Deuxième partie


Les conditions d'émergence d'une entreprise de mobilisation « apolitique »
Les logiques de la transformation du jeu politique depuis 1981



Introduction



« L'arrivée de la gauche au pouvoir ne serait pas une péripétie mineure dans la vie de la nation. Si la gauche est candidate au pouvoir, c'est précisément pour changer les choses. Même si elle le veut moins qu'elle ne le dit, elle le proclame assez fort pour s'y contraindre elle-même. Elle va même jusqu'à l'écrire dans cet étonnant document que constitue le programme commun, monstre empaillé devant lequel tout leader socialiste ou communiste se doit de faire la génuflexion. Ecrit à l'usage des militants et pour donner une forme au compromis entre les états-majors, ce document reste un merveilleux répertoire d'arguments pour la droite contre la gauche. [...] L'arrivée de la gauche au pouvoir poserait donc un premier problème : comment maîtriserait-elle les engagements contradictoires consignés dans le programme commun ? Deuxième problème : comment se comporteraient, sur le terrain, les militants, étourdis depuis plusieurs décennies de proclamations révolutionnaires que leurs chefs seront bien en peine de concrétiser, sauf à “casser la baraque” ?  »[1].

Jean Boissonnat

« L'existence d'un gouvernement de gauche confronté aux réalités économiques et sociales et renonçant aux idées qu'il préconisait quand il n'exerçait pas de responsabilités semble avoir ainsi rejailli sur les représentations de toute la gauche, y compris descommunistes »[2].

