons des renseignements indirects sur l'évolution des représentations politiques que nous cherchons à décrire.
L'implication dans le jeu politique, l'intensité des croyances dans l'importance des antagonismes politiques sont alors fréquentes parmi les élites politiques, journalistiques et intellectuelles. Les producteurs culturels, ceux qui sont en position d'écrire ou de parler à propos et autour de la politique ont toutes les chances d'appartenir à l'un des camps politiques. Les logiques d'enrôlement politique des journalistes et l'affrontement entre « droite » et « gauche » au sein du champ intellectuel que nous avons décrit dans les chapitres précédents montrent que l'emprise des logiques partisanes s'imposait à l'ensemble des productions symboliques avant 1981. Nous avons vu précédemment que la forte différenciation partisane des offres journalistiques et l'engagement de la plupart des producteurs culturels de la presse et du champ intellectuel dans les logiques d'opposition entre les camps politiques a pour conséquence que la majeure partie de l'information concernant la politique ou la société est mise en forme selon une logique partisane. Cette omniprésence des oppositions entre les camps partisans à différents niveaux de la société donnait aux rivalités politiques une réalité et une objectivité qui contribuaient à faire rentrer ces oppositions politiques dans la vie quotidienne d'un nombre croissant d'électeurs. Les représentations politiques antagonistes des producteurs culturels et des agents les plus « politisés », socialement dominantes, tendent à s'imposer et à se diffuser par le travail politique d'enrôlement des électeurs mené par les partis, mais aussi parce que les enjeux des affrontements partisans se voient dotés d'une forte crédibilité. C'est parce que l'alternative entre « la gauche » et la majorité est perçue comme un choix réel que les luttes politiques sont susceptibles d'enrôler des électeurs auparavant peu concernés par les débats partisans. L'emprise croissante que les oppositions politiques bipolaires exercent sur la perception que les agents ont des affrontements partisans et sur la socialisation à la politique des jeunes, est sensible dans les modes de présentation « naturellement politique » que les observateurs journalistiques tendent à adopter pour rendre compte de ces oppositions partisanes. Tout se passe comme si les journalistes et les personnels politiques considéraient comme non problématique l'intérêt de l'ensemble des électeurs pour la politique dans les termes et les catégories mêmes que les acteurs politiques utilisent pour s'affronter, c'est-à-dire comme si l'intérêt proprement politique pour la politique était une faculté partagée par tous[27].
De 23 % lors des législatives de 1958 et de 31 % lors de celles de 1967, le taux d'abstention s'abaisse à 18,7 % en 1973, premières élections législatives qui voient la présence de candidats de l'Union de la gauche, à 16,7 % pour les législatives de 1978 et à moins de 13 % pour les présidentielle de 1974, le taux d'abstention le plus bas de l'histoire électorale française ; après 1988 ce taux est toujours supérieur à 30 % lors des législatives de 1988, 1993 et 1997. L'accroissement du taux de participation durant les années soixante-dix lors des principales élections peut être expliqué par une abstention minimum chez les personnes les plus sensibilisées aux enjeux partisans mais aussi par la participation des électeurs qui accordaient auparavant moins d'attention à la politique. Cette augmentation du taux de participation constitue un indicateur de l'efficacité du travail politique des entreprises partisanes qui parviennent alors de façon croissante à persuader les électeurs potentiels de la réalité des enjeux des luttes politiques. Ce travail politique provoque l'augmentation, durant les mois de la campagne, des chances pour que le commerce social ordinaire suscite des échanges d'ordre politique (même sommaires) dans le cours de la vie quotidienne, contribuant à faire exister sur un mode pratique des « choix » politiques que les personnes les moins compétentes politiquement n'ont ordinairement que rarement l'occasion de rencontrer. En ce sens, le scrutin majoritaire qui conduit à l'opposition directe de deux candidats au second tour des présidentielles ou des élections législatives, c'est-à-dire à l'affrontement de deux logiques et de deux figures, sur le mode du combat sportif, facilite sans doute – par rapport au scrutin proportionnel plus abstrait – une maîtrise pratique élémentaire des catégories politiques et des propositions de chaque adversaire, y compris parmi les agents les moins familiers de ces catégories.
On peut d'ailleurs faire l'hypothèse que la longue période sans alternance favorise l'identification des acteurs et des oppositions politiques au sein d'un système de repérage aussi simple que celui du binôme droite-gauche, même par ceux qui font le moins preuve d'intérêt pour la politique. Il est en effet vraisemblable que la maîtrise pratique des schèmes de classification proprement politique « de droite » et « de gauche » s'accroît lorsque l'occupation des positions institutionnelles sur une longue période par les mêmes factions conduit à une identification plus claire des oppositions politiques et des positions institutionnelles détenues par les acteurs politiques même chez les agents maîtrisant le moins bien les schèmes d'opposition politique[28]. Entre 1958 et 1981, l'identification de l'opposition à « la gauche » et de la majorité et du gouvernement à « la droite » prend progressivement une signification pour des personnes qui n'étaient pas intéressées par la politique et qui s'estimaient incompétentes mais que la diffusion informelle de savoirs politiques et l'accroissement du nombre des discussions sur un sujet politique dans les pratiques quotidiennes, finissaient par doter de connaissances et de repères élémentaires. Entre 1971 et 1981, la stabilité des plates-formes électorales et des leaders politiques (Valéry Giscard d'Estaing, Georges Marchais, François Mitterrand et Jacques Chirac), rend plus facile, pour les personnes les moins intéressées par les jeux électoraux, l'identification pratique élémentaire des rivalités et des oppositions politiques. L'association de la gauche au « changement » social voire à une transformation radicale de la société est sans doute assez bien établie en 1981 après six ans d'Union de la gauche et près de dix ans de construction du nouveau Parti socialiste et de campagne électorale permanente. Au contraire, au cours d'une période de rotation plus rapide des titulaires des positions institutionnelles – comme ce sera le cas entre 1981 et 1993, quand auront lieu quatre « alternances » – dont les électeurs les moins intéressés par les affrontements partisans peuvent d'autant plus difficilement saisir la dissemblance des politiques que le « changement » promis en 1981 s'est révélé peu visible, il est probable que l'identification d'un des camps politiques à « l'opposition » se fera moins facilement, qu'on distinguera plutôt la catégorie des « hommes politiques », dont les différentes factions sont alors alternativement au gouvernement[29] et que la barrière entre « eux » et « nous » passera non pas entre « la gauche » et « la droite » mais entre les « hommes politiques » et les « citoyens ordinaires »[30].
L'augmentation de la fréquence de l'emploi par les journalistes du terme de « classe politique » pour désigner l'ensemble des acteurs partisans est postérieure à l'alternance de 1981. Avant 1981, les représentations politiques et le langage ordinaire des journalistes et des observateurs professionnels distinguaient nettement le personel politique « de droite » au pouvoir depuis de nombreuses années et leurs challengers « de gauche », qui n'avaient souvent aucune expérience du gouvernement. L'association croissante sous la plume des journalistes de l'ensemble des personnels partisans sous une catégorie commune est conditionnée par le passage symbolique progressif du personnel politique socialiste du côté de « ceux qui gouvernent » et par la dédifférentiation des discours politiques. Cette transformation tend à favoriser l'expression d'une défiance à l'encontre des hommes politiques en général.
1967 |
1978 |
||
18-24 ans |
42 |
69 |
+27 |
25-34 ans |
44 |
61 |
+17 |
35-49 ans |
40 |
52 |
+12 |
50-64 ans |
39 |
47 |
+8 |
65 ans et plus |
31 |
33 |
+2 |
Jusqu'en 1978 au moins, le nombre des électeurs qui, lors des enquêtes d'opinion déclarent voter pour les candidats « de gauche », ou appartenir à « la gauche » est en constante augmentation. Alors qu'en 1967 dans l'enquête réalisée pour Guy Michelat et Michel Simon, environ 40 % des personnes interrogées se déclaraient « de gauche » et représentaient une petite moitié de l'électorat, en 1978, près de 60 % des personnes interrogées de moins de quarante ans déclarent être « de gauche » (voir tableaux 5 et 6). En dix ans la gauche progresse dans chacune des classes d'âge. Ainsi la génération des 21-29 ans qui, en 1967, apparaissait « de gauche » à 44 % se déclare dix ans plus tard « de gauche » à 57 %, la génération des 30-39 ans passe de 43 % à 48 %, celle des 40-49 ans de 40 à 48 %. Il ne s'agit pas ici de déterminer selon une démarche positiviste quelle est la proportion exacte des individus « de gauche ». En effet, ces données issues de sondages ne permettent pas de mesurer ce que recouvrent exactement ces déclarations d'appartenance – lors des élections les votes réels sont d'ailleurs inférieurs aux chiffres recueillis lors des enquêtes[32] – ni quelle est l'intensité des sentiments déclarés, et encore moins le contenu des représentations politiques que recouvrent ces catégories d'appartenance autodéclarées[33]. Nous nous contenterons d'y voir de simples indicateurs de la tendance entre 1968 et 1981 à la progression de l'identification à « la gauche ». Le fait que ces déclarations d'appartenance soient probablement surévaluées, c'est-à-dire que face à l'enquêteur, les personnes interrogées – en particulier si elles sont jeunes et dotées d'une faible culture politique – préfèrent souvent déclarer une appartenance à « la gauche » plutôt qu'à « la droite » ou plutôt que rien, doit être considéré comme un indicateur supplémentaire de l'attrait exercé par les positions « de gauche » et des rétributions sociales que procure alors l'adoption de postures « progressistes » en particulier chez les agents les plus jeunes[34]. Si entre 1968 et 1981, certaines des personnes interrogées qui n'ont pas une grande connaissance des distinctions politiques préfèrent se déclarer « de gauche » c'est un indice du prestige que revêt ce terme même pour les agents les plus profanes : s'ils ne maîtrisent pas le contenu proprement politique des oppositions partisanes, ils en maîtrisent en pratique la valeur sociale relative. On peut remarquer que, dans le tableau 6 ci-dessous la catégorie d'âge des 21-29 ans en 1967 recouvrant à peu près celle des 30-39 ans en 1978, le niveau des déclarations d'appartenance à « la gauche » tend à augmenter au sein d'une même génération, ceux qui sont devenus électeurs sous la Vème République augmentant plus leur niveau « d'autopositionnement à gauche » que ceux qui sont devenus électeurs durant la IVème République. En outre, les déclarations d'appartenance à « la gauche » augmentent considérablement pour les jeunes qui ont été socialisés à la politique après 1968.
Âge |
21-29 ans |
30-39 ans |
40-49 ans |
50-59 ans |
60-64 ans |
65 ans et plus |
1967 |
44 % |
43 % |
40 % |
41 % |
39 % |
32 % |
1978 |
68 % |
57 % |
48 % |
48 % |
45 % |
34 % |
glissement |
- |
+ 13 |
+5 |
+8 |
- |
- |
Cette valorisation sociale des positions « de gauche » est confirmée par la popularité croissante du nouveau Parti socialiste entre 1971 et 1981. Les effectifs du PS augmentent rapidement entre 1971 et 1981. Selon les chiffres avancés par le parti ils passent de 70.000 environ en 1970 à près de 200.000 en 1981[36]. S'il apparaît difficile de vérifier la valeur absolue des chiffres, les enquêtes réalisées lors du congrès socialiste de Valence en 1981 montrent cependant que 67 % des délégués ont adhéré entre 1971 et 1974[37], proportion qui confirme la forte croissance des effectifs du PS après 1971. Les enquêtes d'opinion réalisées en 1981 montrent que le PS est le parti politique qui bénéficie de la meilleure image (voir ci-dessous tableau 11). À la question « avez-vous plutôt confiance dans les partis politiques » les personnes interrogées répondent positivement à 22 % et respectivement à 18, 27 et 29 % lorsqu'on cite les partis communiste, gaulliste et giscardien, mais le Parti socialiste recueille 48 % de confiance et constitue la formation politique la plus populaire avant 1981[38]. Là encore nous ne prétendons pas que les chiffres de ce sondage constituent une photographie même approchée de ce que les personnes interrogées pensent des institutions qu'on leur demande de juger : nous y verrons seulement un indicateur différentiel des images publiques respectives des différents partis politiques. Seul nous parait significatif l'écart entre la popularité des formations politiques de la majorité (environ 30 %) et celle du PS (environ 50 %), indice de sa popularité relative et des attentes que son arrivée au pouvoir pouvait alors susciter.
L'accroissement tendanciel des déclarations d'appartenance à « la gauche » manifeste l'opposition croissante au camp politique qui gouverne depuis 1958. Il constitue également le résultat de la socialisation des nouvelles générations en opposition au gouvernement dans une configuration de bipolarisation et de fort antagonisme entre camps partisans, en particulier après mai 68 et la signature du Programme commun. L'instauration du régime présidentiel et du mode de scrutin majoritaire, jointe à l'absence d'alternance au pouvoir à partir de 1958 – situation qui contrastait avec les configurations parlementaires variées de la IVème République – ont partiellement modifié les modes d'apprentissage de la politique et accru les chances d'identification à un camp électoral, souvent selon une logique d'opposition à l'égard du personnel politique au pouvoir. Nous ne chercherons pas ici à déterminer quel était le degré de croyance dans la possibilité d'une « rupture » avec les politiques économiques suivies jusqu'alors, ni celui de la diffusion de schèmes « radicaux » de perception et d'intelligence des oppositions politiques chez les électeurs susceptibles de voter pour les candidats de l'Union de la gauche. Nous nous contenterons de constater que le discours « radical » des partis signataires de l'Union de la gauche tend à favoriser la diffusion de tels schèmes de perception et à susciter un certain nombre d'attentes, à la fois floues et contradictoires, à l'égard de ce que pourrait être « le Changement ». En 1981, 51 % des personnes interrogées peuvent déclarer qu'elles souhaitent que la nouvelle majorité « transforme en profondeur les structures économiques et sociales de la société française », contre 33 % et 16 % de sans réponse[39]. Entre 1972 et 1981, la progression du nouveau Parti socialiste et l'accroissement de la probabilité d'une alternance ont pour conséquence d'intensifier le travail de différenciation des offres politiques, d'augmenter le niveau d'antagonisme partisan et de renforcer les sentiments d'identité politique des agents les plus attentifs aux discours électoraux[40]. La signature du Programme commun qui prévoit la nationalisation de larges secteurs de l'économie et rend envisageable la participation des communistes au gouvernement entraîne une dramatisation accrue du débat public. Par-delà leurs divergences, les responsables politiques de la majorité et de l'opposition se rejoignent pour considérer que les électeurs se trouvent placés devant un « choix de société » : l'opposition affirme vouloir rompre avec un mode de gouvernement bénéficiant aux seules « classes possédantes » tandis que le gouvernement accuse « la gauche » de projeter une transformation radicale du système économique et déclare que la victoire conjointe du PS et du PC mettrait en danger les libertés publiques. La dénonciation du danger représenté par l'alliance des socialistes et des communistes et par une éventuelle « collectivisation » de l'économie a pu être menée entre 1972 et 1981 par la majorité parlementaire parce que la mise en forme partiellement « marxiste » de l'offre politique de la gauche – y compris dans les 110 Propositions – rendait vraisemblables ces accusations. L'efficacité symbolique d'un tel discours d'inquiétude dépendant directement de la crédibilité de l'écart programmatique entre les deux alliances électorales et de la croyance en la volonté des partis « de gauche » de mettre en œuvre leur projet, le fait qu'il ait constitué une ressource argumentative majeure du gouvernement de 1973 à 1981, constitue un indicateur du degré de certitude que la victoire de l'opposition se traduirait par des transformations substantielles de l'organisation économique et sociale.
La possibilité même d'une alternance démocratique est mise en doute publiquement par le personnel politique de la majorité. Ainsi, Valéry Giscard d'Estaing écrit en 1976 que « L'alternance est le propre des sociétés démocratiques avancées, dont l'organisation pluraliste n'est remise en cause par aucune des principales tendances qui les composent... L'état de divorce idéologique qui caractérise la société française, seule parmi les nations comparables, s'oppose, à l'heure actuelle, à ce qu'elle connaisse cette forme d'harmonie »[41]. En octobre 1977, M. Barre déclare « Les modalités de l'alternance telles qu'on peut les envisager ne me paraissent pas aller sans problème pour la France »[42]. En avril 1977, Jacques Chirac indique « Ce qu'on veut, c'est changer complètement les bases de notre société... Alors, je regrette de constater effectivement que cette alternance, dans le cadre de ce que peuvent espérer la grande majorité des Françaises et des Français, est aujourd'hui impossible. Elle ne l'est pas de notre fait. Elle l'est du fait des options marxistes... qui sont celles de l'opposition »[43]. La rhétorique d'inquiétude largement utilisée par le personnel politique de la majorité pour susciter la crainte d'une éventuelle arrivée au pouvoir des communistes alliés aux socialistes participe de la bipolarisation et de la radicalisation des luttes politiques. La dramatisation du débat public vis-à-vis du PC tend à faire considérer ce parti et ses alliés électoraux comme des ennemis potentiels de la démocratie et contribue donc à justifier des comportements politiques non conformes aux règles d'un régime électif. Selon Jean-François Kahn, « [Avant 1981], L'acte banal qu'est un changement de majorité apparaissait comme radicalement révolutionnaire. Il ne s'agissait plus de choisir entre deux politiques, mais entre une société « libre » et une société « totalitaire », entre l'ordre et le désordre, entre le droit de propriété et le collectivisme, entre la stabilité et le chaos, entre l'intérêt national et l'Anti-France, entre le bien et le mal ! »[44].
