« J'appellerais journaliste de droite quelqu'un qui, par exemple, [...] accréditerait l'idée selon laquelle les lois de l'économie, c'est-à-dire les lois du profit, sont éternelles »[1].
« La publicité, toujours plus envahissante, n'exerce pas seulement son influence indirecte sur le contenu rédactionnel des journaux qu'elle finance, encourageant ainsi le conformisme. Son contenu constitue une propagande permanente pour le modèle culturel dominant »[2].
Entre 1958 et 1980, le système des médias traitant de l'actualité politique est dominé de façon croissante par la logique de l'opposition entre les deux factions qui structurent électoralement le champ politique. Les commentaires politiques dans les médias sont fortement dominés par les orientations partisanes des journalistes et des rédactions. Dans un contexte de forte rivalité électorale et symbolique entre hommes politiques « de gauche » et « de droite », la télévision apparaît étroitement contrôlée par les gouvernements gaullistes puis giscardiens tandis que la presse d'opposition tend à soutenir les candidats et les partis de son « camp »[3]. La forte différenciation des programmes partisans et des modes d'interprétation politiques de l'information rend très difficile à un quotidien de la presse nationale traitant de l'actualité politique de ne pas engager dans la seule description des « faits » un commentaire susceptible d'associer le journal à un « camp » politique. Mais la plupart des rédactions, loin de chercher à apparaître « neutres », défendent une orientation politique clairement établie. Cet engagement partisan des quotidiens est en partie dû aux intérêts politiques des propriétaires des moyens d'information, qui tendent à investir dans la presse pour des raisons d'influence politique mais aussi à l'intériorisation des oppositions politiques par les journalistes eux-mêmes. Cette segmentation du champ de la presse induit pour les principaux journalistes des trajectoires professionnelles qui se déroulent généralement à l'intérieur de leur segment partisan. Il est alors difficile pour un éditorialiste ou un responsable de rédaction « de gauche » d'écrire ou d'animer une chronique dans un média considéré comme « de droite », alors qu'inversement un journaliste ayant fait carrière dans des organes de presse « de droite » peut difficilement envisager de travailler au sein de la presse identifiée à « la gauche ».
Nous chercherons à mettre en évidence les effets des transformations des offres politiques de la gauche après 1981 sur le champ des médias d'information politique et en particulier les conséquences des changement structurels des relations entre les hommes politiques et les journalistes après 1981 sur les conditions d'émergence de SOS-Racisme. Nous nous intéresserons en particulier aux effets de cette segmentation partisane sur le contenu de l'information politique et aux représentations politiques qu'elle tend à favoriser dans le public des médias. Nous chercherons en particulier à montrer que le processus de neutralisation des lignes politiques des principaux médias auparavant associés à des tendances politiques rend les organisations dotées d'une forme « apolitique » plus « appropriées » au nouvel espace des médias et aux nouvelles relations entre le personnel politique et les journalistes qui se mettent en place après 1981. Nous entendons ainsi montrer que l'autonomie relative des médias et la « neutralisation » politique relative de leur ligne éditoriale est une condition nécessaire à l'apparition d'une organisation antiraciste de forme « apolitique »[4].
En 1945, de nouveaux groupes de presse, issus généralement de la Résistance, avaient occupé les locaux des anciens quotidiens et s'étaient procurés le matériel permettant l'édition des journaux à un coût très faible[5]. Cette situation historique exceptionnelle avait permis à certains groupes politiques issus de la Résistance de s'approprier des titres et d'échapper aux logiques proprement économiques de la presse d'avant-guerre qui faisaient des dirigeants de journaux des entrepreneurs nécessairement fortunés[6]. À partir de 1946, il devient cependant beaucoup plus difficile pour des individus ou des groupes ne disposant pas de ressources financières importantes d'envisager la création ou le rachat d'un titre de presse écrite. Pourtant, les entrepreneurs susceptibles d'investir dans la presse furent nombreux alors même que les journaux offraient rarement des perspectives de profit très importantes[7]. Les groupes qui engageaient des capitaux dans ce secteur ne le faisaient donc pas dans une logique de recherche de la rentabilité mais plutôt pour bénéficier d'une tribune et d'une influence politique.
Jean Prouvost qui possédait Paris-Soir avant sa fermeture pour « faits de collaboration » rachète Le Figaro en 1950. Malgré les statuts du journal qui empêchent son propriétaire d'intervenir au sein de la rédaction, il tente cependant d'en prendre le contrôle en 1969 et n'y renonce qu'après une grève de trois semaines de la rédaction[8]. Bien que le journal ne perdît pas d'argent, Jean Prouvost en acquérant Le Figaro, cherchait surtout à retrouver son influence politique et journalistique d'avant-guerre à travers le contrôle de l'un des grands journaux parisiens. Le rachat de France-Soir ou du Figaro par Robert Hersant en 1975 relève de la même logique politico-économique puisque le journal est alors déficitaire et continuera à perdre des lecteurs jusqu'en 1981[9]. Le nouveau propriétaire semble alors prêt à dépenser de l'argent pour maintenir l'existence d'un grand journal conservateur[10]. On ne peut comprendre le durcissement de la ligne politique du Figaro – qui, pour accroître sa capacité à attirer des lecteurs, aurait alors logiquement dû prendre ses distances avec le gouvernement – que si on admet que la recherche du profit n'était pas au principe de l'achat du journal par Robert Hersant. Symétriquement, la création de deux journaux « de gauche », Libération en 1973 et Le Matin de Paris en 1979, ne relève pas de motivations strictement « entrepreneuriales ». Libération ne survit pendant plusieurs années qu'au prix de souscriptions « militantes » auprès des lecteurs et du maintien de salaires extrêmement bas par rapport au reste de la profession. Claude Perdriel, le fondateur du Matin de Paris en 1979, a semble-t-il utilisé le fichier des adhérents du PS et celui du Nouvel Observateur[11] pour lancer un quotidien qui est alors présenté comme un « journal de gauche indépendant des partis »[12]. Jusqu'en 1981, le journal aura fréquemment recours à des souscriptions auprès de ses lecteurs ou auprès de personnalités « de gauche » pour assurer son équilibre financier. C'était aussi au registre de la mobilisation militante qu'avait recours Le Nouvel Observateur entre 1966 et 1969 pour demander à ses lecteurs des abonnements anticipés[13].
La création de journaux a parfois eu pour origine une tentative de contrebalancer – pour des raisons d'opposition politique – l'influence de quotidiens bien établis. La ligne politique oppositionnelle suivie par Le Monde depuis 1969 sous l'impulsion de Jacques Fauvet et le « magistère intellectuel » du journal sur le champ de la presse irritaient le personnel politique de la majorité, d'autant que le contrôle exercé par le gouvernement sur les moyens d'information audiovisuels plaçait Le Monde au premier rang des médias d'opposition[14]. En 1977 est créé J'informe, un journal « visant les hommes d'affaires, cadres, intellectuels, bref visant la clientèle du Monde »[15]. Son rédacteur en chef est Philippe Heymann et son directeur Joseph Fontanet, ancien dirigeant du MRP et du CDP[16] qui a été plusieurs fois ministre durant les présidences de Charles de Gaulle et de Georges Pompidou mais qui n'apparaît cependant pas comme un proche de Valéry Giscard d'Estaing puisque son mouvement politique lui avait préféré Jacques Chaban-Delmas en 1974. L'origine des capitaux mis en œuvre pour lancer le nouveau journal est malicieusement publiée par Le Monde et Le Canard Enchaîné[17] et fait apparaître J'informe comme un quotidien proche du « patronat » qui, selon Jacques Doléans, « n'hésite pas [...] à participer » plus ou moins ouvertement « à cette création »[18]. La fondation d'un nouveau quotidien destiné aux catégories sociales auxquelles s'adressait également Le Monde risquait de diminuer le lectorat de ce journal et ses recettes publicitaires, portant ainsi atteinte à son équilibre financier. J'informe, perçu clairement par les observateurs de l'époque comme une offensive dirigée contre Le Monde, disparaîtra après trois mois d'existence faute de lecteurs et d'annonceurs en nombre suffisant bien que Joseph Fontanet ait indiqué que « le journal avait de quoi tenir deux ans »[19]. Là encore, la logique ayant présidé à la création du nouveau quotidien se trouvait plus proche d'impératifs politiques – ne pas laisser le monopole de la presse haut de gamme au Monde qui apparaît comme un journal d'opposition et préparer les élections législatives de 1978 – que d'une logique commerciale[20]. Il n'est dès lors pas étonnant que si les entrepreneurs susceptibles d'investir dans la presse ne manquent pas – à condition qu'ils aient la maîtrise de la ligne éditoriale du journal face aux sociétés de rédacteurs[21] – les quotidiens qui apparaissent durablement dominés par leur rédaction aient beaucoup plus de mal à attirer les capitaux :
La marge commerciale [du Monde] semble en effet définitivement évanouie depuis vingt ans. Les porteurs de parts sociales tolèrent cette situation parce qu'ils ne sont que partiellement propriétaires de l'entreprise et qu'ils n'y ont pas investi de capitaux personnels. Cet état de fait a permis de maintenir de très faibles distributions de dividendes, quel que fût le taux de marge, afin de préserver l'importance des amortissements ou d'éviter de trop graves déficits tout en préservant les emplois de l'entreprise. [...]. Cette pratique a jadis favorisé l'autofinancement, mais elle n'autorise pas l'appel à des capitaux extérieurs ou à l'épargne du public, qui chercheraient un rendement plus convenable de leur investissement financier. Le Monde ne peut donc lever que des capitaux « désintéressés » et « amis », ce qui réduit considérablement l'éventail du choix tandis que la faiblesse des dividendes distribués ne favorise pas une prise de conscience des salariés associés [...][22].
Les hebdomadaires d'information se trouvent également soumis à des logiques de soutien partisan. Le succès et le développement de L'Express et de France-Observateur puis du Nouvel Observateur sont liés de près à leur engagement contre la poursuite de la guerre d'Algérie. Le Nouvel Observateur reste longtemps associé à Pierre Mendès-France[23]. Durant la campagne présidentielle de 1974, le propriétaire de L'Express, Jean-Jacques Servan-Schreiber avait engagé l'hebdomadaire, jusque-là plutôt de « centre gauche », dans le soutien à Valéry Giscard d'Estaing alors que sa rédaction était plutôt favorable à François Mitterrand. Le propriétaire et fondateur de L'Express avait maintenu cette ligne éditoriale jusqu'à la vente du titre à Jimmy Goldsmith en 1977. Celui-ci avait laissé jusqu'en 1981 une assez grande latitude à Jean-François Revel et Olivier Todd qui dirigeaient la rédaction, étant entendu cependant que la ligne éditoriale devait être plutôt favorable au président sortant – le principal éditorialiste de l'hebdomadaire était alors Raymond Aron, venu du Figaro après le rachat du journal par Robert Hersant[24] – . Après 1981, Jimmy Goldsmith remplace par Yves Cuau et Yann de l'Ecotais, Olivier Todd, supposé responsable d'une première page de couverture hostile à Valéry Giscard d'Estaing, ainsi que Jean-François Revel, Albert Du Roy et Robert Schneider qui se sont solidarisés avec l'ancien directeur adjoint de la rédaction[25]. Le changement de dirigeants conduit sinon à un plus grand contrôle de L'Express par son propriétaire, en tout cas à une plus grande affinité politique entre Jimmy Goldsmith et la rédaction de son hebdomadaire[26].
Jusqu'en 1981, le secteur de l'information apparaît donc fortement dépendant des luttes politiques et segmenté selon des logiques partisanes. Une presse « de gauche » comprenant en particulier Le Monde, Le Nouvel Observateur, Le Canard Enchaîné, Libération et depuis 1977 Le Matin de Paris, s'oppose à une presse « de droite » comprenant Le Figaro, Le Quotidien de Paris, France-Soir, L'Express auxquels on peut ajouter les journaux télévisés et radiodiffusés qui, s'ils apparaissent plus neutralisés que les quotidiens de presse écrite, sont alors fortement critiqués pour leur caractère « gouvernemental »[27]. Cette segmentation politique régit le système de prises de position contradictoires entre la presse d'opposition et la presse « gouvernementale » qui diffèrent aussi bien par la présentation des informations et la qualification des faits que dans l'orientation des commentaires éditoriaux. L'emprise des logiques politiques sur le contenu des journaux provient en partie du fait que les entreprises de presse ont été pour la plupart historiquement constituées ou financées pour exprimer des intérêts politiques et pour servir de tribune à des groupes partisans. L'ancrage des journalistes et des responsables de rédaction au sein d'un « camp » politique s'est le plus souvent constitué dans un contexte d'opposition élevé entre des partis politiques fortement différenciés – de la guerre d'Algérie jusqu'en 1981 – . Après 1968, le renforcement de cette différenciation des offres politiques et l'intense travail politique de délimitation des frontières entre « la gauche » et « la droite » auraient rendu très difficile la définition d'une ligne éditoriale refusant de marquer un soutien à l'une des factions politiques.
Rares sont les journaux qui se déclareront ouvertement “inobjectifs”, mais, peu ou prou, chacun est engagé. C'est évident pour la presse d'opinion. Qui demande à l'Humanité, Libération, Minute ou Le Canard Enchaîné d'être objectifs ? L'expression même perd son sens lorsqu'elle se réfère à une presse qui affiche clairement ses opinions politiques. On pourrait dénoncer une véritable altération des faits, mais non une interprétation jugée tendencieuse. Il en va de même, quoique moins ouvertement, pour des organes de presse qui donnent la priorité à l'information sur l'engagement politique. On ne saurait reprocher à L'Aurore ses positions conservatrices, au Monde sa sensibilité de gauche, au Matin de Paris ses thèses socialisantes, au Parisien libéré ses préférences de droite[28].
