Chapitre sept

Les transformations des postures politiques adoptées au sein
du champ intellectuel après 1981

« Tout reste à faire pour saisir les bouleversements qui affectent, entre 1976 et 1983, les points de repère collectifs qui spécifient l'opposition droite-gauche. À première vue, le phénomène n'est pas sans analogie avec la crise idéologique des années 30. Brutalement les points de repère stables semblent perdre leur signification et tout se passe comme si la distinction entre droite et gauche devenait floue. Simultanément, le mouvement uniforme des reclassements parallèles de tous ceux qui donnent le ton, engendre une sorte de cécité collective relativement à leur sort commun, un peu comme si chacun s'interdisait de reconnaître en l'autre ce qui lui arrive. On a peine à imaginer, par exemple, sous l'effet de quel mécanisme la pensée de Raymond Aron, formulation limpide d'un idéalisme classique pour tout intellectuel de gauche qui se respecte dans les années 75, devient la référence obligée pour pouvoir se dire “de gauche” aujourd'hui. On a, de même, du mal à comprendre comment le thème du totalitarisme, dont il était encore possible de se démarquer vers 75 parce qu'il autorisait tous les amalgames et entretenait toutes les confusions, est devenu le dernier cri de la distinction de gauche aujourd'hui. Ces exemples seraient provocateurs ou caricaturaux s'ils ne renvoyaient à un problème : comment l'idée de liberté a-t-elle pu devenir, dans notre univers intellectuel, ce point d'accord de tous les désaccords et cette référence de toutes les différences que, pour le meilleur et pour le pire, elle représente aujourd'hui ? »[1]

Bernard Lacroix

Entre 1968 et 1981, la participation de nombreuses personnalités culturelles à des pétitions ou à des manifestations publiques, toujours « à gauche », contribue à faire de l'appartenance à l'opposition un élément constitutif du statut d'intellectuel. L'attention que les journalistes et le personnel politique accordaient en France depuis longtemps aux intellectuels[2]  s'est encore trouvée accrue par les événements de mai 1968, partiellement expliqués par les observateurs comme un effet du succès des pensées critiques au sein de l'université française. Bien que les prises de position publiques de beaucoup d'intellectuels aient rarement été réalisées dans le cadre de partis politiques, elles ont contribué à entretenir la crédibilité et la légitimité des propositions des formations de l'opposition. Le « gauchissement » du discours public du PS entre 1971 et 1981 a été suscité par la concurrence programmatique et politique qui a suivi mai 1968 entre le Parti communiste, le Parti socialiste et les organisations gauchistes mais également par les orientations politiques « radicales » ayant cours dans le champ intellectuel. Les prises de position politiques que les intellectuels et les organisations partisanes sont susceptibles d'adopter se trouvent donc en interdépendance au sein des configurations politiques et idéologiques qu'elles contribuent à définir. La capacité du champ intellectuel à établir et à diffuser certains schèmes idéologiques « radicaux » contribue sinon à la politisation d'individus qui n'auraient pas sans cela développé de représentations politiques structurées, du moins à l'intensification des contraintes argumentatives des formations partisanes de gauche[3] . Il ne s'agit pas ici de soutenir que le développement, au sein du champ intellectuel, de discours politiques savants d'allure « radicale », utilisant un langage de forme « marxiste » ou « structuraliste »[4]  auraient substantiellement contribué entre 1968 et 1981 à la diffusion de représentations politiques « de gauche »[5] . Nous serons beaucoup plus prudents concernant le rôle des œuvres savantes dans les processus de construction des représentations politiques des acteurs sociaux, y compris lorsqu'il s'agit d'étudiants ou d'intellectuels[6] . Nous nous contenterons de voir dans l'évolution de la configuration du champ intellectuel entre 1968 et 1985 dont nous chercherons à décrire les grandes lignes, un indicateur des transformations des représentations politiques des élites et de la forme des énoncés publiquement soutenables dans les champs intellectuels, journalistiques et politiques entre 1975 et 1985.
    Après 1981, au sein de différents champs de production symbolique, certains acteurs vont simultanément cesser de tenir les discours qui étaient les leurs quelques mois auparavant, pour adopter une offre plus adaptée aux nécessités de justification induites par le passage de la gauche de l'opposition à la majorité. L'objectif de ce chapitre est de valider nos hypothèses concernant le processus de transformation des représentations politiques après l'accession de la gauche au pouvoir en 1981. En montrant que l'offre de biens culturels évolue de façon parallèle à l'offre politique après l'élection de François Mitterrand, nous chercherons à confirmer notre hypothèse d'un changement brutal et généralisé des énoncés politiques susceptibles d'être tenus après 1981 conduisant à une modification substantielle des représentions politiques des agents. Nous verrons que la perte d'influence des clivages politiques droite-gauche dans les modes de représentation de la politique permettra aux fondateurs de SOS-Racisme de donner une mise en forme « apolitique » à leur nouvelle association.

A) L'emprise des clivages partisans dans le champ intellectuel avant 1975

Les années 1960-1975 ont été marquées par l'émergence au sein du champ intellectuel de nouveaux acteurs et de nouveaux courants qui avaient la particularité commune de se situer non seulement en opposition avec les gouvernements successifs de la Vème République mais surtout en opposition diffuse au « système capitaliste » et à la « société de consommation » alors même que souvent l'objet de leurs travaux n'était pas strictement politique. Nous ne tenterons pas ici de dresser un tableau même partiel de ces différentes tendances intellectuelles – généralement constituées autour d'intellectuels reconnus ou de revues – qui vont rencontrer un succès social croissant entre 1960 et 1968 que l'écho donné aux événements de 1968 et aux « penseurs de Mai » va encore accroître[7] . Signalons seulement de façon analytique – et sans préjuger que les acteurs intellectuels aient jamais pu partager un tel classement – des courants « marxistes » très diversifiés[8] , un pôle « libidinal » ou « contre-culturel » autour de Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Jean Baudrillard ou Michel Foucault et des démarches plus proches des sciences sociales et du « courant structuraliste » au sein duquel on pourrait ranger Alain Touraine et Pierre Bourdieu. Bien évidemment, un tel classement intervient a posteriori et entérine des frontières en partie issues d'un état postérieur du champ intellectuel. La pensée de beaucoup de ces auteurs apparaît partiellement dominée par des logiques politiques, soit dans le choix et l'orientation des sujets, soit dans leur mode de traitement. Par-delà toutes leurs différences et leurs antagonismes, ces « courants » de pensée partageaient une approche critique et partiellement « politique » du travail savant[9] . Mais ces tendances intellectuelles ne recoupent pas toujours des différences politiques clairement définies ou des divisions homologues du public. On peut penser que le grand public cultivé n'est pas toujours au fait des rivalités et des oppositions théoriques qui séparent les démarches des principaux intellectuels, en particulier lorsqu'ils sont présentés dans la presse comme faisant partie de courants politiquement proches (« marxisme », « structuralisme », « situationnisme » « philosophie désirante »). Ceux qui utilisent selon une logique politique pratique la légitimité des principaux intellectuels (étudiants, acteurs ou militants politiques, etc.) peuvent être tentés d'additionner les prestiges – par exemple en conciliant une critique « marxiste » du capitalisme avec une mise en cause de forme « foucaldienne » de l'enrégimentation des corps travaillants et des dispositifs de pouvoir au sein des entreprises et une mise en cause « libidinale » des contraintes de la société de consommation – plutôt que de prendre parti pour une conceptualisation précise[10] .

1) L'accroissement du marché des biens culturels

Le succès social des intellectuels à partir des années soixante s'explique en partie par des raisons morphologiques touchant à l'accroissement du public des essais de sciences humaines. L'augmentation des effectifs des universités entre 1960 et 1968[11]  et l'ouverture de nouveaux cycles de sciences sociales et de philosophie dans de nombreuses facultés de lettres ont contribué à l'élargissement du marché potentiel des produits intellectuels entre 1965 et 1975. Il s'agit là d'un processus partiellement circulaire : l'augmentation du nombre d'étudiants entraîne celui des professeurs capables – ou statutairement contraints – de produire des ouvrages de « sciences humaines»  ; cet accroissement simultané des producteurs d'essais et du public susceptible d'acheter leurs livres[12]  prépare le succès éditorial des sciences sociales et de la philosophie à partir de 1965 et conduit les journalistes culturels à s'intéresser aux auteurs de ces disciplines, contribuant à renforcer l'attrait de celles-ci auprès de nouveaux étudiants et du grand public cultivé. L'extension du nombre des acteurs du secteur des « sciences humaines » explique l'emprise de ces thématiques au sein du champ intellectuel.
    Le succès commercial relatif des ouvrages de sciences sociales « critiques » induit par l'augmentation du nombre des lecteurs potentiels, conduit à l'accroissement du nombre de livres publiés par les éditeurs, au développement de nouvelles collections mais aussi à la création de maisons d'édition susceptibles de publier des auteurs de sciences sociales[13] . Les principaux éditeurs indépendants – Gallimard et surtout Le Seuil – créent entre 1965 et 1975 des collections de « sciences humaines » ou des collections consacrées au Tiers-Monde, au socialisme ou au féminisme, à la politique ou au « marxisme »[14] . Les éditions du Seuil éditent plusieurs séries d'ouvrages aux frontières des sciences humaines et du militantisme, en particulier la collection « Combats », créée en 1967, et la collection « Politique » dirigées par Claude Durand qui publie un grand nombre d'essayistes « de gauche » dont Daniel Cohn-Bendit, Régis Debray, Alain Krivine, André Glucksmann[15] . Les éditions de Minuit ont trois collections de philosophie et de sciences humaines, « Arguments » qui publie notamment Georges Lucács et Herbert Marcuse, la collection « Critique » qui accueille Jean-François Lyotard, Gilles Deleuze et Félix Guattari et la collection « Le sens commun » dirigée par Pierre Bourdieu. L'éditeur François Maspero publie des classiques du mouvement communiste (Marx, Engels, Trotski, Mao Tsé-toung, Boukharine, Rosa Luxemburg), des commentaires d'auteurs se réclamant du « marxisme » – en particulier les livres d'Althusser et de ses élèves – , beaucoup d'ouvrages relatifs au Tiers-Monde et à la décolonisation, des livres sur le « socialisme », des ouvrages de sciences sociales « engagés », etc., souvent réédités ensuite dans la « petite collection maspero » dont la diffusion est plus large[16] . Mais à côté des principaux éditeurs existe un foisonnement de petites maisons d'édition « militantes » qui proposent des ouvrages à la frontière de l'essai, des « sciences humaines » et du militantisme de gauche : Christian Bourgois[17]  et la collection « 10/18 », Gérard Lebovici et les éditions du Champ Libre ou encore Michel Delorme et les éditions Galilée. Ce foisonnement éditorial accompagne une attention nouvelle des journalistes culturels à l'égard des essais de sciences humaines[18] . Le Nouvel Observateur, Les Nouvelles littéraires, La Quinzaine littéraire, Le Magazine littéraire, le supplément « livres » du Monde se dotent tous de rubriques spécialisées dans les sciences humaines et s'intéressent à la production des idées dans une plus grande mesure qu'avant 1965 lorsque les formes littéraires étaient dominantes dans le champ culturel[19] . La publicité qu'ils donnent aux ouvrages de sciences sociales, à la philosophie « archéologique » ou « libidinale » et aux essais utilisant un langage de forme « marxiste », permet à ceux-ci de toucher le grand public cultivé et participe au succès social de cette littérature [20] . Le succès éditorial et médiatique des sciences sociales et des essais politiques « de gauche » durant les années soixante-dix n'est donc pas plus séparable de l'action de promotion et de célébration des journalistes culturels et politiques que ne le sera ultérieurement le succès de la « nouvelle philosophie » puis celui de la « révolution libérale » à partir de 1983.
    Le caractère « politique » de ces thématiques se trouvait en adéquation avec les postures « contestataires » qu'une fraction des étudiants et du grand public cultivé était alors susceptible d'adopter à ce moment. Il apparaît difficile de déterminer si la production intellectuelle critique concourt à engendrer un public d'étudiants « gauchistes » qui font le succès social de ces œuvres ou bien si la conjoncture politique contestataire – sensible à travers les activités politiques « radicales » de certains étudiants – contribue à engendrer des producteurs intellectuels correspondant à ce qu'attend ce public ou bien si l'ensemble de ce processus de « politisation » des contenus intellectuels est la conséquence de la montée des oppositions droite-gauche durant la Vème République. On peut seulement observer que l'orientation idéologique des œuvres de sciences humaines tend à entrer en résonance avec des attitudes politiques contestataires observables aussi bien parmi les étudiants que chez les agents qui se reconnaissent dans « la gauche ». Il est d'ailleurs vraisemblable que l'intérêt des journalistes culturels pour les intellectuels « de gauche » n'aurait pas été aussi grand dans les années suivant 1968 sans la curiosité provoquée au sein du public par les événements et les « idées de Mai » et sans l'augmentation du niveau d'intensité des oppositions politiques entre 1968 et 1974. Il est ainsi probable que le succès social de ces œuvres était en partie dû au fait qu'elles pouvaient apparaître procéder de l'ambiance politique « radicale » et constituer la justification d'une attitude politique oppositionnelle.

2) Le tropisme « gauchiste » du champ intellectuel

Mais l'accroissement structurel de l'offre et de la demande de l'édition de sciences humaines ne permet pas d'expliquer le « déplacement vers la gauche » de l'orientation idéologique de la production intellectuelle en « sciences humaines » ni le radicalisme de la posture politique de beaucoup d'intellectuels[21] . De 1968 à 1981, une fraction importante des principaux intellectuels et des clercs intermédiaires – étudiants, universitaires ou intellectuels « indépendants », militants politiques de formations d'opposition – déclarent s'opposer au « système capitaliste » et souhaiter la mise en œuvre des solutions économiques qui s'éloigneraient des logiques d'une économie de marché[22] . Ce type de représentations politiques apparaît alors largement partagé par les agents politisés les plus proches de « la gauche » en particulier lorsqu'ils sont exposés à l'influence sociale des intellectuels et sensibles à leur prestige : ceux qui ont un niveau scolaire supérieur, en particulier les enseignants et les professions intellectuelles. Cette légitimité diffuse des discours de forme « marxiste » auprès des militants ou des sympathisants du PS et de la gauche va favoriser l'établissement de plates-formes électorales de facture « marxiste ».

Pour comprendre l'attrait qu'exerce alors le style gauchiste auprès des aspirants intellectuels, il faudrait aussi écrire l'histoire du “prêt-à-penser” et du “prêt-à-porter identitaire” dans le monde des intellectuels, montrer quel était alors le crédit du modèle de “l'intellectuel engagé”, de Jean-Paul Sartre, et des Temps Modernes, du Che Guevara et des guérilleros d'Amérique Latine, du PCF, de ses intellectuels rebelles (Paul Nizan, Roger Vailland, etc.) et de ses compagnons de route, la vogue qui était alors celle de la vulgate marxiste, produit de l'histoire relativement autonome du sous-champ politique d'extrême-gauche en France et de la vulgarisation du marxisme savant alors dominant dans le champ de production intellectuelle, les profits symboliques qui étaient alors liés à la lecture du Capital et de Lire le Capital, etc.[23] .