Il faudrait analyser la façon dont le coup d'Etat du Chili en 1973 et la Révolution des Œillets en 1974 vont être considérés et analysés en France par les militants des partis de gauche. Dans les milieux politiques et journalistiques, la chute du régime de Salazar et l'arrivée au pouvoir des socialistes portugais dont les liens avec les socialistes français sont étroits, sont considérées comme un test ou une expérience de ce que pourrait être l'installation d'un gouvernement d'union de la gauche en France (voir Jean Daniel, L'Ere des ruptures, p. 279-300). Au contraire, le coup d'Etat du Chili est perçu au sein de l'opposition française comme le destin possible d'un gouvernement de gauche confronté à l'opposition résolue de ses opposants politiques à le laiser se maintenir au pouvoir. Jean-Pierre Chevènement déclare lors du congrès de Nantes en 1977, « ni périr comme au Chili, ni trahir comme au Portugal »[45].
La violence symbolique des déclarations publiques des dirigeants des partis politiques et en particulier le niveau de dénigrement de l'adversaire peuvent être considérés comme un indicateur du degré d'intensité des antagonismes politiques et de l'état des représentations politiques des électeurs. Déclarer que l'opposition est porteuse d'une menace pour la démocratie et l'ordre social du pays ou que la majorité constitue un parti bourgeois au service de propriétaires industriels accusés d'exploiter les salariés représente un niveau élevé de violence symbolique en politique. Les modes de désignation de l'adversaire en usage parmi le personnel politique de chaque camp partisan participent à la constitution des cadres d'interprétation ordinaires de la politique. Leur emploi n'est cependant possible que s'ils sont ajustés à ce que les électeurs sont susceptibles de considérer comme vraisemblable et acceptable. Une désignation perçue comme trop agressive de l'adversaire dans un contexte où les différences programmatiques entre les diverses offres politiques sont difficilement perceptibles apparaîtrait déplacée et marginaliserait son auteur. Au contraire, la perception que les choix politiques correspondent à des choix de société radicalement distincts appelle une dramatisation du débat public au cours de laquelle chacun des groupes partisans tend à présenter ses rivaux comme des adversaires ou même comme des ennemis. Voici comment Jean-François Kahn décrit les débats politiques en France en 1982 – cette description apparaissant pertinente a fortiori pour la période immédiatement antérieure :
Camp socialiste contre camp impérialiste, monde libre contre monde totalitaire, alliance progressiste contre alliance conservatrice, valets de Washington contre satellites de Moscou, rouges contre blancs, nationaux contre séparatistes, patriotes contre parti de l'étranger, front bourgeois contre Front populaire, exploiteurs contre exploités, libéraux contre marxistes, démocrates contre réactionnaires, le bon sens contre le fanatisme, valeurs chrétiennes contre la subversion morale... Tout se passe comme si deux immenses armées, conglomérats de forces plus ou moins coalisées, étaient en permanence face à face, chaque événement, chaque décision, chaque déclaration, chaque opinion émise s'inscrivant nécessairement dans le contexte des manœuvres tactiques esquissées par l'une ou l'autre [la droite ou la gauche] pour s'assurer des avantages stratégiques déterminants. [...] Dès lors, comme à la parade, tout s'actionne autour de ce centre binucléaire qui constitue le nerf de la bataille, l'œil du cyclone : une insurrection nationale, une émeute populaire, un putsch militaire, un acte terroriste, mais aussi une guerre, une élection partielle, la publication d'un livre, l'émergence d'une mode philosophique, une revendication sociale, une aspiration culturelle, une décision d'ordre économique, et même un crime crapuleux, un hold-up, un trafic de drogue, une affaire de mœurs : autant d'événements qui contribuent à dessiner la ligne de front. Impossible de s'installer dans le no man's land qui sépare les deux systèmes de tranchées sous peine de subir le feu des batteries concurrentes. Pas question non plus d'échapper aux impératifs de cette discipline dont chacun sait qu'elle fait la force des armées. Etaler publiquement ses troubles de conscience, c'est porter gravement atteinte au moral des troupes ; admettre la validité de l'une des thèses de l'adversaire c'est déjà trahir [...][46].
Dans une telle configuration antagonique où chaque événement est susceptible de servir de support à l'expression des différents politiques, le niveau d'opposition entre les acteurs partisans et le spectacle de ces oppositions tendent à créer chez les profanes du jeu politique des représentations politiques elles-mêmes clivées, c'est-à-dire ajustées aux modalités des luttes partisanes. Les formes prises par les rivalités politiques contribuent à constituer les cadres de perception et de jugement adaptés au niveau de conflit propre au système politique. Lorsque certains des protagonistes des luttes politiques mettent en cause la fermeté de l'attachement au jeu démocratique de leurs adversaires tandis que ceux-ci critiquent la collusion de leurs concurrents politiques avec des élites économiques, cela a des effets sur les représentations politiques que les électeurs sont susceptibles d'avoir. Ainsi l'hostilité que les principaux leaders politiques des deux camps partisans se manifestent ne peut pas ne pas avoir d'effets sur les représentations politiques des agents s'identifiant à ces camps idéologiques. Nous avons montré que ce qui est alors perçu comme le contrôle des médias audiovisuels d'Etat, publiquement dénoncé par le personnel politique du PS et du PC, tend à renforcer les antagonismes politiques en donnant à penser que le débat démocratique est vicié par l'utilisation partisane de la télévision et des moyens d'action de l'Etat[47]. Si certaines fractions de la classe politique ou des milieux intellectuels pouvaient alors vivre la rivalité droite-gauche sur un mode moins antagonique, les électeurs les plus « politisés », les militants ou les sympathisants engagés dans les clivages « droite-gauche » adhéraient de près au débat politique tel qu'il était mis en scène.
La « discipline de vote » des électeurs communistes ou socialistes, c'est-à-dire la capacité à reconnaître dans un autre candidat que celui pour lequel on a voté au premier tour, un membre du même camp politique et par conséquent un « candidat en second » légitime, constitue une construction symbolique dont la tradition anticommuniste et antisocialiste, propre respectivement à la SFIO et au PC durant les décennies cinquante et soixante, ne facilitait pas l'élaboration au moment de la signature du programme commun. Evidemment cette solidarité électorale de « camp » politique apparaît en grande partie induite par les contraintes particulières imposées par le mode de scrutin instauré en 1958. La constitution de l'Union de la gauche en 1972, la présentation de listes communes lors des municipales de 1977 et la pratique du désistement en faveur du candidat de gauche le mieux placé vont progressivement contribuer à établir la discipline de vote chez les électeurs habituels de la gauche. Pour les électeurs les plus attachés au PC ou au PS, le candidat d'un parti de gauche apparaît toujours préférable à l'abstention ou au vote blanc. Cette discipline de vote est alors si bien établie que la rupture de l'Union de la gauche en 1977 ne parviendra pas à la rompre. La qualité des reports de voix est construite par le travail politique des porte-parole et des partis « de gauche » vis-à-vis des électeurs mais aussi à l'égard de leurs propres membres : les représentants du PS qui ne respectaient pas ces règles de désistement sont alors systématiquement exclus. L'instauration des règles de désistement contribue à imposer l'idée d'une solidarité politique entre toutes les formations de la gauche et d'une continuité idéologique entre le PS et le PC. Une fois la solidarité de camp politique fermement établie dans les représentations politiques des électeurs les plus proches de la gauche, les contraintes liées à cette construction symbolique tendront à s'imposer aux porte-parole de partis qui auront contribué à l'établir[48].
Les élections législatives partielles de novembre 1980 – où la gauche emporte deux sièges dans l'Ain et le Cantal et reprend celui de l'Aveyron abandonné par Robert Fabre – mettent en lumière [un facteur] essentiel pour la compréhension du prochain scrutin : [...] à gauche le PC n'est pas propriétaire de ses voix, sa consigne d'abstention dans l'Aveyron a été rejetée par son électorat. [...] Le PC ne parvient pas à assurer la mobilisation de ses sympathisants ni à freiner l'aspiration unitaire de ses électeurs. Spontanément, en janvier [1981], 69 % des électeurs déclarent leur intention de voter au second tour pour M. Mitterrand et 76 % souhaitent le succès du leader socialiste face au président sortant ; en février, 61 % de sympathisants – au lieu de 39 % en octobre ! – expriment le vœux qu'au second tour M. Marchais appelle lui-même à voter pour M. Mitterrand. Plus frappant pour le PC : les intentions de vote en faveur du secrétaire général stagnent à 16-17 % et le quart des sympathisants communistes souhaite l'élection de M. Mitterrand plutôt que celle du candidat officiel de leur parti. [...] En 1978, socialistes et communistes faisaient jeu égal : moins de 600.000 voix (environ 2 % des suffrages exprimés) séparaient les deux partis. Trois ans plus tard, M. Mitterrand distance M. Marchais de trois millions de voix, soit 11 % des suffrages exprimés ! Le quart de l'électorat communiste s'est porté dès le premier tour sur l'ancien candidat commun de la gauche. Pour expliquer un tel séisme dans le plus stable et le plus fidèle des électorats, plusieurs hypothèses ont été avancées, au premier rang desquelles le “vote utile” pour le candidat de gauche le mieux placé. [...] À l'évidence, il s'est produit un mouvement général de l'électorat communiste visant à majorer les chances de la gauche. [...] L'état-major communiste avait pourtant bien analysé un phénomène semblable, à une toute autre échelle il est vrai, en septembre 1978 lors d'une élection législative partielle. Dans la 4ème circonscription du Pas-de-Calais où le candidat socialiste élu en mars avait été invalidé, le PC était brusquement passé de 13 % à 6 % des voix en l'espace de six mois[49]. Les dirigeants communistes avaient alors reconnu que la présence du parti était devenue “inopportune”, le socialiste invalidé ayant acquis une légitimité particulière aux yeux des électeurs de gauche. [...] [Le 10 mai 81], la presque totalité des électeurs de M. Marchais (92 % selon le sondage post-électoral de la SOFRES) a apporté ses voix au leader socialiste. Du reste le PC aurait-il pu adopter une autre attitude que le report sans négociation ni contrepartie ? Selon le sondage IFOP-Le Point réalisé les 27 et 28 avril, c'est-à-dire avant la décision du Bureau politique, 84 % des partisans de M. Marchais annonçaient leur intention de voter pour M. Mitterrand[50].
Il est possible de décrire une culture politique « de gauche », faite de défiance à l'égard de « la droite » et du gouvernement, de la police et de l'armée, de l'Eglise et des catégories sociales qui disposent du pouvoir économique, etc.[51]. Il faudrait ainsi faire une analyse des schèmes de description et de jugement que les journaux de gauche et en particulier le Canard Enchaîné utilisent avant 1981 pour décrire le personnel politique gouvernemental, notamment lorsque l'actualité concernait les « affaires »[52]. Procédant du contrôle de positions de pouvoir politique et des opportunités qu'elles procurent, les scandales politiques impliquaient alors surtout le personnel politique de la majorité. L'accumulation des « affaires » scandaleuses, le « gaullisme immobilier », les affaires d'écoutes téléphoniques, les morts « inexpliquées » de Robert Boulin, de Joseph Fontanet et de Jean de Broglie, l'affaire « des diamants », renforçait, chez les électeurs les plus engagés à gauche, le sentiment du caractère trouble et équivoque des pratiques du gouvernement et du personnel politique de la majorité[53]. Les lignes de clivages et le niveau d'antagonisme entre « la droite » et « la gauche » se sont transformés au point que les représentations du jeu politique alors en usage au sein de chacun des camps partisans nous sont devenues difficilement accessibles. Pour beaucoup de militants « de gauche », les personnels politiques de « la droite » apparaissaient non seulement comme les détenteurs de l'ensemble des positions de pouvoir en politique et dans l'économie mais aussi comme leurs propriétaires historiques et « naturels ». Le contrôle des journaux télévisés par le gouvernement, la surveillance policière exercée depuis mai 1968 sur les mouvements d'extrême gauche mais aussi sur l'ensemble du personnel politique de l'opposition, les lois dites « Anticasseurs » et « Sécurité et liberté » et l'image publique répressive des ministres de l'intérieur successifs (notamment Raymond Marcellin et Michel Poniatowski), beaucoup d'éléments concourent alors à accroître le sentiment de défiance des militants ou des « sympathisants » « de gauche » à l'égard du personnel politique de « la droite »[54]. Cette « culture de gauche » est alors entretenue par le travail politique des partis de l'opposition qui consiste en particulier à utiliser – et de ce fait à renforcer – l'efficacité des constructions symboliques de la tradition ouvrière (les thèmes de la réduction des inégalités, de la « rupture avec le capitalisme », de la solidarité entre toutes les formations de la gauche, l'opposition entre les salariés et les « riches » ou les « possédants », toutes les formes de mystiques révolutionnaires, etc.)[55]. Est le produit de ce travail politique de définition des frontières de « la gauche », de commémoration de sa tradition et de stigmatisation de ses adversaires, ce que François Bourricaud décrit en 1980 comme « Le sentiment pour ainsi dire mystique, et probablement partagé par la base [du PC et du PS...], d'une “unité de la gauche” qui “transcende les conflits d'appareil” »[56]. Malgré son caractère minoritaire, cette culture oppositionnelle de « la gauche » est revendiquée par de nombreux acteurs politiques, syndicaux ou militants et sa diffusion est susceptible d'inspirer l'adoption de postures contestataires dans divers secteurs sociaux. Etre « de gauche » réunit et résume alors un ensemble d'attitudes critiques hétérogènes allant de la contestation vague du gouvernement, à la mise en cause des hiérarchies sociales établies, à l'action syndicale au sein des entreprises ou à la défense organisée d'un des répertoires argumentatifs des formations politiques de l'opposition – marxismes, contre-culture, autogestion, critique du capitalisme, etc. – . L'accroissement du nombre des agents susceptibles de faire usage de ces thématiques contestataires est directement lié au travail politique des entreprises électorales (PC, PS et PSU) ou extraparlementaires (mouvements d'extrême gauche) à partir de 1968 et du processus de l'Union de la gauche. En renouant avec une offre politique « radicale », le Parti socialiste va tendre à proposer un produit politique, lié aux thématiques traditionnelles de la gauche et constituant un projet de transformation sociale susceptible de servir de support aux anticipations et aux attentes hétérogènes des électeurs contestataires. Durant les années soixante-dix, l'implication émotionnelle de beaucoup de militants, de sympathisants et d'électeurs se reconnaissant dans « la gauche » provient sans doute de l'exaspération que suscitent la présence durable d'un gouvernement « de droite » mais aussi de la constitution de « l'Union de la gauche » et de l'accroissement des chances de réalisation du « Changement ». L'adhésion émotionnelle à l'action des entreprises politiques de « la gauche » et l'implication affective de premier degré dans les luttes politiques peuvent alors être considérables. Cette intensité dans les sentiments d'appartenance politique et l'engagement émotionnel suscité par les luttes partisanes sont alors la conséquence conjointe des attentes engendrées par « la gauche », de la virulence des polémiques entre le gouvernement et l'opposition, des stratégies de dramatisation appelées par la configuration bipolaire de la Vème République et de la socialisation à la politique d'un nombre croissant d'agents au sein d'une telle configuration. Cet apprentissage politique dans un contexte de forte polarisation contribue à faire de l'appartenance à un camp partisan – en particulier « à gauche » – non pas une « opinion » dont les agents pourraient éventuellement se déprendre mais un pli du corps qui résistera souvent aux redéfinitions que le personnel politique fera subir à l'étiquette. La prévisibilité du contenu éditorial de la presse tend à conforter le crédit des hommes politiques de chaque « camp » aux yeux de leurs partisans respectifs, puisque les seules informations critiques que ceux-ci peuvent recevoir proviennent de journalistes appartenant à des rédactions considérées comme hostiles ou de commentaires d'adversaires politiques. Les manifestations publiques de joie que suscite la victoire de François Mitterrand lors de l'élection présidentielle de 1981 constituent un indicateur d'une part de l'engagement émotionnel d'une fraction des électeurs dans les luttes politiques et d'autre part du niveau d'attente et d'espérance sociale que pouvait susciter alors la perspective du « changement ».
Le 10 mai 1981 est une date dont les jeunes militants se souviennent comme leurs aînés se remémorent les grèves de Juin 1936 et la Libération. Dès que les résultats du scrutin furent annoncés, l'enthousiasme et le soulagement du “peuple de gauche” déferlèrent sur tout le pays. Les places de toutes les villes de France s'emplissaient de monde, tandis que convergeaient vers elles les cortèges des organisations qui avaient participé à la défaite de la droite. Mettant pour une fois les dissensions entre parenthèses, l'ensemble des partis politiques, des centrales syndicales, des organisations spécialisées comme les mouvements antiracistes et des personnalités littéraires, artistiques et universitaires, qui animent ce que l'on appelle couramment “la gauche”, se rassemblèrent pour fêter durant toute une nuit, sinon la victoire de François Mitterrand, au moins la défaite du président sortant. Cette soirée fut le premier rassemblement nocturne de masse vécu par les militants d'extrême gauche depuis la nuit du 12 au 13 mai 1968, qui entra dans l'histoire sous le nom de “nuit des barricades”. Il ne s'agissait cependant plus, cette fois, d'affronter les CRS, mais de célébrer un événement que beaucoup considéraient comme ayant été provoqué par l'onde de choc des événements de 1968[57].