Avant 1981, malgré une certaine mise en scène de l'indépendance et du professionnalisme journalistique, les principaux quotidiens nationaux sont donc des journaux d'opinion qui participent aux luttes politiques et au travail de persuasion et de crédibilisation des principales formations partisanes. Nous chercherons à montrer que les contraintes de cohérence avec la ligne politique propre au titre qui incombent aux journalistes entraînent un respect généralement strict de la discipline partisane et des logiques d'engendrement de l'orientation des commentaires politiques. Ainsi, avant 1981, il semble aussi difficile à un journal « de gauche » de critiquer un des leaders de l'opposition socialiste qu'à un quotidien « de droite » de mettre en cause la politique du gouvernement. Les journalistes de la plupart des rédactions sont donc tenus de se conformer à une ligne rédactionnelle plus ou moins explicite qui définit les limites de ce qui peut être dit et de ce qu'il faut taire. Notre hypothèse est qu'une telle cohérence idéologique au sein de la presse n'est pas sans conséquence d'une part sur la production et la persistance des représentations politiques des électeurs et d'autre part sur les possibilités d'émergence d'une organisation de forme « apolitique ».
Entre 1958 et 1981, les gouvernements gaullistes puis giscardiens contrôlent étroitement l'orientation des journaux télévisés ou radiodiffusés dont l'audience connaît une très forte augmentation à partir de 1960[29]. Les titulaires des principaux postes de responsabilité des sociétés de télévision publique – en particulier les présidents de la RTF ou de l'ORTF ainsi que les journalistes responsables de l'information dans les journaux télévisés – sont nommés directement ou indirectement par le ministre de l'Information ou le cabinet du premier ministre en raison de leur proximité politique avec la majorité présidentielle. Le gouvernement exerce ainsi une influence effective sur le contenu des journaux télévisés et sur les modes de présentation des informations politiques qui se manifeste en particulier par le caractère faiblement critique des commentaires consacrés à la politique gouvernementale et aux personnalités de la majorité. Cependant, l'emprise du gouvernement sur l'information se heurte d'une part à des exigences de crédibilité, induites par l'existence d'une presse écrite d'opposition et d'autre part à la résistance des journalistes de la télévision, souvent moins proches du personnel politique gouvernemental que leur direction et qui souhaiteraient pouvoir se situer dans une logique professionnelle qui leur permettrait d'améliorer leur position symbolique au sein de leur profession[30].
Mais l'histoire du pouvoir gouvernemental au sein des médias audiovisuels est aussi celle du licenciement ou de la « placardisation » des journalistes insuffisamment dociles. Constatant en mai 1968, lors des grèves de la télévision, que le contrôle de la hiérarchie de l'ORTF sur son personnel ne s'est pas révélé suffisant, le gouvernement obtient le départ forcé d'une centaine de journalistes qui s'étaient montrés particulièrement actifs durant les « événements »[31]. La « reprise en main » touche également les stations de radio « périphériques » et en particulier la principale radio d'information, Europe 1, où une vingtaine de journalistes sont mis à l'écart[32]. La réforme de la télévision en 1974 et les grèves qu'elle provoque entraîneront également le licenciement d'environ 190 journalistes dont 170 membres du Syndicat national des journalistes[33]. Près de 2000 membres du personnel de l'ancienne ORTF ne seront plus salariés d'une des sept nouvelles entreprises créées en 1974[34]. Cette réforme permet au gouvernement de réduire l'influence des syndicats, particulièrement forte au sein de l'ancienne ORTF[35], et de renégocier les conventions collectives dans un sens nettement moins favorable aux journalistes[36].
Tout change dès lors qu'on affiche le label “objectif”. D'un côté on y gagne une crédibilité supplémentaire. Tout lecteur raisonnablement critique applique une sorte de “coefficient correcteur” lorsqu'il lit un journal engagé. Même le sympathisant n'est pas dupe. Seul le militant croit trouver “la vérité” dans la presse de son parti. Par opposition un organe d'information dégagé de toutes attaches partisanes inspire une plus grande confiance. Les dépêches de L'Agence France-Presse auront, en principe, plus de crédit que les articles de journaux. Tel devrait être la cas de l'information télévisée. Il lui faut respecter un strict équilibre entre toutes les tendances, ne jamais favoriser une opinion au détriment des autres, ne jamais se laisser influencer ; faire preuve d'une souveraine indépendance et d'une absolue impartialité. Et cela tout en proposant un véritable journal, c'est-à-dire en dépassant la simple relation des fait pour ajouter explications et commentaires sans lesquels il n'est pas d'information complète[37].
Les interventions du gouvernement dans l'audiovisuel ne sont guère moins nombreuses sous la présidence de Valéry Giscard d'Estaing que sous celles de De Gaulle ou de Georges Pompidou. Lorsqu'en 1976, le ton adopté par les éditorialistes de la radio Europe n° 1 déplaît, le directeur de la station, Maurice Siegel est contraint de partir ainsi que le directeur de l'information Georges Leroy[38]. Lorsque le mandat de Claude Roussel, président de l'AFP arrive à expiration, l'Elysée parvient sans difficulté à imposer son candidat, Roger Bouzinac[39]. De même, lorsque le cabinet de Valéry Giscard d'Estaing juge que le directeur de RTL, Jean Farran, est trop proche de l'ancien premier ministre Jacques Chirac, il a les moyens de l'obliger à quitter la station[40]. Michel Bassi, ancien journaliste du Figaro proche des giscardiens est nommé directeur de RMC après avoir succédé à la tête du service de presse de la présidence de la République à Xavier Gouyou-Bauchamp nommé président de la Sofirad, société qui gère les participations de l'Etat français dans les stations de radios dites « périphériques »[41]. Yves Cannac, secrétaire général adjoint de l'Elysée en 1975 est nommé en 1978 président de Havas[42]. En 1974, les nominations des nouveaux directeurs de chaînes affichent un effort « d'ouverture » apparent mais témoignent du maintien du contrôle politique sur la télévision puisque les PDG des chaînes ou leurs adjoints restent proches du gouvernement. À TF1, Jean Cazeneuve, universitaire et symbole du « renouvellement » se voit « proposer » Jean-Louis Guillaud, ancien conseiller de Georges Pompidou pour l'ORTF, comme directeur général[43] et Georges Rioux, ancien directeur adjoint du cabinet d'Alain Peyrefitte en 1962, comme directeur administratif. Sur Antenne 2, Marcel Jullian[44] se voit imposer un directeur général expérimenté, Xavier Larère, ancien responsable de la coordination des chaînes à l'ORTF entre 1971 et 1974, qui restera en place lorsque succédera à Marcel Jullian, Maurice Ulrich, ancien membre du cabinet d'Olivier Guichard et futur directeur de cabinet de Jacques Chirac entre 1986 et 1988[45]. À FR3, Claude Contamine est un ancien directeur de cabinet d'Alain Peyrefitte et a déjà dirigé la télévision publique en 1964[46] ; il a pour adjoint Claude Lemoine, ancien membre du cabinet de plusieurs ministres de l'Information après 1965.
Après la réforme de l'ORTF en 1974, la direction de l'information sur les chaînes publiques est confiée à des journalistes proches de la majorité, Jean-Marie Cavada[47] sur FR3, Jean-Pierre Elkabbach[48] sur Antenne 2, Henri Marque[49] puis Patrick Duhamel sur TF1[50] où le directeur de la rédaction est Christian Bernadac, ancien responsable de l'information sur FR3. Les présentateurs sont également en partie choisis en fonction de leur orientation partisane ou de leur faculté d'adaptation (Patrick Poivre d'Arvor, ancien vice-président des jeunesses giscardiennes, Yves Mourousi, ancien responsable des jeunesses gaullistes[51], Roger Gicquel[52], Léon Zitrone, Jean-Claude Bourret, Dominique Baudis[53], Jean-Louis Lecène[54]). En 1979, une commission parlementaire sur l'Information publique, créée à l'initiative des groupes socialistes et RPR[55], est chargée d'enquêter au sujet de l'objectivité politique de l'information dans les sociétés audiovisuelles publiques. Le rapport de la commission qui apparaît assez sévère à l'égard des pratiques du gouvernement ne sera pas publié en raison de l'opposition du groupe giscardien [56].
L'affaire des « diamants de Bokassa » permet de mesurer l'emprise du gouvernement sur les journaux télévisés et les radios mais aussi les limites de ses possibilités de contrôle de l'information :
Les lève-tôt qui écoutent la station [Europe 1, le mercredi 10 octobre 1979] sont des veinards. Ils apprennent [dans le bulletin de 5 heures 30] l'incroyable histoire que révèle Le Canard Enchaîné [...]. Les auditeurs moins matinaux [...] ont dû attendre la revue de presse d'Ivan Levaï pour être informés. Jérôme Godefroy [journaliste de la rédaction d'Europe 1], présent ce matin-là, se souvient de cette “prudence” tout à fait conforme à l'esprit du moment. Eussent-ils écouté France-Inter ou Radio Monte-Carlo, les auditeurs n'auraient pas été plus avancés. Seuls Europe 1 (du bout des lèvres) et RTL (où la rédaction fait le forcing pour qu'on donne l'info) font leur métier. L'AFP se tait ! La première dépêche ne tombe qu'à 11 H 46. Trois quotidiens seulement, Libération, Le Matin de Paris et l'Humanité annoncent l'enquête du Canard. Rien, non plus, au journal de 13 heures de TF1. Il faut attendre la parution l'après-midi du Monde, qui titre en une sur « les diamants », pour que l'événement prenne son ampleur. [...] Mercredi 10 octobre, ce n'est qu'à 19 h 45 que l'Elysée se décide à réagir en publiant un communiqué sibyllin sur le fil de l'AFP où chaque mot a été pesé. Un quart d'heure à peine avant les journaux télévisés de 20 h. Antenne 2 reste très discret tandis que Roger Gicquel brise le tabou et donne l'information sur TF1 contre l'avis de ses chef[57]. “Les diamants” agissent comme un révélateur de la frilosité et de la giscardisation des médias [58].
« “L'affaire des diamants” met pourtant en ébullition quotidiens, radios et télés ! Claude Sérillon, à Antenne 2, est interdit de revue de presse par Jean-Pierre Elkabbach parce qu'il ne voulait parler que des diamants dans sa compilation des journaux du 11. Le Figaro et France-Soir soutiennent Giscard, Robert Hersant censure Dominique Jamet dont la chronique de L'Aurore est accueillie par Jean-François Kahn dans les Nouvelles littéraires[59] [...]. À la rédaction d'Europe 1, bien des journalistes voudraient qu'on donne davantage d'importance à ce qui est devenu maintenant “la première affaire du septennat Giscard”. Robert Nahmias est de ceux-là... Mais non... On répond à Olivier de Rincquesen qu'il s'agit “de la vie privée du Président de la République[60]”. [...] Trois les journalistes d'Europe 1 interrogés, Villeneuve, Carreyrou, Nahmias, Dassier en conviennent : « les diamants ont été un tabou à Europe 1, un sujet sensible à manier avec des pincettes parce qu'il concernait le Président de la République ». [...] Europe 1 demeure toujours aussi prudent. Il y est interdit (pendant longtemps) de faire les titres des journaux sur “les diamants” , témoigne Jérôme Godefroy, la seule intervention claire des années Mougeotte »[61].
Le jour de la parution dans Le Canard Enchaîné du premier article « révélant » l'affaire, les journaux de presse écrite réagissent de façon prévisible selon la ligne politique qui leur est propre : les quotidiens classés « à gauche », Libération, Le Matin de Paris et l'Humanité reprennent l'article du Canard Enchaîné et donnent de l'ampleur aux accusations formulées. Au contraire, les journaux classés « à droite » ne répercutent pas l'information dans un premier temps. Les radios et les télévisions sous l'influence directe du gouvernement n'en parlent pas davantage. Il est probable qu'on ne peut pas voir là, dès le 10 octobre, les effets de consignes explicites de ne pas mentionner « l'affaire des diamants » mais plutôt la conséquence de la prudence des responsables de chaînes et des directeurs de l'information vis-à-vis des possibles réactions de leurs autorités de tutelle. Le journal Le Monde, en reprenant en première page l'information donnée le matin par Le Canard Enchaîné, empêche – par sa réputation professionnelle – le gouvernement de faire de la publication de cette nouvelle un effet ordinaire des polémiques partisanes entre le personnel politique ou la presse de droite et de gauche, comme pourrait conduire à le penser la différence de traitement selon l'orientation politique des rédactions. Il rend plus difficile l'effort du gouvernement et des responsables de l'information des différentes chaînes pour confiner la publication des informations sur l'affaire dans les pages des journaux d'opposition. Après quelques jours de flottement relatif au cours desquels certains journalistes de télévision (Roger Gicquel, Claude Sérillon...) insistent pour commenter l'information publiée dans Le Canard Enchaîné, le nombre de mentions à « l'affaire » durant les journaux télévisés décroît tandis que les commentaires demeurent très neutralisés[62]. L'expression de l'affaire se limite alors aux médias les plus engagés qui ne touchent qu'une faible partie de la population, sans doute la moins susceptible d'être influencée puisque la plus politisée. L'affaire des diamants révèle ainsi l'étendue des capacités de la presse de gauche à impulser des polémiques scandaleuses au sein des médias étatiques et les limites du contrôle par le gouvernement des médiasaudiovisuels[63].
Le contrôle direct ou indirect de l'information audiovisuelle a plusieurs conséquences dans le déroulement du jeu politique. Tout d'abord, le personnel politique appartenant à la majorité bénéficie, par rapport à l'opposition, de plus grandes facilités pour figurer dans les journaux télévisés[64]. En outre, le président Valéry Giscard d'Estaing utilise fréquemment la grande disponibilité des médias à l'égard du président, soit dans des émissions régulières soit selon un format spécialement adapté à ses exigences[65]. En revanche, l'opposition, en dehors de la durée officielle des campagnes électorales, au cours desquelles une commission électorale veille au respect d'un strict partage du temps de parole, apparaît sensiblement moins souvent à l'écran[66]. La nomination gouvernementale des responsables de l'information des journaux télévisés conduit donc à un mode de présentation quotidien des informations en accord avec les préférences du personnel politique gouvernemental et à un contrôle partiel de la tonalité des commentaires politiques. Cependant, alors que pendant les années soixante le ministre de l'information avait la capacité d'imposer un angle de traitement aux journalistes de télévision, durant le septennat de Valéry Giscard d'Estaing, la tutelle se fait moins voyante et procède essentiellement par l'atténuation des modes de présentation de l'information les plus critiques à l'égard du gouvernement. Le monopole public sur l'audiovisuel et l'absence d'alternative professionnelle suffisante pour les journalistes licenciés ou « mis au placard »[67] conduisent ceux-ci à anticiper les exigences du pouvoir politique et les répercussions possibles d'une attitude négative ou insuffisamment favorable[68]. L'emprise du gouvernement sur les médias télévisés s'exerce alors sans doute plus par l'autocontrainte et l'autocensure des journalistes que par des procédures disciplinaires manifestes[69].