Si les liens entre les principaux intellectuels et les partis de l'opposition apparaissent alors faibles c'est en particulier parce que le statut symbolique de l'intellectuel nécessite une image d'indépendance, c'est-à-dire des stratégies de mise à distance critique des professionnels de la politique, finalement assez proches de celles développées par les journalistes vis-à-vis du personnel partisan de leur « camp »[24] . Les intellectuels engagés « à gauche » sont donc conduits à se démarquer des partis de l'opposition en apparaissant soit comme plus « avancés », soit comme plus vigilants face au danger que représenterait le Parti communiste[25] . Les stratégies de mise en scène de leur action politique suivies par les organisations signataires de l'Union de la gauche obéiront donc en partie à la nécessité de respecter les définitions publiques de « la gauche », de « l'homme de gauche » et des « idées de gauche » qui ont été constituées dans l'interaction entre les organisations qui entendent incarner la tradition ouvrière et le champ intellectuel[26] . On peut observer ainsi une course symbolique à la « radicalité » au cours de laquelle chacun des acteurs politiques et intellectuels de l'opposition cherche à apparaître comme plus authentiquement « de gauche » que ses concurrents mais où chaque acteur s'autorise de la radicalité des autres pour légitimer ses propres positions « radicales ». Les partis de l'opposition développent ainsi des stratégies d'exhibition du soutien des intellectuels sous la forme de participation à des cortèges de manifestations, à des pétitions[27]  ou à des colloques[28] .
    Pierre Bourdieu qui a également été un acteur des configurations universitaires de cette époque a cherché à analyser cette polarisation « à gauche » des producteurs intellectuels et des étudiants par la structure hiérarchique des institutions universitaires et scolaires qui aurait conduit les « intellectuels subalternes » – « actuels ou potentiels » –– à développer un discours de forme « hérétique » universalisant leur opposition aux niveaux supérieurs des hiérarchies culturelles auxquelles ils appartenaient ou aspiraient à appartenir. Ainsi, il cherche à lier la généralisation des postures politiques « gauchistes » et les « intérêts matériels ou symboliques des intellectuels subalternes – actuels ou potentiels – des grandes bureaucraties de la production culturelle » :

Le “gauchisme pratique” doit sans doute beaucoup moins qu'on ne l'a cru à la diffusion d'idéologies savantes – comme celle de Marcuse, plus souvent invoqué par les commentateurs que par les acteurs – même si, selon la logique caractéristique de la prophétie, certains des porte-parole ont dû une part de leurs effets et de leur charisme à leur art de porter dans la rue et dans le débat public des versions vulgarisées des savoirs savants, réduits souvent à des thèmes et des mots inducteurs qui étaient jusque-là réservés à l'échange restreint entre les docteurs (“répression” et “répressif” par exemple). L'apparence de la diffusion résulte en fait de la multiplicité des inventions simultanées, mais indépendantes, quoique objectivement orchestrées, que réalisent en des points différents de l'espace social, mais dans des conditions similaires, des agents dotés d'habitus semblables et, si l'on peut dire, d'un même conatus social, en entendant par là cette combinaison des dispositions et des intérêts associés à une classe particulière de position sociale qui incline les agents à s'efforcer de reproduire, constantes ou augmentées, sans même avoir besoin de le savoir ni de le vouloir, les propriétés constitutives de leur identité sociale. Aucune production idéologique n'exprime mieux en effet les contradictions spécifiques et les intérêts matériels ou symboliques des intellectuels subalternes – actuels ou potentiels – des grandes bureaucraties de la production culturelle dont le paradigme le plus ancien est évidemment l'Eglise, que la thématique qui s'invente alors, dans l'apparence de la liberté la plus anarchique, selon un petit nombre de schèmes générateurs communs tels que les oppositions entre l'invention et la routine, la conception et l'exécution, la liberté et la répression, formes transposées de l'opposition entre l'individu et l'institution. La contestation typiquement hérétique des hiérarchies culturelles et de la parole d'appareil qui, dans une variante moderne de l'idée de sacerdoce universel, professe une sorte de droit universel à l'expression spontanée (le “droit à la parole”), entretient une relation évidente avec les intérêts spécifiques des intellectuels dominés des grandes bureaucraties de la science et de la culture [...][29] .

Si cette interprétation permet de rendre compte du succès social des postures « gauchistes » chez les étudiants et dans certaines catégories professionnelles, elle n'explique pas pourquoi le discours « gauchiste » se généralise précisément à la fin des années soixante et soixante-dix avant de régresser durant la décennie quatre-vingt alors qu'on peut supposer que les besoins argumentatifs de ces catégories précèdent de beaucoup 1960 et ne s'interrompent pas en 1980. Certains sociologues ont également tenté d'expliquer le développement du mécontentement au sein de l'enseignement supérieur et l'adoption de postures politiques « radicales » à la veille de 1968 par l'écart entre les attentes suscitées par l'entrée à l'université d'étudiants issus de catégories sociales qui n'en étaient pas usagers et la réalité du marché du travail qui ne permettait pas à chaque diplômé d'obtenir le poste et le statut auparavant attachés à leur titre scolaire[30] . Le hiatus entre les aspirations et les chances de réussite professionnelle objectives conduisant les étudiants à des situations de « déclassement » aurait facilité la diffusion des postures protestataires du « gauchisme pratique ». Cependant cette hypothèse ne permet pas d'expliquer certaines caractéristiques des processus de « radicalisation » concomitants des acteurs intellectuels et des étudiants puis du mouvement contraire de déclin de l'usage des thèmes « gauchiste », en particulier leur caractère collectif et généralisé et leur conjonction avec des configurations politiques particulières : la présence de gouvernements gaullistes puis socialistes[31] . En établissant un lien direct et univoque entre la trajectoire scolaire et professionnelle des agents et leurs idées, une telle hypothèse ne tient pas compte des processus souvent longs de construction des représentations politiques au sein de configurations politiques particulières et des logiques proprement intellectuelles de l'engendrement des idées au sein d'un espace de concurrence entre producteurs[32] . Il est d'ailleurs méthodologiquement délicat de faire d'une source de mécontentement précise et unique (en l'occurence les difficultés que rencontrent les diplômés pour obtenir de leurs titres scolaires le rendement espéré) l'origine de la généralisation d'un ensemble de discours politiques critiques de forme universaliste et générale qui ne font pas référence aux causes auxquelles on les impute. Il ne faut pas sous-estimer ce que la forme et le contenu de la production intellectuelle doivent à la structuration du champ culturel, au système d'oppositions entre les producteurs et aux répertoires discursifs déjà existants qui tendent à fonctionner comme matrice d'engendrement selon la double logique de l'imitation de formes intellectuelles existantes et du décalage distinctif. Le contenu de la production intellectuelle des années soixante ne peut donc pas être considéré indépendamment des œuvres antérieures. Il apparaît de surcroît difficile d'ignorer, dans la constitution des dispositions politiques d'une partie des étudiants et des jeunes intellectuels des années soixante, l'effet structurant des luttes idéologiques et politiques qui ont accompagné d'une part la décolonisation et la guerre d'Algérie[33] , d'autre part la transformation des institutions politiques et l'arrivée au pouvoir du personnel gouvernemental gaulliste. L'instauration du régime présidentiel et d'un mode de scrutin majoritaire, joints à l'absence d'alternance au pouvoir entre 1958 et 1968 – situation qui contrastait avec les configurations parlementaires changeantes de la IVème République – ont partiellement modifié les modes d'apprentissage de la politique par les jeunes et accru les chances d'identification à un camp politique, en général selon une logique d'opposition à l'égard du personnel politique au pouvoir[34] . En outre, il ne faudrait pas négliger les transformations – consécutives à la période de l'Occupation et de la Collaboration – des modes de pensée et des représentations de la politique provoquées par la quasi-disparition de toute expression publique d'une pensée « de droite » ou « d'extrême droite »[35] . Cette disqualification politique des idées « conservatrices » s'accompagne dans le champ intellectuel d'une réduction de l'influence des intellectuels de droite très présents avant 1939[36] . Que la formation universitaire des jeunes intellectuels sortant de l'université à partir des années cinquante se soit entièrement déroulée dans une configuration du champ intellectuel dominée par des thématiques « de gauche » n'est sans doute pas sans effet sur leurs orientations idéologiques et sur les postures politiques qu'ils sont susceptibles d'adopter. Enfin, il semble difficile de dissocier les orientations politiques ayant cours au sein du champ de production intellectuel des chances objectives de placement professionnel – pas seulement au sein du monde universitaire – liées à la conjoncture économique. Il apparaît ainsi que la situation de plein emploi était probablement un facteur facilitant le développement d'attitudes revendicatrices, dont les effets se faisaient sentir au-delà du seul monde de l'entreprise privée[37] . Le processus d'expansion économique et le succès relatif des grèves et des revendications salariales[38]  durant la décennie précédant Mai 68 contribuaient à définir un horizon d'attente favorable et tendaient en outre à dissoudre les notions de « rareté » et de « contraintes économiques » pour ne laisser apercevoir que la capacité de l'économie à engendrer des profits et à produire de façon toujours croissante[39] . Ce que les observateurs décrivent souvent comme un « air du temps » contestataire peut donc en partie s'expliquer comme la conjonction d'une configuration politique qui facilitait la constitution d'identités politiques durables fondées sur l'opposition à un régime exceptionnellement stable et d'une conjoncture économique d'expansion et de plein emploi qui permettait à chacun d'envisager une trajectoire sociale ascendante en disposant de la certitude de pouvoir retrouver du travail en cas d'antagonisme grave avec un employeur. La production d'une critique « politique » de « l'autorité » et du « capitalisme » au sein du champ intellectuel se trouve nourrie par les nécessités argumentatives de l'opposition politique au nouveau régime. La diffusion de postures « gauchistes » chez les étudiants est ainsi favorisée par la conjonction d'un mécontentement structurel provoqué par l'augmentation des effectifs universitaires mais aussi par le processus de croissance économique rapide que connait alors la France et d'une offre critique monopolisée – pour des raisons historiques – par les intellectuels et les partis « de gauche ». Le marché des biens symboliques apparait donc à partir de 1962 et de la fin de la guerre d'Algérie durablement orienté « à gauche » par la présence du gouvernement gaulliste.

3) Luttes politiques et luttes intellectuelles durant la décennie soixante-dix

Beaucoup d'observateurs de la vie intellectuelle ont voulu voir une cohérence entre le choix des sujets d'études de certains intellectuels, le mode de traitement de ces sujets (« structuralisme » ou « marxisme»[40] ) et leur engagement politique « à gauche ». On peut en effet supposer que le choix des sujets de beaucoup d'intellectuels – la prison et l'asile pour Michel Foucault, l'analyse de la reproduction sociale à travers le système scolaire pour Pierre Bourdieu, les mouvements sociaux pour Alain Touraine, les classes sociales pour Nicos Poulantzas, le pouvoir pour Gilles Deleuze et Félix Guattari – n'étaient pas sans relation avec les préoccupations d'ordre politique que pouvaient avoir ces auteurs. Outre l'utilisation politique ou légitimatrice directe qui pouvait être faite des écrits des intellectuels les plus connus, leur production savante qui semblait se recouper sous certains aspects – en particulier les critiques partiellement convergentes du « pouvoir », de la « domination », de l'organisation « marchande » de la société ou de la « société de consommation » – engendrait un effet de légitimation diffus des thèses des acteurs politiques « de gauche » ou « d'extrême gauche »[41] .

Les travaux, fort différents, de Michel Foucault, de Félix Guattari et Gilles Deleuze, de Jean Baudrillard, de Pierre Bourdieu – pour prendre les noms les plus illustres de la pensée critique[42]  – , en traquant les inégalités de pouvoir inscrites au cœur des structures sociales, en passant au crible les grandes institutions – l'école, la justice, les médias, etc. – , jetaient pour le moins des doutes sur les fondements même de la gauche politique, faite de confiance dans l'action réformatrice de l'Etat[43] . Mais ils revêtaient un sens anticapitaliste qui leur donnait une tonalité commune. L'idée d'autogestion, véritable mot gigogne dans les années soixante-dix, sur laquelle la “deuxième gauche” voulait bâtir une culture politique anti-étatique, est venue cependant s'adjoindre aux notions de nationalisation et de planification pour former le triptyque talisman de la gauche. Toutes ces ambiguïtés donc, dont certaines ont préparé le retournement des années ultérieures en mettant en cause le pouvoir partout où il se trouvait, n'ont pas été réellement perçues dans les cinq ou six années qui ont suivi Mai 68. L'air du temps idéologique était anticapitaliste : la plupart des travaux et ouvrages qui ont alors marqué la gauche intellectuelle approfondissaient la critique de la société capitaliste. La gauche politique, communiste et socialiste en reçut une légitimation indirecte. L'échec politique du gauchisme, patent dès 1972-1973, a porté l'intérêt vers la gauche du programme commun qui, tout en avançant l'idée d'une rupture, promettait des réformes concrètes. [...] Si les grandes figures de l'intelligentsia française n'ont pas pour autant modifié leur position essentiellement critique, la gauche du programme commun trouvait une force en incarnant le principe de réalité[44] .

Le champ intellectuel des années 1965-1975 peut apparaître aux observateurs distants soit dans le temps soit au sein de l'espace de production intellectuel – comme le théâtre d'un mouvement foisonnant, disposant d'une aile intellectuelle (i.e. Foucault, Deleuze, Althusser, Barthes, Lacan, Poulantzas, Touraine, Baudrillard) et d'une aile plus ouvertement « politique », chacune légitimant la démarche de l'autre et participant d'une entreprise de contestation de l'ordre social qui procéderait de Mai 68 ou qui l'aurait initié. S'il ne faut pas céder à cette abusive globalisation rétrospective qui tendrait à rapprocher des auteurs et des thématiques dissemblables, parce que l'évolution ultérieure du champ intellectuel nous les ferait paraître proches, il est possible entre 1965 et 1975 d'identifier parmi les principaux « courants de pensée » des « orientations » communes, qui tiennent plus d'une même posture politique «progressiste» et d'une semblable hostilité au gouvernement « de droite » que d'une perspective politique qui aurait été partagée par l'ensemble de ces tendances ou de ces individualités[45] . C'est parce que l'opposition au gouvernement gaulliste puis giscardien constituait un cadre partagé par de nombreux acteurs politiques et intellectuels que peut se nouer, selon la logique du flou, une conjonction implicite entre des agents dont les enjeux sociaux étaient partiellement situés sur des plans différents. Il suffisait que les principaux acteurs de la gauche intellectuelle s'opposent au gouvernement en place et s'abstiennent de critiquer publiquement les dirigeants et les propositions du Programme commun pour que le grand public cultivé fût susceptible d'accepter comme allant dans le même sens, les critiques « anticapitalistes » « intellectuelles » de la gauche intellectuelle et « l'anticapitalisme » politique des dirigeants des partis communiste et socialiste. L'engagement « à gauche » d'une fraction importante des intellectuels et des artistes disposant d'une certaine notoriété et la communauté de thèmes et parfois d'action qu'ils entretenaient avec les porte-parole de la gauche politique ne pouvaient pas ne pas être considérés comme une légitimation diffuse de l'action de ceux-ci contribuant à accroître la crédibilité des propositions du Programme commun puis du programme du candidat François Mitterrand.
    L'engagement des principaux intellectuels se fait alors à deux niveaux : d'une part sur un plan strictement professionnel par la production d'énoncés critiques – « antiautoritaire », « anti-pouvoirs », « anticapitaliste », etc. – , qui vont être repris et utilisés par certains acteurs contestataires (militants, étudiants, groupes politiques) pour constituer un ensemble de références culturelles prestigieuses légitimant l'analyse de la société sous les catégories de l'exploitation économique et de la domination de classe ; d'autre part sur un plan politique, lorsque ces mêmes intellectuels prendront part aux luttes partisanes en engageant leur crédit symbolique lors de pétitions ou de manifestations suscitées par les organisations « de gauche », ou même lorsqu'ils soutiendront publiquement des groupes étiquetés comme « gauchistes »[46] . Les prises de position publiques des intellectuels peuvent prendre la forme de collaborations directes avec le personnel politique de « la gauche » au cours de multiples événements de la vie politique ou culturelle, suscités ou non pour mettre en scène la proximité politique des partis de l'opposition et « des intellectuels » – pétitions, manifestations, colloques. Ce type de rassemblements, juxtaposant des acteurs engagés dans des logiques sociales différentes, est susceptible de procurer des profits symboliques ajustés aux nécessités de mise en scène de soi de chaque catégorie de participants[47]  : les hommes politiques bénéficient ainsi de la notoriété et de la légitimité des intellectuels ou des artistes, tandis que ceux-ci montrent qu'ils participent « aux luttes » au côté des partis revendiquant la représentation des catégories sociales les plus « défavorisées »[48] . Sans que cela soit contradictoire, on pourra observer simultanément chez les intellectuels les plus proches de « la gauche » la recherche d'une proximité symbolique avec les responsables politiques des partis qui incarnent une alternance possible et des stratégies de prises de distance visant à ne pas attacher complètement leur image publique ou leur statut de « penseur » à des entreprises politiques dont les contraintes de production de discours – notamment en terme d'établissement des faits et de cohérence des énoncés – sont différentes de celles en vigueur dans le champ intellectuel. Cette pluralité de postures est imposée par la pluralité des secteurs sociaux – et donc de systèmes de contraintes – dans lesquelles sont susceptibles d'être engagés les intellectuels. Cependant, le rapprochement entre les langages et les thématiques spécifiques du champ intellectuel et les mises en forme des « questions politiques » propres au personnel politique de « la gauche » semble d'autant plus facile à établir que les constructions intellectuelles apparaissent bien souvent comme une traduction savante d'énoncés relevant de logiques politiques[49] . En effet, au delà des pratiques d'engagement de certains intellectuels en faveur d'entreprises politiques, c'est le contenu même de la production savante des années soixante-dix qui apparaît dominée par les thématiques et les mises en forme propres au champ politique[50] . Louis Pinto montre par exemple comment après 1968, le discours philosophique « d'avant-garde » est fortement imprégné par les logiques politiques revendicatives, au point que l'imbrication des préoccupations de distinction et de hauteur philosophique et d'un langage « politique » apparaît constitutive de la forme prise par une certaine production philosophique que rétrospectivement nous trouvons caractéristique de cette époque.