Paris et les grandes villes de France résonneront tard dans la nuit des klaxons et des accents de mille orchestres improvisés. 4 heures du matin à l'Etoile, Roger Hanin et sa femme Christine Gouze-Raynal sont bloqués dans un joyeux embouteillage. Depuis leur voiture cette dernière appelle sa sœur Danielle rue de Bièvre. “Passe-moi François que je lui décrive cette incroyable fête. – Non je ne peux pas, il dort déjà depuis longtemps”, répond Mme Mitterrand »[58]. Ni l'élection de Georges Pompidou en 1969, ni celle de Valéry Giscard d'Estaing en 1974 n'avaient donné lieu à un tel déploiement festif. La réélection de François Mitterrand en 1988 et l'élection de Jacques Chirac en 1995 ne feront pas davantage l'objet de manifestations de joie spectaculaires. On doit donc admettre que lors de l'élection de 1981, une fraction des électeurs de François Mitterrand était émotionnellement fortement engagée dans le résultat du vote.
Après l'élection de François Mitterrand, un ensemble de comportements et d'attitudes viennent rappeler que l'alternance politique n'est pas un phénomène banalisé. La ferveur qui suit l'élection et les dizaines de milliers de personnes qui se rassemblent sous la pluie place de la Bastille à Paris mais aussi dans la plupart des grandes villes françaises ; les huées de sympathisants de la gauche qui accompagnent le départ de l'Elysée de Valéry Giscard d'Estaing après la passation de pouvoir[59], la cérémonie du Panthéon, où François Mitterrand se recueille « symboliquement » devant les tombeaux de Jaurès et de Blum[60], ou a contrario, la scène dite « de la chaise vide » où Valéry Giscard d'Estaing laisse, à la fin de son dernier discours en tant que Président en exercice, la caméra s'attarder sur le fauteuil qu'il vient de quitter pendant que retentit la Marseillaise[61] ; l'attitude du Général Alain de Boissieu, qui démissionne de ses fonctions de grand chancelier de la légion d'honneur plutôt que d'en donner le collier de grand maître au nouveau Président[62] ; l'inquiétude de certains responsables socialistes, craignant que le personnel politique « de droite » refuse de laisser le nouveau Président s'installer durablement[63] ; les termes « d'expérience socialiste » qu'utilisent en 1981, pour désigner le nouveau gouvernement, le personnel politique de l'opposition mais aussi parfois celui de la nouvelle majorité, tous ces faits, toute l'emphase qui est alors donnée à ces moments-là, témoignent de l'émotion suscitée par l'alternance au sein d'une France dirigée depuis vingt-trois ans par des gouvernements « de droite ».
Les motions très radicales déposées par les différents courants du Parti socialiste lors de ses congrès, les discours politiques se réclamant de la tradition du mouvement ouvrier prononcés par ses leaders, l'importance accordée à la littérature théorique militante sur le passage au « socialisme », sur « l'autogestion », le « front de classe », les nationalisations, le plan, etc., notions qui vont bientôt disparaître complètement du débat politique principal, le sérieux avec lequel sont menées, avant 1981, les polémiques entre les courants du Parti socialiste et vis-à-vis des partis de la gauche sur ces points de doctrine, cet ensemble de pratiques, d'attitudes et de discours suppose et nécessite la croyance effective de la plupart des militants et des cadres du PS dans la pertinence de ce travail idéologique et du programme du Parti. Depuis une période et une configuration politique où le degré de crédibilité des engagements du personnel politique est faible et où les notions que nous venons de citer n'ont plus cours, il nous est difficile de comprendre l'intensité des engagements militants et la profondeur des convictions politiques que pouvaient susciter le Programme commun et le programme « radical » du PS. Le sens et le contenu des rhétoriques politiques radicales du Parti socialiste avant 1981 ne peuvent se comprendre si on n'admet pas que les militants et les cadres socialistes croyaient aux propositions et aux débats internes au parti. Le nombre des acteurs politiques et des dirigeants de partis validant ces propositions radicales contribue d'ailleurs à engendrer la crédibilité collective de ce programme, à la fois vis-à-vis des journalistes, des cadres inférieurs des partis « de gauche » et des électeurs profanes. Nous verrons que le recrutement des militants et des cadres du Parti socialiste sur une ligne politique très ancrée dans la tradition politique de « la gauche » et sur un discours économique « radical » suscitera des difficultés spécifiques lorsque les contraintes de justifications nouvelles dues à l'accès aux positions gouvernementales conduiront à l'adoption du discours sur le « tournant de la rigueur » puis sur la « modernisation de la France ».
Si, dans le champ de production intellectuelle, les références au « marxisme » sont en recul à partir des années 1974-1975, au sein du champ politique, les thématiques « marxistes » conservent en partie leur prestige et leur efficacité, notamment parce qu'elles permettent d'opposer au discours « gestionnaire » du gouvernement une rationalité alternative. En outre, les luttes de prééminence et de classement qui opposent les mouvements « gauchistes » issus de mai s'énoncent à travers la référence à la tradition marxiste. Le travail politique et les oppositions doctrinaires de ces organisations – dont les effectifs augmentent jusqu'en 1981[64] – contribuent à l'accroissement des usages et de la légitimité du langage « marxiste » : « À travers la décennie soixante-dix, on peut observer une rapide croissance de l'influence du marxisme dans les cercles des anciens militants issus de mai 68 : toutes sortes “d'anciennes” opinions de classes (maoïsme, trotskisme, etc.) ont fait florès au sein des “nouveaux” mouvements. [...] Dans une société aussi polarisée autour du débat droite-gauche que la France, le patrimoine commun de la gauche est ressenti profondément. “Car il n'existe pas à gauche d'autre référence idéologique que révolutionnaire [1789]. Il y a sans doute une politique “réformiste” qui n'est qualifiée ainsi que par son impuissance à réaliser son idéologie. Mais le terrain culturel à partir duquel s'expriment la gauche socialiste, le Parti communiste et l'extrême gauche est au fond le même(citation de Pierre Rosanvallon et Patrick Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Le Seuil, 1977, p. 75)[65].
La capacité croissante durant les décennies soixante et soixante-dix du jeu politique à capter l'attention des électeurs et les investissements des militants constitue un processus qui justifierait une analyse particulière. Signalons seulement que l'augmentation du taux de scolarisation secondaire et supérieure durant cette période favorise sans doute l'accroissement de l'intérêt pour la politique. Le développement de la télévision qui rend accessibles, sous une forme quotidienne et un mode pratique, des débats et un personnel politique auparavant souvent inconnus des agents les plus intéressés par les luttes partisanes, représente également un facteur facilitant dont les effets d'homogénéisation des représentations sociales et politiques ont été abondamment discutés au moment de la généralisation de la télévision mais qui tendent aujourd'hui à ne plus être perçus tant nous sommes habitués à la présence de celle-ci et à son emprise. Enfin l'existence de deux camps politiques nettement délimités, porteurs de projets politiques fortement différenciés et dont la rivalité électorale est indécise au point de nécessiter un intense travail politique d'enrôlement des électeurs, favorise sans doute l'augmentation de l'intérêt pour les affrontements politiques. Nous verrons comment la configuration politique des années 1982-1986 s'oppose sur la plupart de ces points à la configuration de la décennie soixante-dix et conduit à une baisse relative de l'intérêt des électeurs pour les affrontements partisans.
Nous avons décrit les effets de la présence continue d'un gouvernement « de droite » entre 1958 à 1981 dans les processus de constitution des identités de gauche et comment l'ensemble des oppositions aux gouvernements gaullistes puis giscardiens va se voir progressivement exprimé dans le langage de « la gauche ». Après 1974, l'insatisfaction suscitée par le gouvernement dans une période de forte augmentation du chômage et de l'inflation contribuait à repousser les mécontents vers « la gauche ». L'arrivée au gouvernement de l'alliance entre le PS et le PC va contribuer à transformer les modes de constitution des identités et des convictions politiques des agents. Alors que l'éloignement du pouvoir permettait aux partis « de gauche » de rassembler et de capitaliser l'ensemble des oppositions sociales et politiques, leur accession au gouvernement va au contraire retourner contre eux ces processus de constitution et de solidification des mécontentements. Là où les partis « de gauche » fédéraient l'ensemble des oppositions et parvenaient à exprimer les mécontentements sociaux, la présence du PS et du PC au gouvernement contribue à défaire l'association symbolique qui liait auparavant les postures contestataires et l'appartenance à « la gauche ».
Avec Marx, la gauche française (marxiste ou non) a assimilé la révolution, en général, au modèle particulier de la Révolution française. Par là même, elle a aussi fait sien le mythe du grand soir, de l'occasion unique où l'on peut apporter des changements irréversibles au système social. Et comme l'une des composantes du grand soir était l'arrivée de la gauche au pouvoir, celle-ci implique mutatis mutandis, que l'on a bien assisté à un changement capital. Ainsi 1981 fut-il un grand soir, comparable à ceux de 1791 et 1871. Mais à la lumière des changements limités, à certains égard anodins, promus par Mitterrand et ses gouvernements, que reste-t-il du mythe ? [...] François Mitterrand préside à d'immenses changements au sein du mouvement politique qu'il a conduit au pouvoir et, de fait, l'une de ses difficultés tient précisément à ce qu'il est désormais contraint de gouverner en prenant quasi quotidiennement le contre-pied de la plupart de ses thèses qui lui ont valu le soutien des militants socialistes. Il a certainement déçu ses partisans. [...] Ce n'est pas seulement la vision politique eschatologique du tout ou rien qui en a souffert aux yeux de l'électorat. Le langage même du débat politique en France, si immuable en six générations de conflit, ne cadre plus avec les réalités bien terrestres de la vie politique. C'est là une des raisons de la crise du marxisme dans la France contemporaine et c'est aussi, bien sûr, l'une des explications du courant de mécontentement qui agite en profondeur le mouvement socialiste depuis 1982 [...][66].
Mais à cet effet social presque mécanique induit par l'accession de l'ancienne opposition à des positions institutionnelles, s'ajoute la déception relative que va provoquer la nouvelle majorité. En effet, le gouvernement de Pierre Mauroy va rapidement susciter le mécontentement d'une partie des anciens électeurs de François Mitterrand, catégorie alors nommée par les observateurs et les acteurs politiques les « déçus du socialisme ». « Parmi les électeurs de François Mitterrand du 10 mai 1981, la proportion des « déçus du socialisme » atteint 37 % en avril-mai 1983 et culmine à 42 % en septembre. Un pourcentage qui, traduit en chiffres bruts, représente 6,5 millions d'électeurs »[67]. Ce n'est pas ici le lieu pour analyser les causes de cette désaffection. Notons seulement qu'il est probable qu'aux électeurs qui considèrent que le nouveau gouvernement fait trop de réformes, s'ajoutent ceux que ces réformes dérangent et ceux qui considèrent que le gouvernement ne va pas assez loin et ne tient pas ses promesses[68]. La cote de « confiance » de François Mitterrand qui était de 53 % en novembre 1982, passe à 51 % en mars 1983 puis à 43 % en juillet 1983 avant de chuter à 37 % à la fin de 1985[69]. En janvier 1982, 47 % des personnes interrogées jugent l'action de François Mitterrand positive depuis son élection, 31 % la jugent négative (sans opinion 22 %) ; en septembre 1982, 47 % la juge négative contre 34 % positive (sans opinion 19 %) ; en septembre 1983 une majorité absolue des personnes interrogées, 57 %, estiment son action négative contre seulement 28 % à l'estimer positive (sans opinion 15 %)[70]. Sur 100 électeurs déclarant avoir voté pour François Mitterrand, 51 % sont satisfaits, 37 % déçus et 13 % sans opinion en avril-mai 1983[71]. 90 % de ceux qui ont voté pour François Mitterrand en 1981 et qui se disent déçus en 1983 répondent que depuis le 10 mai, il y a peu ou pas de progrès dans leur vie[72] et 78 % d'entre eux jugent l'action du gouvernement contre le chômage inefficace.
En octobre 1983, il se trouve une majorité de français pour se déclarer plutôt de droite que de gauche. Phénomène considérable si on songe au discrédit qui frappait le mot “droite” depuis 1945 ! »[73] ; En février 1981, 42 % des personnes interrogées se disaient de gauche, 34 % de droite et 20 refusaient de se classer (non réponse 7 %). En octobre 1983, 34 % se déclare à gauche, 36 % à droite, 22 % refusent de se classer (8 % de sans réponse)[74].
À partir de 1981 décroît la fréquence des déclarations d'appartenance à « la gauche » dans les sondages d'opinion. Il est probable qu'avant 1981, une part de ces déclarations d'appartenance à « la gauche » dans les sondages d'opinion recouvrait soit des prises de position antigouvernementale qui se résolvaient en identification à « la gauche » puisque celle-ci disposait alors du monopole de l'opposition, soit des « réponses aveugles »[75] qui fournissaient à l'enquêteur une réplique qui devait moins à « l'opinion » des personnes interrogées qu'à leur désir de produire une réponse qu'ils savaient en pratique socialement acceptable et plus valorisée que le choix de « la droite », catégorie stigmatisée. Lorsque la déception relative suscitée par l'arrivée de « la gauche » au pouvoir commence à rendre les rétributions sociales d'une déclaration d'appartenance à la gauche contre-productive et lorsque la posture d'opposition au pouvoir et au gouvernement ne pourra plus passer par une déclaration d'appartenance à « la gauche », on constatera une diminution de « l'autopositionnement » « à gauche » lors des enquêtes d'opinion.
Ceux qui sont de gauche |
ceux qui sont de droite |
Refusent de se classer |
||||
Février 1981 |
0ctobre 1983 |
Février 1981 |
0ctobre 1983 |
Février 1981 |
0ctobre 1983 |
|
Ensemble des Français |
42 |
34 |
31 |
36 |
20 |
22 |
18-24 ans |
42 |
34 |
31 |
34 |
17 |
24 |
25-34 ans |
54 |
38 |
25 |
30 |
16 |
23 |
35-49 ans |
45 |
33 |
29 |
39 |
20 |
20 |
30-64 ans |
37 |
33 |
33 |
38 |
25 |
21 |
65 ans et plus |
32 |
30 |
37 |
39 |
21 |
21 |
Vote François Mitterrand en 1981 |
- |
68 |
- |
10 |
- |
17 |
Vote Valéry Giscard d'Estaing en 1981 |
- |
2 |
- |
76 |
- |
15 |
Mais la diminution du nombre des personnes interrogées acceptant de se déclarer « de gauche », loin de constituer un simple retour à une mesure plus juste de ce qui serait l'étiage véritable de la gauche, constitue l'exact indicateur du recul de son influence politique. Le déclin de la valorisation sociale de l'appartenance à « la gauche » va affecter l'économie de l'adoption des postures oppositionnelles, des attitudes contestataires et par conséquent de l'adoption et diffusion des idées associées à « la gauche ». De même ce déclin de la valorisation de l'appartenance à « la gauche » va diminuer le rendement social des attitudes contestataires et de l'adoption des thématiques associées à « la gauche ».
Interrogés également sur la valeur des mots-symboles, les Français évoluent vers le libéralisme économique. Tous les mots traditionnels de la gauche sont en recul : le socialisme, qui perd le plus de terrain (- 12 points), la planification (- 9), les syndicats ( - 8), les nationalisations suscitent désormais plus d'opinions hostiles que d'appréciations favorables. À l'inverse, on constate que le mot “libéralisme” obtient 53 % de jugements positifs, le libre-échange 58 %, la concurrence 60 %. [...] Le profit se trouve réhabilité avec 42 % de jugements positifs (+5) contre 33 % de négatifs. Seul le mot “capitalisme” reste banni malgré une légère avancée : 29 % d'opinions positives (+3) contre 47 % d'appréciations négatives[77].
Années |
mars 1981 |
octobre 1983 |
81-83 |
octobre 1985 |
novem. 1986 |
octobre 1987 |
mars 1988 |
octobre 1988 |
octobre 1989 |
avril 1991 |
Se classent à gauche |
42 |
34 |
- 8 |
34 |
35 |
36 |
41 |
43 |
40 |
36 |
Se classent à droite |
31 |
36 |
+ 5 |
33 |
31 |
30 |
29 |
31 |
32 |
28 |
Refusent de se classer |
20 |
22 |
+ 2 |
27 |
26 |
30 |
26 |
21 |
23 |
30 |
Ce que les enquêtes par sondages ne perçoivent pas derrière l'apparente identité de la formulation des questions c'est que cette diminution des déclarations d'appartenance à « la gauche » accompagne une transformation des significations et des implications sociales des termes et des catégories employées. Etre « de gauche » en 1980, alors que le PS et le PC font assaut de fidélité au Programme commun et où la « vulgate marxiste » tend à servir de langage commun aux différentes formations politiques de la gauche, recouvre des idées et des attitudes profondément différentes de ce que se déclarer « de gauche » signifiera après le « tournant de la rigueur » et l'aggiornamento du Parti socialiste. La transformation de la signification sociale et des implications pratiques de termes en apparence semblables rend le recul des identités « de gauche » encore plus sensible selon les critères qui étaient ceux de la décennie soixante-dix. Une partie des militants appartenant avant 1981 à des partis d'opposition ou à des syndicats aurait sans doute hésité avant de considérer comme appartenant à « la gauche » les nouvelles offres politiques issues du « tournant de la rigueur ».