En 1981,« La commission de contrôle de la campagne électorale épingle Europe 1. Elle lui reproche d'avoir invité Giscard au Club de la presse alors que la campagne officielle a débuté. [...] Cet incident contribue à entretenir une suspicion à l'égard de la politique de la station. Alors, giscardienne, Europe 1 ? Toutes les sensibilités étaient représentées dans la rédaction, témoigne Alain Duhamel, avec des tempéraments très différents, Boissonnat, très critique, Carreyrou, plutôt social-démocrate, Catherine Nay plutôt gaulliste, Nahmias plutôt socialiste, sans oublier Ivan Levaï, et la diversité du “Club de la presse”, mais il y avait trois éditorialistes, Jean Boissonnat, Etienne Mougeotte et moi. Or les chroniques de Mougeotte étaient plutôt giscardiennes et j'étais moi-même plutôt centre-droit giscardien. Est-ce que l'information était trop gouvernementale en 1981 ? Oui, sans doute, étant entendu que je me mets parmi ceux qui l'étaient exagérément. Pourquoi ? Il ne faut pas chercher des raisons très complexes, c'est vrai que les sensibilités dans ces moments-là s'excitent davantage » . Jean Boissonnat, de son côté, reconnaît qu'il y a eu en 1981, à Europe 1, « des chroniqueurs qui, effectivement, ont pu donner l'impression aux auditeurs qu'ils soutenaient la politique du Chef de l'Etat, si ce n'est pas systématiquement, du moins dans les grandes occasions. » Opinion partagée également par Robert Nahmias qui précise : « S'il y avait une totale liberté dans la fabrication des journaux, c'est-à-dire la quasi-totalité de l'antenne, il est incontestable que les chroniques politiques d'Alain Duhamel et d'Etienne Mougeotte étaient porteuses d'une orientation politique giscardienne »[70].
La généralisation du sentiment que l'information à la télévision était politiquement orientée, sentiment partiellement suscité et entretenu par les protestations émanant du RPR et de l'opposition[71], avait pour conséquence l'affaiblissement relatif de la crédibilité et de l'efficacité symbolique des commentaires et des modes de présentation des journaux audiovisuels. Alors que Jacques Chaban-Delmas était parvenu, entre 1969 et 1972, à améliorer sensiblement l'image de la télévision publique et de l'information télévisée après plusieurs années d'un contrôle politique particulièrement manifeste, la « reprise en main »de l'information télévisée réalisée à partir de 1974 par les gouvernements de Valéry Giscard d'Estaing – sans doute autant pour écarter le personnel d'encadrement des chaînes nommé par les gaullistes depuis les années soixante que pour contrebalancer la montée de l'influence des partis de l'Union de la gauche – aboutit à donner l'image d'une télévision très proche du gouvernement[72]. Le fait que le personnel politique de l'opposition estime alors concourir électoralement dans des conditions inéquitables provoque l'accroissement de l'intensité des oppositions politiques et du niveau d'agressivité symbolique des controverses[73]. Les militants ou les sympathisants politiques qui ont connaissance des dénonciations du caractère partisan des médias audiovisuels tendent alors à confondre dans une même désapprobation le personnel politique gouvernemental et les hommes de médias soupçonnés d'accepter de diffuser une information biaisée[74]. Cet accroissement de l'implication émotionnelle des acteurs politiques et des électeurs les plus engagés dans les antagonismes partisans se traduit dans les manifestations de joie qui suivent la victoire de François Mitterrand aux élections présidentielles de 1981 au cours desquelles les anciens responsables gouvernementaux et certains journalistes de télévision sont également conspués. Il n'est donc pas étonnant que le ressentiment se polarise contre des journalistes qui sont, autant que les hommes politiques de la majorité, identifiés à « l'ancien régime » par une partie des acteurs qui ne se limite pas aux seuls militants des partis « de gauche » :
Emblème malgré lui d'une télévision honnie par le « peuple de gauche », Jean-Pierre Elkabbach est le premier buste, avant même celui du Président vaincu, que renverse et noie la marée de la Force Tranquille. En une soirée il catalyse toutes les rancœurs accumulées en vingt-trois années d'opposition. Il attise et libère, par le seul jeu d'un visage un instant défait, les désirs d'une révolution dans les télévisions et radios d'Etat. Conspué, insulté dans l'ivresse excessive d'un bonheur électoral, il ne lui est d'aucune consolation de savoir qu'il n'est pas le seul à vivre cette épreuve. Etienne Mougeotte, directeur de l'information à Europe 1, et l'éditorialiste Alain Duhamel sont jugés coupables par les clameurs[75]. C'est autant le rejet de la télévision dans son ensemble que celui d'un trio de journalistes. Une télévision perçue comme servile, à la botte du pouvoir déchu. Peu importent les compétences passées. Ils sont coupables: de giscardisme inavoué ou entêté, d'anticommunisme, de résistance aux changements politiques, de faiblesses réactionnaires pour un régime décrété ancien...[76].
Le discrédit relatif de la télévision « giscardienne » ne touche évidemment que les militants et les électeurs les plus engagés dans les affrontements partisans. Cependant, l'intensité des sentiments d'appartenance politique et l'engagement émotionnel suscité par les luttes partisanes entre les porte-parole de « la gauche » et de « la droite » sont alors révélateurs de l'état des représentations politiques qui a cours avant 1981 et de l'emprise que pouvaient avoir les antagonismes politiques sur les façons de concevoir la vie publique. Le seul fait que le gouvernement se sente légitimement autorisé à restreindre le temps d'antenne des partis de l'opposition ou à influer sur le mode de présentation des informations télévisées, révèle une configuration politique dans laquelle les contraintes conduisant à la neutralité apparente des médias publics sont moins puissantes qu'elles ne le seront dans les années quatre-vingt. Ce n'est pas seulement l'effet des différences objectives entre les offres politiques des deux alliances électorales en compétition qui rend possible une telle distorsion de la concurrence électorale mais également l'existence et la diffusion de représentations politiques très clivées et agonistiques – c'est-à-dire pas seulement chez les militants des partis – , dans lesquelles « la droite » et « la gauche » sont identifiées à un véritable choix d'organisation sociale et économique[77]. Finalement, l'indignation relativement faible suscitée par les pratiques de contrôle de l'information des médias audiovisuels alors mises en œuvre par le gouvernement a en partie pour origine la conception selon laquelle ce contrôle est justifié par les enjeux supposés des luttes politiques : la fraction des électeurs opposés au Programme commun admet un tel contrôle comme un moyen légitime de s'opposer à l'Union de la gauche, tandis que celle favorable à l'opposition y voit une méthode semblable à ce qu'elle considère être les pratiques habituelles de « la droite » dans les entreprises ou les administrations et n'en constituant donc qu'un exemple parmi d'autres[78]. Cette forte segmentation idéologique des électeurs est également à l'origine de la capacité du gouvernement à maintenir un tel système de contrôle partiel de l'information : dans des configurations politiques dans lesquelles les affiliations idéologiques seraient plus labiles (les Etats-Unis ou la France actuellement), une pratique « scandaleuse » rendue publique (contrôle des moyens d'information, financements occultes, écoutes, etc.) n'apparaîtrait plus justifiable par les nécessités de la lutte politique contre un adversaire dont la défaite légitimerait la plupart des moyens utilisés. Au contraire, une telle révélation provoquerait contre le parti pris en faute la coalition des électeurs qui lui étaient habituellement hostiles, d'une partie de ses anciens partisans – qui peuvent considérer le maintien de l'équilibre du système de dévolution électif des positions d'autorité comme plus important que la victoire du groupe partisan dont ils s'estimaient les plus proches – et d'une fraction des agents moins intensément politisés, susceptibles d'être mobilisés par la campagne d'indignation morale suscitée par la révélation scandaleuse[79]. Dans un système politique où les sentiments d'appartenance partisane des électeurs sont plus robustes que les critiques qui peuvent être adressées au personnel politique dont ils se sentent les plus proches, l'effet produit par les énoncés et les justifications politiques des porte-parole des partis est plus grand que dans une configuration où le degré d'intensité des croyances politiques est faible. Nous chercherons à montrer qu'avant 1981, la force et la stabilité des sentiments d'affiliation politique des électeurs permettent de comprendre l'emprise exercée par les acteurs politiques sur la presse dont ils sont proches.
Entre 1976 et 1981, dans une configuration institutionnelle caractérisée par la durée de l'éloignement du pouvoir du personnel politique appartenant à l'opposition et par une succession d'élections qui ont pour conséquence d'intensifier le travail de différenciation des offres politiques, les sentiments d'identité partisane des électeurs se voient renforcés. L'antagonisme entre les organes de presse proches de chacun des « camps » partisans devient alors d'autant plus aiguë que le personnel politique de l'opposition et les journalistes qui leur sont proches ont le sentiment que le gouvernement exerce une forte emprise sur les journaux télévisés qui deviennent à cette époque le principal moyen d'accès à l'actualité politique d'une large proportion de la population[80]. Les rédactions dont la ligne éditoriale se situe « à gauche » vont ainsi faire preuve d'une hostilité constante à l'égard du gouvernement tandis que le personnel politique du Parti socialiste est alors conduit à rechercher le soutien actif et quasi militant des rédacteurs des journaux « de gauche »[81]. Les logiques d'opposition entre « la droite » et « la gauche » tendent donc à s'imposer au secteur de l'information, accentuant le processus d'enrôlement des rédactions et des journalistes dans des « camps » politiques et contribuant ainsi à définir et à solidifier les représentations politiques des agents et les schèmes d'interprétation du jeu politique qu'ils sont susceptibles de mettre en œuvre. Les luttes symboliques pour l'établissement d'un diagnostic légitime sur la réalité économique et sociale – la responsabilité de l'augmentation du chômage et de l'inflation, les inégalités sociales, la possibilité d'une politique économique différente, la réalité de la « menace » soviétique – qui conditionnent en partie la crédibilité d'une alternative politique « à gauche », sont menées autant par la presse d'opposition que par les dirigeants des partis de gauche.
Ainsi jusqu'au début des années quatre-vingt au sein de la presse écrite nationale, les positions de journaliste et de militant politique demeurent relativement peu éloignées et il est possible pour un journaliste d'apparaître très engagé aux côtés d'un « camp » partisan sans encourir de perte de crédibilité professionnelle. Il apparaît ainsi que les catégories de pensées que nous employons et en particulier la distinction nette entre une activité « journalistique » et une activité « politique » constituent des obstacles à la bonne compréhension des relations entre les journalistes et le personnel politique avant 1981. C'est seulement parce que nos schèmes de perception ont été constitués ou modifiés au sein d'une configuration politique dans laquelle les rôles de journaliste et de porte-parole politique sont plus nettement distincts que nous pouvons être surpris de l'attitude militante qui était, avant 1981, celle des journalistes de la plupart des rédactions nationales de presse écrite ou audiovisuelle. Dans une conjoncture marquée par l'intensité et la plus grande radicalité des croyances et des représentations politiques, en particulier parmi les électeurs les plus proches de « la gauche » qui constituait une part importante du lectorat des journaux d'opposition, l'adoption par les journalistes d'une posture partisane était moins qu'aujourd'hui susceptible d'entraîner une perte de crédibilité professionnelle. Ce n'est que dans un état ultérieur des luttes politiques qu'une plus grande euphémisation de l'orientation partisane des commentaires journalistiques sera requise. Jusqu'en 1981 au moins, les journalistes de chaque « camp » tendent ainsi à redoubler le travail politique des porte-parole des partis en proposant à leurs lecteurs une mise en forme journalistique de l'analyse des événements et des faits de l'actualité propre à chacune des principales alliances politiques.
L'orientation des commentaires politiques des journalistes apparaît ainsi avant 1981 étroitement dépendante du camp partisan dans lequel se place leur rédaction. Après le rachat du Figaro par Robert Hersant, il va de soi que les journalistes de ce quotidien n'adoptent pas une attitude critique à l'égard du gouvernement. En 1974, Claude Perdriel dirige la campagne de François Mitterrand en utilisant, pour réunir des fonds en faveur de celui-ci, un fichier de souscripteurs établi à partir du Nouvel Observateur et de ses abonnés[82]. Max Gallo après avoir été journaliste à L'Express, puis porte-parole du gouvernement de Pierre Mauroy devient en 1985 directeur de la rédaction du Matin de Paris[83]. Thierry Pfister, chef du service politique du Nouvel Observateur après avoir appartenu à celui du Monde et ancien membre des Jeunesses socialistes participe après 1981 au cabinet de Pierre Mauroy[84]. Il avait pendant plusieurs années écrit au service politique du Monde sur les partis de gauche alors que son chef de service, Raymond Barillon, était réputé être proche de François Mitterrand[85]. Noël-Jean Bergeroux, le rédacteur du Monde qui suit Valéry Giscard d'Estaing de 1974 à 1981 apparaît selon Patrick Eveno « rarement favorable à celui-ci »[86]. En 1983, c'est l'ensemble du service politique du Monde qui est réputé être favorable au nouveau gouvernement[87]. Avant 1981, il semble difficilement imaginable que le Matin de Paris ou le Canard Enchaîné puissent faire un article favorable à l'égard de Valéry Giscard d'Estaing ou du personnel politique de la majorité ou un article fortement critique envers les principaux porte-parole du Parti socialiste[88]. Si Le Nouvel Observateur émet des réserves sur le Programme commun, en particulier sur les nationalisations, ses éditorialistes et ses journalistes sont amenés durant les périodes électorales à intensifier leurs déclarations d'appartenance à « la gauche »[89] et à faire campagne pour les candidats socialistes et communistes de 1973 à 1981[90].