La politisation du discours philosophique apparaît ainsi comme un trait distinctif de la production d'avant-garde d'après Mai 68. L'affinité du discours philosophique, enfin libéré des carcans académiques, avec une attitude “révolutionnaire” est donnée comme allant de soi ; et les valeurs “révolutionnaires” sont tenues à ce point comme apparentées au projet philosophique qu'un philosophe digne de ce nom est d'emblée appelé à inscrire son discours dans l'horizon des activités « de lutte ». [...] La politisation ostentatoire du discours philosophique est la forme que prend, dans une conjoncture critique, le système des relations entre un champ philosophique polarisé par l'opposition orthodoxie/hérésie et le champ de production des représentations politiques qui semble détenir, un temps, le pouvoir d'imposer des catégories à d'autres champs. Si les philosophes se sont sentis tenus de politiser leurs discours – ce qui, après tout, n'est pas si évident – c'est parce que dans une conjoncture “d'agitation” marquée par une série de luttes (OS, Lip, toute une série de “luttes nouvelles”...), le langage politique tend à se présenter comme l'instrument symbolique privilégié de l'universalisation des intérêts : dans une période de ce type, le recours au seul langage “pur” de la culture savante aurait pu trahir les prétentions particulières d'un groupe social au lieu que le langage d'allure radicale permettait, lui, de démontrer l'excellence collective d'un groupe ayant pu se hisser à la hauteur des exigences supérieures dictées par le cours de l'histoire[51] .

On peut alors s'interroger sur les conditions sociales et politiques nouvelles qui conduisent le « champ de production des représentations politiques » à pouvoir « imposer des catégories à d'autres champs ». Remarquons tout d'abord que la « politisation du discours philosophique » intervient essentiellement après Mai 68, c'est-à-dire que les œuvres qui associent le plus étroitement la logique proprement intellectuelle et les signes les plus manifestes de l'engagement « politique » s'inscrivent dans une configuration politique, médiatique et universitaire profondément transformée par les « événements »[52] . Ceux-ci ont suscité parmi le grand public intellectuel une forte curiosité pour les « idées de mai » et ceux qui en apparaissent les porteurs, mais également une certaine radicalisation politique sensible chez les étudiants et les jeunes ainsi que parmi les agents les plus proches de « la gauche ». L'attention accrue que les journalistes culturels et politiques accordent aux intellectuels ouvrent à ceux-ci de nouvelles perspectives de valorisation de leur activité professionnelle à une échelle inconnue jusqu'alors. Les tirages, le succès public, l'affluence aux séminaires des penseurs les plus connus transforment le rapport des intellectuels au monde social. L'existence au sein du grand public cultivé d'une proportion importante d'agents dotés d'une sensibilité « de gauche » et impliqués émotionnellement dans les luttes politiques, rend l'ampleur des rétributions symboliques potentielles sans commune mesure entre un universitaire académique traditionnel et un intellectuel public qui s'engage au côté des « luttes nouvelles ». Ces rétributions symboliques ne touchent pas seulement les intellectuels les plus connus mais aussi, dans une moindre mesure, tous les clercs qui sont susceptibles de se rattacher aux problématiques à la mode. Il n'est donc pas étonnant que l'emprise du champ politique ou plus précisément l'attrait des postures engagées susceptibles d'être adoptées sans abandonner le statut symbolique du « penseur » puissent s'exercer sur nombre d'intellectuels. On peut en outre supposer qu'après 1968, le caractère oppositionnel des milieux intellectuels conjugué à la longue tradition d'engagement « à gauche » de l'intelligentsia qui s'était instaurée après la guerre, ait considérablement réduit les coûts de l'engagement ainsi que les risques potentiels de mise en cause de la valeur de la production savante pour cause de parti pris partisan[53] .
    Cependant, si durant les années soixante-dix, les intellectuels « de gauche » restent dominants dans le champ intellectuel, les opposants au « marxisme » ou au « structuralisme » – citons en particulier les intellectuels « libéraux » autour de Raymond Aron et de la revue Commentaire et les intellectuels de sensibilité chrétienne autour de la revue Esprit – ne sont pas absents ou muets. Ils publient des livres, ils ont des revues, mais leur audience publique est plus faible que celle de leurs concurrents. L'influence des idées « de gauche », des discours « marxistes » ou « antirépressifs » tend à se diffuser et à s'imposer à l'ensemble du champ intellectuel. L'évolution de la revue Esprit est à cet égard symptomatique de la domination des thèmes culturels et politiques diffusés à la suite des événements de 1968 : issus du personnalisme chrétien d'Emmanuel Mounier et donc a priori plutôt réfractaire à la pensée « structuraliste » ou « déterministe »[54] , Jean-Marie Domenach et Paul Thibaud subissent l'omniprésence et l'emprise des « idées de Mai » au sein du champ culturel et sont conduits à débattre des thèmes largement diffusés depuis 1968, mais ils le font à la manière d'Esprit. Ils trouvent par exemple en Ivan Illich, auquel la revue consacre plusieurs numéros spéciaux[55] , un intellectuel dont les propos se rapprochent de certains thèmes issus de Mai 68, en particulier des thèmes « antirépressifs » et « autogestionnaires » mais qui, en cherchant à placer l'individu avant les institutions, possède une tonalité « individualiste » qui le situe à l'opposé du pôle marxiste dans la configuration des oppositions discursives de l'après-Mai. La référence à Ivan Illich, parmi d'autres stratégies intellectuelles, permet donc au groupe d'Esprit de paraître participer au mouvement des idées de Mai - nombreux articles sur l'autogestion de 1969 à 1976, accueil d'anciens membres du groupe Socialisme ou barbarie - sans adopter les thématiques les plus « marxistes » et les plus politiques. Nous verrons que ce sont les thèmes de la « critique du totalitarisme » et du « goulag » qui vont permettre symboliquement aux intellectuels « antimarxistes » de rompre avec les « idées de mai » dans le champ intellectuel et avec l'obligation de soutenir l'Union de la gauche sur le plan politique[56] .
    L'hégémonie des intellectuels « de gauche » sur les intellectuels « libéraux » ou « conservateurs » qui peut être observée entre 1965 et 1981 n'est pas plus fondée sur des critères objectifs de qualité de la production intellectuelle que ne le sera le processus de « déclin des idéologies » après 1981. Effet de la faible autonomie du champ intellectuel, les rapports de force entre les groupes d'intellectuels s'établissent partiellement pour des raisons qui ne relèvent pas des critères d'évaluation propres à cet espace de production - mais généralement de logiques politiques et publicitaires. Les œuvres de Michel Foucault, de Jean-François Lyotard, de Pierre Bourdieu, de Gilles Deleuze et de Félix Guattari n'étaient pas a priori susceptibles de devenir des best-sellers en dehors d'une entreprise publicitaire exceptionnelle[57] . L'ensemble des auteurs de sciences sociales auraient dû – en toute logique académique – bénéficier d'une attention réduite de la part des journalistes, qui aurait sans doute nui à leur rayonnement intellectuel national ou international mais qui aurait préservé leur autonomie relative[58] . C'est l'action des médias culturels – en particulier celle du Nouvel Observateur – stimulée par l'intérêt public suscité en 1968 pour les « idées de mai », qui, en mettant le « structuralisme » et les intellectuels « marxistes » à la mode et en faisant connaître le nom et les livres de certains auteurs, a contribué au succès social des principaux intellectuels de gauche entre 1968 et 1975. On peut percevoir les signes de ce « phénomène de mode », dans l'affluence que connaissent les cours de Michel Foucault au Collège de France, les séminaires de Jacques Lacan ou ceux des autres intellectuels « vedettarisés »[59] , dans les articles de vulgarisation de nombreux journaux ou hebdomadaires consacrés au « structuralisme »[60]  ou au « marxisme », dans l'augmentation de l'offre éditoriale en sciences humaines et dans les tirages, inouïs depuis ceux de Sartre, atteints par des livres de philosophie ou de sciences sociales particulièrement spécialisés. La capacité des philosophes « d'avant-garde » à s'imposer symboliquement sinon institutionnellement face à leurs concurrents plus académiques[61] , provient donc en partie de leur médiatisation et de leur succès public, c'est-à-dire des usages politiques que certains acteurs sont susceptibles de faire de leurs œuvres[62] . En étant mieux ajustés aux débats politiques en cours, ces intellectuels sont assurés d'attirer davantage l'attention des journalistes spécialisés des pages culturelles ou du grand public cultivé politisé mais aussi souvent des instances de consécration propres au secteur universitaire. Les universitaires et les intellectuels sont donc tentés de concilier deux stratégies discursives, l'une qui relève des logiques de mise en forme proprement intellectuelles, l'autre qui entend répondre aux attentes politiques des publics politisés. L'usage savant et lettré de Marx, ou celui des thèmes « anti-répressifs »[63]  selon une perspective philosophique ou « archéologique » peut alors se comprendre comme le moyen de concilier un discours intellectuel répondant aux normes universitaires et l'affirmation euphémisée de prises de position politiques « progressistes ». On peut cependant penser que le succès social des premiers intellectuels « médiatiques » des années 60 et 70 n'avait pas pour origine la proximité de leur production savante avec les exigences des journalistes culturels. Le processus de médiatisation atteint des clercs qui avaient déjà produit une œuvre répondant aux exigences du champ de production universitaire. Les « structuralistes » ou « les nouveaux historiens » étaient alors avant tout des universitaires qui ne furent connus du grand public que par surcroît, après une carrière déjà bien avancée. Leur notoriété nouvelle n'a donc que peu affecté le processus de production intellectuel. Ce n'est que dans un état ultérieur du champ journalistique et du champ intellectuel que des non-universitaires vont être en mesure de s'imposer auprès des journalistes et des instances intermédiaires de célébration culturelle en produisant des livres ou des essais qui ne disposeront pas de toutes les garanties de légitimité savante mais qui seront mieux adaptés aux impératifs des médias ou des maisons d'édition, en particulier concernant la lisibilité et le traitement prioritaire des questions en débat dans « l'espace public » (i.e. les « nouveaux philosophes » ou Alain Finkielkraut)[64] . Le recul de l'autonomie relative du champ intellectuel peut alors se mesurer à l'impossibilité pour les universitaires de délégitimer et de déconsidérer la production des intellectuels « médiatiques ».
    La transformation des attitudes des plus jeunes intellectuels à partir de 1975 peut alors se comprendre comme un effet du rendement marginal décroissant de ces discours doubles dû en particulier à la saturation du marché des biens culturels par les différentes offres intellectuelles des « penseurs de Mai » et de leurs épigones. Il faudrait pouvoir mesurer l'évolution de la rentabilité sociale des différentes postures indissociablement « théoriques » et politiques des intellectuels en fonction de la période considérée et des configurations des champs politiques et intellectuels. Il faudrait en outre déterminer la trajectoire sociale des intellectuels pour comprendre comment, en fonction du type de posture théorique et politique momentanément récompensée par l'état du champ, les agents disposant du plus fort volume de capital culturel et social vont être amenés à choisir une catégorie d'énoncés savants plutôt qu'une autre[65] . En l'absence d'une validation empirique, on peut cependant avancer qu'on rencontre, à partir du milieu des années soixante-dix, un phénomène de saturation du marché universitaire, et des capacités – ou de la bonne volonté culturelle ou politique – du champ journalistique à promouvoir des « pensées » qui pouvaient être considérées comme « répétitives » et qui heurtaient en partie les logiques « personnalistes » enracinées dans le mode de pensée de la République des lettres et de l'élitejournalistique[66] . Des stratégies de carrière ambitieuses deviennent envisageables en dehors du « structuralo-marxisme », alors même que les tenants de la gauche intellectuelle détiennent encore des positions institutionnelles importantes en raison de l'inertie relative du champ universitaire. Le retournement partiel du marché intellectuel peut alors se comprendre comme l'alliance conjoncturelle des adversaires politiques de l'Union de la gauche – en particulier des anticommunistes – , des concurrents et des adversaires intellectuels des penseurs dominants – antistructuralistes et antimarxistes qui voyaient dans le discours antitotalitaire un « coup double », touchant simultanément des adversaires académiques et des adversaires politiques – et des nouveaux entrants au sein du champ dont la stratégie polémique « antimarxiste » va permettre l'accroissement rapide de leur notoriété. De ce point de vue, il ne faudrait pas sous-estimer dans les motivations de beaucoup d'intellectuels qui vont participer à l'entreprise « antitotalitaire », le ressentiment que la période de domination des intellectuels « marxistes », « structuralistes » et « progressistes », avait pu provoquer. L'effort pour associer le « Goulag » au « marxisme » sous toutes ses formes – en partie contre toute vraisemblance intellectuelle – ne peut se comprendre que par la volonté de mettre en cause ce qui était souvent ressenti comme le terrorisme politique des intellectuels « de gauche »[67] . Des intellectuels de tendances différentes – en particulier les intellectuels de sensibilité catholique et les intellectuels libéraux ou conservateurs – vont collaborer pour réduire l'influence de ceux qu'ils ressentent comme des adversaires à la fois politiques (Programme commun ou références « progressistes ») et intellectuels (« déterminisme », « économisme » ou « holisme »). Toutefois nous verrons que jusqu'en 1981, ils ne parviendront au mieux qu'à rééquilibrer partiellement la prépondérance des intellectuels « de gauche ».

B) Les transformations de la répartition des postures politiques dans le champ intellectuel à partir de 1975

Comment l'association entre le statut d'intellectuel et une posture politique « progressiste » qui apparaissait massivement dominante entre 1968 et 1975 s'affaiblit-elle ensuite pour paraître s'inverser au tournant des années quatre-vingt ? La critique diffuse du « système capitaliste » qui représentait la forme idéologique la plus répandue au sein de l'intelligentsia et du grand public cultivé se reconnaissant dans « la gauche » ne se heurte durant les années soixante-dix qu'à très peu d'offres idéologiques contradictoires au sein du champ de production culturel[68] . En dehors de Raymond Aron, aucun intellectuel de renom ne fait la promotion de l'économie de marché ou de l'inégalité des richesses en tant que facteur favorisant le dynamisme de l'économie comme ce sera parfois le cas à partir de 1982 avec le renouveau du libéralisme chez des intellectuels se réclamant de « la droite » mais aussi chez des hommes politiques et des personnalités culturelles se revendiquant « de gauche »[69] . Au contraire, en 1985, le personnel politique du Parti socialiste célèbre la « modernisation de l'appareil industriel » et les jeunes intellectuels cherchant à établir leur réputation n'essayent plus de concilier un discours savant « d'avant-garde » et une critique politique de l'organisation sociale. Cette évolution parallèle n'a pas manqué d'être remarquée par les observateurs politiques et par les spécialistes de l'histoire intellectuelle contemporaine[70] . Cependant les logiques de ce processus de transformation des thématiques susceptibles d'être mises en œuvre par les intellectuels n'ont pas été décrites. Nous chercherons à déterminer ce que cette évolution doit à la dynamique propre aux configurations du champ intellectuel entre 1968 et 1985 et quel a pu être le rôle des transformations de l'offre politique intervenues en 1981. Il est d'usage dans la tradition universitaire de dater la « décrue des idéologies » de la campagne des « nouveaux philosophes » en 1975, de la rupture de l'union de la gauche en 1977 ou de la défaite aux législatives en 1978[71] 

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La vulgate culturelle de la gauche, dont la cohérence était dominée par le marxisme, n'a pas résisté à la “révélation antitotalitaire” qui a marqué la fin des années soixante-dix. Une crise des idéologies s'est ainsi ouverte pour la gauche, dont les effets perdurent encore aujourd'hui et qui a amené les intellectuels eux-mêmes à reconsidérer les vertus de l'engagement. Cette tendance ne trouve sans doute pas ses seules raisons dans l'évolution des valeurs, mais correspond aussi à une perte de confiance des intellectuels dans le rôle qui était le leur de “porter la vérité”. L'influence des médias, avec le changement des formes d'expression qu'ils ont entraîné, a incontestablement renforcé ce doute identitaire. Ainsi, à une décennie marquée par un fort investissement politique ont succédé des années dominées par le retrait. Le “silence des intellectuels” constaté en 1983 par Max Gallo trouve là son explication. Il n'est pas sûr, d'ailleurs qu'il ait nui aux socialistes pris au même moment dans le revirement de leur politique économique : ils n'ont pas eu à affronter un “discours du commandeur”...[72] .
« La perte de substance des idées de gauche favorisa enfin la reviviscence des idées libérales. En janvier 1978, le manifeste du Comité des intellectuels pour l'Europe des libertés réunit, dans la dénonciation du totalitarisme et la défense de toutes les libertés, les intellectuels libéraux et certaines personnalités de la gauche non marxiste. Le courant libéral trouva une force supplémentaire dans le mouvement plus général qui, depuis le début de la décennie, avait saisi la pensée anglo-saxonne, principalement en économie, où les principes keynésiens laissaient la place aux conceptions monétaristes. [...] Le concert d'approbation qui salua la parution des mémoires de Raymond Aron en 1983, par contraste avec l'isolement relatif qui avait été le sien dans l'intelligentsia pendant plus de trente ans, manifesta la réalité du renversement idéologique intervenu en quelques années »[73] 

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Les auteurs paraissent estimer que le point d'inflexion marquant le début du déclin de la référence au « marxisme » dans le champ intellectuel se situe avant 1981, aux alentours de 1977 : une telle chronologie a pour inconvénient de considérer comme définitivement acquis le recul de la gauche intellectuelle dès les premières manifestations de remise en cause de la « vulgate marxiste » dans certains réseaux intellectuels et médiatiques parisiens. Pourtant, après 1968, la diffusion très large des différents langages « progressistes » – et pas seulement du « marxisme » – et les usages multiples auxquels ils donnaient lieu – en particulier dans le champ politique – avait pour conséquence une forte inertie sociale de leur utilisation[74] . Ainsi, ce n'est pas parce que les premiers livres de certains intellectuels remettant en cause le « marxisme » paraissent à partir de 1975 que toute référence à celui-ci disparaît immédiatement du champ intellectuel ou du jeu politique. En outre, cette analyse de l'évolution du débat intellectuel entre 1978 et 1985 a pour inconvénient de laisser dans l'ombre le modus operandi des transformations des orientations politiques des milieux intellectuels. Nous essayerons de préciser l'ampleur prise, durant la décennie soixante-dix, par la diffusion des langages politiques « progressistes » ainsi que la chronologie et les conditions de leur recul.