1981 |
1986 |
différence 1981-1986 |
|
Ceux qui ont voté pour des candidats de gauche (législatives de 1981 et 1986) |
56 |
44 |
- 12 |
Ceux qui se déclarent de gauche (SOFRES mars 1981 et février 1986) |
42 |
36 |
- 6 |
Ceux qui se déclarent de droite (SOFRES mars 1981 et février 1986) |
31 |
37 |
+ 6 |
|
mars 1981 |
janvier 1984 |
différence |
février 1986 |
mars 1988 |
octobre 1989 |
avril 1991 |
Les notions de droite et de gauche sont dépassées |
33 |
49 |
+16 |
45 |
48 |
56 |
55 |
Les notions de droite et de gauche sont toujours valables |
43 |
37 |
- 6 |
42 |
44 |
36 |
33 |
Mais la cote de popularité des gouvernements socialistes n'est pas le seul indicateur de la surprise et de la déception des électeurs « de gauche » face à la faible ampleur prise par les transformations sociales attendues. Les effectifs du Parti socialiste en augmentation constante de 1971 à 1981 commencent à baisser à partir de 1982. Les effectifs déclarés passent de 213.000 en 1982 à 203.000 l'année suivante, 189.000 en 1984 et 176.000 en 1985. Il est significatif que le nombre des adhérents du PS varie en raison inverse de la durée de sa présence au gouvernement : de 1982 à 1986, le PS perd des adhérents, de 1986 à 1988, il en gagne, puis en perd à nouveau après 1988 puisqu'en l'espace de trois ans de 1989 à 1991 ses effectifs diminuent de 25 % pour se situer à 150.000 adhérents, c'est-à-dire un niveau qu'il avait atteint en 1975[81]. Les effectifs estimés du PC évoluent selon un rythme semblable. Colette Ysmal estime à 375.000 les adhérents du Parti communiste en 1971. Ils auraient ensuite augmenté jusqu'à plus de 520.000 en 1981 ou 1982 avant de décroître alors pour atteindre 350.000 en 1986 et 220.000 en 1990[82]. Tout se passe comme si le mécontentement suscité par la deuxième et la troisième année du gouvernement Mauroy et le hiatus entre le niveau d'attente suscité par « la gauche » et les manifestations du « Changement » avaient contribué à la désaffection continue des militants politiques des partis de gauche après 1981. Les militants du Parti socialiste et du Parti communiste étaient précisément ceux qui avaient la meilleure connaissance de l'offre politique de leur parti et qui, recrutés selon une ligne partisane très radicale et dans une configuration politique fortement antagonique, avaient le plus de chances d'adhérer au premier degré à la doctrine de rupture défendue par leurs dirigeants.
L'abandon, dans les années 1983-1984, du thème de la “rupture avec le capitalisme”, le ralliement aux maîtres-mots que sont devenues la rigueur et la modernisation, la pratique gouvernementale qui n'a pu éviter ni la montée du chômage ni la croissance des inégalités, enfin la répétition des scandales contraires au moralisme et à l'humanisme de la communauté militante ont, semble-t-il, contribué à éloigner du PS bon nombre de militants[83].
La présence de la gauche au pouvoir de 1981 à 1986 s'est accompagnée d'un bouleversement du paysage idéologique français. L'abandon du discours anticapitaliste de la part du Parti socialiste en est la manifestation la plus marquante. Il a désorienté nombre de militants de gauche ou d'intellectuels, pour lesquels la signification ultime de la dimension droite-gauche consistait en un affrontement entre partisans et adversaires du capitalisme. [...] Cette évolution idéologique s'est jouée à deux niveaux : au niveau du discours émis par les hommes et les partis politiques, c'est-à-dire par les producteurs de “l'offre politique” ; et au niveau des représentations, croyances, idées et valeurs des électeurs[84].
Avez-vous plutôt |
Mars 1981 |
Décembre 1985 |
Evolution |
Les maires |
73 |
73 |
0 |
Les députés |
45 |
44 |
- 1 |
Les ministres |
35 |
41 |
+ 6 |
Les hommes politiques en général |
29 |
25 |
- 4 |
Les partis politiques en général |
22 |
18 |
- 4 |
Le PC |
18 |
8 |
- 10 |
Le PS |
48 |
28 |
- 20 |
Les mouvements écologistes |
40 |
25 |
- 15 |
L'UDF |
29 |
28 |
- 1 |
Le RPR |
27 |
29 |
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L'image publique des syndicats connaît également une forte baisse après 1981. À la question : « Pour la défense de vos intérêts faites-vous confiance à l'action des syndicats ? », en 1979, 49 % des français et 57 % des salariés déclarent « faire confiance » aux syndicats contre respectivement 37 % et 36 % qui déclarent ne pas leur faire confiance ; en octobre 83, 39 % des personnes interrogées et 46 % des salariés interrogés déclarent faire confiance aux syndicats contre respectivement 47 % et 45 % qui déclaraient ne pas leur faire confiance[86]. Lors de la cohabitation les déclarations de confiance envers les syndicats redeviendront positives avant de chuter à nouveau après l'élection de François Mitterrand en 1988. Alors qu'en juin 1981, 62 % des personnes interrogées déclaraient souhaiter que les syndicats modèrent leurs revendications contre 29 % qui souhaitaient qu'ils les intensifient, en octobre 1982 au contraire, 43 % contre 38 % souhaitent des syndicats plus actifs[87]. À partir de 1977 et lorsque l'accroissement du chômage commence à avoir des effets, les effectifs des syndicats sont en baisse constante. En 1977, plus de 25 % des salariés étaient syndiqués, en 1981 ils sont encore plus de 22 %. Après 1981 sous l'effet conjugué de la démobilisation syndicale qui suit la déception des militants « de gauche » devant l'échec relatif du gouvernement et de l'accroissement du chômage et des possibilités de répression du syndicalisme, le taux de syndicalisation tombe à moins de 16 % en 86 et moins de 12 % en 1990[88]. Le nombre des journées de grève rapporté au nombre de licenciements est également en déclin. Alors qu'en 1975 on totalisait plus de 1.100.000 journées de grève et environ 500.000 de 1978 à 1980, la période suivante de 1981 à 1989 connaît une moyenne annuelle d'environ 350.000 journées de grève alors même que l'accroissement continu du chômage et la succession des licenciements collectifs augmentent les occasions de conflits[89]. Il semble donc que la combativité syndicale décroisse après 1981 du fait de la conjonction d'un ensemble de facteurs parmi lesquels figure la démobilisation militante consécutive à l'arrivée de la gauche au pouvoir.
Le processus de désyndicalisation s'accompagne d'une diminution tendancielle du nombre de mouvements sociaux revendicatifs. Le nombre des manifestations et le nombre des participants aux manifestations tend à décroître. Dans son étude sur les mains courantes de la police et des CRS, Olivier Filleule montre qu'après 1981, à Nantes et à Marseille, le nombre de manifestations « de gauche » décroît tandis que s'accroît le nombre de manifestations « de droite »[90]. Les manifestations antinucléaires nombreuses avant 1981 connaissent une brusque diminution après l'élection de mai 1981. Alors que le PS avait ouvertement soutenu le mouvement antinucléaire durant les années soixante-dix et demandé une remise en cause de la politique énergétique d'EDF, le changement d'attitude du nouveau gouvernement laisse les militants antinucléaires démunis.
Lorsqu'ils étaient dans l'opposition, les porte-parole du Parti socialiste avaient multiplié les signes de soutien et d'encouragement au mouvement antinucléaire puisqu'avant 1981, le PS s'attachait à apparaître au côté de tous les opposants au gouvernement. Pourtant après 1981, le nouveau gouvernement ne tient pas les promesses que ses dirigeants avaient faites lorsqu'ils étaient dans l'opposition : « Même si le PS était contre Super-Phénix à Creys-Malville, même s'il avait signé la pétition nationale exigeant un moratoire, même si François Mitterrand avait écrit aux mouvements qui s'opposaient à des projets spécifiques (" Je suis avec vous »), et même si un référendum et un débat national étaient repris dans la liste des 110 propositions, le nouveau gouvernement n'apporta aucun changement fondamental à la politique nucléaire. Le mouvement, qui avait ouvertement affiché son soutien au candidat PS, se retrouva dans une impasse. [...] Le fait que le mouvement antinucléaire exprima le sentiment d'avoir été trahi par le Parti socialiste, qui avait (partiellement) fait sienne la lutte des années soixante-dix, montre que des changements décisifs au sein de la majorité politique étaient concevables aux yeux des membres du mouvement antinucléaire. Selon eux, le PS avait la possibilité et la capacité d'agir en accord avec les revendications du mouvement au-delà de tous les obstacles formels, mais il s'y est tout simplement refusé »[92]. Cependant, loin de relancer le mouvement antinucléaire en France, le revirement du Parti socialiste a plutôt conduit à une diminution de la participation aux manifestations et à une démobilisation des associations et des groupes antinucléaires. Dans son analyse du mouvement antinucléaire en France[93] Duyvendak souligne que les participants aux manifestations, nombreux lorsque « la droite » est au pouvoir et que le Parti socialiste approuve publiquement la mise en cause de la politique d'équipement autoritaire du gouvernement, se raréfient rapidement lorsque la gauche au pouvoir maintient la même politique. Comment peut-on comprendre la fin des manifestations de protestations contre un programme nucléaire qui, si certains projets sont abandonnés, demeure cependant proportionnellement l'un des plus importants des pays industrialisés ?
En aucun cas il ne faut sous-estimer l'importance accordée par les gens de gauche au premier gouvernement de gauche de la Vème République, ni l'identification à ce gouvernement. [...] Dès le début, les autorités de gauche se sont opposées à plusieurs nouveaux mouvements sociaux, (les mouvements écologistes, antinucléaires et pacifistes notamment) [...] Les militants des nouveaux mouvements sociaux, paralysés par leur identification à d'autres aspects des politiques gouvernementales, n'ont pas protesté immédiatement. En fait, de nombreux militants des nouveaux mouvements sociaux partageaient l'ancienne politique de classe menée par le nouveau gouvernement : en effet ils avaient appris à tenir compte de l'importance de ce dernier[94].
Dans un pays dont les lois électorales favorisent la bipolarisation, les mouvements sociaux sont contraints de choisir leur camp dans le clivage droite-gauche. Dès ce moment, les nouveaux mouvements sociaux dépendent presque complètement des partis de la gauche française, et leur évolution sera inhibée si les partis dont ils dépendent – les socialistes en particulier – accordent la priorité aux anciens problèmes, ce qui, de facto, entraîne la disparition simultanée de tout soutien et des chances de réussite des nouveaux mouvements. [...] En France, par la polarisation du système, les changements politiques exercent une influence prépondérante sur les possibilités offertes aux nouveaux mouvements sociaux. Dans les autres pays – aux gouvernements de coalition – , les modifications du taux de succès, ainsi que les modifications de soutien et de répression, seront moins spectaculaires (voire virtuellement absentes en Suisse). En France, les portes se sont fermées à (presque) tous les nouveaux mouvements sociaux en 1981 : il ne leur est resté ni accès au gouvernement, ni soutien des partis d'opposition. Conclusion, à l'arrivée de la gauche au pouvoir, la vague d'activités des nouveaux mouvements sociaux, entamée en 74-75, a avorté. Le changement radical que représente l'arrivée de la gauche au pouvoir a eu d'énormes conséquences[95].
Jan Duyvendak souligne que c'est l'adhésion d'une grande partie des manifestants antinucléaires à la « culture de gauche », leur « identification à d'autres aspects des politiques gouvernementales » qui permettent d'expliquer le manque de motivation de beaucoup de militants antinucléaires après 1981. Beaucoup de ceux qui participaient aux manifestations antinucléaires le faisaient autant pour s'opposer aux gouvernements de Valéry Giscard d'Estaing que pour obtenir l'arrêt du programme nucléaire. Lorsque « la gauche » arrive au pouvoir et présente la poursuite de l'exploitation des centrales nucléaires comme une nécessité, la conjonction de ceux qui ne peuvent encore manifester contre un gouvernement qu'ils soutiennent, de ceux à qui le revirement du PS a ôté tout espoir d'atteindre les objectifs du mouvement et de ceux pour qui les manifestations d'hier représentaient surtout un moyen de s'opposer à un gouvernement « de droite », conduit à une diminution importante de la capacité d'attraction et d'action des organisations antinucléaires.
Figure 2 : Participation aux nouveaux mouvements sociaux en France 1975-1989 (participation totale en milliers)[96].Nous ne reviendrons pas sur les transformations qui vont affecter les configurations des champs politiques, journalistiques et intellectuels après 1981. De telles transformations parallèles et simultanées des contenus idéologiques de l'offre politique de l'ensemble des producteurs de biens politiques et culturels ne pouvaient pas ne pas avoir de conséquences sur la façon dont les acteurs ordinaires allaient se représenter la politique. Nous insisterons sur les effets de l'évolution de l'offre politique et des circuits de légitimation propres à chaque camp politique sur les représentations politiques des agents et leur capacité à s'engager en politique.
Avant 1981, deux systèmes de légitimité s'affrontaient dans le champ politique. Celui de la majorité fondé sur la possession des positions institutionnelles officielles, sur le contrôle de l'administration et sur les médias télévisés et celui de l'opposition appuyé par les organisations syndicales et militantes proches et par les journaux « de gauche ». Chacun de ces systèmes de légitimation disposait de partisans disposés à croire et à adhérer aux oppositions ainsi mises en scène.
Il convient ici de souligner la légitimité symbolique que procuraient aux factions politiques qui les détenaient le contrôle des positions gouvernementales et des administrations. La maîtrise du protocole et des rituels républicains, la détention de positions institutionnelles dont les leaders de l'opposition étaient exclus contribuaint à l'établissement de l'image de compétence et d'autorité du personnel politique de la majorité[97]. Lorsque les alternances sont fréquentes, le personnel de l'opposition occupait hier encore les positions officielles et les électeurs n'ont pas de difficultés à l'imaginer à nouveau au gouvernement. Mais lorsque l'opposition n'a plus exercé de fonctions officielles depuis des dizaines d'années – comme c'était le cas en 1981 – l'autorité institutionnelle tend à se voir associée au personnel politique de la majorité, dont les options politiques et économiques en viennent à être considérées comme ratifiées par l'expérience administrative et les faits. Maîtrisant les administrations permettant l'élaboration et la « mise en chiffres » des politiques possibles face à une opposition sans moyens, le personnel politique au pouvoir dispose en pratique du monopole de l'expertise administrative. Lorsqu'une longue période de maîtrise des nominations administratives a en outre permis aux gouvernements successifs de contrôler les orientations partisanes du personnel administratif[98] – la politique ordinaire de l'Etat, la politique présentée par la haute fonction publique comme la plus « rationnelle » et la politique prônée par la faction majoritaire tendent à se confondre. La légitimité sociale et politique de ceux qui occupent depuis longtemps les positions électives s'impose alors comme un fait d'évidence aux agents les moins impliqués dans le jeu politique[99].
Mais la légitimité « technique » du personnel politique et administratif est également particulièrement sensible dans les relations que les pouvoirs publics entretiennent avec les journalistes politiques chargés de l'actualité gouvernementale ou de chaque secteur d'activité ministériel. La capacité des sources institutionnelles à convaincre les journalistes de la pertinence de leurs problématiques et des solutions qu'elles proposent est directement en rapport avec les ressources d'expertise et le capital d'autorité qu'elles sont en mesure de mobiliser[100]. Dans une situation structurellement inégalitaire dans laquelle les journalistes sont demandeurs d'informations et de pré-analyses pour « cadrer » dans l'urgence leurs commentaires, la capacité des sources institutionnelles à imposer à leurs interlocuteurs un mode d'approche des problèmes et à circonscrire les débats éventuels est considérable[101]. De surcroît, le contrôle indirect que le gouvernement exerce avant 1981 sur une partie de la presse oblige les journalistes se situant en contradiction avec le cadre d'interprétation journalistique majoritairement adopté, à fournir un surcroît de justification à leur position – généralement seuls les médias d'opposition sont en mesure de se montrer critiques. Cette maîtrise des médias d'Etat, garantissait au personnel gouvernemental une couverture, sinon toujours conforme à ses désirs, du moins rarement hostile[102]. En outre, les sources institutionnelles sont structurellement prioritaires dans le processus d'établissement de l'ordre du jour politique et peuvent amener la presse à traiter d'une question, souvent dans les termes mêmes qui sont souhaités. La capacité du personnel politique occupant les positions institutionnelles à susciter des « événements administratifs » – réalisations ou inaugurations, annonces ou applications de mesures, publications de rapports, contenus des projet de loi, communiqués ou conférences de presse tendant à définir le cadre de perception et de jugement des actions des pouvoirs publics et les bornes du possible en politique – lui donne un accès aux médias routinier et beaucoup plus aisé que celui de tout autre acteur politique[103]. Enfin, les flux financiers que ces personnels maîtrisent leur donnent une capacité d'initiative et d'action sans commune mesure avec celle des acteurs de l'opposition et par conséquent une plus grande faculté d'attirer l'attention des médias et d'obtenir une couverture favorable.