Ce processus d'enrôlement des médias au sein des luttes politiques rend périlleuse pour un journaliste la critique d'un homme politique appartenant à son propre « camp » partisan. Dans les médias et les rédactions contrôlés par le gouvernement ou par des groupes économiques proches, les règles décourageant la critique des personnels politiques de la majorité sont suffisamment intériorisées pour se transformer en autocontrainte[91]. Mais si l'autocensure des journalistes les plus proches du pouvoir peut être expliquée par les pressions que le gouvernement est susceptible d'exercer sur la direction des médias d'Etat ou sur le groupe de presse de Robert Hersant, au sein des journaux proches de l'opposition, qui ne sont pas soumis au contrôle hiérarchique institutionnel direct des dirigeants politiques qui leur sont proches, cette allégeance semble plus improbable. Cependant, dans un climat de tension entre les deux principales alliances politiques et le degré d'engagement et de mobilisation qu'il induit, le niveau de critique accepté par les responsables des partis de gauche de la part de la presse d'opposition est d'autant plus faible qu'ils estiment être marginalisés à la télévision. On ne saurait en effet sous-estimer l'intérêt électoral et politique que représentaient, pour les leaders de l'opposition, les orientations éditoriales de la presse d'opposition. Celle-ci contribuait à la diffusion des points de vue et des idées de « la gauche » auprès de « sympathisants »rarement touchés par la presse militante mais aussi auprès des électeurs les plus intéressés par la politique, c'est-à-dire au sein de catégories dont les dirigeants du PS peuvent considérer qu'elles constituent des relais d'opinion indispensables[92]. En outre, les leaders des différents courants du Parti socialiste peuvent supposer que l'orientation éditoriale de la presse d'opposition – lue par des adhérents actuels ou potentiels du parti[93] – ne pourra manquer d'avoir des conséquences sur l'évolution des rapports de force internes au PS[94]. Enfin, l'existence d'une presse « de gauche » grand public apparaît comme une condition nécessaire à l'établissement de la crédibilité d'une alternative électorale face à un gouvernement cherchant à se présenter comme disposant du monopole de la compétence économique et du sérieux gestionnaire. L'engagement des journalistes constituait ainsi une étape essentielle de la chaîne de légitimation des thèmes politiques radicaux et « anticapitalistes » promus par l'opposition et participait à la définition des représentations politiques ayant alors cours. Rendant compte des propos et des prises de positions des dirigeants du PS et des critiques qu'ils adressaient au gouvernement, mais aussi des engagements et des travaux des intellectuels – dans une phase où les intellectuels disposaient d'un prestige social et de ressources symboliques supérieures – les journalistes contribuaient à la conjonction symbolique des diverses oppositions au gouvernement « de droite ». L'effort de la direction du Parti socialiste pour obtenir un droit de regard sur les orientations éditoriales de la presse d'opposition s'explique donc à la fois par la structuration du parti en courants rivaux et par la nécessité, imposée par la distribution inégale des ressources politiques et médiatiques, de disposer d'un moyen non critique de diffuser son offre politique et d'imposer ses leaders face aux médias dominés par le gouvernement.
Ainsi, on constate une forte répression informelle des commentaires qui pourraient échapper à la logique des oppositions droite-gauche : un article favorable à un responsable politique opposé à la ligne officielle du journal ou, inversement, un commentaire critique envers le porte-parole d'une formation ordinairement soutenue, suscitent des protestations immédiates auprès de la rédaction qui a rarement la capacité ou la volonté de négliger ces interventions. L'engagement des journaux d'opposition en faveur de la réussite électorale de « la gauche » a donc pour conséquence un contrôle rigoureux de la cohérence de leur ligne politique et rend très difficile l'expression d'une éventuelle critique contre les principaux dirigeants du Parti socialiste ou de la plate-forme électorale du Programme commun ou des 110 propositions[95]. L'argumentation utilisée par le personnel de chaque faction politique fait appel à la fidélité et à la solidarité propres à ceux qui appartiennent au même « camp », aux objectifs qu'il faut atteindre avant de pouvoir se permettre des désaccords ou aux éventuelles conséquences d'une victoire électorale de l'autre coalition partisane[96]. Il s'agit ainsi de solliciter un sentiment de solidarité interne au « camp » de « la gauche » ou de « la droite » entre les journalistes et le personnel politique par delà des différences de logiques professionnelles. Mais pour qu'une telle argumentation puisse rencontrer un certain succès, il est nécessaire que les journalistes, en particulier ceux de la presse d'opposition, soient susceptibles d'être sensibles à un appel à leurs convictions politiques[97]. Deux caractéristiques particulières de la configuration politique des années soixante-dix expliquent l'influence du personnel politique de l'opposition sur les rédactions « de gauche ». D'une part l'augmentation de l'intensité des croyances dans la pertinence des clivages et des antagonismes politiques entre l'opposition et le gouvernement après 1968 est perceptible au sein même des rédactions. L'accroissement de l'hostilité à l'égard de Valéry Giscard d'Estaing et des groupes depuis longtemps aux affaires est sensible dans des rédactions auparavant modérées, en particulier au Monde[98]. Le recrutement des nouveaux journalistes au sein des rédactions « de gauche » s'opère en partie en fonction de critères de conformité à une ligne politique oppositionnelle. Cette politisation croissante « à gauche » de beaucoup de journalistes est facilitée et accentuée par la généralisation dans les milieux intellectuels et universitaires de postures « contestataires » et « de gauche »[99]. En outre, les jeunes journalistes sont de plus en plus souvent issus de l'université – études à dominante littéraire, écoles de journalistes ou même l'Institut d'Etudes politiques – dont les étudiants apparaissent majoritairement « à gauche » alors même qu'ils sont embauchés dans des rédactions souvent dominées par une ligne éditoriale proche de la majorité. La position subalterne et dominée de ces jeunes journalistes, au sein des rédactions et en tant que membres d'une profession qui n'a pas encore vu son statut social réévalué, tend à faciliter l'adoption d'attitudes contestataires et d'une posture politique « de gauche ». Comme les clercs subalternes et les catégories de salariés bénéficiant d'un capital culturel important mais n'ayant pas une position économique équivalente (professeurs du secondaire, intellectuels et universitaires de grade inférieur), les jeunes journalistes sont ainsi amenés à adopter des attitudes politiques plus souvent proches de l'opposition[100]. On pourrait ajouter que c'est sans doute l'ensemble de leur cercle de relations, professeurs, amis issus de l'université ou bien collègues journalistes qui partage alors les mêmes opinions « de gauche » et qui crédibilise et valide des convictions politiques majoritairement partagées par les milieux intellectuels[101]. Il s'agit là d'un nouvel indicateur de l'emprise qu'exercent alors les catégories politiques de « droite » et de « gauche » sur les acteurs des médias et sur les électeurs ainsi que du caractère extrêmement diffusé et généralisé de représentations politiques nettement clivées.
Lorsque Le Nouvel Observateur et Jean Daniel déclarent trouver du charme à Valéry Giscard d'Estaing[102] et à certains aspects de sa politique « réformiste », ils subissent les critiques des portes-parole des partis « de gauche »[103] :
Ne pas dire qu'il fait jour à midi, sous prétexte que votre adversaire politique l'ayant dit avant vous, vous pourriez paraître suspect de trahison aux yeux de vos amis : c'est ce qu'on appelle l'esprit de parti, surtout dans les pays latins, et c'était une règle du jeu que j'étais bien décidé à ne pas respecter. De plus, cela me paraissait grotesque. Ne pas souligner l'hommage que rend à la gauche un homme de droite qui lui emprunte ses idées [il s'agit de Valéry Giscard d'Estaing notamment sur les questions de la libéralisation de l'avortement, de la pilule et du respect du droit d'asile], c'est faire preuve non seulement d'intolérance mais aussi de stupidité. [...] Ainsi, lorsque j'observerai que Giscard a prononcé à Auschwitz un discours qui lui fait honneur, le cher René Andrieu [journaliste de l'Humanité] ne me ratera pas : je me serais compromis avec les ennemis de la classe ouvrière. Mais je parle aussi de toute la gauche pour qui une guerre civile froide doit séparer deux camps en France depuis 1789. [...] Dieu sait pourtant que nous avons nuancé notre interprétation des manifestations positives du giscardisme par bien des réserves essentielles. Nous n'avons pas crié à la “divine surprise”, et nous n'avons pas cru que nos idées étaient au pouvoir. [...] N'importe : nous commençâmes à devenir suspects. On reconnaissait en nous cette gauche parisienne, frivole, si sensible aux zéphyrs qui soufflent et à la séduction des modes. Même dans l'Unité, nous fûmes pris à partie[104].
La répression des commentaires critiques des journalistes prend la forme de déclarations mettant en cause l'attitude du journal. Mais cette mise en accusation publique se double également de pressions exercées directement auprès des journalistes concernés et de leur hiérarchie. Ces procédures de contrôle informel du contenu rédactionnel ne concernent pas seulement les phases de transgression flagrante des règles du soutien de la presse « de gauche » au personnel politique de l'opposition : même au sein des rédactions les moins critiques et au cours des périodes de forte cohérence entre l'orientation politique des articles effectivement publiés et la ligne éditoriale « officielle »des journaux d'opposition, il existe de nombreuses occasions d'intervention et de protestation – c'est-à-dire d'exercice de pressions – des lecteurs ou du personnel politique « de gauche » sur les journalistes des rédactions « amies ».
Jospin m'ayant plus ou moins plaisamment déclaré – comme c'est alors l'usage au Parti socialiste, depuis que le premier secrétaire lui-même en a donné le ton – qu'on est curieux de savoir ce que mon journal va bien pouvoir imaginer de surprenant et de désagréable, j'en profite pour donner libre cours à une impatience trop longtemps rentrée. Que nous reproche-t-on à la fin ? [...] D'avoir par mendesisme quelques indulgences pour Rocard. Je ne vais certes pas renier ou désavouer quoi et qui que ce soit. Mais, rappelant que les sympathies, qu'on paraît déplorer, pour certaines personnalités sont plus anciennes que l'accession de François Mitterrand au poste de premier secrétaire, je trouve singulier qu'au lieu de s'interroger sur les raisons qui me rapprochent maintenant de lui, on se demande pourquoi je garde des attaches avec les autres. [...] Je tiens à ce qu'il n'y ait plus de malentendus. Pour ma part, je ferai en sorte que personne autour de moi ne les alimente. S'il y a des divergences sérieuses entre nous, tâchons de nous enrichir mutuellement en élevant le débat au lieu de nous exprimer par des égratignures de notre côté, par des soupçons permanents du côté des lieutenants du premier secrétaire[105].
Les rancunes que le principal dirigeant du principal parti d'opposition, François Mitterrand, entretient à l'égard de certains journalistes à qui il reproche leurs commentaires (citons en particulier André Fontaine[106], Jean Daniel[107], Jean Marie Colombani[108], Guy Claisse[109], Serge July[110]) sont révélatrices des luttes internes aux réseaux politiques de « la gauche » et des pressions susceptibles d'être exercées sur les journalistes par les dirigeants du Parti socialiste[111] et, avec un succès moindre, par le Parti communiste[112]. Avant 1981, bien que le personnel politique du PS et du PC ne dispose pas de moyens de pression institutionnels[113], de telles interventions ne sont pas condamnées à rester sans suite. Il est de l'intérêt des rédactions des journaux d'opposition de ne pas encourir l'hostilité des porte-parole des partis « de gauche », en particulier parce qu'une part non négligeable de leur surface rédactionnelle est consacrée à la couverture de leur action politique et qu'une rupture rendrait l'obtention d'informations plus difficile[114].
Cependant, la capacité des leaders de l'opposition à obtenir des journalistes qui leur sont proches des articles favorables à leur égard et critiques envers leurs adversaires se traduit rarement par des pressions manifestes ou des polémiques publiques risquant de compromettre durablement les bonnes relations qu'ils entretiennent avec la presse. Dans la plupart des circonstances, les journalistes écrivent et publient des articles conformes à la logique de la ligne éditoriale de leur quotidien. C'est d'ailleurs pour cette raison que les rares articles faisant exception à cette règle tacite des relations entre la presse nationale et le personnel politique suscitent des réactions aussi vives car ils ne sont pas considérés comme relevant d'une liberté d'écriture qui serait propre aux journalistes mais comme la manifestation d'une attaque politique délibérée risquant de se reproduire[115]. Un journaliste expérimenté sait qu'un article conforme à la ligne éditoriale du journal n'entraînera aucun problème particulier tandis que s'y opposer nécessitera au contraire une énergie considérable pour affronter à la fois l'hostilité de la hiérarchie du journal, les protestations des hommes politiques mis en cause et celles des lecteurs les plus attachés aux orientations politiques du journal. L'autocontrôle des journalistes et de leur hiérarchie à l'égard des hommes politiques de leur « camp » est donc autant le produit des convictions partisanes des rédacteurs que l'effet de logiques professionnelles de minimisation des tensions entre le journaliste ou sa rédaction et les professionnels de la politique qu'ils soutiennent. Avant 1981, il est rare qu'un rédacteur n'appartenant pas à la hiérarchie du journal puisse mettre en cause les hommes politiques les plus proches de la ligne de son quotidien.