Gérard Grunberg et Alain Bergounioux ne semblent pas s'étonner qu'il ait pu suffire de la « révélation antitotalitaire », de la « découverte » du « Goulag » ou de la publication en France de L'archipel du Goulag de Soljenitsyne pour ébranler les convictions politiques des intellectuels et la « vulgate culturelle de la gauche ». Il apparaît ainsi douteux qu'une campagne d'opinion comme celle de la « révélation antitotalitaire » ait pu, par elle-même, affaiblir l'influence sociale d'un autre système d'idées. Une telle campagne n'est que la manifestation discursive de courants intellectuels et politiques déjà existants et ses effets directs sur les représentations politiques et les modes de pensée fortement solidifiés des intellectuels ou même du grand public cultivé ne peuvent être que fort réduits. En outre, les discours qui étaient susceptibles d'être alors tenus sur l'URSS au sein de la gauche intellectuelle ou politique ne pouvaient être assimilés à un soutien à l'égard du PCF ou de l'Union soviétique : marxisme libertaire ou « libidinal », anticommunisme de beaucoup de socialistes, féminisme, tiers-mondisme, anticommunisme des « gauchistes » qui s'étaient souvent heurtés au PC et à la CGT[75] , modèles sociaux-démocrates autrichien et suédois[76] , etc.. Il semble douteux que l'Union soviétique ait jamais représenté un « modèle » au sein de la gauche non-communiste française et en particulier à la SFIO puis au PS, alors même qu'à partir de 1971 cette organisation adoptait une mise en forme de son offre politique utilisant de façon croissante des références au « marxisme ». Que ce soit auprès des agents les plus informés de la politique ou auprès de ceux les plus démunis de connaissances spécifiques du jeu partisan, on voit mal comment aurait pu s'imposer l'association symbolique entre le Parti socialiste et le système dictatorial soviétique, malgré l'effort du personnel politique gouvernemental pour identifier, à travers leur alliance électorale, le programme du PS à celui du PC et « donc » à l'URSS. Une éventuelle « perte de substance des idées de gauche » – le recul de leur influence publique – peut donc difficilement avoir pour origine la perte du crédit de la « patrie du socialisme » à laquelle la gauche non communiste aurait été symboliquement associée – si toutefois il est possible de nommer « révélation antitotalitaire » la publication de quelques témoignages supplémentaires sur un objet déjà copieusement documenté[77] . Il semble en réalité que peu d'intellectuels parmi les plus prestigieux ont substantiellement et publiquement révisé leurs prises de position politiques. Notons d'ailleurs que parmi les intellectuels de premier plan qui apparaissaient engagés à gauche durant cette période seul Althusser se revendique du « marxisme », tandis que Michel Foucault, Roland Barthes, Gilles Deleuze et Félix Guattari, Pierre Bourdieu, Jean Baudrillard, Jean-François Lyotard, Alain Touraine, Jean-Pierre Faye apparaissent comme des intellectuels indépendants à la fois d'une quelconque obédience à l'égard du PC ou du PS et d'une révérence exclusive à l'œuvre de Marx. Ils ne pouvaient donc ni être assimilés aux pensées de type « marxiste » ni se trouver réellement atteints par un éventuel discrédit de celles-ci qui ne sauraient d'ailleurs être alors considérées comme coextensives de l'ensemble des énoncés politiques appartenant à « la gauche ». Aucun de ces intellectuels ne semble être concerné par la « révélation antitotalitaire » et aucun ne prend publiquement parti contre le Parti communiste ou l'Union de la gauche, ni même contre le principe du « désistement républicain » qui conduit à envisager la possibilité d'une participation du PC à un gouvernement socialiste en cas de victoire en 1978 ou en 1981.
    Il apparaît ainsi abusif de faire de la « révélation antitotalitaire » la cause efficiente du déclin de la référence au « marxisme » au sein du champ intellectuel ou du champ politique et a fortiori celui de l'audience de l'ensemble des intellectuels et des thématiques savantes et politiques associées à « la gauche »[78] . L'interprétation que donnent les auteurs - et qui apparaît globalement partagée par les historiens des idées et les analystes politiques - est à notre avis une reconstruction rétrospective qui met au principe de la transformation du champ intellectuel l'action des acteurs engagés dans les luttes politiques et culturelles de l'époque. Au contraire, c'est l'orientation durablement « antimarxiste » et « antistructurale » du champ intellectuel après 1981 qui va conduire les observateurs à accorder aux auteurs ayant lutté contre l'emprise des références « marxistes » un rôle moteur dans les transformations de l'orientation idéologique dominante du champ intellectuel, faisant d'un hypothétique processus cognitif – une soudaine « prise de conscience » du caractère « dictatorial » et « totalitaire » de l'Union soviétique – le principe du changement de l'orientation politique dominante des agents du champ intellectuel. Les analyses qui évoquent un « retournement » des milieux intellectuels vers 1977, qui estiment que le « marxisme », même contestataire, était symboliquement associé à l'URSS et font du recul de celui-ci un recul de l'influence de « la gauche » intellectuelle tout entière apparaissent caractéristiques d'une période immédiatement postérieure aux faits – 1985-1990 – où l'écriture de l'histoire intellectuelle prend acte du déclin durable du « marxisme » et de l'abandon des formulations y faisant référence au sein du PS à partir de 1981. Notre hypothèse est que ce mode de description de l'histoire culturelle n'est possible qu'à partir d'une configuration du champ politique dans laquelle les acteurs partisans qui se réclament du « marxisme » ont perdu de leur force.
    On peut en effet supposer que dans une conjoncture politique caractérisée par une stabilisation du score électoral du PC entre 15 et 20 % des voix et par le maintien d'une offre politique utilisant une mise en forme d'allure « marxiste » au sein du courant majoritaire du PS – par exemple en cas de défaite de François Mitterrand en 1981 aboutissant à un approfondissement du système de références « radical » du PS – , le « déclin des idéologies » et le « virage des intellectuels » n'auraient pu avoir lieu ni être décrits de la même façon puisque les nécessités argumentatives des formations politiques se seraient imposées différemment au champ intellectuel[79] . Ce n'est donc pas seulement parce que les intellectuels sont effectivement moins nombreux à adopter une mise en forme « marxiste » de leur production culturelle et de leurs prises de position politiques que les historiens de la culture sont en mesure entre 1985 et 1990 de décrire un revirement de l'orientation politique dominante du champ intellectuel mais c'est aussi parce que l'affaiblissement des nécessités politiques de mise en forme « marxiste » des offres politiques permettent aux historiens de rendre un verdict de déclin sans susciter de réactions politiques des acteurs attachés au maintien de l'efficacité symbolique de la référence légitimatrice au « marxisme ». Ce n'est que lorsque les acteurs politiques se référant au « marxisme » se seront raréfiés – c'est-à-dire, nous l'avons montré au chapitre précédent, après 1981 – que les intellectuels se réclamant de celui-ci diminueront et que les historiens pourront, sans courir le risque d'un démenti politique qui les feraient apparaître partisans, livrer leur verdict.
    Notre hypothèse sera donc différente de celle des deux auteurs qui nous ont permis de préciser notre problématique : c'est l'arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 qui va transformer durablement les orientations idéologiques dominantes au sein du champ intellectuel et les postures politiques susceptibles d'être adoptées par les clercs. Cet effacement relatif de la figure de l'intellectuel « progressiste » va contribuer à affaiblir les identifications partisanes « à gauche » et affecter l'efficacité de la reproduction de la perception des clivages politiques chez les jeunes. L'intérêt de cette discussion n'est évidemment pas seulement de préciser la chronologie de l'évolution du champ intellectuel mais plutôt de comprendre le processus effectif de cette évolution. En mettant en évidence les transformations parallèles du champ journalistique et du champ intellectuel impulsées par l'évolution de l'offre politique à partir de 1981, nous voulons faire apparaître comment la modification brutale, simultanée et convergente de l'ensemble des énoncés autorisés susceptibles d'être tenus par des agents situés dans différents espaces sociaux et dotés de contraintes de crédibilité partiellement différentes – personnel politique, journalistes, intellectuels – va conduire à une transformation profonde des représentations politiques du public profane.

1) L'antimarxisme dans le champ intellectuel : l'usage du thème du « Goulag »

Le fait que les prises de position publiques adoptées par des acteurs sociaux puissent rétrospectivement être jugées justifiées ne doit pas conduire à faire l'économie d'une analyse des motivations de ces acteurs dans la promotion de leur cause. Ainsi, la réalité de la dictature en Union soviétique ne doit pas nous amener à penser que, dans un contexte international de détente relative où la guerre avec les pays du Pacte de Varsovie demeure improbable[80] , la thématique du « Goulag » et la « promotion » publique de Soljenitsyne dans les pays occidentaux, pourraient obéir à la seule logique de l'indignation devant la violation des « droits de l'homme »[81] . Nous ferons au contraire l'hypothèse que l'attention accordée à Soljenitsyne et aux dissidents dépendra de l'intérêt variable des acteurs intellectuels et politiques à tenir un discours anticommuniste[82] . L'énergie déployée dans le champ culturel et dans le champ politique français pour rendre publique l'existence du « Goulag » qui constitue un drame lointain et ne relève pas d'une actualité récente, ne pourrait se comprendre si on ne s'intéressait pas aux effets politiques des usages de la rhétorique de la dénonciation du « totalitarisme »[83] . Il ne s'agit pas ici de mettre en doute la sincérité subjective des agents qui s'indignent de la situation politique dans un pays étranger mais de souligner qu'il sont d'autant plus facilement émus et révoltés que leur indignation recoupe des préoccupations partisanes moins lointaines[84] . Les acteurs politiques qui font campagne contre le « totalitarisme » apparaissent donc d'autant plus sensibles aux informations concernant le « Goulag » que la lutte contre le Parti communiste leur semble plus importante. C'est leur opposition au PCF ou à « la gauche » qui les rend affectivement sensibles au « Goulag », plutôt que ce qu'ils connaissent du Goulag qui provoque leur hostilité au PCF.
    Les thèmes du « totalitarisme » et du «Goulag»; ne sont donc pas promus au sein du champ intellectuel et du débat public par n'importe quels acteurs : Pierre Grémion considère qu'il y a eu « trois milieux cristallisateurs du front anti-totalitaire, les anciens de Socialisme ou barbarie[85] , la mouvance d'Esprit[86]  et le cercle aronien[87]  » [88] , auxquels on pourrait cependant ajouter d'une part d'anciens « gauchistes repentis »[89]  et d'autre part des intellectuels issus de la « deuxième gauche » autour de la CFDT, des rocardiens et du Nouvel Observateur – dans lequel Jacques Julliard est également éditorialiste – qui ne se confondent pas totalement avec le réseau d'Esprit[90] . Il ne s'agit pas ici de soutenir que les auteurs ou les groupes qui, à partir de 1974, font usage du thème du « totalitarisme » partagent des intérêts politiques communs. Ces différents réseaux politiques et intellectuels ont seulement en commun leur opposition au Programme commun d'Union de la gauche puis au programme du Parti socialiste – en tout cas à certains de leurs aspects – et leur hostilité envers les intellectuels utilisant un langage de forme « marxiste » ou « structuraliste »[91] . C'est l'identité de leurs adversaires qui fonde leur apparente coordination. Les commentaires élogieux suscités en différents points du champ intellectuel par la publication de textes utilisant la thématique « antitotalitaire » – par exemple ceux des « nouveaux philosophes » ou ceux de Jean-François Revel – contribuent à donner l'apparence d'un mouvement orchestré à ce qui n'est que la coordination spontanée des oppositions à l'égard d'un adversaire commun[92] . L'usage des thèmes du « Goulag » et de « l'antitotalitarisme » n'implique pas la disparition des clivages politiques entre « antitotalitaires » de droite et de gauche qui, lors de la campagne électorale de 1981, retrouveront leurs positions respectives – Jacques Julliard et le Nouvel Observateur soutiendront la candidature de François Mitterrand malgré leurs réserves sur l'alliance avec les communistes alors que Raymond Aron et l'Express s'engageront aux côtés de Valéry Giscard d'Estaing[93] .
    Face à des entreprises partisanes qui fondent leur offre politique sur la revendication du monopole de la défense des intérêts des catégories sociales les plus démunies – avec un certain succès[94]  – les acteurs les plus hostiles à l'alliance électorale du PC et du PS sont contraints de rechercher un répertoire critique susceptible d'une certaine efficacité. Le thème de « Goulag » fournit justement un angle critique acceptable contre l'ensemble des acteurs politiques qui ont adopté une mise en forme « marxiste » de leur offre politique[95] . Il constitue une forme euphémisée de la critique de l'Union de la gauche qui présente l'avantage de ne pas apparaître strictement destinée aux luttes politiques hexagonales. En associant symboliquement la dictature en Union soviétique et les acteurs politiques de l'opposition qui se réclament du « marxisme », le thème du « Goulag » participe de l'effort du personnel politique de la majorité pour dramatiser le débat politique et présenter la victoire électorale de la gauche comme pouvant comporter un risque pour la démocratie[96] . Cette identification faite par les acteurs intellectuels les plus polémiques – en particulier les « nouveaux philosophes » – entre le « marxisme » et le « Goulag », s'effectue selon la logique du « coup double »[97] . En critiquant dans un même mouvement le personnel politique et les intellectuels qui se réfèrent à Marx, les promoteurs de « l'antitotalitarisme » parviennent à mettre en cause – selon une stratégie typiquement « hérétique » propre aux prétendants dans le champ – des concurrents intellectuels jusqu'alors en position dominante[98] . Usant d'arguments politiques dans le champ intellectuel et d'énoncés intellectuels dans le champ politique, ils cherchent à cumuler les profits propres à l'intervention coordonnée au sein de deux espaces sociaux différents[99] . Mais si les intellectuels libéraux ou conservateurs ont des raisons bien compréhensibles de reprendre les thématiques du « Goulag » et du « totalitarisme », il peut paraître plus surprenant que les acteurs intellectuels appartenant à la « gauche chrétienne » en fassent également usage et entrent ainsi en contradiction avec la stratégie d'Union de la gauche mise en œuvre depuis 1971 par la direction du Parti socialiste et François Mitterrand. Louis Pinto analyse avec précision dans le cas du Nouvel Observateur la forte imbrication des logiques intellectuelles et des logiques politiques au sein du groupe des intellectuels « amis » du journal qui se manifestent dans le champ intellectuel par un refus « théorique » du « marxisme » et dans le champ politique par des « réserves » puis des critiques à l'égard de la stratégie d'Union de la gauche et de ceux qui entendent la promouvoir au sein du PS : opposés au Parti communiste, ils se montrent d'autant plus enclins à souligner ses aspects les plus « autoritaires » que la perspective d'une victoire de la gauche gagne en vraisemblance entre 1976 et 1978.