Face au monopole de la compétence économique et gestionnaire que revendiquent avant 1981 les détenteurs des positionsgouvernementales[104] et face aux moyens d'action et d'influence que celles-ci leur procurent, les partis de gauche cherchent à établir leur propre légitimité alternative. Ne pouvant encore concurrencer leurs adversaires sur le terrain de l'excellence gestionnaire, les porte-parole du PS utilisent une rhétorique « radicale » qui identifie les partis gouvernementaux, les dirigeants d'entreprises et les catégories sociales « favorisées » comme également défenseurs d'un ordre social inégalitaire[105]. Le discours traditionnel de « la gauche » distingue nettement l'offre politique des partis de l'opposition de la politique « libérale avancée »[106] dont se réclame le gouvernement et constitue une critique radicale des principes mêmes sur lesquels sont alors fondées les politiques publiques[107]. L'utilisation d'un langage de forme « marxiste » permet de situer l'offre économique de l'opposition dans un espace de références très différent de celui qu'utilisent les formations de la majorité[108]. La revendication de la « rupture » avec l'économie capitaliste permet aux partis « de gauche » de remettre en cause radicalement l'expertise administrative du personnel gouvernemental[109]. L'opposition cherche par conséquent à définir, avant 1981, une véritable légitimité économique alternative, fondée sur une rhétorique de rupture avec l'économie « capitaliste » et avec les logiques libérales qui placent la « bonne santé » des entreprises au centre des objectifs des politiques publiques[110]. On constate donc qu'avant 1981, les propositions économiques de la droite et de la gauche relèvent de deux univers conceptuels différents et qu'ils établissent deux ordres de légitimité distincts entre lesquels les électeurs sont amenés à choisir[111]. On pourrait en outre soutenir qu'il existe deux débats politiques et économiques distincts, l'un propre au personnel de « la droite » qui repose sur les principes de l'économie libérale, l'autre interne à « la gauche » où sont débattues les questions de l'autogestion, des nationalisations, voire du « passage au socialisme »[112].
Le travail politique des partis « de gauche » consiste alors à donner une légitimité à ce programme économique « radical ». Comme nous l'avons montré ci-dessus, l'opposition bénéficie de l'appui de milieux universitaires majoritairement orientés « à gauche » et du prestige que les langages « critiques » et « marxistes » exercent sur les clercs – en particulier les plus jeunes – . La participation d'intellectuels parmi les plus connus à des manifestations organisées ou soutenues par les partis de l'opposition contribue à établir indirectement la crédibilité des propositions économiques radicales de la gauche et participe du système de légitimation global du personnel politique de la gauche. Soucieux de ne pas laisser au gouvernement le monopole de l'expertise administrative, le Parti socialiste a également constitué un « brain trust »[113], qui met en avant ses propres énarques[114], pour établir symboliquement la crédibilité et la rigueur des propositions économiques de la gauche qui doivent apparaître comme rigoureuses et entourées de garanties de sérieux, bien que fondées sur des principes économiques différents.
Enfin, nous avons montré dans un chapitre précédent que la légitimité du discours politique et économique alternatif de la gauche se trouvait établie et garantie par une presse qui approuvait l'offre politique de l'opposition et qui critiquait la logique des politiques économiques des gouvernements successifs de « la droite ». Redoublant le travail politique des porte-parole des partis de gauche, la presse « progressiste » venait confirmer et certifier la justesse de l'offre politique alternative de l'opposition. Face au monopole de l'information audiovisuelle dont bénéficiait la majorité, elle constituait une instance extérieure aux partis d'opposition qui validait symboliquement leur offre politique. L'efficacité symbolique du soutien que les journaux d'opposition apportaient alors aux partis « de gauche » était d'autant plus grande qu'ils leur apparaissaient moins liés et que la caution qu'ils apportaient à leurs propositions semblait plus extérieure et « indépendante ». En ce sens, le rôle du journal Le Monde apparaît plus grand que celui du Matin de Paris, du Canard enchaîné ou de l'Humanité et il semble logique que le ressentiment du personnel politique de la majorité ait été dirigé contre lui[115]. Pierre Grémion considère ainsi qu'avant 1981 « deux organes de presse centraux [...] occupent une position stratégique de relais du système d'influence intellectuel de la gauche du Programme commun, Le Monde et Le Nouvel Observateur »[116].
Il existe donc, avant 1981, des économies symboliques de légitimation distinctes pour les offres politiques de « la gauche » et de « la majorité ». D'un côté le personnel politique gouvernemental s'appuie sur les ressources que lui donne la maîtrise de l'administration et sur le contrôle qu'il exerce sur les médias d'Etat et une partie de la presse privée pour justifier un discours économique « libéral » ; de l'autre, les partis d'opposition mobilisent le soutien des intellectuels, des experts administratifs « alternatifs » qu'ils parviennent à réunir et de la presse « de gauche » pour valider une offre politique utilisant un langage de forme « marxiste » et critiquant les logiques économiques libérales. Les électeurs potentiels se trouvaient donc en face de deux offres politiques différentes et cohérentes qui possédaient une force sociale dissemblable mais qui étaient chacune entourées d'un dispositif symbolique établissant et garantissant leur crédibilité. Chacun de ces discours avait un auditoire propre qui n'était que peu susceptible d'être sensible aux arguments avancés par le camp rival. Ces deux offres politiques se trouvaient appuyées par des entreprises de presse distinctes qui disposaient chacune d'un lectorat stable doté d'une identité partisane ou idéologique forte. La non continuité entre les deux espaces idéologiques avait pour conséquence que la pertinence des programmes, des projets et des attitudes était jugée à l'intérieur de chaque camp politique selon des critères qui lui étaient propres. Dans une telle configuration, les partisans de chaque camp ont peu de chance de voir leurs opinions modifiées à court terme par l'échange d'arguments. Un discours « de gauche » radical a alors d'autant moins de chance de se voir socialement invalidé qu'il est garanti par de nombreux journalistes, intellectuels, experts et hommes politiques qui en assurent la pertinence. L'offre d'expertise mise en œuvre par le Parti socialiste contribue à protéger les journalistes de la presse d'opposition et les électeurs, de l'imposition de légitimité que sont susceptibles d'exercer les ressources d'expertise administratives du gouvernement[117]. La presse d'opposition contrebalance en partie les effets de légitimité qu'impliquent la possession durable des positions institutionnelles électives et le contrôle des médias audiovisuels. Les électeurs les plus proches de la gauche sont ainsi partiellement protégés de l'emprise exercée par l'autorité sociale et la légitimité politique propres au gouvernement. Lorsque le personnel politique de chaque camp, les journalistes qui leur sont affiliés et leurs lecteurs, les militants politiques et syndicaux et les électeurs les plus proches de chaque alliance partisane « font bloc », les sujets polémiques ont toutes les chances de se trouver constitués politiquement selon la ligne de clivage « gauche-droite » et de susciter des prises de position coordonnées selon des logiques de camp partisan. Dans une telle configuration où l'opposition recherche le maximum de points de polémique et dispose d'un ensemble de cadres interprétatifs et argumentatifs critiques bien diffusés par les journaux « de gauche », très peu de sujets sont susceptibles de faire l'objet d'un consensus.
L'emprise que le système d'oppositions politiques exerce sur les représentations collectives tient au nombre des acteurs qui y adhèrent et aux liens structuraux existant entre le champ politique et les différents champs de production symboliques. Que ce soit dans le domaine de l'art (art « bourgeois » contre avant-garde), du fait divers (légitime défense contre la délinquance ou autodéfense abusive des possédants), des mœurs (féminisme et libéralisation sexuelle ou morale traditionnelle), de l'entreprise (revendications des salariés ou compétitivité économique), de la politique internationale (insistance sur la délinquance aux Etats-Unis ou sur les succès de la NASA, sur l'aide au développement du Tiers-Monde ou le maintien de la stabilité des régimes politiques africains), un grand nombre de secteurs sociaux sont alors susceptibles de se voir appliquer les schèmes d'opposition entre la gauche et la droite. Des acteurs indépendants de toute affiliation partisane peuvent faire usage des ressources argumentatives protestataires que procurent les logiques d'affrontement politiques entre « la gauche » et « la droite » au sein des secteurs dans lesquels ils sont investis, contribuant ainsi à l'extention de l'emprise des clivages partisans en dehors même de toute intervention d'entreprises militantes. Le travail politique des partis de gauche a tendu à faire coïncider les frontières de camp partisan et les frontières de classes, elles-mêmes en partie entretenues ou produites par les organisations du mouvement ouvrier. L'orchestration objective des prises de position critiques tient en partie au travail politique des partis d'opposition pour coordonner et faire communiquer symboliquement l'ensemble des luttes entre prétendants et dominants dans différents secteurs et pour les exprimer dans le langage propre au champ politique ; mais elle tient également à un ensemble d'événements – guerre d'Algérie, durée de l'emprise du personnel politique gaulliste, mai 1968 – qui vont contribuer à aligner les luttes propres à différents secteurs en rendant plus facile le travail politique d'identification des dominants et des dominés au sein de ces espaces sociaux. La force d'enrôlement des formations politiques de « la gauche » tient alors pour une part aux rétributions des postures critiques dans l'ensemble de la société, à la plasticité des répertoires argumentatifs « de gauche » qui peuvent assurer la connexion symbolique de luttes entre « established » et « outsiders » dans différents secteurs sociaux et dans la coordination objective des contestations que favorise alors le travail argumentatif et militant propre aux formations de l'opposition qui se traduit par la superposition provisoire des luttes politiques et des luttes sociales.
Avant 1981, les électeurs les plus intéressés par les affrontements politiques étaient donc susceptibles d'adhérer soit au système argumentatif des partis « de gauche » soit à celui du personnel gouvernemental. Le nombre des acteurs impliqués dans les luttes entre « la gauche » et « la droite » et la multiplicité des secteurs dans lesquels ils intervenaient – champ politique, syndicats au sein de l'entreprise, champ des médias d'information, champ de production intellectuelle, secteur de l'université, mouvements de locataires, mouvement antinucléaire, associations militantes de l'antiracisme, du féminisme, etc. – renforçaient l'emprise et la légitimité sociale des logiques partisanes de l'affrontement entre « la gauche » et « la droite » qui tendaient à structurer l'ensemble des modes de perception des objets politiques et des « questions de société ». La conviction que l'ensemble des acteurs politiques et militants plaçaient dans la réalité et la pertinence des enjeux de leurs luttes tendaient à accroître encore leur vraisemblance et à interdire de concevoir les affrontements politiques selon d'autres logiques. Pourtant, la transformation structurelle que va entraîner l'arrivée de la gauche au pouvoir va profondément changer la forme et le contenu des affrontements partisans.
Alors qu'avant 1981, la cohérence entre l'offre politique des partis de gauche, les orientations de la presse d'opposition et les prises de position des intellectuels contribuaient à confirmer les électeurs les plus proches de la gauche dans des représentations politiques « radicales », à partir de 1981, les transformations de l'offre politique du Parti socialiste et l'évolution conjointe des orientations de la presse de gauche vont au contraire conduire à la mise en cause progressive du système de catégories politiques antagoniques sur lesquelles étaient jusqu'alors fondées les représentations politiques des agents les plus intéressés par les luttes partisanes. En mettant en évidence les transformations parallèles du champ journalistique et du champ intellectuel impulsées par l'évolution de l'offre politique à partir de 1981, nous voulons faire apparaître comment la modification rapide, concomitante et objectivement orchestrée de l'ensemble des énoncés susceptibles d'être tenus par les acteurs politiques, les journalistes et les producteurs intellectuels identifiés à l'ancienne opposition, va conduire à une transformation profonde de ce qu'étaient les représentations politiques « de gauche ».
Entre 1981 et 1983, le gouvernement se trouve investi de la responsabilité de la réussite ou de l'échec des idées de « la gauche ». Nous avons montré comment les transformations des besoins argumentatifs des partis « de gauche » qu'entraîne leur entrée au gouvernement vont modifier leur offre politique. Le soutien apporté par le PS et le PC au nouveau gouvernement et à son discours politique « réaliste » a pour effet que seuls les groupes de l'extrême gauche tentent alors de mobiliser les représentations politiques « radicales » qui constituaient l'ancienne définition de « la gauche » et sur la base desquelles avaient été menées les campagnes électorales des partis d'opposition depuis 1972. Cependant, les groupes d'extrême gauche, du fait de leurs effectifs réduits et de leur manque de crédibilité politique ne sont pas susceptibles de se substituer aux principaux partis de l'ancienne opposition[118]. Face au revirement conjoint du PS et du PC, la possibilité de ces groupes de se faire entendre demeure faible. Cette quasi-disparition de l'offre politique associée à l'ancienne définition de « la gauche » contribue d'ailleurs à accroître la crédibilité des justifications données par le gouvernement des difficultés rencontrées dans l'exercice du pouvoir. Ainsi se diffuse l'idée que, malgré les efforts et la volonté du personnel politique du PS, la « réalité économique » impose un certain nombre de contraintes avec lesquelles un gouvernement doit composer, c'est-à-dire que l'écart entre les attentes suscitées en 1981 et les résultats de la politique du gouvernement est finalement dû à une mauvaise interprétation de la réalité par les dirigeants du PS lorsque ceux-ci se trouvaient dans l'opposition plutôt, par exemple, qu'au manque de détermination à pousser plus loin la logique de la « rupture » comme le leur reprochaient alors les groupes d'extrême gauche[119].
L'introduction croissante de thèmes auparavant associés au « libéralisme » et à « la droite » au sein du discours public du gouvernement va également modifier la définition de ce que c'est qu'être « de gauche », c'est-à-dire de la limite à partir de laquelle un acteur politique peut légitimement se définir lui-même ou être qualifié comme « de gauche » sans encourir de démenti. En acceptant que soit classés « à gauche » un certain nombre de nouveaux acteurs politiques (par exemple Bernard Tapie ou Alain Minc) – c'est-à-dire en ne menant pas le travail politique de définition des frontières qui quelques années auparavant aurait sans doute conduit à les exclure de l'appartenance à « la gauche » – , le personnel politique de la majorité et les journalistes qui en sont proches tendent à redéfinir les identités politiques propres à « la gauche » et à accepter une définition plus large de celle-ci, associée non plus à un discours radical de « rupture » avec le système économique « capitaliste » mais plutôt à un mode de gestion des affaires publiques se préoccupant des catégories sociales les moins favorisées[120]. Pour être plus précis, c'est la faiblesse institutionnelle et politique relative – en particulier au sein des médias – des fractions les plus attachées à l'ancienne définition de « la gauche » – les communistes, les groupes « d'extrême gauche », les amis de Jean Poperen ou de Jean-Pierre Chevènement – qui va rendre inefficace le travail politique de maintien des anciennes frontières partisanes mené à l'égard de ces nouveaux acteurs mais aussi vis-à-vis des fractions du Parti socialiste – mitterrandistes, fabiusiens ou rocardiens – attachées au contraire à redéfinir le contenu idéologique de « la gauche »[121].
L'évolution progressive et parallèle de l'offre politique du nouveau gouvernement, des orientations éditoriales des journalistes et des rédactions des journaux de l'ancienne opposition et des thématiques propres au champ de production culturelle permet d'expliquer pourquoi les agents qui se reconnaissaient alors dans « la gauche » n'aient pas conçu la pratique gouvernementale des dirigeants socialistes sous les catégories de la « trahison » ou du non respect des promesses électorales mais plutôt comme la conséquence « inévitable » de la prise en compte des « réalités économiques » ou de « la crise ». C'est la faiblesse de la contestation des nouvelles positions du Parti socialiste, tant dans le sous-champ politique de la gauche, dans le champ de production intellectuelle que dans celui de l'ancienne presse d'opposition, qui facilite l'abandon de l'ancienne thématique de « la gauche ». C'est parce que la presse « de gauche », dotée à la fois d'une crédibilité militante et d'une image d'indépendance relative à l'égard du Parti socialiste admet les raisons données par le gouvernement pour justifier des résultats économiques alors perçus comme relativement décevants, qu'est alors susceptible de s'imposer une nouvelle définition de ce que les militants et les électeurs doivent attendre du PS et donc une redéfinition de l'identité politique de « la gauche ». En d'autres termes, la dissonance cognitive[122] due à l'écart entre les attentes suscitées chez les militants et les électeurs se reconnaissant dans « la gauche » et la réalité des résultats économiques et sociaux obtenus par le gouvernement, a été d'autant plus facilement gérée par les dirigeants du PS qu'il existait une presse identifiée à « la gauche » et dotée d'une certaine crédibilité politique établie – à la fois pour des raisons de proximité partisane et d'autonomie professionnelle et politique – qui a justifié la ligne de défense du gouvernement et qui a accepté la nouvelle définition de la « réalité économique » et des capacités de réforme limitées du gouvernement énoncées par les socialistes.
En 1985, Serge July commente un sondage commandé par Libération intitulé « C'est quoi, être de gauche ? » et portant sur l'évolution des opinions politiques des Français depuis 1981. Il se félicite que les personnes interrogées préfèrent « la rénovation » au « retour » aux idées du passé et fait mine de critiquer au passage des dirigeants socialistes qui, soit croiraient encore aux doctrines anciennes, soit n'oseraient pas aller plus loin dans la « modernisation idéologique » de crainte de s'éloigner d'un électorat supposé encore attaché à l'ancienne définition de « la gauche » : « Que ce soit dans l'électorat de François Mitterrand en 1981, parmi les communistes ou les socialistes, ils sont plus de 60 % à préférer que la gauche se transforme, se rénove à l'éventualité d'un retour aux idées qui étaient les siennes avant 1981. Sentiment à bien des égards incroyablement positif. En d'autres termes, pour les électeurs de gauche, il importe de moderniser la gauche. [...] Il est manifeste que l'électorat, même l'électorat de gauche avait une sacrée longueur d'avance sur les dirigeants socialistes. Et au passage, ceux-ci ont perdu le bénéfice politique de “la modernisation de la gauche” »[123]. Dans cet exercice de grande virtuosité, Serge July cumule ici les profits du moraliste « modernisateur » de la vie politique et ceux de l'analyste évidemment impartial puisqu'il semble critiquer le personnel politique dont il est réputé le plus proche, tout en affirmant un ancrage à gauche dont le contenu est d'autant moins contraignant qu'il semble évoluer plus vite.