L'adoption de lignes éditoriales aussi clairement engagées soit dans le sens du soutien à l'opposition soit dans le sens de soutien au gouvernement, ne serait toutefois pas possible si un tel engagement avait pour conséquence la baisse tendancielle du tirage de la presse ou la chute de l'audience des journaux audiovisuels. En effet, si certains propriétaires de journaux peuvent accepter de perdre de l'argent pour bénéficier d'une tribune politique, il leur est difficile de voir leur entreprise rester chroniquement déficitaire sur une longue période, à moins d'être subventionnée par les groupes politiques au pouvoir[116]. Cependant, entre 1968 et 1981, on constate au contraire un accroissement général de l'audience de la presse d'opposition, avec la création de deux nouveaux journaux, Libération en 1973 et Le Matin de Paris en 1979, et l'augmentation du tirage du Monde qui passe, entre 1967 et 1981, d'une diffusion quotidienne de 294.000 à 439.000 exemplaires. On peut donc constater le succès commercial des stratégies éditoriales appuyées sur une ligne d'opposition au gouvernement. L'accroissement d'un public susceptible d'acheter des journaux hostiles à la majorité au pouvoir est donc une condition nécessaire au maintien de lignes éditoriales très oppositionnelles. On peut supposer que dans une configuration politique où le gouvernement donne le sentiment de contrôler les informations diffusées à la télévision ou à la radio, la demande de journaux critiques tend à augmenter. Appuyé sur la différenciation croissante des offres politiques et en l'absence de toute désaffection des lecteurs pour les journaux engagés dans les luttes partisanes, le système d'opposition gauche-droite au sein de la presse a tendance à s'entretenir de lui-même : une ligne éditoriale engagée sélectionne un lectorat sensible aux options politiques adoptées dont l'accroissement tend à encourager le maintien des orientations du journal.
Dans les colonnes des quotidiens ou des hebdomadaires, le journalisme politique oscille sans discontinuité entre le répertoire du discours idéologico-partisan et le subjectivisme missionnaire de la chronique ou de l'éditorial. Dans l'un ou l'autre cas, les sentiments de compétence, de confiance et de solidarité naissent beaucoup moins de l'observation de principes généraux, de la soumission à des critères professionnels collectifs ou d'accords fondamentaux sur des valeurs communes globales. Commentateurs, éditorialistes s'évaluent : 1) à l'aune des qualités intrinsèques personnelles - distinction du style, pertinence des idées, 2) eu égard au degré de communion entre les certitudes idéologico-partisanes spécifiques des émetteurs et celles des récepteurs. Cette dernière procédure tient un premier rôle dans la figure du journalisme politique idéologico-partisan : un fond commun de croyances ou de pensées, auquel s'identifient des classes sociales ou des familles politiques particulières, renforce la confiance que les lecteurs ont dans les journalistes, et même la compétence qu'ils leur reconnaissent [117].
Le succès économique dispense les journalistes de remettre en cause leurs orientations rédactionnelles. Les savoirs pratiques que les professionnels de la presse peuvent avoir sur leur public, en particulier à travers les enquêtes de lectorat[118] ou par le traditionnel courrier des lecteurs, renforcent encore la croyance largement répandue – et peut-être bien fondée – d'une motivation d'achat fortement dépendante de la ligne éditoriale du titre[119]. Les cadres de perception et d'analyse des responsables des rédactions apparaissent donc façonnés par l'idée que la bonne santé de leur journal est conditionnée par le maintien de son orientation partisane[120]. Les conditions de possibilité des injonctions à la discipline et de l'autocensure qui s'exercent sur les journalistes dans la couverture de l'actualité politique ne pourraient se comprendre si on ne voyait pas ce que de telles pratiques de régulation doivent à l'emprise des modes de pensée et des identités partisanes au sein de la fraction la plus politisée des lecteurs[121]. L'ascendant relatif que le personnel politique « de gauche » exerce avant 1981 sur la presse d'opposition apparaît donc liée au fait que les responsables de ces médias supposent qu'une part importante de leur lectorat le plus politisé n'admettrait pas que soient critiqués ouvertement les principaux porte-parole de « la gauche ». À ces contraintes structurelles, issues des relations existantes entre le personnel politique, les journaux de chaque « camp » et la fraction la plus politisée du lectorat, s'ajoutent les préférences politiques propres aux journalistes qui ont souvent été au principe de leurrecrutement[122]. En ce sens, l'emprise croissante des sentiments d'appartenance partisane entre 1968 et 1981 ne pouvait pas ne pas toucher au premier chef les journalistes qui appartiennent aux catégories sociales les plus susceptibles d'être intéressées par la politique et qui ont souvent – en particulier dans la presse d'opposition – reconverti dans le journalisme une connaissance de l'espace politique acquise par le militantisme.
Jusqu'en 1981, l'orientation éditoriale des articles tend donc à être très contrôlée et apparaît rarement surprenante aux yeux des observateurs. Durant les phases électorales mais aussi pendant les périodes les plus routinières de la vie politique, la presse d'opposition soutient le personnel politique « de gauche »[123] tandis qu'à l'inverse la presse « de droite » se montre favorable à l'action du gouvernement. Cette prévisibilité du ton de la presse tend à renforcer la crédibilité des hommes politiques de chaque « camp » aux yeux de leurs partisans, puisque les seules informations critiques que ceux-ci peuvent recevoir proviennent de journalistes appartenant à des rédactions considérées comme hostiles ou aux commentaires d'adversaires politiques dont la légitimité peut paraître sujette à caution. La structuration du champ journalistique et le type de relation que les acteurs partisans entretiennent avec les rédacteurs rend improbable une éventuelle rupture de représentation – au sens de Goffman – et contribue à valider et à renforcer les représentations politiques bipolaires. Le système médiatique segmenté qui prévaut au moins jusqu'en 1982 repose donc sur trois facteurs, la structuration agonistique du jeu politique, celle, homologue, de l'organisation dualiste des médias où la logique de production des commentaires est alors proche des logiques partisanes et enfin l'emprise que le système des oppositions politiques constituées exerce sur les représentations et les dispositions politiques des agents dont les schèmes de perception des affrontements partisans tendent à être ajustés à la forte différentiation des offres et des discours politiques.
Jusqu'en 1981, la forte différenciation entre les thèmes développés par les groupes politiques appartenant à l'opposition et à la majorité et l'enrôlement des rédactions dans les luttes politiques contribuent à associer aux principaux journalistes une étiquette politique nettement identifiée : les dirigeants des rédactions et même les rédacteurs de moindre rang apparaissent embauchés et promus en raison notamment de leur conformité à la ligne politique de leur journal[124]. Une fois établie, cette image partisane les rend difficilement employables – pour des raisons de cohérence et de crédibilité professionnelle – dans une rédaction dont la ligne politique serait à l'opposé de leur identification. Avant 1981 mais également bien après, la mobilité professionnelle des journalistes de la presse nationale s'opère donc au sein de réseaux politiquement structurés. Ainsi, Le Canard Enchaîné, Le Matin de Paris, Libération,Le Monde, L'Evénement du Jeudi et Le Nouvel Observateur sont susceptibles d'échanger des journalistes comme peuvent le faire L'Express, Le Point, Le Figaro, France-Soir, Le Quotidien de Paris et les quotidiens régionaux du groupe Hersant.
66 % des 73 journalistes de Libération qui, entre 1973 et 1993, quittent le quotidien et demeurent dans le journalisme sont embauchés dans des journaux « de gauche » (n=48) dont dix-huit pour Le Nouvel Observateur[125], onze pour Le Monde, cinq pour L'Événement du Jeudi, cinq pour Le Matin de Paris et huit pour divers titres « de gauche » (Actuel, Le Monde diplomatique, Le Monde de l'éducation, L'Autre Journal). Seuls 11 % (n=8) seront ensuite embauchés dans la presse classée « à droite » (dont cinq à L'Express, un au Point, un à La Tribune de l'économie et un au Parisien, alors considéré plus « à droite » qu'aujourd'hui) et dix-sept dans des journaux dont la ligne politique est moins clairement identifiée (Courrier international, Le Journal du dimanche, etc.)[126]. Une analyse similaire montrerait que les journalistes du Matin de Paris ont été majoritairement réembauchés au sein de la presse « de gauche » tandis que ceux du Quotidien de Paris l'ont été dans les journaux « de droite ». On peut en outre faire l'hypothèse que les journalistes recrutés dans une rédaction ayant une autre orientation que leur journal d'origine ont une spécialité plus souvent « technique » (santé, sport...) que politique.
Les embauches matérialisent l'existence de réseaux d'entraide fondés sur l'appartenance politique qui tendent à favoriser l'arrivée d'un journaliste là où d'anciens membres de sa rédaction d'origine occupent déjà des postes de responsabilité, mais également les contraintes de crédibilité idéologique qui s'imposent aux producteurs intellectuels[127]. Lorsque Le Quotidien de Paris devient après 1981, sous l'impulsion de Philippe Tesson, de plus en plus proche de l'opposition alors que la rédaction qui comprend des anciens journalistes de Combat et de l'Aurore se trouve être plutôt « à gauche »[128], beaucoup des journalistes qui partiront seront recueillis par e Matin de Paris et L'Evénement du Jeudi[129]. En 1988, une partie des anciens journalistes du Matin de Paris est engagée à L'Evénement du Jeudi ou dans d'autres rédactions proches de « la gauche »[130]. Après la disparition du Quotidien de Paris, les journalistes recrutés sur une ligne politique « de droite » seront partiellement réembauchés par Le Figaro (citons notamment Paul Gilbert qui passe d'un service politique à l'autre et la journaliste chargée de SOS-Racisme, Judith Waintraub). La conformité d'un journaliste à la ligne politique de la rédaction d'accueil paraît être longtemps une condition nécessaire de son recrutement au sein de la hiérarchie d'un journal.
Jusqu'au milieu des années quatre-vingt, il y a peu d'exemples de quotidiens nationaux de presse écrite ayant cherché à embaucher à un poste de responsabilité rédactionnelle un journaliste réputé être d'une orientation partisane opposée à celle de sa rédaction. Le passage d'un segment de la presse à un autre est pour un journaliste d'autant plus coûteux qu'il occupait une position plus élevée au sein de son ancienne rédaction et qu'il était plus étroitement associé à une tendance partisane. Les cas de transgression suscitent de fortes polémiques parmi les journalistes et les hommes politiques. Ainsi lorsqu'en 1980 Claude Perdriel veut engager Alain Froissart au Matin de Paris, la rédaction proteste contre l'arrivée d'un journaliste classé « à droite » dans un journal « de gauche » et vote la grève[131]. En 1989, le départ de Franz-Olivier Giesbert du Nouvel Observateur pour Le Figaro soulève une tempête de commentaires négatifs au sein des rédactions de la presse « de gauche » alors même que l'intensité des affrontements partisans est moindre qu'en 1981[132]. C'est parce que les journaux sont identifiés par le personnel politique comme des auxiliaires des luttes partisanes et par les fractions les plus politisées du corps électoral comme de quasi-tribunes politiques que le passage d'un journaliste d'une rédaction « de gauche » à un titre « de droite » est susceptible d'être considéré par de nombreux acteurs et observateurs comme un événement notable et analysé sous la catégorie de la « trahison »[133]. L'usage d'un tel terme implique une croyance forte en la pertinence des oppositions politiques entre le personnel politique « de droite » et « de gauche » et dans la nature partiellement idéologique de l'activité professionnelle des journalistes au sein de leur rédaction. La rupture de représentation que provoquait Franz-Olivier Giesbert en passant de l'organe de la gauche intellectuelle au principal journal « de droite » ne pouvait que susciter l'étonnement des profanes et la colère des hommes politiques « de gauche » alors même que la dédifférentiation des offres politiques avait depuis 1981 atténué la rudesse des affrontements partisans[134].
Certaines rédactions cependant, parce que les informations qu'elles diffusent sont susceptibles de toucher un public bien plus large que celui des journaux « politisés » – en particulier les radios et les télévisions – sont contraintes de « neutraliser » leur orientation éditoriale. Si ces médias peuvent accueillir des éditorialistes associés à un groupe politique clairement identifié, il leur est nécessaire d'équilibrer ces tendances pour respecter une mise en forme « pluraliste » de la fonction éditoriale et de séparer nettement l'information « factuelle » donnée par des journalistes « ordinaires » de la station des prises de position des éditorialistes internes ou extérieurs à la rédaction[135]. Si avant 1981, les journalistes permanents les plus visibles des rédactions audiovisuelles n'échappent pourtant pas à l'image « gouvernementale » qui s'attache à l'ensemble de la radio et de la télévision, il leur sera ensuite plus facile, malgré le caractère encore toujours partisan de la plupart des nominations des directeurs de l'information et des présentateurs, de maintenir l'image « neutralisée » du contenu éditorial de leurs produits journalistiques. Dans une telle configuration, les journalistes de presse écrite ont donc quelques difficultés à pouvoir être embauchés dans les rédactions les plus neutralisées puisqu'ils sont souvent politiquement marqués par les orientations de leur précédente rédaction. Il serait pourtant difficile de discerner, à côté de la presse affiliée aux deux principales tendances politiques, un pôle journalistique « neutre » où pourraient être classés les radios et les télévisions, le Journal du dimanche et la Croix et au sein duquel les journalistes circuleraient en fonction de critères exclusivement professionnels. Nous l'avons vu, jusqu'à la défaite de Valéry Giscard d'Estaing, la mise en scène de la neutralité rédactionnelle de la télévision ou des stations de radios périphériques s'avère déficiente. Ce n'est qu'après 1981, dans une conjoncture marquée par l'affaiblissement de la capacité du gouvernement à imposer une ligne éditoriale aux journaux audiovisuels et par la « neutralisation » relative des orientations éditoriales de l'ensemble de la presse parisienne, que se généraliseront des stratégies de mise en scène de l'apolitisme des orientations rédactionnelles des journaux – qui se réduiront souvent à une capacité accrue à critiquer l'ensemble des groupes politiques – .