[Au sein du Nouvel Observateur], les différentes tentations enfermées dans l'idéologie “nouvelle gauche» avaient pu coexister dans le journal aussi longtemps que la conjoncture n'a pas imposé de choix. Jusqu'au début des années 70, alors que l'arrivée de la gauche au pouvoir appartient à un avenir encore indéterminé, la voix d'extrême gauche représentée par Cuba et la Chine requiert une adhésion d'autant plus aisée qu'elle est purement symbolique, c'est-à-dire à la fois gratuite et verbale. Le changement d'attitude qui apparaît depuis ces années peut être imputé, en grande partie, à la diminution du degré d'irréalité des engagements politiques de gauche : l'Union de la gauche, réalisée en 1972-1974, inscrit dans l'univers des possibles politiques l'éventualité de la victoire d'une gauche en laquelle le partenaire communiste a un poids capital. Dès lors, tout s'est passé comme si, du fait de l'urgence nouvelle, la propension à défendre “l'intelligence” contre la menace du marxisme était passée de l'ordre théorique, propice à un travail d'euphémisation, à l'ordre de la lutte politique ouverte. Les élections présidentielles de 1974 surviennent à un moment où Le Nouvel Observateur est engagé dans une polémique avec le PC à propos de Soljenitsyne ; le journal invite à voter pour Mitterrand, candidat commun de la gauche, en offrant “un soutien critique pendant la campagne et un soutien conditionnel en cas de victoire” (Jean Daniel, Qui peut battre Mitterrand ?, n° 492, avril 1974). Les réserves visent le Programme commun PS-PC [...]. Alors que la voie d'extrême gauche qui avait servi d'instrument de lutte contre l'orthodoxie marxiste (soviétique) tend à être abandonnée – après Cuba, on se détourne de la Chine , le souci de distinguer entre un bon et un mauvais marxisme semble de plus en plus passer pour un refus de voir en face la vérité horrible du communisme, le Goulag. Amorcée vers 1974, la campagne sur le Goulag culmine en 1977 (à un an des élections législatives) avec la campagne des “nouveaux philosophes”[100]  aux rangs desquels figurent plusieurs amis du Nouvel Observateur – Maurice Clavel, André Glucksmann, Bernard-Henry Lévy, Philippe Nemo. La lutte pour la “liberté” et contre le danger “totalitaire” tend à devenir la lutte prioritaire [...][101] .

L'usage du thème du « Goulag » et de la « réflexion sur le totalitarisme » autorisait donc non seulement la remise en cause des « idéologies » et du « marxisme » mais permettait aussi de délégitimer – en direction des votants potentiels – l'alliance électorale entre le Parti socialiste et le Parti communiste[102] . On peut faire l'hypothèse que la reprise de ces thèmes par des intellectuels et des acteurs politiques de longue date ancrés « à gauche » – Le Nouvel Observateur et les intellectuels de la « deuxième gauche » – a permis au débat sur le « totalitarisme »[103]  et sur Soljenitsyne de ne pas se limiter à un affrontement routinisé entre intellectuels ou personnel politique de droite et de gauche. C'est en effet l'utilisation de ces thèmes par certains journalistes et médias « de gauche » qui a fait de « l'affaire Soljenitsyne » autre chose que la simple actualisation d'un topique finalement classique de l'anticommunisme. Malgré les pressions des communistes et des socialistes pour éviter que la presse « de gauche » ne reprenne une rhétorique qui contribuait à rendre plus difficile et moins populaire le maintien de leur alliance électorale, la direction du Nouvel Observateur ne s'est pas alignée immédiatement sur l'obligation de solidarité au sein de la gauche[104]  :

Après avoir neutralisé le Parti socialiste, la direction communiste cherche à obtenir le même effet d'intimidation auprès de deux organes de presse centraux qui occupent une position stratégique de relais du système d'influence intellectuel de la gauche du programme commun, le Monde et le Nouvel Observateur. Si le parti communiste peut compter sur la neutralité du Monde, il rencontre un môle de résistance au Nouvel Observateur. [...] Pourquoi le Nouvel Observateur résiste-t-il au chantage à l'union, se trouvant dès lors en première ligne pour la résistance de gauche à l'offensive communiste ? [...] La compréhension de la situation requiert de faire intervenir une double dimension historique et organisationnelle. Le Nouvel Observateur est en effet un des lieux privilégiés d'expression des anciens intellectuels communistes issus du grand décrochage de Budapest. Le journal se compose de trois strates que l'affaire Soljenitsyne traverse différemment :
 – Au sommet, Jean Daniel. Le directeur se cabre devant la tentative faite par France-Nouvelle [proche du PC], en usant des bons offices de Régis Debray, d'utiliser la position politique du parti socialiste pour faire pression sur sa position personnelle [...].
 – Les intellectuels-columnists, souvent anciens communistes (E. Morin, F. Furet, G. Martinet, C. Roy, E. Le Roy Ladurie) fonctionnent à la fois comme barrage et comme radar pour déjouer les anticipations communistes et conforter la position du directeur du journal.
 – Les journalistes salariés, soumis à la pression politique et culturelle de l'union de la gauche, seraient souvent près à s'aligner sur les positions de dénigrement de celle-ci, ne voyant dans Soljenitsyne qu'un écrivain réactionnaire – ou pire encore “facho”[105] .

On peut penser que l'attention que certains intellectuels identifiés à « la gauche » accordent au thème du « Goulag » et la campagne qui se développe autour des «nouveaux philosophes» et de Soljenitsyne en particulier dans Le Nouvel Observateur, permettent à la télévision et à la presse de donner une plus grande ampleur à ce débat. En effet, puisque la polémique traverse le camp politique de « la gauche », il est plus facile pour les médias audiovisuels, tendanciellement plus « neutralisés » que la presse écrite, de donner de l'ampleur aux informations touchant les « dissidents ». En revanche, le fait que la campagne sur le « Goulag » soit également menée par l'hebdomadaire de la gauche intellectuelle, qui depuis les « structuralistes » et les « nouveaux historiens », jusqu'aux « nouveaux philosophes » et même à la « nouvelle droite »[106]  a participé à toutes les modes culturelles et à tous les lancements de « penseurs », permet à certains intellectuels de définir une position conciliant l'appartenance à « la gauche » et l'utilisation de la rhétorique «antitotalitaire». Il est ainsi d'autant plus faux de faire de la « révélation antitotalitaire » le point d'origine de l'éloignement entre les intellectuels et la gauche politique – comme l'affirme, nous l'avons vu, la thèse dominante des historiens de la culture[107]  – que l'organe de presse qui a le plus médiatisé la polémique sur « le goulag » et Soljenitsyne, apparaît fermement ancré « à gauche » et maintiendra jusqu'en 1981 son soutien public à l'opposition politique et à la stratégie unitaire de François Mitterrand. Le Nouvel Observateur, en contribuant à définir et à justifier une position intellectuelle qui concilie le soutien à l'alliance électorale de l'opposition et le discours moral sur le « Goulag », définit donc une position de repli pour les intellectuels qui entendent rester « à gauche » malgré le déclin relatif des rétributions symboliques des postures « gauchistes » au sein du champ culturel[108] .

Que Mitterrand se trompe en jugeant que la “mouvance” [les intellectuels] décrite plus haut lui est fondamentalement hostile, j'en donnerai pour preuve deux témoignages. Le premier est celui de Jacques Monod, prix Nobel, qui confie à trois de ses étudiants venus le voir en 1974, qu'il votera au premier tour pour René Dumont et au second tour, “après une bien longue réflexion”, pour François Mitterrand, parce que nous avons réussi à l'en convaincre. Le second, encore plus inattendu, est celui du philosophe Michel Foucault qui, interrogé par Roger Stéphane sur la question de savoir pourquoi il a voté en 1978 en faveur des socialistes, répond qu'il le doit aux discussions que nous avons euesensemble[109] . Autour de ces deux hommes illustres, bien représentatifs des milieux les plus hostiles à l'alliance avec les communistes préconisée par Mitterrand, se forment alors des groupes de plus en plus nombreux qui, à l'image de leur chef de file, se rallient au candidat Mitterrand. Celui-ci est-il conscient de l'efficacité de notre soutien ? Il ne le manifestera jamais[110] .

Il est difficile de juger des effets au sein des champs politiques et intellectuels de l'usage des thématiques du « Goulag » et du « totalitarisme » qui ne représentent qu'une partie de la rhétorique d'inquiétude déployée par le personnel politique de la majorité avant les élections de 1978 et de 1981[111] . Tout laisse penser cependant que leur impact reste relativement faible sur les comportements électoraux mais aussi sur les rapports de force symboliques du champ intellectuel[112] . Comme nous l'avons déjà souligné, la critique de l'URSS était assez bien répandue dans le Parti socialiste qui avait pour une part hérité de la tradition d'anticommunisme de la SFIO[113]  et dans les milieux « gauchistes » issus du mouvement de Mai – au sein lesquels le « totalitarisme » était appelé « stalinisme ». L'URSS étant donc déjà largement perçue comme une dictature, la « révélation anti-totalitaire » pouvait difficilement être considérée autrement que comme le nouvel habillage d'une argumentation anticommuniste classique dirigée contre la stratégie d'Union de la gauche. En outre, l'association entre le « marxisme » et le « Goulag » c'est-à-dire entre une pensée analysant les logiques de l'économie capitaliste datant de près de cent ans et une pratique répressive de plusieurs dizaines d'années postérieure, demeurait difficile à établir selon une logique strictement intellectuelle. La présence de Jean-Paul Sartre au côté de Raymond Aron en 1979 en faveur des Boat people vietnamiens, montre qu'il était alors possible pour un intellectuel de concilier – au moins symboliquement – un attachement à une forme radicale de la gauche et la critique publique de la dictature dans les démocraties populaires : Jean-paul Sartre ne déserte évidemment pas le soutien à la gauche « radicale » après 1979[114] .
    Dans le champ politique, les critiques formulées contre le « totalitarisme » constituaient un discours fortement codé et euphémisé[115] . Le lien entre la critique morale de la dictature soviétique et la situation politique française n'était susceptible d'être établi que par les agents les plus intéressés par la politique. Il était en effet nécessaire d'associer symboliquement le PCF et l'Union soviétique[116]  et d'admettre qu'en cas de victoire de l'Union de la gauche, le Parti communiste prendrait le dessus sur le PS et serait en mesure d'imposer non pas un régime « eurocommuniste »[117]  mais une « démocratie populaire » à l'image des régimes de l'Est. Le caractère très indirect d'une telle argumentation permet de supposer que l'établissement d'un tel lien symbolique entre l'Union de la gauche et le « totalitarisme » nécessitait une culture politique qui n'est généralement possédée que par des agents les moins susceptibles de changer leurs préférences partisanes constituées. Il n'y a aucune raison de penser que ceux qui ne maîtrisent pas les catégories politiques et qui cherchent à éviter tout contact avec des informations « politiques » aient pu être en mesure d'être atteints par un discours visant à associer symboliquement l'Union soviétique au PCF et à « la gauche » en général[118] . Enfin, croire que la « révélation antitotalitaire » ait été susceptible de changer une éventuelle opinion des « électeurs » communistes ou socialistes sur le « marxisme » ou sur les candidats « de gauche », c'est supposer que le vote « de gauche » n'était pas alors l'expression d'un mécontentement à l'égard de la situation sociale et économique – en particulier du fait de l'augmentation du chômage et des prix – ou encore l'expression d'une opposition culturelle pour ce qui était associé à « la droite » mais le produit des espoirs placés dans la « construction du socialisme ».
    Au sein du champ intellectuel, l'efficacité symbolique de l'usage des thèmes du « Goulag » ou du « totalitarisme » se trouve encore réduite par le caractère politiquement identifié de la plupart des personnalités qui font usage de ces thèmes : les réseaux attachés à condamner moralement l'Union soviétique apparaissent assez restreints et rassemblent essentiellement des intellectuels anticommunistes, soit « conservateurs » et « libéraux », soit chrétiens, c'est-à-dire plutôt des acteurs dominés jusqu'en 1981. Le fait que ces thèmes soient promus dans les revues intellectuelles « de droite » – par exemple Commentaire – et, au sein de la presse, par Le Figaro et Le Figaro magazine, contribue à réduire encore leur crédibilité et leur audience au sein des fractions du public les plus proches de « la gauche ». Enfin un tel débat semble circonscrit à des catégories sociales et culturelles au sein desquelles les préférences intellectuelles et politiques demeurent assez stables – en particulier durant les années soixante-dix – et n'a sans doute guère d'effet sur les orientations partisanes du public, y compris celles des clercs « subalternes ». De même que le processus d'engendrement des discours sur le « totalitarisme » obéit à la logique des intérêts politiques et intellectuels de ses promoteurs, leur réception s'effectue selon les préférences et les représentations politiques des agents récepteurs – ou leur absence. Jusqu'en 1981, les alliances politiques restent nettement structurées et les identités partisanes – en particulier les engagements en faveur de l'Union de la gauche – demeurent solides : même la rupture entre les socialistes et les communistes intervenue en 1977 n'entamera pas sensiblement la qualité des reports de voix entre les candidats de « la gauche »[119] .
    Une nouvelle fois, le cas des journalistes et des intellectuels proches du Nouvel Observateur apparaît particulièrement représentatif des contraintes qui s'exercent sur les acteurs publics classés « à gauche ». Louis Pinto montre que, bien que le journal s'efforce d'infléchir et de faire évoluer le discours politique et économique des dirigeants du Parti socialiste, la logique électorale de l'Union de la gauche rendait impossible pour l'hebdomadaire ou pour les réseaux intellectuels « progressistes » anticommunistes, de ne pas soutenir, sous peine de s'exclure de « la gauche »[120] , les candidats de l'opposition au second tour des législatives de 1978 et la candidature de François Mitterrand en 1981, alors même que la défaite du personnel politique gouvernemental semblait devoir conduire à la nomination de ministres communistes.
    À l'issue de l'examen des débats et des luttes politiques propres au champ intellectuel qui se déroulent entre 1974 et 1981 autour du thème du « totalitarisme » et du témoignage de Soljenitsyne, il ne semble pas que ces polémiques aient marqué un changement de l'orientation politique majoritaire des agents qui y étaient investis. Après l'hégémonie presque complète des intellectuels « de gauche » qui avait suivi Mai 1968, l'insistance de certains acteurs sur la dénonciation de la dictature en Union soviétique marque la réorganisation institutionnelle des intellectuels les plus opposés, sur le plan politique, à l'Union de la gauche, et sur le plan intellectuel, au « marxisme » et au « structuralisme ». Cependant, malgré l'ampleur prise par ces polémiques dans la presse, le renforcement des opposants à la gauche intellectuelle ne constitue qu'un rééquilibrage après une période de domination quasi totale. Si les intellectuels les plus proches de la majorité politique ont trouvé là un thème particulièrement efficace – au moins sur le plan de sa diffusion dans les médias – les intellectuels de gauche restent durablement en position dominante (au moins jusqu'en 1981), ne serait-ce que pour des raisons d'inertie du marché éditorial – le public intellectuel constitué entre 1965 et 1975 sur la base de thématiques contestataires contribue à maintenir la production d'essais critiques – et d'inertie des bureaucraties culturelles puisque l'important recrutement universitaire opéré durant les années soixante et soixante-dix va se traduire par l'occupation de positions institutionnelles stables par de jeunes intellectuels engagés dans les débats et les problématiques « critiques » alors dominants et par conséquent par la persistance d'une orientation politique oppositionnelle dans l'enseignement universitaire.

2) Les transformations des rapports de force politiques au sein du champ intellectuel entre 1975 et 1981

Le champ intellectuel demeure donc dominé jusqu'en 1981 par les thématiques « de gauche » et les intellectuels qui les mettent en œuvre[121] . C'est vrai pour la haute intelligentsia puisque aucun clerc « de droite » ne peut rivaliser, ni en notoriété ni en prestige universitaire avec les intellectuels engagés publiquement à gauche depuis de nombreuses années – Sartre, Foucault, Deleuze, Barthes, Baudrillard, etc. L'hégémonie de la gauche intellectuelle sur le champ culturel apparaît encore plus manifeste si on considère les personnalités du monde artistique. Cette prépondérance nous paraît également vérifiée pour les intellectuels « de second rang » qui restent fortement imprégnés par la pensée « de gauche » des années soixante et soixante-dix, notamment dans ses volets « marxistes » et « anti-répressifs »[122] . Enfin, le grand public cultivé apparaît d'autant plus attaché aux problématiques et aux prestiges intellectuels des années soixante-dix que la configuration politique qui détermine en grande partie les préférences partisanes reste inchangée jusqu'en 1981. L'existence d'un gouvernement « giscardien » contribue à coaliser contre lui l'ensemble des mécontentements et, au sein du champ intellectuel, à entretenir les réflexes oppositionnels constitués depuis plusieurs années. Les intellectuels de droite ou les thématiques qu'ils mettent en œuvre demeurent généralement « inaudibles » par des agents qui restent attachés politiquement à « la gauche » et à l'alliance avec le PC pour « battre la droite »[123] . Les représentations politiques et les dispositions acquises depuis la création de la Vème République font obstacle à l'efficacité argumentative des énoncés des intellectuels « antimarxistes » tant que les partis « de droite » se maintiennent au gouvernement. En outre, les intellectuels libéraux ne sont pas en 1978-1981 en position « critique », mais au contraire dans une posture de justification qui tend à les assimiler au pouvoir giscardien et qui contribue à liguer contre les idées qu'ils défendent tous ceux qui, à l'intérieur du champ intellectuel ou du champ politique, trouvent intérêt à mettre en cause le personnel gouvernemental et à promouvoir une critique de « l'économie de marché »[124] . Enfin, l'influence et la visibilité sociale des auteurs « libéraux » demeurent faibles jusqu'en 1981, puisque, par un processus de causalité circulaire, n'ayant pu accumuler des ressources de notoriété durant la période précédente, l'absence dans leurs rangs d'intellectuels reconnus et médiatisés – à l'exception notable de certains « nouveaux philosophes » et peut-être de Raymond Aron – contribue à la médiocrité de leurs tirages et au désintérêt des journalistesculturels[125] .
    Les intellectuels « libéraux » se sentent d'ailleurs en position de faiblesse relative jusqu'en 1980. Jean-Claude Casanova, interrogé par Rémy Rieffel sur les conditions de la création de la revue Commentaire affirme que celle-ci avait un objectif politique autant qu'intellectuel, lutter contre le Programme commun, puisque « l'influence communiste »[126]  était alors beaucoup plus forte que celle des intellectuels « libéraux » :

Commentaire « est une revue destinée à lutter contre le Programme commun [en 1978] et l'influence communiste alors considérable. Donc l'option politique était première et dominait le débat intellectuel. Ce côté politique est marqué, on y privilégie la politique étrangère et l'économie. Y collaborent des rocardiens, des barristes, des giscardiens, des gaullistes, disons pour être plus exact des libéraux et des sociaux-démocrates. Elle est anticommuniste, pour le marché (en économie), pour la démocratie libérale, allant de la droite du PS au centre et à la droite gaulliste, à l'exclusion de l'extrême droite. Dans le monde intellectuel, comme Aron lui-même, nous étions minoritaires jusqu'en 1980 »[127] .