Le fait que la presse quotidienne « de gauche » ayant une posture oppositionnelle ait été réduite à l'Humanité – et encore seulement après le départ des communistes du gouvernement en 1984 – explique la difficulté de certains acteurs politiques « de gauche » et « d'extrême gauche » à promouvoir entre 1981 et 1986 une offre politique critique de l'action du nouveau gouvernement. La dédifférenciation de l'offre journalistique de la presse « de gauche » suit alors de près et suppose la dédifférenciation progressive entre le programme de l'opposition et celui du gouvernement pour l'essentiel dû au « recentrage » relatif de l'offre politique du Parti socialiste. Propagée par les principaux porte-parole du Parti socialiste mais aussi par les experts administratifs de l'État, la nouvelle thématique « réaliste » de « la gauche » ne se heurte – en particulier parce que le Parti communiste participe au gouvernement – à aucune opposition organisée en dehors de celle, marginalisée, des organisations « d'extrême-gauche ». Or les journalistes – mais aussi les profanes et même les intellectuels – sont mal armés symboliquement et institutionnellement pour résister aux impositions de problématiques et de légitimité des acteurs politiques, notamment lorsque ceux-ci utilisent les ressources d'expertise et de diagnostic légitimes liées à l'exercice du pouvoir et à la maîtrise des services administratifs de l'État[124]. Alors qu'avant 1981, les journalistes de l'opposition pouvaient s'appuyer sur l'existence d'un projet économique alternatif et sur l'autorité des comités d'intellectuels et de hauts fonctionnaires du PS pour mettre en cause symboliquement l'expertise d'État qui se confondait alors avec celle du personnel politique « de droite », ils se trouvent privés de ressources critiques lorsque se dédifférencient les analyses économiques respectives du nouveau gouvernement, des services de l'État et des experts « libéraux » de l'opposition[125]. La disparition des acteurs politiques susceptibles de défendre les thématiques « traditionnelles » de « la gauche » et leur métamorphose en acteurs gouvernementaux dont les contraintes de justification sont largement différentes, restreint donc la capacité des journalistes de l'ancienne presse d'opposition à mettre en cause la politique du nouveau personnel gouvernemental et son évolution idéologique.
Alors qu'avant 1981, la presse d'opposition était conduite à rechercher les sujets de polémiques avec le gouvernement selon des logiques à la fois politiques et commerciales, après 1981, au contraire, les répertoires argumentatifs politiques ou les organisations militantes susciteront d'autant plus l'intérêt de la presse qu'ils apparaîtront plus éloignés des anciennes thématiques « radicales » de « la gauche ». Mais si les transformations du discours public du personnel politique de la majorité et l'effet de « validation » et de légitimation que produit le ralliement rapide des rédactions de la presse « de gauche » indépendante au « réalisme gouvernemental » contribuent à modifier les conceptions que les agents pouvaient avoir de la politique, à l'inverse, l'évolution des représentations politiques des lecteurs et des électeurs tend à justifier a posteriori la conversion idéologique des personnels politiques et des journalistes. En effet, la stabilité relative des rapports de force électoraux au sein de « la gauche » – en particulier la poursuite de la décrue du Parti communiste et l'absence de vote protestataire « de gauche » – contribue à confirmer la validité électorale de l'évolution de l'offre politique du PS[126]. Tout se passe alors comme si le Parti communiste et les mouvements d'extrême gauche ne parvenaient pas à dissocier symboliquement leur offre politique de celle du Parti socialiste et comme si le relatif échec du PS à « changer la vie » et à transformer l'ordre social condamnait dans l'esprit des électeurs susceptibles de voter à gauche tout projet politique « radical ».
Voici comment Gérard Filoche, alors dirigeant d'une des tendances de la LCR, analyse l'absence de vote protestataire de gauche après 1981 : « Pendant dix ans, sous la droite, on avait fini par espérer que la victoire de la gauche sonnerait notre heure : non seulement il n'en fut rien, mais quand la gauche commença à décevoir, à “trahir” comme nous disions, nous n'avions pas progressé, nous avions reculé au même pas qu'elle. La découverte catastrophique du “tournant vers l'austérité” de 1983 ne nous donnait aucune prise, aucune écoute supplémentaire parmi les travailleurs, et fut très difficile à admettre et à comprendre par la Ligue. Il paraissait logique que la gauche, ne satisfaisant pas vraiment les revendications de son électorat, celui-ci se tourne vers l'extrême gauche. La majorité de la LCR, pour cela, définit une orientation dite de “l'alternative”. Elle consistait à reprendre l'antienne du “regroupement des révolutionnaires” : appeler à construire un “pôle” alternatif, une force à gauche de la gauche, en mesure de défendre un programme alternatif et de peser dans un sens différent de la gauche et de la droite. [...] Nous étions dans une impasse totale : comme nous avions été très peu partie prenante de la victoire de mai 1981 (sauf en appelant à “battre la division pour battre Giscard” et en nous désistant au deuxième tour), nous avions été marginalisés dès le début, nous n'avions pesé sur presque aucune des décisions, n'avions pu empêcher le retournement de 1983, et avions reflué en même temps que la gauche tout entière. Finalement, nous suivions, en plus bas, la courbe de popularité des organisations traditionnelles et plutôt celle du PCF : quand celui-ci, rallié de dernière minute, commença à contester la rigueur du gouvernement Mauroy-Delors, il n'en retira aucun prestige et s'isola. Avec la majorité de la Ligue, nous en tirâmes la conclusion qu'il fallait dénoncer plus fortement, plus violemment le Parti socialiste au pouvoir, nous refusions toujours de confondre la droite et la gauche. [...] Il y avait un “tournant”, une déception politique : la gauche ne répondait plus aux attentes qu'elle avait suscitées, elle provoquait le rejet. [...] C'est la gauche, toute la gauche gouvernementale qui était responsable, nous étions assimilés avec elle et perdions avec elle. [...] “L'alternative” était une chimère »[127].
L'absence de rebond électoral du Parti communiste ou de regain militant des groupe d'extrême gauche, la décroissance du nombre des manifestations « de gauche » et l'affaiblissement des mouvements sociaux donne au Parti socialiste la possibilité de poursuivre dans la voix de l'aggiornamento idéologique. Ne perdant pas de terrain électoral face au Parti communiste, le personnel gouvernemental peut alors considérer que son nouveau discours politique et sa pratique de gouvernement sont approuvés par « son électorat ». Simultanément, la stabilité relative ou la croissance des ventes des journaux qui accompagnent l'aggiornamento idéologique du PS peut donner aux responsables des rédactions le sentiment que leur choix est appuyé par leur lectorat. La trajectoire éditoriale de Libération, qui tend à adhérer étroitement au virage du « réalisme économique » du Parti socialiste, est certes le produit d'une évolution de long terme de ses fondateurs mais apparaît encouragée après 1981 par l'augmentation de ses ventes et la perception que les lecteurs « ratifiaient » cette transformation[128]. Ainsi, le changement des orientations éditoriales de la presse « de gauche » – alors même que le personnel politique qu'elle soutenait ne change pas – n'est possible que parce que les lecteurs ne font pas défaut.
Après 1981, et plus encore après la nomination de Laurent Fabius à Matignon, les transformations de l'offre politique du PS et les transformations conjointes de ligne politique opérées par les principales rédactions « de gauche » conduisent à une modification des sujets d'antagonisme en politique. Beaucoup de controverses politiques qui auparavant opposaient le personnel politique de « la gauche » et celui de « la droite » disparaissent purement et simplement du débat public et tendent à être remplacées par des « désaccords consensuels » pour lesquels les partis sont susceptibles de restreindre leurs controverses en deçà de certaines limites. Alors que se modifient les thèmes faisant l'objet du débat entre « la gauche » et « la droite », les journalistes sont ainsi amenés à rendre compte de polémiques très différentes de celles qui avaient cours lorsque « la gauche » était dans l'opposition : il ne peut plus être question dans la presse du degré d'extension des nationalisations, du rôle de la planification économique ou de la « réduction des inégalités »[129] lorsque l'opposition et la majorité s'affrontent sur les modalités de la « modernisation de l'industrie française », sur la « compétitivité des entreprises » ou sur les questions de « l'immigration » et de « l'insécurité »[130]. L'effet de licitation que produit la conversion du Parti socialiste au « libéralisme » affaiblit les oppositions que rencontrait avant 1981 la généralisation du discours économique « entrepreneurial ». La diffusion d'énoncés célébrant « l'entreprise » et les « managers » au sein de la presse « de gauche », fréquents à partir de 1983, aurait été difficilement envisageable auparavant car ils auraient constitué une mise en cause directe du programme de « la gauche » et auraient été critiqués par tous les acteurs politiques de l'opposition. Pour utiliser une image topographique, la frontière symbolique entre « la gauche » et « la droite », ainsi que la limite entre ce qui est discutable en politique et ce qui ne l'est pas, s'est déplacée[131]. L'évolution des sujets de désaccord entre les deux camps partisans contraint tendanciellement la presse à suivre le déplacement du point de crédibilité propre au débat politique. Sur certains sujets, il devient très difficile à des formations politiques ou à des courants « de gauche » d'adopter une attitude alternative et critique sans être marginalisés dans le champ politique et dans les médias. Il apparaît alors qu'une « question de société » qui n'est pas constituée politiquement par au moins un courant d'un groupe politique majeur ou par un organe de presse susceptible de s'engager, tend à quitter le débat politique. Ce processus de disparition de la scène publique de certains sujets de controverse anciens apparaît encore accentué par les stratégies d'évitement des polémiques politiques et de neutralisation relative mises en œuvre par les médias et en particulier par les nouvelles télévisions privées à partir de 1984[132]. Contraintes par des logiques de recherche d'audience à tenter de réunir devant leur poste les publics les plus larges, ces chaînes sont conduites à proposer des produits les plus neutralisés possible, les moins susceptibles de heurter les convictions politiques d'une partie du public ou même de donner lieu à des accusations de parti pris. La politique apparaît donc cantonnée dans des émissions bien particulières au sein desquelles un éventuel contenu polémique ou partisan est neutralisé par une mise en scène scrupuleuse del'objectivité[133].
À partir de 1983, de grandes aires idéologiques, de nombreux sujets politiques auparavant discutés entre « la droite » et « la gauche » mais aussi au sein même de la gauche apparaissent clos – le socialisme, l'autogestion, le plan, les nationalisations, le capitalisme, etc. On peut penser que cette modification brutale de l'organisation de l'espace symbolique de la politique et du débat public conduit les agents les moins intéressés par la politique, dont l'intense travail politique mené durant la décennie soixante-dix autour de l'enjeu de l'alternance avait momentanément accru les chances de participation au jeu partisan, à se détourner à nouveau de partis politiques dont les offres partisanes et les modalités d'affrontement viennent brusquement de changer. L'abstention ne retrouvera jamais pendant la décennie quatre-vingt le niveau très faible observé durant la décennie précédente. L'intérêt pour les polémiques politiques tend à décroître, y compris dans les catégories sociales auparavant les plus intéressées par le spectacle des rivalités politiques. La diminution du prestige social de l'engagement politique et des usages sociaux d'un capital de connaissance des théories et de la culture politique va favoriser la décrue des investissements militants dans la politique. Cette diminution de la valorisation des activités politiques tend à légitimer de façon croissante des déclarations de désintérêt envers « la politique » de la part de personnes qui disposaient d'un faible capital de connaissance politique mais qui auparavant n'osaient pas l'avouer ouvertement.
Les sondages qui entendent mesurer l'intérêt pour la politique voient après 1981 augmenter le nombre des personnes interrogées susceptibles de reconnaître leur manque d'intérêt pour la politique. On constate parallèlement une hausse sensible du taux d'abstention durant les élections nationales. On peut y voir l'effet conjoint de deux facteurs, d'une part l'affaiblissement effectif de l'intérêt pour la politique d'électeurs qui n'avaient été amenés à s'y intéresser qu'à la suite de la dramatisation partisane de la décennie soixante-dix et de la mise en scène d'un « choix politique » crucial entre une opposition se réclamant du « marxisme » et un gouvernement « libéral » et que la dédifférenciation entre les offres politiques conduit à se désengager des oppositions électorales, d'autre part l'affaiblissement de la valorisation des postures oppositionnelles, hier identifiées à « la gauche », qui va conduire à une diminution du biais déclaratif en faveur de la gauche qui auparavant contribuait à surestimer le nombre des acteurs s'en réclamant.
L'accroissement du nombre des médias neutralisés et la dédifférenciation des offres politiques contribuent à transformer le régime de crédibilité en vigueur dans le champ de l'information. Alors qu'avant 1981, les agents les plus politisés étaient susceptibles d'adhérer aux offres politiques radicales et aux mises en forme « partisanes » de l'information opérées par les journalistes engagés proches de leur camp électoral, après 1983, le fléchissement de la demande des journaux perçus comme « politiques » et l'augmentation de la proportion de médias pourvus de lignes politiques « neutralisées » tend à provoquer une baisse de la crédibilité relative des rédactions qui maintiennent une vision ouvertement partisane. Tout se passe comme si les acteurs politiques et les journalistes faisaient de la baisse des ventes des journaux « de gauche » l'indice d'une baisse de crédibilité des informations mises en forme selon les logiques partisanes. Cette perception d'une décrédibilisation de la presse engagée débouche sur l'adoption de stratégies de « neutralisation » des orientations politiques des journaux « de gauche ». Ce processus de neutralisation des lignes éditoriales de l'ancienne presse d'opposition, raréfie soudainement l'offre de commentaires journalistiques critiques formulés à partir des thématiques de la « gauche traditionnelle » et contribue à accréditer l'idée d'une évolution idéologique inéluctable de « la gauche » confrontée aux « contraintes de l'économie ». La modification brutale, simultanée et convergente des énoncés susceptibles d'être tenus par des acteurs situés dans des espaces sociaux distincts et dotés de contraintes de crédibilité partiellement différentes – personnel politique, journalistes, intellectuels – va conduire à une transformation des croyances et des représentations politiques des agents, favorisée, chez ceux qui étaient les plus attachés aux répertoires programmatiques traditionnels de « la gauche », par l'écart entre les attentes qu'avait engendrées l'opposition jusqu'en 1981 et le « Changement » effectif mis en œuvre par les gouvernements socialistes. À une vision clivée et antagonique des luttes politiques où chaque alliance électorale représentait un « choix de société » se substitue une vision plus « pacifiée » de la réalité sociale où les camps politiques recouvrent des modes de gestion économique relativement proches qui ne sont plus en mesure d'engendrer l'engagement émotionnel auparavant attaché à la politique.
Nous sommes donc en présence d'un processus de transformation des discours politiques et journalistiques susceptibles d'être légitimement énoncés dans lequel la modification des attitudes et des pratiques discursives de chacun des acteurs concernés – personnel politique, journalistes, experts administratifs – contribue à justifier et à favoriser le changement d'attitude de leurs partenaires. Ainsi les transformations des thèmes et du contenu du discours politique tenu par le nouveau personnel gouvernemental tend à conduire les journalistes de la presse « de gauche » à critiquer l'ancien discours public du Parti socialiste et à se féliciter du changement d'attitude de ses principaux responsables. L'assèchement brutal de l'offre de discours et d'articles défendant ou illustrant des opinions ou des points de vue « radicaux » dans la presse nationale non militante, l'apparition d'énoncés politiques dont l'appartenance à « la gauche » est « garantie » par des acteurs appartenant au PS[134] mais qui sont pourtant critiques à l'égard de l'ancien répertoire idéologique du Parti socialiste ou des responsables socialistes qui le tiennent encore et la célébration nouvelle de la « modernisation » et de la conversion aux « réalités du pouvoir » tendent à persuader les électeurs « de gauche » les moins fermement engagés dans l'action militante qu'il n'y a pas de discours alternatif crédible, et qu'il faut faire son deuil des « utopies ». La perception plus ou moins précise par le personnel politique de l'évolution de « l'électorat de la gauche » (lors des élections et, entre les scrutins par les enquêtes d'opinion) ne freine pas cette évolution et tend au contraire à encourager la conversion doctrinale des responsables du Parti socialiste et les transformations du contenu idéologique des journaux. Le remplacement de Pierre Mauroy par Laurent Fabius constitue une étape essentielle de ce processus. Alors que la justification de l'arrêt des réformes était jusqu'en 1984 centrée sur la notion de « pause », de suspension provisoire due à des circonstances contraires, le slogan mis en place par Laurent Fabius lors de son arrivée, approuvé alors par l'ensemble de la presse de gauche – « moderniser et rassembler » – apparaît plus éloigné des thèmes principaux qui avaient cours avant 1981.
L'économie symbolique de la crédibilité en politique est alors transformée : alors qu'auparavant les sympathisants et les électeurs potentiels de « la gauche » étaient renforcés dans leurs convictions par un ensemble de processus symboliques de confirmation et de garantie de la pertinence des propositions de l'Union de la gauche puis du programme socialiste – en particulier par le travail politique conjoint des intellectuels de gauche, des journalistes de la presse d'opposition et des experts administratifs du PS – , progressivement à partir de 1981, ce système de réassurance s'affaiblit et joue même contre les anciennes convictions idéologiques auparavant associées à « la gauche ». Lorsque le personnel politique de « la gauche » et les experts économiques du PS, ceux de « la droite » et les experts techniques de l'administration vont défendre des cadres d'interprétation de politiques économiques proches – par delà les polémiques conjoncturelles – , il devient alors très difficile aux journalistes « de gauche », aux militants et aux électeurs les plus proches de « la gauche » de résister à l'imposition du verdict symbolique condamnant le répertoire programmatique de l'ancienne opposition. Les journalistes des rédactions de gauche ne disposent plus d'aucun discours crédible pour contrebalancer la force de persuasion et la légitimité sociale du nouveau discours tenu conjointement par les ministres socialistes et par les experts gouvernementaux. La formation politique qui représentait auparavant la principale source d'énoncés politiques critiques occupant des positions gouvernementales et les acteurs partisans qui représentaient la seule alternative aux gouvernements de Valéry Giscard d'Estaing ayant changé d'offre politique, il apparaît beaucoup plus difficile aux journalistes « de gauche » de conserver à leur engagement le même contenu idéologique qu'auparavant. Le nouveau répertoire interprétatif et programmatique du Parti socialiste va donc progressivement se voir considéré comme « réaliste » et « moderne » face à d'anciennes thématiques devenues « utopiques » ou « archaïques ». La transformation des représentations politiques entre 1981 et 1983 est facilitée, voire en partie induite, par l'absence d'offre politique « de gauche » d'opposition radicale au gouvernement[135] qui aurait permis à une partie des militants et des électeurs dotés d'une identité politique « de gauche » d'accéder à une interprétation des processus politiques mettant en cause la volonté et la capacité des socialistes de réformer l'ordre social et économique[136]. L'arrivée du Parti socialiste au pouvoir se traduit donc par une transformation en profondeur des échanges symboliques entre hommes politiques, journalistes, intellectuels et experts économiques ou administratifs, au sein de « la gauche ».