Après 1981, on peut constater un affaiblissement structurel de l'emprise des acteurs politiques sur les médias, en raison d'un ensemble de processus induits par l'alternance politique. Le passage dans l'opposition des personnels politiques giscardiens et gaullistes tend à réduire sensiblement l'influence qu'ils pouvaient avoir sur les médias audiovisuels institutionnels mais aussi sur les rédactions indépendantes dont ils étaient proches (L'Express et le Point, le Figaro, le Quotidien de Paris et France Soir ainsi que certaines radios périphériques comme Europe 1) puisque leurs moyens de pression et leur pouvoir sur les marchés publics sont considérablement diminués. Les ressources des gaullistes et des giscardiens vis-à-vis des journalistes étaient fondées de longue date sur les positions institutionnelles qu'ils occupaient, tandis que seules les principales personnalités de la gauche étaient connues nationalement[136]. Le contrôle exercé sur les médias d'Etat garantissait au personnel gouvernemental un accès routinisé et non disputé aux journaux télévisés. Après 1981, l'attention de la presse, perçue par l'ancien personnel gouvernemental comme une situation normale cesse de lui être acquise. Les anciens ministres doivent alors faire face simultanément à la démonétisation accélérée de leurs ressources politiques fondées sur des positions électives dont ils ne sont plus titulaires et à l'apparition de nouveaux concurrents au sein de leurs partis appuyés sur des dirigeants de premier plan (François Léotard, Alain Madelin et Gérard Longuet promus par Valéry Giscard d'Estaing, Jacques Toubon, Alain Juppé, Philippe Séguin ou Charles Pasqua par Jacques Chirac qui accéderont tous en 1986 à des postes ministériels). Enfin la concurrence entre les personnels politiques gaullistes et giscardiens, exacerbée par les tensions qui ont suivi le départ de Jacques Chirac de Matignon en 1976 et la campagne électorale de 1981[137] n'est plus régulée, pour la première fois depuis 1958, par l'autorité institutionnelle du président ou du premier ministre et peut au contraire se déployer dans les colonnes des journaux et auprès des électeurs lors des premiers tours des scrutins. Dans une moindre mesure, le renouvellement de la direction du Parti socialiste, provoqué par la nomination de ses principaux leaders au gouvernement, va également conduire à l'apparition de nouvelles personnalités (les ministres de second rang, une partie des députés, les nouveaux cadres du parti) qui vont chercher à accroître leur notoriété et leur « ministrabilité » par des stratégies dirigées vers les médias autant que vers les structures partisanes.
Cette augmentation de la concurrence au sein de chaque « camp » politique et l'intensification des luttes pour les positions de pouvoir entre la gauche et la droite – liées à une perspective d'alternances plus fréquentes que durant la première partie de la Vème république – a pour conséquence une autonomie relative accrue des journalistes qui sont amenés à choisir partiellement les hommes politiques invités à s'exprimer sur l'actualité – exception faite de ceux qui sont institutionnellement placés au premier plan – . Ce choix se fera sur des critères souvent essentiellement « médiatiques » – comme la capacité à s'exprimer à la télévision – et aura pour conséquence un accroissement de l'autonomie relative des journalistes par rapport aux hommes politiques et en particulier ceux dont ils sont les plus proches[138]. La diminution de la capacité des structures partisanes à imposer leurs critères de choix dans le processus de renouvellement du personnel politique sera sensible lorsqu'apparaîtront durant les années quatre-vingt des entrepreneurs politiques semi-indépendants disposant d'une fortune personnelle ou des ressources d'une collectivité locale mais dont le principal capital politique sera constitué par leur capacité à « bien passer » dans les médias audiovisuels et à s'appuyer sur les journalistes de télévision pour contourner leurs autorités partisanes[139]. Enfin, dans une conjoncture électorale qui a vu l'affaiblissement de l'assise locale de beaucoup de notables de l'ancienne majorité (lors des élections municipales en 1977 et législatives en 1978 et 1981), la capacité de Robert Hersant – par son contrôle des orientations rédactionnelles d'une proportion importante des quotidiens locaux – à favoriser la sélection et l'éligibilité de certains candidats de l'UDF ou du RPR, le place en position de jouer un rôle politique au sein de l'opposition et contribue à atténuer la situation de subordination que les principaux journalistes de son groupe pouvaient auparavant entretenir avec les ministres et les dirigeants politiques[140].
Si la nouvelle majorité remplace assez rapidement les présidents des chaînes de télévision et les directeurs de l'information[141], le gouvernement de Pierre Mauroy n'obtiendra jamais sur la nouvelle télévision le degré de contrôle qu'avaient pu avoir les gouvernements gaullistes ou giscardiens[142]. L'indépendance accrue des rédactions audiovisuelles sera manifeste lorsque le gouvernement sera dans l'impossibilité de limiter la reprise dans les journaux télévisés des informations sur « l'affaire » des « irlandais de Vincennes » ou celle du « Rainbow Warrior »[143]. Parallèlement, on observe un affaiblissement des moyens de pression des dirigeants du Parti socialiste sur la presse de gauche. D'une part, la réalisation de l'alternance tant attendue et l'éloignement des échéances électorales rendent moins pressante pour les journalistes les plus proches de la nouvelle majorité l'obligation de soutenir le personnel politique de leur « camp » et moins efficaces les injonctions à la solidarité politique. D'autre part, la désaffection des électeurs pour le nouveau gouvernement qui va se manifester assez vite lors des élections cantonales et municipales de 1982 et 1983, va conduire les responsables de rédactions « de gauche » à souhaiter marquer une prise de distance vis-à-vis du PS. On observe donc à partir de 1981 une diminution simultanée des possibilités de contrôle du contenu éditorial des journaux selon des logiques partisanes dans les deux « camps » politiques.
La diminution de l'emprise des groupes politiques sur les médias va également être facilitée par la croissance du nombre des rédactions et par l'extension du marché du travail pour les journalistes : en rendant plus aisées les possibilités de reclassement et de réembauche en cas de conflit et de démission, l'élargissement de l'offre rédactionnelle tend à accroître l'indépendance et les possibilités de résistance aux pressions. La diversification de la presse magazine, la création des radios privées de la bande FM, celle de France Info, de Canal Plus, de la Cinquième chaîne, la privatisation de TF1 entraînent une augmentation du nombre des grandes rédactions nationales de presse écrite ou audiovisuelle susceptibles d'employer des journalistes. Cet accroissement du nombre des rédactions se traduit par une hausse sensible du nombre des titulaires d'une carte de presse qui augmente de 14 % entre 1970 et 1975, de 20 % entre 1975 et 1980 mais de plus de 30 % entre 1980 et 1985[144]. Le relatif équilibre – dû aux alternances successives de 1981, 1986 et 1988[145] – entre les rédactions affiliées aux deux camps politiques implique un accroissement plus que proportionnel des possibilités d'emploi des journalistes classés « à gauche » dont les perspectives professionnelles étaient avant 1981 plus étroites. L'employabilité accrue de ces journalistes leur permet donc d'être moins contraints qu'auparavant par les pressions exercées par les hommes politiques de leur camp. La possibilité nouvelle pour les grandes plumes de changer d'employeur entraîne également une moins forte soumission des principaux journalistes aux pressions institutionnelles d'une part mais aussi aux pressions des hommes politiques de leur propre camp lorsqu'ils appartiennent à l'opposition[146]. Le niveau d'autocensure des journalistes de télévision, auparavant élevé, tend donc à décroître à partir de 1982.
La création ou la privatisation de nouvelles chaînes, même opérées selon des logiques partisanes dans lesquelles les médias et leurs rédactions sont confiés ou affermés à des « amis » politiques, aboutissent donc à un affaiblissement tendanciel des capacités du personnel politique à faire pression sur les journalistes, par le seul effet de l'accroissement du nombre d'opportunités professionnelles offertes aux principaux journalistes[147]. Les journalistes disposant d'un crédit professionnel et d'un capital de notoriété se voient recherchés par les nouveaux propriétaires de médias pour asseoir la crédibilité de leur rédaction et pour attirer le public. La possibilité nouvelle pour les « grandes plumes » de changer d'employeur entraîne un affaiblissement du niveau d'autocensure des journalistes vis-à-vis du personnel politique par le seul effet de l'accroissement du nombre d'opportunités professionnelles offertes. L'augmentation des salaires des journalistes de télévision les plus connus du public, constitue un indicateur du rôle croissant joué par tous les journalistes susceptibles d'apparaître à l'antenne et rend manifeste le nouveau statut symbolique de la profession (même si la moyenne des émoluments au sein de la profession reste très éloignée de ces sommes)[148]. À partir de 1981, les hommes politiques ne sont donc plus face aux principaux journalistes dans la même position qu'auparavant, lorsque l'éviction d'un journalistes était susceptible d'être demandée par les principaux dirigeants de la majorité parlementaire. Non seulement les hommes politiques ne disposent plus d'autant de moyens institutionnels ou d'influence pour faire pression sur les journalistes vedettes ou les directeurs de l'information mais ils tendent au contraire à leur devenir redevables pour l'établissement de leur notoriété politique.
L'augmentation du nombre de radios et de télévisions accompagne un processus de transformation du mode de financement des médias audiovisuels. Face à la concurrence des nouvelles télévisions, la redevance n'est plus en mesure d'assurer des ressources suffisantes aux chaînes publiques sans une augmentation sensible de ses tarifs que les gouvernements entre 1984 et 1988 ne souhaitent pas imposer, ce qui va conduire à l'accroissement de la part du financement publicitaire dans le budget des télévisions publiques. Parallèlement, la publicité tend à devenir la principale source de revenus de la presse tandis qu'augmente la part de la télévision dans le total des dépenses publicitaires. Les ressources publicitaires de la télévision qui représentaient en 1983 73 % de celles de la presse quotidienne en représentent 128 % en 1988 (voir tableau 2). La création de Canal Plus, de la Cinquième chaîne et la privatisation de TF1 se traduisent par un quasi doublement des dépenses publicitaires à la télévision[149]. Le contrôle des pouvoirs publics sur les télévisions privées – que ce soit par l'intermédiaire de la Haute Autorité et de la CNCL ou par des moyens non institutionnels – demeure faible tandis que les télévisions publiques sont de plus en plus dépendantes des logiques de recherche de l'audience induites par l'emprise du marché publicitaire. Les responsables de ces chaînes sont ainsi amenés à aligner en partie leurs programmes mais aussi leurs journaux télévisés sur ceux des chaînes privées. L'entrée des chaînes et des journaux télévisés dans une logique de concurrence contribue à rendre plus difficile un contrôle direct des propriétaires ou des autorités de tutelles sur le contenu proprement politique des commentaires journalistiques ou sur les modes de présentation des informations[150]. Les personnels des rédactions du service public comme ceux des chaînes privés considèrent en effet qu'un tel contrôle pourrait porter atteinte à la crédibilité journalistique de la rédaction et risquerait d'entraîner une chute de l'audience – argument auquel les responsables de médias, en particulier privés, peuvent se montrer sensibles[151]. L'apparition de chaînes privées tend donc à affaiblir durablement le contrôle direct que le personnel politique au pouvoir était susceptible d'exercer sur la télévision.
1968 |
1978 |
1981 |
1983 |
1985 |
1987 |
1988 |
|
Presse |
13700 |
15300 |
16000 |
19000 |
20600 |
25000 |
27600 |
dont quotidiens |
- |
7000 |
7000 |
7200 |
7200 |
8700 |
9500 |
T.V. |
387 |
3600 |
4000 |
5300 |
6000 |
9800 |
12200 |
total grands médias |
17700 |
24850 |
26800 |
32000 |
34600 |
46400 |
49600 |
De plus en plus dépendantes des procédures de mesure de l'audience, les directions de chaînes publiques ou privées sont conduites à proposer des programmes et des journaux télévisés susceptibles de n'écarter aucune catégorie de téléspectateurs. Alors que le monopole d'État sur la télévision permettait au gouvernement d'exercer une tutelle directe sur les journalistes et le contenu de l'information, le processus de privatisation et l'accroissement de la concurrence vont au contraire contraindre la direction des chaînes – y compris celles du service public – à proposer un produit journalistique politiquement « neutralisé » acceptable par des téléspectateurs dotés de préférences partisanes hétérogènes, affaiblissant ainsi l'emprise des propriétaires ou des autorités de tutelle sur les modes de présentation des informations ou sur le contenu proprement politique des commentaires journalistiques.
Cet ensemble de transformations structurelles des relations entre les journalistes, les directions des médias, les régies publicitaires et les hommes politiques va également se traduire par un processus de « neutralisation » relative des lignes éditoriales de l'ensemble de la presse, en particulier celles de la presse « de gauche », qui va être conduite à transformer son orientation idéologique et l'attitude adoptée à l'égard du gouvernement de gauche et de l'ensemble des organisations associées au PS. Dans un premier temps, le changement de majorité et les transformations des contraintes institutionnelles s'exerçant sur le discours politique tenu par les nouveaux responsables gouvernementaux, va obliger les principaux journaux classés « à gauche » à modifier leur ligne éditoriale pour rester en phase avec l'offre politique du personnel gouvernemental dont ils sont proches. Mais la baisse des tirages que connaît l'ensemble des titres qui se réclament de « la gauche » va ensuite conduire ces rédactions à adopter des stratégies de prise de distance avec un gouvernement avec lequel elles se voyaient trop étroitement associées. Ces stratégies vont se traduire entre 1983 et 1986 puis après 1988 par l'adoption d'un ton plus nettement critique à l'égard du personnel gouvernemental et des organisations qui lui sont supposées « proches ».
Aux logiques économiques et professionnelles favorisant le processus de « neutralisation » des lignes éditoriales des journaux doivent être ajoutées les contraintes proprement politiques qui concourent à amarrer les schèmes d'analyse et de jugement des journalistes à l'offre politique des partis dont leur rédaction est proche. Si les évolutions idéologiques des responsables socialistes après 1981 ont été souvent soulignées, soit pour regretter l'abandon des « idéaux de la gauche », soit pour se féliciter du nécessaire aggiornamento économique du PS et de l'adoption d'une « culture de gouvernement » (voir supra), on s'est peu intéressé au fait que la presse d'opposition qui, durant les campagnes électorales de 1974 à 1981, apportait son soutien aux programmes successifs des hommes politiques « de gauche », ait pu aussi rapidement que le personnel de la nouvelle majorité changer d'attitude et soutenir les nouveaux thèmes politiques défendus par les gouvernements de Pierre Mauroy puis de Laurent Fabius. Si les besoins argumentatifs d'un parti au gouvernement sont structurellement différents de ceux d'un parti d'opposition, il apparaît plus difficile de comprendre la transformation des orientations éditoriales de l'ancienne presse d'opposition – passée en l'espace de trois ans de l'approbation du programme des nationalisations à celle du « tournant de la rigueur » – ainsi que de la faible résistance rencontrée au sein des rédactions au cours de ce processus. Pour rendre compte de l'étonnante rapidité avec laquelle s'est faite cette transformation des orientations éditoriales de l'ancienne presse d'opposition, il est nécessaire de comprendre les logiques sociales qui lient le personnel politique de chaque « camp » partisan et les journalistes et les rédactions qui lui sont associés. Ainsi, il apparaît que les journalistes sont en partie « astreints » à suivre les orientations idéologiques des hommes politiques dont ils sont réputés proches, que ceux-ci soient dans l'opposition (voir supra) ou a fortiori au gouvernement.