La situation dominée des intellectuels « libéraux », « chrétiens » ou sociaux-démocrates perdure au moins jusqu'en 1981. Lorsqu'en 1983, Philippe Boggio, journaliste du Monde, au cours d'une enquête consacrée au « silence des intellectuels de gauche », publiée à la suite de l'article de Max Gallo, « Les intellectuels, la politique et la modernité »[128] , cherche à décrire les rapports de force au sein de l'intelligentsia au moment de l'élection présidentielle, il ne lui apparaît nullement que les intellectuels « de droite » aient déjà disposé d'un ascendant moral décisif. L'intelligentsia lui apparaît au contraire encore massivement dominée par les intellectuels de gauche :

De cette catégorie-là, le pouvoir socialiste n'attendait pas de déconvenue. Le CNPF allait sans doute manifester sa résistance à la gestion de la gauche par un alarmisme économique. Les petits commerçants, les agriculteurs, les artisans allaient trouver, c'était prévisible, des raisons de mécontentement [...]. Mais sur l'intelligentsia, aucun doute. Aucune erreur possible. Tous les socialistes l'auraient juré la main sur le cœur. La gauche, en ces premiers temps de « l'état de grâce », pouvait, comme elle comptait ses adversaires potentiels, dresser la liste de ses alliés. Et, parmi ceux-ci, [...] elle plaçait d'instinct les intellectuels. L'appellation n'était-elle pas toujours accolée à l'étiquette générique « de gauche » ? Ce conglomérat d'individualismes forcenés, cette classe sociale inclassable, ultra-minoritaire par le nombre de ses sujets, mais archi-majoritaire par l'influence qu'elle exerce sur l'histoire nationale, n'avait-elle pas alimenté, parfois provoqué, les convictions des nouveaux dirigeants ? Ce socialisme à la française mélange d'humanisme, de tiers-mondisme, d'égalitarisme, d'ouvriérisme, de républicanisme, de quelques vertus encore en « isme », n'était-ce pas un peu l'invention, l'intuition théorique des intellectuels, entretenues, réchauffées pendant ces vingt, ces trente années de « montée de la gauche » ? »[129] .

S'il est vrai que les intellectuels « marxistes » ou plutôt l'utilisation du langage « marxiste » dans les champs politique ou intellectuel se heurte à partir de 1975, à travers la campagne de presse des « nouveaux philosophes » à une résistance plus forte et mieux organisée que durant les années qui avaient suivi 1968, la large diffusion des thématiques « marxistes », « antiautoritaires » ou simplement « progressistes » durant les années 1968-1977, jointe à la progression de la gauche politique qui rend envisageable un changement de majorité, a pour conséquence la persistance de l'usage des répertoires rhétoriques « anticapitalistes » et « progressistes » jusqu'en 1981. Il s'agit selon nous d'un phénomène qui va au-delà du « décalage classique – déjà observé, par exemple, pour le radicalisme au moment du Cartel des gauches – fait qu'une idéologie imprègne encore largement les « simples professionnels de l'intellect » au moment où la haute cléricature a commencé à s'en détacher »[130] . Ce n'est pas seulement l'inertie des orientations idéologiques dominantes des « simples professionnels de l'intellect » ou des « intellectuels subalternes des grandes bureaucraties de la production culturelle » ou encore du grand public cultivé qui entrave jusqu'en 1981 la progression de l'audience des intellectuels « libéraux ». Ce qui alimente la persistance des énoncés savants « progressistes », ce sont les nécessités argumentatives des militants et du personnel politique « de gauche » face à la majorité. L'interconnexion entre les champs politiques et intellectuels apparaît alors telle que l'existence d'une forte demande au sein du champ politique d'énoncés critiques susceptibles d'être employés dans les luttes symboliques qui opposent le gouvernement à l'opposition tend à engendrer une offre discursive critique à différents niveaux du champ intellectuel, de façon plus ou moins euphémisée en fonction de la position du producteur et des ressources dont il dispose[131] .
    À la veille de l'élection présidentielle, l'affaiblissement de la domination de l'intelligentsia de gauche apparaît donc très incertaine. Ainsi en 1980, dans l'introduction de son livre Le Bricolage idéologique, François Bourricaud, sociologue « libéral », se demande « pourquoi chez nous, au moins depuis 1945, la grande majorité des intellectuels, de ceux qui se donnent pour tels, ou de ceux à qui ce titre est reconnu, se situent-ils “ à gauche ” ? ». À la fin de l'exposé, l'auteur n'apparaît pas beaucoup plus certain du recul de la domination des intellectuels de gauche : « Après une longue prédominance des idéologies de gauche, la Droite peut-elle revenir en force ? C'est ce que peut présager le grand tapage mené ces dernières années autour de la « Nouvelle Droite ». Mais il faut se garder de confondre une fluctuation courte et une reprise plus durable. Même pendant la période où l'intellectuel de gauche exerçait sa plus grande influence, une inflexion s'était déjà produite dans le cours des années 1950, consécutive au développement des sciences sociales et à une conception plus « réaliste » du rôle de l'intellectuel. Mais cette orientation n'a pas survécu à la bourrasque de 1968. [...] Le retour en force de l'idéologie de droite, s'il a lieu, ce qui n'est pas du tout sûr, répond-il à l'usure de l'idéologie progressiste ? Au désenchantement à l'égard du Parti communiste ? [...] »[132] . L'auteur semble faire des intellectuels de la « nouvelle Droite », autour d'Alain de Benoît, le principal signe du renouveau d'une pensée politique de droite, alors qu'il ne fait qu'évoquer les « nouveaux philosophes » et la figure de Soljenitsyne. Or la médiatisation de la « nouvelle Droite » par Le Monde et Le Nouvel Observateur, si elle contribue à faire connaître ses promoteurs du grand public intellectuel va également entraîner leur marginalisation au sein de leur principale tribune Le Figaro Magazine[133] . La « nouvelle Droite » va quasiment disparaître des histoires intellectuelles[134]  qui feront rétrospectivement des polémiques autour du « Goulag », la cause efficiente de l'affaiblissement de la gauche intellectuelle. Au contraire des reconstitutions qui datent l'origine de la raréfaction de l'adoption de postures d'engagement « à gauche » au sein du champ intellectuel de 1977 environ, nous devons donc constater avec François Bourricaud et Jean-Claude Casanova qu'en 1980, si l'orientation « à gauche » d'une majorité d'intellectuels est moins écrasante qu'immédiatement après 1968, les intellectuels « de droite » restent encore minoritaires face aux intellectuels « progressistes », « marxistes » ou non. En effet, le débat autour du « Goulag » et du « marxisme » se déroule en grande partie entre des intellectuels « de gauche » qui demeurent hostiles à la majorité gouvernementale « libérale ». Dans l'extrait suivant, Régis Debray, alors proche de François Mitterrand[135] , critique ironiquement une phrase où Jacques Julliard considère que si la « haute intelligentsia » se détourne de la « vulgate marxiste », une basse et moyenne intelligentsia – il s'agit sans doute des professeurs du secondaire et des échelons inférieurs du supérieur – conserverait des idées « marxistes » :

Alors que la haute intelligentsia, comme nous l'avons montré plus haut, se détourne de la vulgate marxiste[136]  ainsi que de la politique professionnelle et se pose avec retard, mais acuité, le problème du totalitarisme dans les sociétés modernes, la basse et moyenne intelligentsia, beaucoup plus nombreuse et influante électoralement parlant, se pose avant tout le problème du pouvoir et de sa conquête. Par tous les moyens, elle cherche à obtenir qu'une éventuelle victoire de la gauche consacre son propre avènement.“ (Jacques Julliard, Contre la politique professionnelle, p. 112)[137] . Ainsi, ne rêvant que nationalisations et planification autoritaire, cette fraction, qui déguise “ses appétits de commandement”en phraséologie socialiste, témoignerait donc à la fois de son peu de vertu morale et de son inintelligence des réalités modernes. [...] Classe étatique voulant dire classe dangereuse – l'Etat mauvais objet, s'opposant à la société civile, porteuse de régénération. [...] Il faut lire de près ces pages exemplaires – de l'idéologie des idéologues dominants et du grand traditionalisme des audaces actualisées[138] .

La polémique entre Jacques Julliard, proche de Michel Rocard et Régis Debray, proche de François Mitterrand sur « le marxisme », semble constituer l'écho dans l'espace intellectuel des divergences politiques existantes au sein même du Parti socialiste sur la question de l'alliance avec les communistes. On ne peut donc nullement en faire un indicateur du recul des positions de la gauche intellectuelle au profit des intellectuels « libéraux ». Quelques années plus tard, Raymond Aron constate à peu près dans les mêmes termes qu'à la fin des années soixante-dix, si le « marxisme » lui apparaît en retrait au sein de la « haute intelligentsia », un « marxisme primaire » exerce encore une « influence dominante » sur les membres du corps enseignant du secondaire à l'université :

La “haute intelligentsia” se détacha du marxisme. [...] Cependant, un marxisme, pas très éloigné de celui de la social-démocratie d'avant 1914, continue d'exercer une influence dominante sur le corps enseignant, celui des CES ou des maîtres-assistants des universités. La victoire du PS sur le PC et sur la majorité de droite fut commentée dans un langage qui ne doit presque rien aux professeurs de philosophie. Un marxisme primaire suffit aux militants de François Mitterrand[139] .

À la lecture de ces textes, le grand public cultivé apparaît en 1981 encore largement dominé par les thèmes politiques traditionnels de la gauche. Si Raymond Aron comme Jacques Julliard et dans une certain mesure Régis Debray considèrent que la « haute intelligentsia » s'est détachée du « marxisme », ils estiment qu'il n'en va pas de même du grand public politisé qui demeure attaché à la référence à Marx. Cependant, il apparaît que chez beaucoup d'intellectuels, la fidélité culturelle au camp de « la gauche » – partiellement induite par les contraintes à la loyauté qu'entraîne l'intensité de l'engagement « progressiste » de certains d'entre eux – se révèle plus forte que la défiance envers l'offre électorale de forme « marxiste » maintenue jusqu'en 1981 par le courant majoritaire du Parti socialiste – comme nous l'avons vu, Le Nouvel Observateur soutiendra la candidature de François Mitterrand en 1981 – . La distinction entre d'une part les intellectuels et les créateurs de haut niveau qui bénéficieraient d'une plus forte lucidité sur la véritable nature de l'idéologie « marxiste » et d'autre part les professeurs du secondaire et l'ensemble des personnes disposant d'une formation intellectuelle supérieure mais effectuant des tâches intellectuelles « subalternes » qui resteraient, pour des raisons électorales, attachés à l'ancien discours de gauche, a pour inconvénient de négliger les processus qui unissent les orientations idéologiques des producteurs culturels à ceux des « consommateurs » – on constate en effet que la persistance de représentations politiques « radicales » au sein du grand public cultivé va contribuer à maintenir l'offre éditoriale de littérature militante « marxiste » à un niveau élevé jusqu'en 1981. On pourrait en outre procéder à un découpage tout différent, au sein de la catégorie de la « haute intelligentsia » entre des intellectuels dont les travaux connaissent une reconnaissance publique importante qui restent généralement fidèles à « la gauche » et une « haute intelligentsia subalterne » – universitaires – journalistes, essayistes, responsables de l'édition, journalistes politiques – culturels – qui adoptent souvent des postures oppositionnelles à l'égard de la majorité giscardienne mais que semble inquiéter la perspective de la participation des communistes à un gouvernement d'Union de la gauche. On pourrait enfin distinguer entre des intellectuels universitaires assurés de la sécurité de l'emploi et des intellectuels « indépendants » qui vivent de leurs activités éditoriales. Il apparaît en effet que participent à la campagne publique contre le « totalitarisme » surtout des intellectuels non-universitaires, les plus proches du pôle de l'édition « privée » mais aussi pour cette raison les plus dépendants des tirages de leurs livres et par conséquent les plus tributaires de l'opinion des journalistes culturels et politiques. Au contraire, leur position les rend simultanément très peu dépendants des logiques de contrôle de conformité intellectuelle propres au champ universitaire[140] . Plus que la « haute intelligentsia », c'est essentiellement les intermédiaires culturels, en particulier les « intellectuels médiatiques », les journalistes culturels et politiques, de télévision ou de presse écrite, qui participent à la campagne sur le « Goulag ».

En 1976 puis en 1978, le souhait du président Valéry Giscard d'Estaing de rencontrer des intellectuels « de gauche » provoque une situation quasi expérimentale permettant de mesurer l'emprise des logiques de camps politiques au sein du champ culturel. Le 9 décembre 1976, un déjeuner organisé à l'hôtel de Lassay par Lucie Faure, la femme d'Edgar Faure alors président de l'Assemblée nationale, rassemble Roland Barthes, Jean-Louis Bory, Claire Brétecher, Dominique Desanti, Hector de Galard, Gisèle Halimi, Emmanuel Le Roy Ladurie, Roger Stéphane et Philippe Sollers. Les intellectuels présents sont bien entendu mis en cause dans la presse d'opposition et accusés de servir les intérêts électoraux de Valéry Giscard d'Estaing. Gisèle Halimi décrit sa première réaction à l'invitation dans son livre de mémoires : « Je reste sans voix. Pétrie de l'antagonisme pouvoir-opposition cher aux Français, je me vois mal trinquant à table avec le champion de la droite »[141] . Claude Mauriac rapporte dans son journal la réaction de Michel Foucault qui refuse l'invitation : « Ce qu'on ne dit pas, ce qu'on ne sait pas, et c'est agaçant, c'est qu'il leur a fallu six mois pour réussir à organiser ce déjeuner, pour trouver des gens qui acceptent l'invitation. L'impression est donc que tous les intellectuels, tous les écrivains de gauche.... [ont été à la soupe] au premier appel, oui. Je conviens que c'est embêtant. Mais qu'y faire ? »[142] . Pour certains intellectuels, il apparaît inimaginable de faire le jeu du personnel politique gouvernemental et ceux qui accepteront se verront accusés de naïveté ou de « trahison ». La répression diffuse, au sein des réseaux d'interconnaissance de la gauche intellectuelle, d'une éventuelle collusion avec « la droite » dissuade sans doute nombre d'autres intellectuels d'accepter l'invitation[143] . Les organisateurs ont eu du mal à présenter à la presse des intellectuels d'un niveau de notoriété suffisant. Il semble probable que Claire Brétecher ou Gisèle Halimi, intellectuelles de moindre renom, ont été contactées à la suite du refus d'autres clercs pressentis. La présence d'une proportion importante de collaborateurs du Nouvel Observateur ,Hector de Galard, rédacteur en chef adjoint, Emmanuel Le Roy Ladurie et Claire Brétecher montre que ce pôle rassemble des acteurs qui, au sein de la gauche intellectuelle, sont susceptibles de prendre leurs distances avec les contraintes de l'opposition[144] . L'épisode révèle que les antagonismes partisans sont encore très forts parmi les intellectuels à la veille de l'élection présidentielle. L'emprise des logiques partisanes sur le champ culturel va perdurer tant que la configuration politique ne sera pas modifiée par les élections présidentielles de 1981[145] .