Les discours sur la figure de « l'entrepreneur », sur « le profit » nécessaire à la « bonne santé » des entreprises pour qu'elles soient susceptibles d'embaucher ou sur les « acquis sociaux »comme handicaps à la compétitivité de ces entreprises étaient avant 1981 diffusés essentiellement dans les revues « de cadres ». Avant 1981, un sympathisant des partis « de gauche » aurait sans doute simplement haussé les épaules devant une rhétorique qui lui aurait semblé platement conservatrice. Il est même probable qu'il serait difficilement entré en contact avec de tels énoncés puisqu'aucune des entreprises de presse qu'il était susceptible de fréquenter n'aurait pu les reprendre à son compte et les citer autrement qu'accompagnées d'un commentaire critique. Au contraire à partir de 1982 ou 1983, non seulement ce sont les acteurs politiques associés au Parti socialiste qui assument ces cadres d'interprétation de l'économie mais l'ancienne presse d'opposition les diffuse et de surcroît les éditorialistes et les journalistes économiques des journaux « de gauche » les reprennent à leur compte. On peut donc penser que les effets symboliques de ce changement ont pu être considérables sur les électeurs et les militants qui s'identifiaient à « la gauche ».
Une telle modification provoque évidemment des effets sensibles sur des militants et des agents qui avaient été socialisés à la politique durant une période où les oppositions partisanes portaient sur des enjeux considérés comme plus essentiels. Il faudrait pouvoir retracer, en fonction de leur position professionnelle et de leur expérience politique, la trajectoire idéologique des agents les plus attachés à l'ancienne définition de l'idéologie de la gauche, ceux pour qui les idées politiques ne constituaient pas des représentations mais plutôt des croyances constitutives de leurs dispositions mentales. La façon plus ou moins heureuse dont sera vécue la transformation de l'offre politique de « la gauche » et dont s'opérera la reconversion des représentations politiques des électeurs et des militants les plus attachés aux propositions de l'ancienne opposition, dépendra sans doute de la position sociale de chacun et du degré auquel les convictions politiques affichées participaient de l'identité et du statut de ces agents[137]. On peut faire l'hypothèse que les transformations du discours socialiste seront d'autant plus facilement tenues pour une « trahison » que l'agent se situait auparavant à « la gauche » du courant mitterrandiste et qu'il avait un statut social médian ou une position intermédiaire dans le Parti : une position d'élu ou de cadre partisan ou encore un statut professionnel élevé facilitent l'acceptation de la logique gestionnaire adoptée par le nouveau gouvernement ; au contraire une position inférieure dans le parti ou un statut professionel subalterne favorisent la remise de soi et rendent difficile la contestation de l'autorité et de l'expertise des dirigeants lorsqu'elle ne s'appuie pas sur un appareil établi (e.g. les militants du PC)[138]. On peut donc supposer que c'est parmi ceux qui avaient suffisamment de ressources pour mettre en cause les nouvelles orientations des dirigeants du PS mais dont l'arrivée de la gauche n'avait pas significativement amélioré la situation sociale que se rencontreront les « déçus du socialisme » et ceux qui se situeront dans le « conservatisme » du « socialisme maintenu ». On peut percevoir dans l'humeur durablement « anti-libérale » de certains militants ou sympathisants de « la gauche » à partir de 1983 des effets d'hystérésis entre des dispositions et des représentations politiques constituées et stabilisées durant les années soixante-dix et une nouvelle configuration politique dans laquelle les oppositions politiques deviennent moins aiguës (si on les mesure selon les critères en vigueur avant 1981). Cette hystérésis, entre les dispositions constituées et les nouvelles configurations politiques et sociales était susceptible de se traduire par des attitudes différentes : un renforcement du militantisme « de gauche » accompagné par un discours antisocialiste et anti-élitaire, mais aussi par l'abandon des activités militantes joint au maintien d'une analyse politique « orthodoxe » en termes « de droite » et « de gauche » interprétant la politique des gouvernements socialistes comme un manque de volonté ou de conviction politique ou encore par un découragement militant total débouchant sur le retrait de toute activisme politique. Cependant, dans la majorité des cas, les anciennes convictions idéologiques produites par un état antérieur de l'offre politique vont être graduellement remplacées par le nouveau contenu programmatique de « la gauche », les réflexes de l'opposition à « la droite » parvenant à maintenir la fidélité au camp partisan « progressiste » même si celui-ci n'a plus la même signification idéologique qu'auparavant.
La disparition d'une offre politique « radicale » défendue par un grand « parti de gouvernement », comme l'était le Parti socialiste, privait les militants ou les électeurs qui ne voulaient pas investir dans des organisations trop marginales, d'un support partisan pour exprimer leurs mécontentements. L'affaiblissement du sentiment d'appartenance politique que suscite l'après-81 conduit beaucoup de militants politiques ou syndicaux à des stratégies d'exit. Mais si, chez les militants, les effets de cette dissonance cognitive sont sans doute atténués par la possibilité que leur donne l'appartenance à un groupe de proposer une interprétation collective à l'écart entre les espoirs placés dans l'arrivée de « la gauche » au gouvernement et leur réalisation, ces effets sont probablement plus importants chez les électeurs non organisés qui avaient au moins partiellement adhéré au discours de l'opposition jusqu'en 1981 ou qui avaient cru en la possibilité d'une politique économique alternative. C'est donc probablement chez ceux qui avaient incorporé les logiques de concurrence et d'identification partisanes engendrées par les luttes électives sans être engagés dans un mouvement militant ou, à plus forte raison, chez ceux qui avaient la moins grande maîtrise des catégories de l'entendement politique, que la déception a été la plus forte et que les effets de la dissonance ont été les plus importants. On observe ainsi une baisse de la croyance en la possibilité de « changer les choses » par l'action gouvernementale, par la politique, par le syndicalisme ou même par la mobilisation collective, une baisse de popularité des hommes politiques de gauche mais aussi de droite, une augmentation des attitudes ouvertement anti-politiques et un recul progressif de la participation électorale. On observe aussi une baisse tendancielle de l'intérêt et de l'engagement affectif des profanes dans la concurrence élective des professionnels de la politique, due à la perception croissante de la dédifférenciation des discours et des offres politiques et de l'inexistence d'une politique alternative.
Cependant, la transformation des représentations politiques des adultes et leur adaptation aux contraintes de la nouvelle configuration politique et idéologique est progressive. Ce qu'on pourrait appeller le « conservatisme de l'Union de la gauche » persistera longtemps, périodiquement réactivé par les besoins électoraux des partis de gauche. Ce sont seulement les effets du travail politique de « modernisation » des conceptions politiques mené par les dirigeants du PS et le coût social grandissant qu'il y aura à maintenir dans un nombre croissant de secteurs sociaux les postures critiques et les répertoires idéologiques de l'ancien discours de la gauche qui vont progressivement amener à la généralisation des nouvelles représentations politiques « de gauche ». Au contraire, les jeunes qui viennent à la politique après 1981 et qui auront, de 1982 à 1986, de moins en moins bien connu les « années Giscard » vont adopter plus rapidemment et plus naturellement les nouvelles règles dédramatisées des affrontements partisans – mis à part ceux dont la socialisation familiale à la politique sera réalisée selon les anciens schèmes de l'opposition droite-gauche – . Ainsi le phénomène le plus marquant chez les lycéens et les étudiants après 1981 est la non reproduction de la culture contestataire « de gauche » qui était auparavant associée à « la jeunesse ».
Entre mai 1968 et 1980, les observateurs politiques ont le sentiment que la jeunesse est durablement orientée à gauche, en tout cas proportionnellement plus « à gauche » que les générations qui l'ont précédée : les jeunes sont plus nombreux à se déclarer « de gauche », ils sont plus fréquemment membres d'une organisation politique, ils participent plus volontiers à des manifestations, ils votent à une forte majorité pour l'opposition. Si les enquêtes par sondages qui demandent aux personnes interrogées de se situer par rapport à « l'axe droite-gauche » constituent un moyen relativement imprécis de connaître les préférences et les représentations politiques – d'une part en raison des faiblesses méthodologiques propres aux enquêtes par sondages, d'autre part en raison du manque de comparabilité et de précision des données recueillies – nous verrons dans l'écart important entre les déclarations en faveur de « la gauche » et celles en faveur de « la droite » mais aussi dans la relative constance des chiffres produits, un premier indicateur des orientations politiques majoritairement « à gauche » des jeunes durant les années soixante-dix. Sur le tableau 12 (voir ci-dessous) nous pouvons constater que l'ensemble des sondages d'opinion réalisés entre 1976 et 1978 indique que les individus appartenant aux catégories d'âge les plus jeunes déclarent à une forte majorité vouloir voter pour les candidats des partis d'opposition. Les chiffres des sondages post-électoraux entre 1978 et 1985 montrent également qu'au moins jusqu'en 1981 voire jusqu'en 1983, le vote à gauche demeure largement majoritaire chez les jeunes (voir ci-dessous tableau 13). Les jeunes qui ont entre 18 et 24 ans en 1978 votent à gauche à environ 60 % des suffrages exprimés.
Élections cantonales de 1976 |
Hypothèse d'un deuxième tour d'élection présidentielle 1977 |
Elections municipales de 1977 |
Elections législatives de 1978 |
Elections législatives de 1978 sondage post-électoral |
Elections législatives de 1978 |
|
Vote PC+PS |
Vote Mitterrand |
Vote pour une liste d'union de la gauche |
Vote en faveur de la gauche |
Total des voix de gauche |
Total des voix de gauche |
|
18-24 ans |
61 % |
58 % |
60 % |
44 % |
62 % |
60 % |
25-34 ans |
63 % |
60 % |
55 % |
48 % |
55 % |
60 % |
35-49 ans |
52 % |
53 % |
56 % |
39 % |
47 % |
54 % |
50-64 ans |
49 % |
50 % |
48 % |
35 % |
48 % |
48 % |
65 ans et plus |
45 % |
39 % |
44 % |
32 % |
40 % |
41 % |
base de pourcentage |
Opinions exprimées |
Opinions exprimées |
Opinions exprimées |
Tout l'échantillon |
Opinions exprimées |
Opinions exprimées |
date du sondage |
post-électoral, SOFRES, 15-21 mars 1976 |
SOFRES, 9-12 mars 1977 |
SOFRES mars 1977 |
SOFRES 16-19 novembre 1977 |
24 avril 1978 |
Louis Harris, 1 février-1 mars 1978 |
origine du sondage |
Le Nouvel Observateur 21 juin 1976 |
Sud-Ouest 9-12 mai 1977 |
Le Nouvel Observateur 23 mai 1977 |
Sud-Ouest, 30 novembre 1977 |
Le Nouvel Observateur, 24 avril 1978 |
L'Express 13-19 mars 1978 |
Pour les observateurs scientifiques de la fin de la décennie soixante-dix, il ne semble faire aucun doute que les jeunes sont plus souvent à gauche que les générations précédentes : « Deux idées dominent les propos sur les jeunes et la politique : “ils” ne s'intéresseraient pas à la politique ; “ils” se situeraient plus à gauche que leurs aînés. Au-delà des apparences, ces affirmations ne sont pas contradictoires mais demandent pour prendre sens à être singulièrement nuancées, précisées et complétées. Il est vrai que les jeunes expriment plus souvent que leurs aînés des opinions de gauche ou d'extrême gauche. Sur le plan social et économique, ils sont plus sensibles aux thèmes de l'égalité, de la liberté et de l'autogestion, ils se montrent en même temps plus favorables aux nationalisations (le groupe des 18-30 ans est le seul où une majorité leur soit favorable) et plus intransigeants dans la conduite des luttes. Sur le plan politique, c'est aussi parmi les plus jeunes que se rencontre la plus forte opposition au développement de l'énergie nucléaire et à la force de frappe. On sait enfin que les jeunes électeurs qui expriment des intentions de vote portent plus souvent leur choix sur des partis de gauche que l'ensemble du corps électoral[140].
Dans les années soixante-dix, les jeunes des milieux urbains[141], même s'ils sont rarement militants, se reconnaissent majoritairement dans « la gauche » ou « l'extrême gauche », celles-ci s'identifiant aux attitudes de contestation des positions d'autorité. Le souvenir héroïsé de mai 68 et la présence d'un gouvernement « de droite » favorisent la constitution d'identités politiques « de gauche », même élémentaires, au sein de la jeunesse. « La gauche », catégorie abstraite et qui ne se confondait que partiellement avec les principaux partis de l'opposition, représentait en politique le pôle contestataire en adéquation avec l'ensemble des productions culturelles destinées aux jeunes, notamment celles importées d'Angleterre ou des Etats-Unis, la musique « pop » et la mode « cool ». La valorisation des attitudes « contestataires » au sein de la jeunesse, favorisée et partiellement engendrée par le développement de la « culture jeune », avait pour conséquence de faciliter l'adoption des représentations politiques « antiautoritaires » associées à « la gauche ». Il était d'autant plus facile pour les jeunes de voir une continuité symbolique entre les figures sociales susceptibles d'incarner l'autorité – le proviseur, les professeurs, les policiers, les parents, le gouvernement – qu'était plus forte la contradiction entre les aspirations libérales en matière sociale ou dans le domaine des mœurs qu'avait pu exprimer ou engendrer mai 1968 et la réalité des relations hiérarchiques entre les adultes et les jeunes qu'avait contribuées à maintenir la « restauration » pompidolienne. Nous analyserons dans le chapitre terminal le prestige qui était celui des postures militantes au sein des établissements scolaires durant l'après-68. Disons seulement que le rendement social des attitudes « contestataires » et « gauchistes » au sein des configurations interindividuelles lycéennes ou étudiantes, bien que probablement décroissant entre 1968 et 1981, contribue non seulement à la reproduction des minorités militantes mais également à la diffusion auprès d'élèves non militants de l'exemplarité des postures d'activisme politique. La persistance sur de longues durées de formes institutionnelles semblables (ou dont l'évolution et l'assouplissement ne sont pas perçus) – par exemple l'organisation hiérarchique stricte des collèges et des lycées – peuvent expliquer que les attitudes contestataires soient continûment valorisées entre 1968 et 1981 et qu'une tradition de militantisme puisse se transmettre dans les établissements d'éducation. La participation à des mouvements revendicatifs dans les lycées, les attitudes d'opposition à l'autorité des professeurs ou de l'administration des lycées conservent ainsi durablement leur prestige. Comme nous l'avons suggéré ci-dessus, l'analyse de l'évolution de l'économie du prestige individuel au sein des lycées apparaît indispensable à la compréhension des mécanismes de diffusion des postures militantes. Lorsque la rentabilité sociale de l'activisme politique va décliner à partir de 1976, on assistera à une diminution de la participation des lycéens et des étudiants à des organisations militantes et à un recul du niveau de l'intérêt des jeunes scolarisés pour les affrontements politiques. Cependant, comparitivement à d'autres périodes – la IVème République ou le début de la décennie soixante – la proportion des jeunes ayant une activité militante ou même seulement des préférences partisanes reste cependant extrêmement élevée. Ce n'est qu'à partir de 1981 que les attitudes militantes « de gauche » perdront leur séduction et leur intérêt pour les lycéens et les étudiants.