La structuration homologue du champ politique et du champ de l'information politique, stable en l'absence d'alternance, va être profondément transformée par l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Après la nomination de Pierre Mauroy à Matignon, le tirage des journaux qui s'opposent au nouveau gouvernement tend à augmenter tandis que celui des titres qui le soutiennent diminue (voir le tableau 2)[153]. Le Monde voit sa diffusion nationale payée chuter entre 1981 et 1984 de 350.000 à 280.000 exemplaires par jour tandis que Le Matin de Paris perd le tiers de ses ventes. Parmi les journaux classés « à gauche », seul Libération qui est alors en train de rompre avec son image de journal « marginal » en rapprochant son contenu rédactionnel de ceux du Monde et du Matin de Paris, gagne plus de lecteurs qu'il n'en perd[154]. Cette évolution touche seulement quelques dizaines de milliers de lecteurs mais en quelques mois Le Monde et Le Matin de Paris se situent en dessous de leur seuil de rentabilité. L'interprétation que les dirigeants de ces rédactions font de la baisse de leur tirage est spontanément d'ordre politique : si le nombre d'acheteurs des journaux les plus favorables au PS baisse tandis que celui des journaux d'opposition progresse, c'est parce qu'ils sanctionnent une ligne éditoriale de soutien au nouveau gouvernement.
Il est douteux que les lecteurs des quotidiens « de gauche » aient pu en quelques mois se reporter sur les journaux appartenant au camp politique opposé selon le modèle du « marché » où le client déçu par un produit est immédiatement disposé à choisir son concurrent. Les lecteurs de journaux appartiennent en effet aux catégories sociales les plus susceptibles d'avoir des convictions partisanes leur rendant difficile la lecture d'un quotidien opposé à celles-ci. Cependant, cette transformation rapide de la demande manifeste à l'évidence une baisse des motivations d'achat pour les journaux « de gauche » et d'une augmentation des motivations d'achat pour les journaux d'opposition. On peut faire l'hypothèse que cette évolution recouvre deux phénomènes et deux temporalités distincts : d'une part, la demande d'articles critiques à l'égard du gouvernement de Raymond Barre – dont le tirage des journaux d'opposition bénéficiait partiellement – disparaît après la nomination de Pierre Mauroy à Matignon ; simultanément, certains électeurs qui s'identifiaient à l'ancien gouvernement et qui, avant 1981, achetaient de façon irrégulière un quotidien, cherchent dans une lecture plus assidue d'un journal d'opposition des éléments de réassurance de leurs convictions. Cette hypothèse permet de rendre compte de la rapidité de la baisse du tirage des journaux « de gauche » et de la hausse de celui des journaux « de droite » qui ne pourraient s'expliquer par l'apparition dès juin ou septembre 1981 de « déçus du socialisme ». D'autre part, il est possible, dans un second temps seulement, que la déception relative suscitée par les premiers mois du nouveau gouvernement ait détourné une partie des lecteurs « de gauche » des journaux les moins critiques à l'égard du pouvoir (Le Monde et Le Matin de Paris) et qu'au contraire les premières personnes mécontentes du nouveau gouvernement se soient mises à rechercher des journaux proposant une analyse critique de celui-ci. Enfin, on peut constater que le ton en usage dans les journaux de gauche à l'égard du gouvernement change radicalement après 1981, puisqu'auparavant fondé sur l'ironie, la critique et la dénonciation du personnel politique au pouvoir – caractéristiques pour lesquelles une partie de leurs lecteurs les achetaient – il devient plus mesuré et moins incisif, conséquence de l'embarras qu'éprouvent les journalistes à défendre le gouvernement. Il est donc vraisemblable qu'une partie du lectorat des journaux d'opposition avant 1981 ait davantage recherché leur posture ironique et contestataire envers les détenteurs des positions d'autorité qu'un soutien politique apporté au personnel de « la gauche ».
Quelles qu'aient pu être les causes effectives de la mévente des journaux « de gauche » celle-ci va conduire leurs dirigeants à infléchir leur ligne éditoriale en adoptant des stratégies de prise de distance symbolique envers le Parti socialiste. Les trajectoires commerciales et éditoriales opposées du Matin de Paris et du Monde entre 1983 et 1988 seront interprétées par les professionnels de la presse comme une confirmation de la nécessité, pour les rédactions classées « à gauche », d'adopter vis-à-vis du gouvernement une attitude plus visiblement critique. Les nominations de Max Gallo et de Paul Quilès, dirigeants du Parti socialiste, à la direction du Matin de Paris seront considérées comme ayant compromis la crédibilité professionnelle du journal qui voit ses ventes chuter et disparaît en 1988. À l'inverse, Le Monde – qui disposait de ressources financières et symboliques supérieures à celle du Matin – sera réputé être parvenu à stabiliser son tirage en adoptant lors des « affaires des Irlandais de Vincennes », du « Rainbow Warrior » ou de Péchiney, une attitude critique à l'égard du gouvernement.
Année |
1981(1) |
1984(2) |
1985(2) |
1986(3) |
1991(1) |
1994(4) |
1996(3) |
Le Figaro |
308.000 |
338.000 |
367.000 |
414.000 |
392.000 |
374.000 |
349.000 |
France Soir |
380.000 |
356.000 |
348.000 |
325.000 |
217.000 |
186.000 |
162.000 |
Le Parisien |
329.000 |
321.000 |
342.000 |
347.000 |
379.000 |
427.000 |
457.000 |
Le Monde |
349.000 |
279.000 |
265.000 |
284.000 |
323.000 |
344.000 |
325.000 |
Libération |
48.000 |
105.000 |
123.000 |
150.000 |
166.000 |
170.000 |
151.000 |
Le Matin de Paris |
185.000* |
120.000 |
80.000 |
- |
- |
- |
- |
L'Humanité |
122.000 |
97.000 |
91.000 |
67.000 |
|||
La Croix |
108.000** |
130.000 |
100.000 |
100.000 |
Alors que la prospérité commerciale de la presse d'opposition permettait une certaine indépendance rédactionnelle à l'égard de la publicité et autorisait des lignes politiques diversifiées, la contraction de la demande des journaux « de gauche » va au contraire avoir pour conséquence un accroissement de la concurrence entre ces quotidiens et le renforcement de l'emprise des logiques économiques dans la définition des contenus journalistiques. Avant 1981, Le Matin de Paris, Libération, Le Monde, l'Humanité ou Le Nouvel Observateur s'adressaient à des lecteurs appartenant à des catégories sociales et des sensibilités politiques en partie distinctes ce qui rendait malaisé le passage des lecteurs d'un titre à un autre. La chute des tirages, la présence au gouvernement des partis « de gauche » dont l'offre politique est devenue sensiblement plus modérée et la stratégie de « recentrage » de Libération aboutissent à une dédifférenciation des offres journalistiques de ces titres et tend à accroître la possibilité pour les lecteurs de changer de quotidien. Le Monde, Libération et Le Matin de Paris se livrent une concurrence d'autant plus rude qu'ils ont alors la conviction de s'adresser au même public potentiel.
De nombreux témoignages viennent confirmer qu'entre 1981 et 1985 les dirigeants des journaux « de gauche » se sentent en situation de concurrence croissante en particulier du fait de l'augmentation des ventes de Libération qui n'est plus compensée par l'accroissement global du marché de la presse d'opposition : « [...] Libération devient [en 1983-1984] quotidiennement la hantise du Monde. C'est un modèle interdit, mais un modèle qui fait envie à bien des égards » (Jacques Doléans, La fin d'un Monde..., op. cit., p. 196). À partir de 1982 les dirigeants du Monde s'inquiètent de la similitude existant entre le lectorat de Libération et le leur : « Pour Libération, nous venons d'avoir les résultats d'un sondage des lecteurs et nous nous sommes aperçus que nous vivions sur une idée fausse. Nous pensions que Libération était lu surtout par des marginaux. En réalité, il atteint exactement la même cible sociologique que celle du Monde: les étudiants, les jeunes de 15 à 24 ans, les enfants de cadres moyens ou supérieurs. Nous avons manqué de réflexe » (Jacques Fauvet [directeur du Monde] au comité d'entreprise du 24 mai 1982, cité in Patrick Eveno, Le Monde, op. cit., p. 354). André Laurens estime que « le lecteur de Libération, c'est l'ancien lecteur du Monde ; même niveau socio-culturel, mêmes diplômes. C'est peut-être inquiétant mais il vaut mieux le savoir », (ibid). Selon Françoise Berger, « Chaque matin [entre 1982 et 1983], Claude Perdriel [directeur du Matin de Paris] arrivait avec les chiffres de vente : “Nous aurons Libé. July a juré d'avoir notre peau, mais c'est nous qui aurons la sienne. Ce sera Libération ou nous” » ; (Françoise Berger, Journaux..., op. cit. p. 192).
L'affaiblissement de la santé économique de ces quotidiens va accroître leur dépendance à l'égard des logiques du marché publicitaire. Puisque les lecteurs recherchant des prises de positions « de gauche » semblent devenir moins nombreux, les dirigeants de journaux, plutôt que d'investir des secteurs idéologiques devenus trop étroits, vont chercher à se rendre acceptables par des « acheteurs » dotés de préférences politiques dissemblables et à se situer dans des positions éditoriales « médianes ». En outre, les « annonceurs » publicitaires, pour rentabiliser leurs investissements, privilégient les journaux dont la ligne politique reste compatible avec un lectorat de « cadres » disposant d'un pouvoir d'achat élevé[156]. Or, statistiquement, le vote « à gauche » ou la propension à avoir des opinions politiques « radicales » varient en raison inverse des revenus et du patrimoine détenu[157]. Une rédaction qui aurait continué de soutenir les thèmes politiques du programme socialiste de 1980 et qui aurait reproché au PS « le tournant de la rigueur » se serait retrouvée de fait placée à l'extrême gauche du champ de l'information et aurait pu craindre d'éloigner la fraction de son lectorat la plus intéressante pour les « annonceurs » nécessaires à son équilibre financier[158]. L'augmentation de la part de la publicité dans les recettes des journaux rend donc difficile la survie commerciale d'un quotidien adoptant une ligne éditoriale qui s'écarterait des thèmes politiques des « partis de gouvernement ». Lorsque le centre de gravité idéologique de « la gauche » se sera déplacé, l'ancienne presse d'opposition sera économiquement contrainte d'accompagner cette évolution. La concurrence nouvelle et les contraintes structurelles du financement de la presse – que la configuration politique des années soixante-dix favorable aux ventes des journaux d'opposition avait rendu moins aiguës – vont donc entraîner la « neutralisation » relative de la ligne politique des quotidiens « de gauche » lorsque l'alternance aura provoqué le retournement du marché de l'information engagée.
Il est significatif que l'introduction de la publicité à Libération en 1981 s'accompagne de la mise à l'écart des journalistes les plus « militants » et de l'embauche de journalistes « professionnels » issus d'autres rédactions ou des écoles de journalisme. Ce quotidien ne sera en mesure d'intéresser les publicitaires qu'une fois que l'aggiornamento politique de la direction aura transformé en partie le contenu du journal et les caractéristiques sociales du lectorat. Il sera en outre nécessaire à la direction du journal de transformer son image publique qui reste durablement associée à l'histoire « gauchiste » du quotidien. En 1984, la réalisation par le service économie de Libération d'un numéro hors-série accompagnant l'émission télévisée intitulée « Vive la crise » – au cours de laquelle des acteurs revendiquant leur appartenance à « la gauche » (Alain Minc, Bernard Tapie) ou historiquement liés à celle-ci (Yves Montand) reprennent à leur compte les idées « libérales » hier encore identifiées au personnel politique « de droite » – permettra aux dirigeants du journal de faire connaître leur nouvelle ligne éditoriale. À Libération, comme dans d'autres rédactions, le processus de « professionnalisation » du personnel journalistique ne peut être dissocié des stratégies de neutralisation politique du quotidien conduites par la direction.
On peut également s'interroger sur la possibilité symbolique entre 1981 et 1984 de proposer un journal d'audience nationale défendant contre le nouveau gouvernement des positions critiques « de gauche » tant apparaît grande l'unanimité des entrepreneurs de presse proches de « la gauche » sur l'impossibilité d'une telle démarche commerciale[159]. Si on considère que l'offre politique des principaux partis tend à structurer l'espace des opinions politiques possibles des électeurs et que les préférences politiques de ceux-ci se répartissent grossièrement selon une courbe de Gauss, on doit supposer – comme le font les acteurs des médias et de la publicité – que les positions jugées « extrêmes » ne rassemblent qu'un nombre réduit de lecteurs potentiels[160]. Il semble en effet que peu de professionnels de la presse aient considéré que cette stratégie éditoriale était susceptible de rencontrer un public suffisament nombreux pour permettre le développement d'une entreprise de presse et constituer une réussite commerciale. Il était en effet vraisemblable de supposer que, parmi les agents susceptibles d'acheter un quotidien national, ni ceux qui étaient encore favorables au gouvernement, ni les lecteurs de l'Humanité, ni les sympathisants de la nouvelle opposition, ni les électeurs les moins impliqués dans le jeu politique, ne pouvaient être suffisamment intéressés par le projet d'un quotidien d'opposition de gauche au gouvernement pour constituer un lectorat assez large pour contrebalancer la probable faiblesse des ressources publicitaires[161]. Les savoirs pratiques et les modes de pensée par catégories sociales et catégories d'opinion en usage parmi ceux qui définissaient les orientations rédactionnelles des journaux tendaient à condamner les quotidiens qui auraient critiqué le revirement des socialistes au nom de leurs anciennes idées. Quel qu'ait pu être son degré de pertinence, qu'il ait constitué un diagnostique bien fondé ou un phénomène d'autosuggestion collective, ce relatif consensus des professionnels de la presse rendait plus difficile le maintien d'une offre éditoriale fondée sur l'ancienne thématique du PS et la résistance des journalistes « de base » à l'aggiornamento idéologique de leur hiérarchie rédactionnelle. Dans le même temps, l'importance des ressources nécessaires pour créer un nouveau quotidien et fidéliser un lectorat rendait impossible la constitution d'un journal adoptant une ligne éditoriale située à la « gauche » de Libération et de l'offre politique du gouvernement[162]. Ainsi la conversion de la presse grand public proche de « la gauche » au nouveau discours de rigueur du PS raréfie soudainement l'offre de commentaires journalistiques critiques formulés à partir d'un point de vue « de gauche » et contribue à accréditer l'idée d'une évolution idéologique inéluctable des hommes politiques de l'ancienne opposition du fait de leur obligation de prendre en compte les « réalités économiques » et de leurs « contraintes ».