Nous devons donc rejeter la thèse d'un retournement précoce du marché intellectuel avant 1981. Si l'adoption de postures « marxistes » au sein du champ intellectuel devient moins fréquente à partir de 1975, l'orientation « à gauche » des principales figures du champ intellectuel ne paraît guère affectée par « l'affaire Soljenitsyne » et plusieurs années d'usage de la rhétorique du « Goulag ». Il apparaît au contraire que les intellectuels libéraux sont alors à peine moins marginalisés que quelques années auparavant car le champ intellectuel est encore dominé par les figures de Michel Foucault, de Gilles Deleuze, de Roland Barthes, de Jean-François Lyotard, de Pierre Bourdieu et surtout de Jean-Paul Sartre qui n'apparaît presque plus publiquement mais dont le prestige reste immense[146] . La capacité du candidat socialiste lors des présidentielles de 1974 et de 1981 de présenter des listes de soutien d'intellectuels et d'artistes plus prestigieuses que celles de son rival, illustre que, jusqu'en 1981, le champ intellectuel reste largement dominé par une orientation « de gauche ». Selon nous, c'est la présence depuis de nombreuses années d'un gouvernement « de droite » et les oppositions qu'il suscite qui est le facteur principal du maintien de la rentabilité relative des postures politiques oppositionnelles au sein du champ intellectuel. Notre thèse sera donc la suivante : la victoire de François Mitterrand en 1981, en transformant les configurations du champ politique et du champ des médias, va modifier les rapports de force politiques au sein du champ intellectuel au détriment des postures d'engagement « à gauche »[147] .

C) La transformation des orientations idéologiques au sein du champ intellectuel après 1981

Après la victoire électorale de François Mitterrand en 1981 et la formation d'un gouvernement d'Union de la gauche, les observateurs politiques constatent une transformation des attitudes des intellectuels à l'égard du personnel politique de la nouvelle majorité. Max Gallo, alors porte-parole du gouvernement, signe en 1983 un article s'inquiétant du manque d'engagement politique des intellectuels et demandant à ceux-ci de soutenir l'action législative du gouvernement[148] . Selon Pascal Ory et Jean-François Sirinelli, c'est la crainte que pouvait inspirer la présence des ministres communistes à des intellectuels dont l'antisoviétisme était devenu une préoccupation majeure qui permettrait d'expliquer que ceux-ci n'aient pas soutenu plus fermement l'action du gouvernement – quand ils ne le mettaient pas en cause – , et que le centre de gravité du champ intellectuel se soit déplacé vers la droite :

Une dimension particulière de la double victoire électorale de 1981 a sans doute joué dans cette prise de distance [des intellectuels vis-à-vis de la gauche] : le respect du principe de l'union de la gauche, et la présence de ministres communistes au gouvernement jusqu'en 1984. L'anticommunisme étant devenu à cette date le principal ciment de l'intelligentsia, renforcé encore par l'enlisement de la guerre afghane et l'aggravation de la crise polonaise, les actes de la nouvelle majorité furent en permanence examinés par ce jury dans une disposition d'esprit hantée par le soupçon du “totalitarisme”[149] .

Cette thèse qui fait de l'action ou de la nature de la composition du gouvernement d'Union de la gauche - et notamment la nomination de ministres communistes - la cause de la désaffection ou d'un éventuel silence des intellectuels nous paraît peu vraisemblable. Il semble en effet improbable que les premiers mois du gouvernement de Pierre Mauroy aient pu susciter la crainte d'une extension de l'influence ou du pouvoir du Parti communiste. Comme nous l'avons déjà souligné ci-dessus l'adoption des thèmes « antitotalitaires » par les acteurs politiques ou intellectuels est fortement corrélée avec des préférences partisanes opposées à la gauche ou en tout cas à la stratégie mitterrandienne d'alliance avec le PC. Si certains intellectuels utilisent des rhétoriques « anticommunistes » ce n'est pas seulement parce qu'ils sont indignés par la guerre en Afghanistan et la crise en Pologne ou qu'ils craignent les communistes en France, mais surtout parce qu'ils cherchent à combattre une alliance électorale qui contraint le PS à maintenir partiellement ses anciens thèmes politiques. Cette hypothèse apparaît confirmée par le fait que la décrue des scores électoraux du PCF – et donc de son image de « dangerosité » – puis la détente suscitée par l'arrivée de Gorbatchev ne provoquent pas le retour des intellectuels les plus critiques à l'égard du « marxisme » vers le soutien à un Parti socialiste devenu officiellement social-démocrate, mais au contraire la généralisation des attitudes de retrait de l'engagement politique ou même de soutien à la nouvelle opposition[150] . Elle semble également corroborée par le processus de décrue de l'usage des thématiques du « Goulag » et du « totalitarisme » entre 1983 et 1986. Sur le plan politique, le caractère réformiste et rassurant du gouvernement de Pierre Mauroy et la perte d'influence du PC rendaient sans doute moins efficaces les rhétoriques d'indignation ou d'inquiétude utilisant la crainte de l'URSS. Au sein du champ intellectuel, la raréfaction rapide des intellectuels adoptant des postures « marxistes » rendait la thématique du « goulag » sans objet[151] . Ainsi, ce n'est pas la disparition effective des camps soviétiques qui va conduire au déclin des usages de la notion de « totalitarisme » – celle-ci n'interviendra qu'à partir de 1986 avec la « perestroïka » voire en 1990 après la chute du mur et le départ de Gorbatchev – mais plutôt la disparition de ses cibles françaises en politique ou dans le champ intellectuel.
    Pour expliquer l'évolution des thématiques et des postures politiques susceptibles d'être adoptées au sein du champ intellectuel nous évoquerons trois processus parallèles et partiellement connexes : les effets structurels de l'arrivée du nouveau gouvernement sur les attitudes des intellectuels oppositionnels, les transformations de la conjoncture éditoriale qui conduit à l'accroissement de l'activité critique des intellectuels libéraux placés en position d'opposants par la victoire de la gauche et enfin les transformations des besoins argumentatifs de la gauche politique et la baisse de la rentabilité des positions progressistes au sein du champ intellectuel.

1) Les effets de l'arrivée de la gauche sur les orientations oppositionnelles des intellectuels et les besoins argumentatifs de la gauche

Jusqu'en 1981, les critiques des intellectuels touchaient structurellement les responsables gouvernementaux plutôt que l'opposition. L'hostilité que pouvait susciter le gouvernement tendait à rejeter vers la gauche tous les agents qui s'estimaient mécontents à des titres divers. L'impression que tous les intellectuels étaient « de gauche » qui prévalait alors au sein du grand public provenait en partie du fait que n'étaient visibles que les intellectuels qui s'opposaient au gouvernement, que s'opposaient publiquement essentiellement des intellectuels de gauche mais aussi que tous ceux qui s'opposaient étaient symboliquement associés à « la gauche ». Les représentations politiques constituées que diffusaient et entretenaient les entreprises partisanes de l'opposition contribuaient à associer d'un côté le gouvernement giscardien, la bourgeoisie économique et tous ceux qui au sein de la société se trouvent en position d'autorité[152] , de l'autre le personnel politique des partis de gauche, les catégories les plus défavorisées et les intellectuels. Ces représentations, qui étaient d'autant plus solidement établies que les partis de gauche n'avaient plus exercé de responsabilités gouvernementales depuis 1958 et que la critique des dysfonctionnements structurels de la société et celle de la responsabilité politique des équipes dirigeantes tendaient à se confondre, avaient pour effet de généraliser la mise en forme « politique » de tous les mécontentements sociaux et économiques. La conjonction symbolique entre les intellectuels et les formations de gauche – qui pouvaient apparaître se rejoindre notamment sur les thèmes de « l'anticapitalisme » et de la critique des structures hiérarchiques et inégalitaires de la société – permettait de suggérer l'existence d'un consensus programmatique sans que le cahier des charges que devrait remplir un éventuel gouvernement d'alternance ait besoin d'être précisé.
    Lorsque le personnel politique giscardien quitte le gouvernement, la coordination des oppositions hier encore spontanément opérée par sa seule présence aux affaires n'a plus cours. Les postures oppositionnelles que suscitait chez les intellectuels le personnel gouvernemental de « la droite » deviennent caduques[153] . Les intellectuels « de gauche » sont alors conduits soit à devenir critiques à l'égard du personnel politique qu'ils soutenaient auparavant[154] , soit à adopter des postures de justification de l'action du gouvernement, soit de se retirer de l'engagement politique. Ce qui a été ensuite appelé « le silence des intellectuels de gauche »[155]  constitue ainsi sans doute moins une désapprobation à l'égard de l'action gouvernementale que la posture structurellement la moins coûteuse au sein du champ intellectuel face à la nouvelle configuration politique : ne pouvant pas apparaître perdre leur indépendance critique en soutenant un gouvernement que les réformes réalisées vont vite rendre impopulaire[156]  mais ne pouvant pas davantage sembler renier les engagements « progressistes » de plusieurs lustres, les intellectuels « de gauche » sont donc conduits à adopter une position de retrait[157] . Les profondes divisions politiques et professionnelles existantes entre les intellectuels qui étaient occultées par la commune opposition à « la droite » vont au contraire apparaître lorsqu'il s'agira de réagir aux initiatives d'un gouvernement socialiste. On peut avancer que les conditions permettant de faire apparaître les intellectuels en tant que groupe possédant un minimum de cohésion et susceptible d'une action coordonnée n'existent plus à partir de 1981 : seule leur commune opposition à un gouvernement « de droite » était susceptible de donner au « groupe » des intellectuels une certaine réalité politique collective et de faire percevoir comme également « progressistes » des discours qu'une autre configuration politique fera voir contradictoires[158] .
    Le changement de gouvernement a également un effet sur les contraintes à la discipline qui s'exerçaient sur les intellectuels de gauche lorsque ceux-ci étaient dans l'opposition. Jusqu'en 1981 des phénomènes de censure, ayant pour origine l'attachement d'une fraction importante du public lettré et des intellectuels à l'identité politique « de gauche » et la nécessité ressentie de « faire bloc » face au gouvernement « de droite », rendaient très coûteux le passage de « la gauche » à « la droite » et facilitaient le maintien d'une façade partisane chez tous les intellectuels associés au camp « progressiste » – cf. l'émotion suscitée parmi les intellectuels par le déjeuner d'une dizaine de personnalités culturelles avec Valéry Giscard d'Estaing et la désapprobation à laquelle sont sujets ceux qui s'y sont « prêtés » – . À la suite de la transformation de l'offre politique du PS et de l'affaiblissement des identités politiques qu'elle induit, l'emprise que cette censure informelle exerçait sur les comportements politiques et la production savante des intellectuels devient moins forte : des stratégies de prise de distance avec la gauche institutionnelle deviennent possibles sans provoquer les attaques coordonnées des acteurs politiques et intellectuels les plus attachés à la réussite électorale de « la gauche » puisque la nouvelle configuration politique rend à la fois plus difficile et moins nécessaire la mise en scène d'un front cohérent face à « la droite ».

2) La nouvelle conjoncture éditoriale : les succès nouveaux des essayistes « de droite »

Les transformations politiques induisent également une modification de la conjoncture éditoriale. Après mai 1981, la demande publique de justifications savantes au mécontentement éprouvé à l'égard du gouvernement « de droite » tend à fléchir. En outre, alors que les projets de l'opposition avaient suscité, par l'incertitude et par l'ouverture des possibles qu'impliquait la durée de son éloignement des affaires, une demande soutenue d'essais orientés « à gauche », l'accession du PS et du PC au pouvoir conduit à un resserrement des perspectives politiques qui contribue à tarir la demande d'essaispolitiques « de gauche »[159] . Enfin, la relative déception provoquée par les premiers mois de pouvoir et la perte relative de confiance envers les capacités réformatrices des partis de la majorité ou la possibilité même d'une transformation de l'ordre social par l'action politique accentuent ce phénomène de désaffection à l'égard de la littérature militante de gauche[160] . La transformation de l'offre politique des partis de gauche entraîne une diminution de l'intensité des adhésions partisanes chez les agents politisés les plus proches de l'ancienne opposition mais également un affaiblissement de l'attrait du public lettré pour les œuvres présentant un contenu politique et, plus généralement, de l'intérêt du grand public pour « la politique ». Au contraire, la demande d'ouvrages développant les critiques de la nouvelle opposition s'accroît rapidement puisque un public nouveau, peu habitué à se trouver placé en situation minoritaire va rechercher des justifications de son hostilité au gouvernement. Le marché de la critique politique va donc demeurer donc plus porteur que celui de l'approbation de l'action ministérielle.

La position prise par rapport au pouvoir, estimée en termes strictement stratégiques, a été, en revanche, un facteur incontestable de la reprise de pouvoir à droite. La seule considération de la bibliographie politique française entre 1981 et 1985 montre, à l'œil nu, la prédominance quantitative des thèses de l'opposition sur celles de la majorité ; l'accueil qui leur fut fait dans les médias confirme qualitativement ce renversement d'hégémonie. Rien de plus explicable, qu'on mette en avant les « loisirs » d'un penseur de l'opposition ou le défi idéologique permanent que constitue pour lui la présence au pouvoir de ses adversaires, mais rien de plus nouveau, pour le lecteur français, habitué à un rapport de force inverse[161] .

L'économie de l'édition des biens culturels de forme politique se trouve profondément transformée par l'alternance. Après 1981, ce n'est pas une hypothétique « conversion au libéralisme » des agents dotés d'une identité politique « de gauche »[162]  qui contribue, dans un premier temps, au retournement de l'orientation politique du marché des biens symboliques, mais seulement la conjonction de leur baisse d'intérêt pour les produits culturels associés à « la gauche » et de l'augmentation, au sein du public cultivé le plus proche de la nouvelle opposition, de l'attrait pour les livres critiquant le nouveau gouvernement[163] . La motivation des acheteurs mais aussi des auteurs d'essais de sciences humaines et d'essais politiques passe de gauche à droite[164] . La nouvelle configuration politique place après 1981 les intellectuels libéraux dans une position d'opposants, nouvelle pour eux, qui accroît leur propension à publier et procure à leurs écrits un mordant qu'autorisent difficilement les postures de justification appelées par le soutien au gouvernement[165] . Ainsi écrivent des livres politiques des auteurs qui ne l'auraient sans doute jamais fait en dehors de l'occasion fournie par « l'expérience socialiste »[166] . Or la transformation du public susceptible d'acheter des essais de sciences humaines a de fortes répercussions sur l'espace de production intellectuel. À la différence des Etats-Unis ou de certains pays européens, la plus grande part de l'édition de sciences humaines est assurée en France non par des presses universitaires autonomes mais par les éditeurs commerciaux grand public. Cette situation permet aux travaux intellectuels de dépasser une diffusion limitée aux seuls milieux universitaires. Elle a cependant pour conséquence de rendre l'édition de sciences humaines très sensible à la conjoncture économique ou intellectuelle et de soumettre partiellement le champ de production universitaire au goût du grand public intellectuel et, en particulier, aux critères de jugement des journalistes culturels qui sont susceptibles de promouvoir certaines œuvres au détriment des autres[167] . Si, entre 1965 et 1975, les principaux éditeurs privés se lancent dans la commercialisation de collections de « sciences sociales » et de collections « militantes », c'est en partie pour des raisons d'intérêt économique puisqu'il semble alors y avoir un public susceptible d'acheter ce type de littérature[168] . Lorsque les ventes des livres des intellectuels « militants » ou paraissant liés aux thématiques de Mai 68 commenceront à faiblir pour s'affaisser après 1981, le caractère largement privé de l'édition contribuera encore à accroître le processus de démonétisation des idées et des auteurs les plus identifiés aux années soixante-dix. Ils auront plus de mal à trouver un éditeur acceptant de prendre le risque de publier un type d'ouvrage réputé mal se vendre tandis que leur livres précédents seront plus difficilement réédités. Les nouveaux auteurs se situant dans ce courant intellectuel auront plus de mal à se voir publiés[169] . Alors que dans une configuration éditoriale où la publication des essais intellectuels aurait été essentiellement assurée par des presses universitaires indépendantes, les effets du changement de conjoncture se seraient sans doute fait sentir moins brutalement, la prépondérance des logiques commerciales au sein du secteur de l'édition universitaire entre 1976 et 1983 va au contraire accélérer la raréfaction des livres adoptant la mise en forme « politique » propre aux années soixante-dix[170] .