Les livres d'enquêtes sur « la jeunesse » publiés durant la première moitié des années soixante-dix[142] ont pour caractéristique commune une interrogation particulière sur les convictions politiques – alors perçues comme nouvelles – des jeunes. Rétrospectivement nous sommes surpris par le caractère très centré sur la politique des questions que posent les enquêteurs aux lycéens et aux étudiants et par le naturel avec lequel ceux-ci semblent accepter de répondre[143]. Ces questions touchant les attitudes politiques des jeunes apparaissent comme la traduction des interrogations qu'un observateur extérieur pouvait avoir sur « la jeunesse » à la suite de mai 68. À la question « la révolution est elle un bon ou un mauvais moyen de transformer la société dans le sens que vous souhaitez ? » 24 % de l'échantillon de Boulogne répond un bon moyen, 72 % un mauvais et 4 % demeurent sans réponse, tandis qu'à l'échelon national les réponses sont respectivement de 4, 92 et 4%[144]. Nous ne ferons pas de la réponse à la question sur la pertinence de la « révolution » autre chose qu'un indicateur de la fréquence de l'adoption, face à un interlocuteur inconnu, d'une posture politique « radicale ». Nous nous garderons de faire des réponses et des extraits d'entretiens et de questionnaires contenus dans ces ouvrages un indicateur fiable et directement représentatif du degré d'intérêt pour la contestation politique de « la jeunesse ». On peut en effet penser que, d'une part, les questions tendent à induire auprès des jeunes interrogés des réponses qui surestiment l'importance des sujets politiques dans leurs préoccupations et leurs pratiques quotidiennes, d'autre part que les enquêteurs sélectionnent les réponses les plus directement centrées sur des sujets politiques qui correspondent à leurs préoccupations davantage qu'à celles des lycéens, enfin que ces enquêtes, généralement réalisées dans la région parisienne et dans la filière scolaire générale – c'est-à-dire ni dans l'enseignement technique ni dans les filières professionnelles ou parmi les jeunes ayant achevé leur cursus scolaire – , accordent une attention proportionnellement surdimensionnée aux lycéens et étudiants des catégories sociales moyennes et supérieures, plus susceptibles d'être concernés par les luttes politiques et les postures d'engagement. Cependant, les questions posées, l'attitude des jeunes interrogés (une forte minorité au moins semble concernée par les questions d'ordre « politique » et capable d'y répondre en utilisant une rhétorique contestataire ou militante) et certaines des réponses présentées par les auteurs paraissent surprenantes à un observateur éloigné du contexte de la décennie soixante-dix. Ainsi certains termes comme « répressifs », « révolution », « gauchistes » « révolte » que certains jeunes interrogés durant la première moitié des années soixante-dix paraissent considérer comme « acceptables » et se référant à des objets réels et quotidiens sembleraient probablement étranges à des jeunes des années 1983-1990. Si ces enquêtes ne constituent pas des documents scientifiques opérant une photographie des attitudes politiques de l'ensemble des jeunes, nous verrons dans la possibilité sociale de concevoir et de poser de telles questions un indicateur de l'état d'esprit qui était alors celui des observateurs politiques à l'égard de la jeunesse : on semble imputer aux jeunes dans leur ensemble un tropisme gauchiste et « révolutionnaire » qui rétrospectivement paraît étonnnant en regard du taux d'engagement politique actuel des jeunes.
Il semble cependant difficile de trouver des sources plus fiables et convaincantes que les enquêtes et les sondages qui ont pu être faits sur les préférences politiques des jeunes. Il serait intéressant de pouvoir faire une étude à partir de l'évolution des contenus politiques des journaux lycéens publiés entre 1970 et 1985. Une telle étude poserait toutefois des difficultés d'interprétation importantes. Le statut de telles publications est sans doute loin d'être homogène puisque les journaux autorisés par l'administration et au contenu modéré côtoient les publications clandestines destinées à mettre en cause les professeurs et la hiérarchie de l'établissement. En outre on peut penser qu'après 1982, la teneur idéologique « radicale » des journaux lycéens a pu en partie se maintenir puisque les élèves les plus politisés, ceux qui avaient le plus de chance de conserver les représentations politiques de l'ancienne définition de la gauche, étaient sans doute également ceux qui se trouvaient être les plus motivés pour participer à la rédaction du journal. Enfin, les conditions de réalisation matérielle des journaux, jusqu'à la généralisation de l'informatique personnelle à partir de 1992, rendaient leur fabrication plus facile aux groupes de lycéens pouvant obtenir l'aide de formations politiques adultes (en particulier les Jeunesses communistes et les Jeunesses communistes révolutionnaires). Il serait par conséquent difficile de faire de la production idéologique constatée dans les journaux écrits par certains lycéens un indicateur convainquant de l'état des représentations politiques de leurs condisciples entre 1975 et 1985.
1978 |
1981 Présiden-tielles |
1981 |
1986 |
1988 Présiden-tielles |
1988 |
1993 |
1995 Présiden-tielles |
|
Parti communiste |
28 |
24 |
18 |
7 |
9 |
10 |
9 |
6 |
Extrême gauche et PSU |
9 |
6 |
2 |
4 |
5 |
2 |
1 |
7 |
PS+MRG+div gauche |
25 |
24 |
44 |
33 |
35 |
40 |
18 |
21 |
Ecologistes |
4 |
11 |
2 |
2 |
4 |
1 |
12 |
3 |
Total gauche + écologistes |
66 |
65 |
66 |
46 |
53 |
53 |
40 |
37 |
UDF+RPR+div droite |
34 |
35 |
34 |
40 |
40 |
32 |
36 |
45 |
Front national |
- |
- |
- |
14 |
16 |
15 |
18 |
18 |
Divers |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
6 |
- |
Malgré la succession entre 1968 et 1981 de plusieurs « générations » distinctes de lycéens et d'étudiants pour lesquelles les modalités d'accès à la politique et la perception des luttes politiques ne peuvent pas être considérées comme tout à fait semblables[146], la coordination des mécontentements et des attitudes contestataires qu'opère la présence d'un gouvernement « de droite » maintient les conditions d'une construction des identités politiques plutôt « à gauche ». L'existence de producteurs culturels conservant des postures politiques radicales, journalistes d'opposition et intellectuels – l'autorité de Jean-Paul Sartre ou de Michel Foucault demeure d'autant plus grande parmi les étudiants que les intellectuels identifiés à « la droite » sont peu nombreux, manquent de notoriété et de prestige et occupent souvent des positions stigmatisées[147] – donne une légitimité persistante aux identités politiques « de gauche » au sein de la jeunesse. Le prestige de la presse d'opposition – en particulier celui de Libération et du Monde – rend la contestation du discours politique gouvernemental familière. Enfin entre 1968 et 1981, les jeunes sont en contact avec une présence militante et une offre idéologique « radicale » abondantes, dominantes aussi bien dans les lycées urbains où les mouvements « radicaux », bien qu'en déclin relatif après 1975, restent cependant en situation de monopole militant[148], qu'au sein des universités qui demeurent alors le principal vivier de recrutement des organisations « gauchistes ». La diffusion des offres politiques radicales après mai 1968, contribue à propager une vision « politique » des questions sociales et économiques, dans laquelle le gouvernement a la capacité de changer l'organisation sociale mais se voit également imputer la responsabilité de son maintien. Le militantisme lycéen et étudiant étant souvent en partie fondé sur une logique du prestige et de la distinction politique, les partis de la gauche institutionnelle sont généralement considérés comme insuffisamment « à gauche ». Il existe alors pour les jeunes une multiplicité d'occasions d'entrer en contact avec un discours politique « radical » et de voir renforcer et confirmer des convictions « de gauche ». D'après les sondages électoraux « sortie des urnes » de 1981 à 1988, la génération qui a été socialisée à la politique entre 1968 et 1981 reste de loin la génération qui vote le plus à gauche (voir tableau 14). Tout se passe comme si, formés à la politique durant une période de forte opposition entre la droite et la gauche les individus ayant commencé à voter durant la décennie soixante-dix conservaient dans une configuration politique ultérieure les schèmes de perception très clivés que nécessitaient et suscitaient les luttes politiques de la période précédente.
Il ne s'agit pas ici de soutenir qu'avant 1981 la jeunesse étaient majoritairement engagée « à gauche ». Il n'y avait au contraire qu'une minorité de jeunes susceptibles de s'impliquer dans une organisation militante et une proportion non négligeable de jeunes ne manifestait qu'un faible intérêt pour « la politique » ou les organisations partisanes et n'avait aucune connaissance spécifique des enjeux politiques. Cependant, le tropisme politique « de gauche » d'une partie de la jeunesse scolarisée urbaine se manifestait par le fait que les partis et les organisations « de gauche » étaient dotés d'une crédibilité et d'une image plus positive que celle du gouvernement ou de la majorité. La « politique » ou les « questions » politiques ne se voyaient pas rejetées en tant que catégories en elles-mêmes négatives – ou alors surtout parce que « la politique » renvoyait à tout ce qui apparaissait « gouvernemental ». Enfin l'implantation d'organisations militantes au sein des établissements scolaires mais aussi l'existence d'une proportion importante de lycéens ou d'étudiants n'appartenant à aucune formation partisane mais se reconnaissant dans « la gauche » et susceptibles de participer à des mouvements revendicatifs antigouvernementaux tendaient à faire considérer par les observateurs politiques la jeunesse de la décennie soixante-dix comme particulièrement « politisée », c'est-à-dire plus engagée dans les clivages partisans que les générations précédentes. Ainsi l'orchestration objective des comportements politiques au sein de la jeunesse scolarisée urbaine – participation à des actions protestataires, capacité à tenir un langage critique ou « antisystème » même élémentaire, hostilité spontanée aux discours de type libéraux, identifiés aux « privilégiés », diffusion de certains répertoires argumentatifs (tiers-mondisme, féminisme, anticapitalisme, etc.), non participation à certains types de mouvements (on ne peut en particulier retrouver l'existence d'aucun mouvement se définissant comme « apolitique » dans la jeunesse durant les années soixante-dix) – est la conséquence de la valorisation des attitudes contestataires et de la communauté de posture suscitée par les effets de mai 68 et la diffusion de la culture « jeune ». Nous cherchons en particulier à établir que, si un mouvement de forme « apolitique » avait pu être conçu et lancé avant 1981, il se serait heurté au sein de la jeunesse à l'hostilité active de toutes les organisations militantes attachées à se définir comme « de gauche » et à exclure de leur secteur revendicatif toutes les formations ne se réclamant pas de l'opposition ; il se serait également heurté à l'hostilité diffuse – ou au mieux à l'indifférence – des jeunes qui, bien que n'appartenant alors à aucune formation militante, pouvaient participer ponctuellement à des mouvements revendicatifs et acceptaient ou requéraient la tonalité « antigouvernementale » que donnaient à leur cause les militants de gauche qui animaient alors la plupart des organisations protestataires – associations antiracistes, féministes, homosexuelles, antinucléaires, mouvements de soutien aux prisonniers, syndicats, avant-gardes artistiques, etc.
Les jeunes entrés au collège ou au lycée entre 1981 et 1985 ne peuvent pas avoir la même perception de la politique que ceux qui ont fait leurs études secondaires durant les présidences de Georges Pompidou ou de Valéry Giscard d'Estaing. Lorsque « l'opposition de gauche » devient le « gouvernement de Pierre Mauroy » qui gère le pays, occupe les palais nationaux et apparaît co-responsable des difficultés économiques, sans toutefois toujours accomplir les réformes annoncées, l'identification de « la gauche » à la contestation, qui structurait les modes d'apprentissage de la politique depuis plus de vingt ans, tend à s'estomper. À partir de 1981, la culture protestaire qui était fondée sur l'opposition au « gouvernement conservateur » mais aussi sur l'attente du « Changement » et des réformes que pourrait apporter un gouvernement « de gauche » tend à s'affaiblir et à ne plus être reproduite chez les nouveaux collégiens et lycéens. Les lycéens qui grandissent entre 1981 et 1985 ont donc une perception des clivages droite-gauche radicalement différente de celle qu'avait la génération immédiatement précédente : non seulement ils ont moins tendance à s'identifier à « la gauche » et sont plus souvent « de droite » (cf. vote aux élections législatives de 1986, tableaux 13 et 14) mais la croyance en la possibilité de transformer la société par l'action politique ou l'activité militante décroît. Les jeunes deviennent plus nombreux à déclarer ne pas aimer ou ne pas s'intéresser à la politique et répondre « ne pas avoir confiance » dans les hommes politiques. L'arrivée au pouvoir de l'ancienne opposition marque donc, au sein de la jeunesse scolarisée, la fin de la tradition d'opposition radicale à « la droite » issue de mai 1968. L'affaiblissement d'un mode de pensée qu'on pourrait qualifier de « politique », c'est-à-dire de la perception que les phénomènes sociaux jugés négatifs ont une cause repérable sur laquelle les pouvoirs publics peuvent agir et pour la résorbtion desquels les entreprises partisanes disposent de projets systématiques d'action, n'entraîne pourtant pas chez les jeunes un désintérêt pour les « problèmes sociaux » constitués en « causes », en particulier lorsqu'elles se trouvent promues par la télévision[149]. Mais la constitution de ces « causes » tend à ne plus pouvoir s'effectuer sur un mode global et politique, mais sur un mode anecdotique, médiatique et charitable – le sort des animaux, l'écologie, l'humanitaire[150] – D'où la nécessité pour SOS-Racisme (comme pour la coordination du mouvement étudiant en 1986 ou celle des lycéens en 1990) de ne pas apparaître comme un mouvement lié à un « camp » politique, c'est-à-dire soumis à des objectifs et à des manœuvres partisanes et électorales, mais comme un mouvement moral, incontestable.
1967 |
1978 |
1986 |
|
18-24 ans |
42 |
69 |
50 |
25-34 ans |
44 |
61 |
57 |
35-49 ans |
40 |
52 |
46 |
50-64 ans |
39 |
47 |
37 |
65 ans et plus |
31 |
33 |
35 |
La baisse de la culture contestataire au sein de la jeunesse se manifeste en particulier par les difficultés croissantes des organisations d'extrême gauche pour maintenir des noyaux militants dans les établissements scolaires. Si l'après-68 avait suscité un afflux d'élèves et d'étudiants susceptibles de s'engager dans des mouvements politiques, leur nombre avait diminué après 1974 tout en restant à un niveau élevé. Les lycéens et les étudiants étaient alors au moins susceptibles de se sentir « de gauche » et d'entretenir des postures contestataires par opposition aux gouvernements de Valéry Giscard d'Estaing. Au contraire après 1981, on peut observer un affaiblissement des réseaux militants implantés dans la jeunesse, des syndicats étudiants, des organisations « gauchistes » et de l'activité des journaux lycéens qui met en danger le maintien des noyaux militants, en particulier dans les établissements du secondaire. Alors qu'auparavant les groupes d'extrême gauche rencontraient des lycéens et des étudiants susceptibles de les entendre et qui étaient préajustés, par leurs dispositions contestataires et par leur connaissance de la « vulgate marxiste », à leurs offres politiques, après 1981, ils sont confrontés à des jeunes scolarisés de plus en plus indifférents à l'action politique. Cette indifférence à l'égard des propositions de la gauche radicale croît sous le double effet de la déception de 1981 (qui atteint même la capacité d'attraction des formations d'extrême gauche qui affectaient d'entretenir peu d'espoir dans les capacités réformatrices du PS) et de la montée du chômage qui contribue à affaiblir l'intérêt et la disponibilité des étudiants pour toute activité les éloignant de leur scolarité. La diminution du nombre de militants présents dans les établissements scolaires – élèves ou membres du corps professoral – qui durant les années soixante-dix assuraient en partie la reproduction de la radicalité politique dans les lycées, va évidemment contribuer à amplifier le phénomène de désaffection à l'égard de l'action politique puisque dans la plupart des lycées, les nouveaux élèves ne sont plus en contact dans leur établissement avec aucun groupe politique ni aucun exemple militant.
Un des traits majeurs définissant les attitudes et les opinions politiques des jeunes est le discrédit croissant dont souffrent les partis politiques et la désaffection pour la participation au jeu électoral. Si [...] ce phénomène est marqué dans toutes les classes d'âge, il touche particulièrement les jeunes ; une majorité d'entre eux n'a pas une opinion favorable sur les hommes et les partis politiques. Le taux de non-inscription comme le taux d'abstention sont très forts chez les jeunes (48 % de non-inscrits à 18-19 ans contre 9 % pour l'ensemble du corps électoral ; plus de 30 % d'abstentions déclarées au premier tour des législatives de 1988 contre 12 % chez les 50-64 ans) (enquête OIP 1987, Données sociales 1990)[152]. [...] Si des formes d'engagement militant connaissent aujourd'hui moins de succès auprès des jeunes générations, en particulier celles qui sont associées aux partis et aux syndicats, ce n'est pas par un rejet de principe de tout engagement mais plutôt à cause d'un glissement des formes et des thèmes de mobilisation[153].
1981 |
1983 |
1984 |
1985 |
1986 |
|
18-20 ans |
40 |
||||
21-24 ans |
61 |
59 |
44 |
43 |
50 |
25-34 ans |
62 |
53 |
50 |
51 |
57 |
35-49 ans |
48 |
42 |
39 |
40 |
46 |
50-64 ans |
43 |
40 |
36 |
35 |
37 |
65-74 ans |
35 |
||||
75 ans et plus |
37 |
37 |
37 |
33 |
35 |
Nous avons souligné lors du premier chapitre que la socialisation antigouvernementale des jeunes avait été en partie entretenue durant les années soixante-dix par les mouvements de mobilisation contre les projets de réforme du secondaire ou du supérieur des ministres de l'éducation nationale successifs. Au contraire, l'absence de mobilisation spécifique dans le secteur universitaire ou lycéen entre 1981 et 1986 – en dehors du mouvement des étudiants de médecine et du rassemblement contre la réforme de l'enseignement privé en 1984 – participe du déclin de la culture protestataire qui était auparavant celle de la jeunesse. L'action syndicale étudiante des fondateurs de SOS-Racisme au sein de l'Unef-Id rencontre donc à partir de 1982 a un écho de plus en plus faible, ce qui les conduit à s'interroger sur la nécessité d'une offre militante plus éloignée des formulations politiques routinisées du syndicalisme étudiant. La création de SOS correspondra à la définition d'un thème de mobilisation nouveau par rapport à ce que les militants de la tendance PLUS autour de Julien Dray étaient auparavant habitués à faire et qui semblait avoir atteint ses limites. À des jeunes peu intéressés par l'action politique et de moins en moins mobilisables sur des thèmes de révolte sociale et d'opposition « au pouvoir » ou à « la droite », les fondateurs de SOS-Racisme vont proposer une mise en forme différente, plus neutralisée politiquement, qui s'appuira sur une morale antiraciste élémentaire.