Enfin, la rédaction d'un grand journal national qui se serait trouvée durablement en opposition avec le personnel politique appartenant à son « camp » aurait semblé mener – en tant qu'organe de presse – une campagne d'ordre politique et aurait eu à justifier son engagement à la fois vis-à-vis du reste de la presse et de la classe politique mais aussi vis-à-vis d'un lectorat souvent constitué sur une ligne éditoriale de soutien à une alliance partisane plutôt qu'à des idées politiques déterminées. En outre, le crédit propre au travail journalistique provenant en grande partie de la posture « neutralisée » adoptée par les rédacteurs qui les distingue du personnel partisan, un quotidien qui mènerait contre les partis dont il est proche une campagne systématique selon une logique explicitement politique, s'exposerait à voir entamer la crédibilité professionnelle de ses journalistes[163]. Si on distingue les réserves superficielles et ponctuelles que peuvent comprendre certains articles et une critique fondamentale des orientations politiques essentielles, il apparaît ainsi difficile aux principaux journaux nationaux de sembler affronter le personnel politique de leur camp sous peine de rencontrer des difficultés de deux ordres : d'une part une partie de leurs lecteurs risqueraient de se détourner puisque ne se retrouvant plus dans les opinions défendues, d'autre part ils pourraient voir leur travail d'enquête entravé par l'hostilité des acteurs gouvernementaux alors même que leur proximité partisane devrait leur permettre d'obtenir des informations de façon privilégiée[164].
Comme nous l'avons montré ci-dessus, la conformité de la ligne éditoriale des journaux d'opposition avec les thèmes du programme socialiste était en partie suscitée par une logique de discipline de « camp » politique plutôt que par l'adhésion aux thèmes « anticapitalistes » du PS. Si l'on passe en revue la configuration économique et directoriale propre aux principaux titres de la presse « de gauche » en 1981, il apparaît que les dirigeants de la plupart d'entre eux n'adhéraient que faiblement à l'offre politique des partis d'opposition. À Libération, la rupture des principaux responsables du journal avec le militantisme d'extrême gauche et avec les formes d'analyse « marxistes » de l'économie, les avait conduit non pas à un rapprochement avec les courants qui, au sein du PS, proposaient une thématique de type « marxiste » (qui ne pouvait leur apparaître que comme une imitation affadie de leurs anciennes doctrines) mais plutôt vers ceux qui défendaient un capitalisme modéré par la social-démocratie – les rocardiens avant 1981 et les personnalités socialistes les plus « modernistes » après 1981 – . Cependant, s'ils ne manifestent pas d'enthousiasme pour l'offre politique de l'opposition, ils assuraient dans les colonnes de Libération le « service minimum » de la gauche en ne critiquant pas le principe de l'union avec les communistes ou le programme du Parti socialiste qui représentait alors la seule alternative à la prolongation du septennat de Valéry Giscard d'Estaing. Ce n'est qu'après mai 1981 que le nouveau service économie de Libération dirigé par Pierre Briançon et Laurent Joffrin commencera à mettre en cause certains des éléments les plus symboliques des propositions économiques de la gauche et en particulier les nationalisations[165]. Au Matin de Paris, le propriétaire, Claude Perdriel, est un chef d'entreprise qui a investi ses ressources dans la presse[166]. Mendésiste puis réputé rocardien, le Programme commun ne lui plaît guère[167]. Les quelques articles critiques publiés dans Le Matin de Paris conduisent François Mitterrand à considérer le journal comme une « centrale rocardienne »[168]. Toutefois le journal se montrera loyal envers « la gauche » et soutiendra fidèlement la campagne de François Mitterrand en 1981, puis les premières années du gouvernement socialiste, alors même que les professionnels de la presse considéraient que cette attitude lui faisait perdre des lecteurs[169]. Au Monde, Jacques Fauvet et Raymond Barrillon sont ouvertement engagés contre le président Valéry Giscard d'Estaing (voir supra). Le service politique apparaît favorable à François Mitterrand tandis que le service économie est en 1980, selon Françoise Berger, pour partie proche du courant chevènementiste et pour partie proche du gouvernement[170]. Le « soutien » que la rédaction du Monde, dans les éditoriaux, apporte à François Mitterrand, correspond sans doute plus à une opposition politique au président sortant qu'à une adhésion au programme économique du PS. Au Nouvel Observateur, Jean Daniel apporte son soutien à François Mitterrand et son programme, malgré une phase de sympathie avec Michel Rocard. Cependant, jusqu'en 1981, Le Nouvel Observateur émettra des réserves sur l'alliance avec les communistes et sur les « 110 propositions » que les éditorialistes de l'hebdomadaire jugent trop proches du Programme commun qu'ils avaient pourtant soutenu en 1974[171]. Les dirigeants des rédactions de la presse « de gauche » apparaissent donc en 1981 peu engagés en faveur des propositions économiques et sociales du Parti socialiste. Le soutien qu'ils apportent à la gauche politique provient plus de leur opposition quasi « culturelle » à « la droite » et des pressions de leur lectorat que d'une adhésion clairement exprimée en faveur du programme du PS.
Après mai 1981, dans un premier temps, les journalistes et les rédactions qui se montraient réticents à l'égard des propositions du candidat Mitterrand se voient libérés des injonctions à la cohésion partisane et du système de solidarité politique qui les obligeaient à euphémiser les critiques envers le personnel politique dont ils étaient proches. La victoire électorale aboutit ainsi à une diminution des contraintes d'expression des journalistes « de gauche ». L'engagement des journalistes de la presse d'opposition était entretenu et implicitement orchestré par la présence au pouvoir du personnel politique « de droite » dont l'action et les justifications avait pour effet de susciter la contestation et une certaine forme d'indignation dans leurs rédactions. Le changement de majorité, en réduisant les motifs d'engagement, contribue ainsi, au sein de beaucoup de rédactions, à atténuer la nécessité de l'adoption d'une posture militante. L'engagement « à gauche » des journalistes est perçu comme moins nécessaire puisque le facteur qui fédérait toutes les conduites d'allégeance à l'opposition a disparu. De surcroît, l'absence d'élections législatives ou présidentielles avant plusieurs années va atténuer la force des injonctions à la discipline partisane et affaiblir le sentiment d'appartenance à un camp politique chez les journalistes puisque le travail politique d'établissement et d'entretien de ces identifications partisanes tend à devenir moins intensif. On peut donc considérer qu'il y a une réduction du militantisme journalistique au sein des rédactions après 1981. Dans un second temps, les discours publics des nouveaux responsables gouvernementaux vont autoriser les journalistes à prendre une distance croissante avec les thèmes que défendait le PS lorsqu'il était dans l'opposition et que ces journalistes avaient souvent appuyés quelques mois auparavant. Enfin, les évolutions des représentations politiques des agents – en particulier l'affaiblissement de la croyance en la capacité du Parti socialiste à « changer la société »[172] – ne peuvent pas ne pas avoir eu d'effets sur l'autonomie relative des rédactions des anciens journaux d'opposition à l'égard du gouvernement puisque les agents s'identifiant à « la gauche » – qui constituent encore leur lectorat – vont progressivement devenir plus indépendants des attitudes et des déclarations des responsables du Parti socialiste. Les lecteurs de la presse de « gauche » n'auraient pas compris que celle-ci critique les leaders de l'opposition alors même que « la droite » était encore au gouvernement, mais après 1981, il sera plus facile aux journalistes de mettre en cause les dirigeants de partis qui déçoivent et qui ne peuvent susciter les mêmes allégeances qu'auparavant. Les élites politiques et journalistiques de « la gauche » semblent en accord en 1982 pour rompre avec les énoncés politiques qui avaient conjointement été les leurs dans l'opposition et en particulier avec le vocabulaire « marxiste » qui servait, pour une part, à les mettre en forme. L'opinion générale des entrepreneurs de presse et des responsables de rédactions entre 1982 et 1985, structurellement plus sensibles aux logiques du marché et de l'entreprise, est qu'il est nécessaire d'en finir avec « l'archaïsme » des idées du PS d'avant 1981. On peut ainsi constater une évolution progressive et parallèle des thèmes défendus par le gouvernement socialiste et des orientations de la ligne politique des principaux journaux « de gauche » entre 1981 et 1985.
Il serait trop long de faire ici une description détaillée du contenu de la presse d'opposition entre 1979 et 1983 pour illustrer de façon convainquante l'analyse des transformations des thèmes et du ton de la presse « de gauche » après la victoire de François Mitterrand. Avant 1981, le soutien à la gauche s'exprimait sans doute moins par la justification claire de l'applicabilité du programme socialiste dans les pages économique des journaux que par la reprise des thèmes du PS sur la critique de l'injustice sociale, des inégalités économiques, des dysfonctionnements imputés par la presse d'opposition au gouvernement de Raymond Barre et de Valéry Giscard d'Estaing, qui faisaient apparaître en creux – et sans décrire précisément les effets éventuels du programme socialiste – combien le pays gagnerait à être gouverné « à gauche ». Plus que par la lecture des programmes électoraux – dont une grande partie des électeurs n'avait qu'une idée imprécise – c'est à travers la presse ou la télévision et la diffusion de quelques éléments saillants des offres politiques que les électeurs les plus proches des partis d'opposition nourrissaient à l'égard de « la gauche » un certain nombre d'attentes et d'anticipations alimentées essentiellement par la critique de l'action et des pratiques gouvernementales de la majorité giscardienne.
On peut faire l'hypothèse que les journalistes et les responsables de rédactions qui ont accepté et participé à la transformation de la ligne éditoriale des journaux proches de »la gauche » ont été avantagés dans leur trajectoire professionnelle par rapport aux journalistes qui entendaient encore leur pratique professionnelle comme participant ouvertement aux luttes politiques et en tout cas selon les anciens thèmes politiques d'opposition entre les camps politiques. On peut ainsi penser que le passage d'une culture d'opposition à une culture de gouvernement a été plus aisé au sein de la hiérarchie des rédactions que parmi les journalistes « de base » qui restaient souvent d'autant plus attachés à l'ancienne définition idéologique de « la gauche » qu'ils étaient moins éloignés socialement – en terme de diplômes et de revenus – de certaines catégories sociales votant très majoritairement à gauche (en particulier les enseignant du secondaire). Ceux des journalistes qui ont refusé la nouvelle définition de la gauche risquaient de se voir accusés d'adopter une attitude non professionnelle, c'est-à-dire de mêler le travail à la politique. L'exigence croissante de séparer le fait et le commentaire, voire de neutraliser le contenu politique des articles traduit les nouvelles exigences du marché de la presse mais aussi la nécessiter d'écarter (et de trouver des arguments et des justifications pour le faire) les journalistes les plus attachés au mode de fonctionnement militant. Les journalistes les plus attachés aux clivages partisans, dont les dispositions professionnelles ont été constituées dans un état antérieur du champ des médias et qui ont le plus de difficulté à s'adapter au nouveau mode de fonctionnement des champs politiques et médiatiques tendent à être écartés directement (comme par exemple à Libération en 1981) ou à voir leur carrière ou leur trajectoire professionnelle entravée. L'évolution de la configuration politique et l'affaiblissement de l'emprise des clivages partisans dans le champ politique conduisent les journalistes les plus engagés à se trouver dominés par les agents qui acceptent et conduisent la redéfinition des relations entre la presse et le monde politique.
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La transformation du contenu éditorial de la presse « de gauche » se fait donc selon deux axes distincts : d'une part la plupart des rédactions approuvent le « virage du réalisme » pris par le Parti socialiste, d'autre part à partir de 1983, les articles « critiques » envers le PS se multiplient alors qu'il n'y a pas de désaccords substantiels entre les orientations des lignes éditoriales et les options économiques générales du gouvernement. Il s'agit de critiques de méthode ou de dénonciations « d'affaires » qui permettent de donner une orientation critique à une ligne éditoriale qui, si elle demeure globalement favorable au personnel politique de « la gauche », connaît des inflexions destinées à assurer la crédibilité des rédactions proches de la majorité parlementaire. Ce souci de produire des marques d'indépendance vis-à-vis du gouvernement aura des effets notables sur le ton que les journalistes seront susceptibles d'adopter vis-à-vis de SOS-Racisme dont l'image publique va être de façon croissante associée à François Mitterrand et au Parti socialiste. Il apparaît donc que les relations d'interdépendance entre les hommes politiques et les journalistes du même camp sont beaucoup plus étroites et diversifiées que les acteurs n'acceptent généralement de l'admettre. D'une certaine façon l'activité journalistique et l'activité politique apparaissent étroitement liées tant le travail journalistique vient redoubler et conforter le travail politique du personnel électif. Aux raisons de proximité partisane et de constitution historique mises en avant par les acteurs eux-mêmes doivent être ajoutées les logiques économiques et professionnelles qui par-delà les références idéologiques énoncées concourent à amarrer les schèmes d'analyse et de jugement des journalistes à l'offre politique des partis qu'ils soutiennent. À partir de 1981, le personnel gouvernemental abandonnant progressivement les thèmes politiques qu'il avait défendus dans l'opposition, les journalistes se trouvaient donc contraints de les suivre. Nous verrons que ce revirement des élites politiques et journalistiques de la gauche ne sera pas sans effet sur les représentations politiques des agents et sur la forme sociale que devront adopter les organisations militantes pour apparaître acceptables auprès du public.