3) Les changements des besoins argumentatifs de la gauche et la baisse tendancielle de la rentabilité des postures progressistes dans le champ intellectuel

a) Transformation des besoins de justification de la gauche après 1981

Les thématiques de la gauche intellectuelle organisées autour de « l'anticapitalisme » et de la contestation des hiérarchies économiques et sociales qui se révélaient particulièrement bien adaptées à l'offre politique de l'ancienne opposition deviennent moins pertinentes lorsqu'un gouvernement de gauche se trouve en position d'autorité et entend gérer au mieux l'économie capitaliste. Les ressources critiques mises en œuvre durant les années soixante-dix par les intellectuels « de gauche » sont très différentes des besoins argumentatifs du nouveau gouvernement. La défaite de Valéry Giscard d'Estaing rend donc inutilisables au profit de « la gauche » les thématiques « antirépressives » et « anticapitalistes » des intellectuels les plus engagés aux côtés de l'ancienne opposition. Or, en raison des durées d'élaboration et de l'inertie propres à la forme écrite, le coût social d'une transformation des orientations politiques des intellectuels les plus connus est plus grand que pour le personnel politique dont l'activité est essentiellement orale et qui peut toujours arguer d'une modification de la conjoncture.
    Les transformations de l'offre politique des partis « de gauche » après 1981 que nous avons décrites dans un précédent chapitre vont ainsi avoir des répercussions immédiates au sein du champ intellectuel. La modification des nécessités argumentatives due au passage de l'opposition au gouvernement va se traduire par une modification de la demande de justification intellectuelle du personnel politique de la gauche. À partir de 1984, le nouveau discours du gouvernement fondé sur la justification d'une gestion moderniste de l'économie de marché contribue à définir le type d'énoncés savants qu'il est susceptible de rechercher et de sanctionner positivement[171] . La teneur des débats politiques entre « la gauche » et « la droite » constitue pour les producteurs intellectuels un indicateur des rétributions symboliques et du rendement marginal que sont susceptibles de rencontrer les différents types d'énoncés politiques savants auprès du public lettré ou des détenteurs des positions institutionnelles. La disparition des références au « marxisme » au sein du PS et le déplacement « vers la droite » des thèmes des débats publics entre les deux camps politiques à partir de 1982[172]  indiquent aux producteurs intellectuels que ceux d'entre eux qui pourraient rester fidèles aux anciens thèmes de la gauche oppositionnelle risqueraient de se trouver marginalisés dans le champ politique et donc dans le champ intellectuel[173] . Non seulement les intellectuels qui ne participent pas de la nouvelle définition de « la gauche » risquent de se voir exclus des prébendes que les ressources gouvernementales permettent au personnel politique de distribuer et qui constituent vis-à-vis du public ou des journalistes autant de marqueurs de la surface sociale et de la grandeur de l'intellectuel[174]  mais ils risquent de se voir également mis en cause et marginalisés par l'action objectivement orchestrée de tous les acteurs – hommes politiques, journalistes et intellectuels – qui participent de la nouvelle définition du contenu politique de l'identité « de gauche »[175] . On assite donc après 1981 à un effacement relatif des intellectuels qui avaient été présents durant les années soixante-dix et au repli dans la sphère universitaire des clercs qui auraient été susceptibles, dans une autre conjoncture, de prendre des positions publiques « de gauche ». Le faible intérêt des médias proches du gouvernement pour une critique sociale « de gauche » contribue d'ailleurs à enrayer les processus de constitution de la notorité intellectuelle. Alors qu'après 1968, le journalisme culturel – et en particulier l'action du Nouvel Observateur – avait contribué à faire connaitre beaucoup d'universitaires, leur plus faible implication dans la vie politique et l'usage plus difficle que peut en faire le personnel politique de la gauche va conduire à une diminution tendancielle de la notoriété des universitaires, auxquels se substituent des intellectuels « médiatiques » et des « experts » économiques, pourvus de moins de ressources académiques mais répondant mieux aux contraintes du métier journalistique. Au contraire des intellectuels « de gauche » qui, à partir de 1981, auront plus d'adversaires tout en voyant leurs appuis dans le secteur du journalisme culturel s'affaiblir, les intellectuels « libéraux » conserveront leur système d'influence tout en voyant leurs adversaires se raréfier.

La notoriété tardive de Raymond Aron peut être analysée comme un effet du changement de conjoncture politique et intellectuelle. La publication de ses mémoires en 1983 est l'occasion d'une campagne de promotion du grand penseur « libéral » et de fréquents parallèles avec l'œuvre et l'engagement de Sartre, généralement à l'avantage du premier. Mais ce qui permet la « réévaluation » de Raymond Aron est moins les commentaires laudatifs de la presse « libérale » que l'absence d'opposition que suscitent ceux-ci. Durant les années soixante-dix, Raymond Aron – qui publiait alors peu de livres[176]  – était surtout considéré comme un éditorialiste du Figaro puis de L'Express qui soutenait activement la majorité contre les partis de gauche, n'hésitant pas à considérer que l'alliance entre les communistes et les socialistes faisait peser un risque sur la démocratie (voir Raymond Aron, Mémoires, op. cit., éd. poche p. 789-790). Le « concert d'approbations » suscité par la publication de ses mémoires et sa « réhabilitation » intellectuelle ne pourront avoir lieu sans polémiques que lorsque l'arrivée de la gauche au pouvoir et l'évolution du discours public des dirigeants du PS auront contribué à atténuer l'intensité des luttes politiques autour des notions de « marxisme » et « d'économie de marché ». Avant 1981, Raymond Aron, favorable au « libéralisme économique » et opposé au « marxisme » intellectuel comme aux partis qui s'y référaient, ne pouvait que susciter l'opposition active de tous les acteurs attachés au maintien de la légitimité et de l'efficacité symbolique de la référence à Marx, aussi bien en politique que dans le champ intellectuel. Après 1981, l'utilité de telles références idéologiques décroît ainsi que le nombre des acteurs intellectuels ou politiques susceptibles de participer à ces luttes symboliques. La « réhabilitation » de Raymond Aron entreprise par les intellectuels libéraux ne se heurte donc qu'à de faibles réactions parmi leurs anciens adversaires. L'abandon des références intellectuelles à Marx et la conversion du PS à un « libéralisme social » impliquent la disparition de tous ceux qui auraient pu être susceptibles de s'opposer à la réhabilitation du penseur libéral. Ce n'est donc qu'après 1983, lorsque les enjeux savants et partisans des références au « marxisme » et au « libéralisme » auront disparu, que Raymond Aron pourra être célébré sans être simultanément critiqué. En 1980, le procès de canonisation n'est guère avancé, si ce n'est chez des producteurs culturels associés au « libéralisme avancé » défendu par Valéry Giscard d'Estaing. Voici par exemple ce qu'écrit Alain Duhamel en 1980 : « Camus, Malraux et Mauriac n'ont pas laissé d'héritiers. Sartre est mort, Aragon est vieux. Il reste Aron, mais sa lucidité et son courage intellectuel n'ont étrangement jamais réussi à en faire dans son propre pays la référence qu'il devrait être. Hors de France, il est, bien entendu, de tous les intellectuels parisiens, de bien loin le plus prestigieux. Mais ici, sa mesure et sa sobriété dérangent. Il faut aux Français des prophètes, des poètes ou des inquisiteurs. Raymond Aron est bien trop savant et bien trop clair pour plaire tout à fait à Paris »[177] . En revanche après 1983, on trouvera des acteurs classés « à gauche » qui participeront avec d'autant plus d'enthousiasme à la célébration de Raymond Aron que celle-ci contribuera à la marginalisation intellectuelle de tous ceux qui pourraient encore défendre les thématiques « antilibérales » « archaïques » attachées à l'ancienne définition de l'identité de « la gauche »[178] . Jacques Attali écrit ainsi : « Raymond Aron était pour moi un modèle. Son extrême clarté était la marque d'une phénoménale rigueur intellectuelle[179] .

b) Les transformations de l'économie symbolique du prestige intellectuel

La dynamique du succès des intellectuels « structuralistes », « marxistes » ou « progressistes » durant les années soixante-dix avait en partie pour fondement l'intérêt que leur manifestaient les journalistes culturels du pôle « intellectuel » de la presse « de gauche » – notamment Le Monde et Le Nouvel Observateur – qui contribuaient à élargir le nombre de leurs lecteurs. L'effet d'imitation et d'entraînement que le succès éditorial et social de ces auteurs pouvait susciter, joint aux effets de la conjoncture politique contribuaient à l'ancrage « à gauche » de l'ensemble du champ intellectuel. La baisse tendancielle de l'intérêt pour la politique et de l'intensité des identifications partisanes « gauche » consécutive à la défaite de Valéry Giscard d'Estaing va transformer l'économie symbolique des biens intellectuels auparavant dominée par le succès des postures d'engagement « progressistes ». Les stratégies intellectuelles de « politisations » des énoncés savants, qui ne pouvaient se comprendre qu'en raison de l'existence d'un public susceptible d'accorder de la valeur à ces énoncés « doubles », deviennent contre-productives à partir de 1981 après avoir vu leur rendement marginal baisser dès 1974. L'effort de réajustement des énoncés politiques aux nécessités argumentatives nouvelles qu'opèrent simultanément le personnel politique du PS et les journalistes les plus proches de « la gauche » – et le processus de transformation des représentations politiques des agents qu'induit ce changement de l'offre partisane – réduisent considérablement le public et les instances susceptibles d'approuver et de récompenser des productions intellectuelles demeurant attachées aux anciennes thématiques «radicales» de la gauche.

L'accueil que connaît, en 1983, l'essai politique de Guy Sorman, La révolution conservatrice américaine, qui constitue explicitement une entreprise de promotion des idées libérales que les acteurs politiques de « la gauche » ont toujours associées à leurs adversaires apparaît symptomatique de la nouvelle orientation idéologique de certains acteurs de la nouvelle majorité. En règle générale les journalistes de la presse « de gauche » critiquent l'ouvrage, en particulier Dominique Dhombres du Monde, Yves Florennes du Monde diplomatique ou Jean Clémentin du Canard Enchaîné, ceux de la presse « de droite » lui apparaissent favorables comme Georges Elgosy dans Le Figaro, Bernard Cazes dans L'Express, Michel Massenet dans Le Quotidien de Paris, Louis Pauwels et Michel Poniatowski dans Le Figaro magazine, Jean-Marie Benoist dans Perspectives et Catherine Nay dans Jours de France[180] . Cependant, Franz-Olivier Giesbert dans Le Nouvel Observateur se montre plutôt bien disposé et écrit que si « la révolution conservatrice charrie le pire, à commencer par l'égotisme de classe et le poujadisme culturel », « ses réflexions sur l'impôt, par exemple, méritent d'être entendues : le taux de prélèvement est inversement proportionnel à la motivation, qu'on se le dise ! ». Il conclut sa recension en jugeant que certaines des idées développées dans le livre « devraient être creusées par la gauche avant que l'opposition ne s'en empare : ceux qui gouvernent se doivent de lire, d'urgence, l'ouvrage alerte et utile de Guy Sorman ». De son côté, Alexis Liebaert dans Le Matin de Paris s'interroge : « Qui pourrait nier qu'un certain nombre de thèmes qui ont fait la fortune des néoconservateurs américains rencontrent une certaine audience dans la France d'aujourd'hui ? Antiétatisme, culte de « l'activisme économique », autant d'idées qui font leur chemin ». Plutôt que de considérer l'ouvrage de Guy Sorman comme un essai politique qui cherche à faire advenir en France ce qu'il décrit pour les Etats-Unis – l'auteur ne cache nullement que ses préférences politiques vont à l'opposition – Alexis Liebaert affecte d'y voir la description « objective » d'un phénomène politique « ambigu » puisque difficilement classable entre « gauche » et « droite » : « Quand Guy Sorman affirme que seuls Chirac ou Rocard pourraient incarner cette idéologie [en France], il met en lumière l'ambiguïté politique de ce phénomène fourre-tout rapporté à nos clivage traditionnels ». L'article est d'ailleurs accompagné d'une longue interview de l'auteur où celui-ci n'est nullement maltraité. L'attention nouvelle accordée au sein de la presse de gauche aux essais « libéraux » a pour corollaire le désintérêt à l'égard des livres cherchant à s'opposer à la généralisation des idées « libérales ».

Le revirement de la presse se manifeste par des commentaires ironiques ou des réserves critiques à l'égard des œuvres des auteurs qui, malgré les modifications de l'humeur idéologique dominante, continueraient à promouvoir des thèmes « marxistes » ou « contre-culturels »[181]  mais surtout par l'affaiblissement du nombre d'articles écrits à leur sujet. Lorsque les services culturels des journaux proches de la majorité, généralement plus durablement ancrés « à gauche »[182] , accompagneront l'évolution idéologique de leur rédaction à partir de 1983, la publicité pour les œuvres intellectuelles les plus liées aux anciennes thématiques de la gauche se raréfiera. Les orientations des journalistes culturels tendent alors à constituer un indicateur des rétributions symboliques potentielles des œuvres intellectuelles et des profits relatifs que les différentes formes d'œuvres savantes sont susceptibles d'espérer, contribuant à façonner les anticipations des acteurs intellectuels. On peut alors observer l'ajustement de la production culturelle aux nouvelles conditions du marché et aux chances de succès des différents types d'énoncés. Lorsque diminueront les chances objectives d'obtenir la reconnaissance publique des journalistes culturels, auparavant obtenue par la politisation euphémisée des contenus savants, les intellectuels tendront à revenir à un fonctionnement ésotérique de leur champ, abandonnant aux essayistes l'espace politico-intellectuel d'intervention dans le débatpublic[183] . Dès 1976, la participation du Nouvel Observateur aux campagnes sur « le Goulag » avait constitué un indicateur de la baisse du rendement relatif des ouvrages de forme « marxiste » sur le marché externe exogène. Après 1981, les transformations du discours du PS et du ton de la presse de gauche dont les énoncés publics tendent à se rapprocher des idées et des thèmes « libéraux » hier encore associés à « la droite » constituent un indicateur de la baisse du rendement des ouvrages « progressistes » eux-mêmes.
    Cependant, on peut supposer qu'un certain nombre d'intellectuels conservant un mode d'analyse « marxiste » auraient été en mesure de maintenir la légitimité de l'usage savant à la littérature « marxiste ». Mais le principal avantage pratique de celle-ci était justement de permettre d'importer des postures militantes au sein du champ intellectuel. Lorsque les besoins de justification politique auront changé, les contraintes intellectuelles de manipulation d'un corpus ancien que les enjeux politiques dont il est investi contribuent à rigidifier et le coût politique de son usage vont vite conduire à son abandon au sein du champ universitaire. De surcroît, à partir de la deuxième moitié des années soixante-dix, issues des rangs mêmes des intellectuels « progressistes », se multiplient les critiques contre le « marxisme », ou le Parti communiste ou encore contre le « Goulag ». Les intellectuels « structuralistes » les plus attachés à des prises de position « à gauche », comme Michel Foucault et Pierre Bourdieu, mettent alors en cause le PC et les schémas « simplistes » du « diamat » ou de la sociologie althusserienne[184] . Mais plus profondément que la disparition relative des références « marxistes », la présence au gouvernement du personnel politique de la gauche remet en cause la rentabilité au sein du champ intellectuel lui-même des postures « militantes ». Menacés dans leur réputation professionnelle par le rendement devenu négatif des engagements politiques, les intellectuels progressistes tendront à se replier sur la sphère savante et seront amenés à séparer plus strictement qu'auparavant, engagement politique et travail intellectuel. Entre 1981 et 1984, le changement « d'ambiance » politique au sein des milieux intellectuels, qui est fait de tous les réajustements individuels, de tous les désengagements politiques sous couvert de « lucidité désabusée », ou de retour sur les « échecs des engagements de jeunesse », ou encore de « déclin des idéologies » va contribuer à la raréfaction brutale des énoncés intellectuels « politisés » et des justifications savantes des idéologies politiques qui étaient auparavant associés à « la gauche ». Joint aux transformations similaires que connaissent l'offre politique des partis de gauche et les orientations politiques des journalistes de la presse « de gauche », le changements de la tonalité dominante au sein du champ intellectuel va participer de l'assèchement brutal de l'offre de discours « progressistes » « radicaux » à partir de 1983 et contribuera à la transformation des représentations que les agents se faisaient de la politique. Ce chapitre nous a donc permis de vérifier la simultanéité des transformations ayant affecté le champ partisan, celui de l'information politique et le champ de création intellectuelle. Si ces transformations revêtent des modalités différentes en fonction des propriétés particulières de ces espaces sociaux, elles ont lieu au même moment et constituent les effets de la réorganisation de ces espaces provoquée par la nouvelle configuration politique induite par l'arrivée de la gauche au gouvernement. Cette nouvelle configuation politique qui entraîne une nouvelle configuration idéologique va profondément modifier le rapport que les profanes mais aussi les acteurs militants et les agents s'identifiant à « la gauche » pourront entretenir avec l'action politique. Ce sont les formes et le contenu mêmes des répertoires cognitifs permettant de penser la politique et l'action militante qui seront transformés. C'est en cherchant à s'adapter aux nouvelles représentations politiques des jeunes que les fondateurs de SOS-Racisme seront amenés à donner à la nouvelle association sa forme sociale particulière : un mouvement « apolitique » de « jeunes » fondé sur l'affirmation abstraite de « l'antiracisme » plutôt que sur un programme revendicatif.