Jeannine Verdès-Leroux


Nous avons analysé dans la première partie de cette thèse les raisons de l'intérêt que les journalistes ont porté à SOS, donnant à son offre militante antiraciste une diffusion nationale sans laquelle l'association n'aurait pu connaître le succès public qui a été le sien. Sans les premières séries d'articles suscitées par les « crimes racistes » de Menton et de Miramas en mars 1985 et sans la publicité que les cahiers spéciaux de Libération et du Matin de Paris ont produit pour le concert de juin, l'équipe militante issue de l'Unef-Id aurait fini par retourner au syndicalisme étudiant. Mais à l'inverse, si SOS-Racisme n'avait pas rencontré un considérable succès public - notamment auprès des jeunes - rendu manifeste par les ventes du badge et par l'affluence au concert de la Concorde, il est probable que l'association n'aurait pu continuer durablement à recueillir le soutien actif des dirigeants du Parti socialiste et à susciter l'intérêt des journalistes de la presse « de gauche » et de la télévision. Nous devons donc nous interroger sur les raisons du succès public d'une organisation initialement inconnue.
    Cependant il pouvait sembler méthodologiquement difficile d'étudier les raisons de l'adhésion à SOS-Racisme des adolescents du milieu des années quatre-vingt. D'une part une enquête menée a posteriori auprès de sujets qui ont grandi et considérablement changé risque bien de se révéler décevante. Il était probable qu'un aussi grand nombre de collégiens et de lycéens n'aient rien partagé, ni les convictions politiques, ni les raisons de l'engagement, ni l'intensité de la motivation antiraciste. Sans doute les premiers porteurs du badge appartenaient-ils plutôt à des familles « de gauche » dans lesquelles l'hostilité au Front national était habituelle et qui étaient exposés à l'influence de la presse de gauche ou des journaux télévisés. Mais il était à craindre qu'en interrogeant ces anciens porteurs de badges on n'aurait obtenu que des justifications vagues ou tautologiques comme : « j'ai porté le badge parce que j'était antiraciste et que je n'aimais pas le Front national » ou peut-être « parce que c'était à la mode ». Il pouvait également se révéler difficile d'étudier comment, dans une distribution de la fréquence du port du badge dans chaque établissement en forme de courbe de Gauss, les motivations des premiers porteurs minoritaires pouvaient être différentes de celles de leurs imitateurs bientôt majoritaires et de celles des derniers résistants au déclin de la mode également minoritaires. Tenter de retrouver ce que, dans chaque établissement scolaire, le port du badge avait pu signifier comme stratégie d'affichage des convictions, de valorisation de soi vis-à-vis d'élèves encore ignorants de la nouvelle mode ou de soumission empressée à une pratique déjà majoritaire risquait de se révéler extrêmement délicat. Essayer de percevoir ce que la réussite de SOS devait à l'influence de la télévision sur les adolescents et au caractère appropriable par ceux-ci de l'objet particulier que constituait le badge pouvait donc s'avérer méthodologiquement délicat quelle qu'ait pu être la vraisemblance de ces hypothèses. Il était probable qu'une grande partie des processus sociaux constituant le succès du badge dans les lycées nous échapperait plusieurs années après.
    Notre interrogation sera donc un peu différente. Nous nous demanderons quelles ont pu être les conditions du succès d'une entreprise de mobilisation de forme « apolitique » sollicitant le soutien de parrains appartenant à « la droite » dans un secteur militant - l'antiracisme - traditionnellement dominé par des organisations « de gauche ». En effet, on peut percevoir comme une anomalie le fait que d'anciens militants d'extrême gauche, se réclamant encore en partie des idées « trotskistes » après avoir adhéré au Parti socialiste aient pu chercher à masquer leur appartenance à « la gauche » alors que quelques années auparavant cette appartenance aurait été au contraire non seulement fièrement revendiquée mais aussi nécessairement arborée sous peine d'exclusion du sous-champ militant de l'antiracisme. Pourquoi des militants de gauche vont-ils préférer dissimuler leur appartenance politique pour favoriser la réussite de leur organisation ? Qu'ils aient pu ensuite demander à des hommes politiques appartenant au RPR et au CDS, auparavant associés aux gouvernements de Valéry Giscard d'Estaing contre lesquels s'est faite toute leur éducation politique, de parrainer leur nouvelle association, apparaît également surprenant.
    Nous sommes donc ici en présence de deux énigmes. Celle de la forme « apolitique » donnée à l'association pour favoriser son émergence et celle du succès proprement dit de SOS au sein d'une jeunesse scolarisée qui est alors réputée moins intéressée par les idées et les engagements politiques que les générations qui l'ont précédée. Nous nous attacherons donc à déterminer comment la dissimulation de leur appartenance à « la gauche » a pu apparaître en 1985 aux fondateurs de SOS comme la meilleure solution pour permettre, ou plutôt pour ne pas handicaper, la réussite de leur association antiraciste, et comment cet « apolitisme » sera effectivement à l'origine du succès de SOS. Pour comprendre comment une nouvelle organisation a pu s'imposer en 1985 dans un secteur – l'antiracisme – qui, à l'époque où Paul Dijoud puis Lionel Stoléru étaient secrétaires d'Etat aux travailleurs immigrés, constituait un des supports protestataires contre la politique du gouvernement de Raymond Barre, en particulier sur les questions de l'aide au retour des immigrés et de l'accroissement des expulsions d'immigrés, il sera nécessaire de remonter quelque peu dans le temps pour analyser les transformations profondes qui ont affecté, entre 1979 et 1985, les formes et les propriétés des oppositions politiques entre la droite et la gauche.
    Pour discerner comment le militantisme de gauche et l'appartenance à une organisation militante sont, de valorisés et de populaires à la fin de la décennie soixante-dix, rapidement devenus au milieu des années quatre-vingt non pas l'objet d'une hostilité, mais surtout celui de l'indifférence, il nous faudra remonter aux processus qui ont transformé les façons de concevoir la politique et l'action militante au tournant des années quatre-vingt. Il nous est donc apparu nécessaire d'analyser les transformations du champ politique et du champ des médias d'information, mais aussi du champ de production intellectuelle. En décrivant les transformations des sensibilités politiques à partir de 1982, nous ne pensons pas nous éloigner de notre objet mais au contraire être au cœur du processus d'objectivation : comprendre quelles ont été les conditions sociales et politiques de possibilité de l'émergence d'une nouvelle organisation antiraciste dotée des caractéristiques particulières qui étaient alors celles de SOS.
    En effet, le militantisme nouveau que les fondateurs de SOS-Racisme vont proposer, jeune, spectaculaire et « apolitique » – qui sera en partie promu pour ces raisons par certains journalistes – ne peut être compris sans faire l'analyse de l'évolution de la configuration du militantisme de gauche depuis 1979. L'arrivée au pouvoir de la gauche après deux décennies d'opposition va provoquer une série de transformations dans un certain nombre de secteurs sociaux liés au champ politique. L'offre politique auparavant très radicale des partis de gauche va se rapprocher de celle de leurs opposants « de droite ». Les journalistes qui étaient souvent enrôlés dans les luttes politiques vont progressivement adopter un mode d'exercice de leur profession plus « neutralisé ». Les intellectuels dont l'engagement politique, généralement à gauche, était souvent requis par leur statut, vont se montrer plus distanciés tandis que changeront les modes d'interprétation des oppositions et des enjeux politiques qu'ils pourront mettre en œuvre. L'action des organisations militantes « de gauche » dans certains secteurs, notamment dans celui de l'antiracisme, qui était auparavant dirigée contre la politique des gouvernements gaullistes et giscardiens, va être contrariée par la présence d'un gouvernement réputé proche mais ne réalisant pas la politique qu'elles voudraient voir appliquer. L'ensemble des énoncés et des modes de description de la réalité politique ayant brutalement changé, les représentations politiques des agents ne pourront plus être celles que requérait un champ politique où les antagonismes partisans étaient plus aigus. La modification brutale, simultanée et convergente des énoncés susceptibles d'être tenus par des acteurs situés dans des espaces sociaux distincts et dotés de contraintes de crédibilité partiellement différentes – personnel politique, journalistes, intellectuels – va conduire à une transformation des croyances et des dispositions à l'action militante des acteurs. Les modes de socialisation à la politique des jeunes vont en être profondément affectés. C'est dans cette configuration politique et militante nouvelle que SOS-Racisme sera créé et à laquelle il devra ses caractéristiques particulières.
    Nous chercherons à montrer que la mise en forme qui sera donnée à l'association sera directement en rapport avec la nouvelle configuration politique qui se met en place en 1981. Nous analyserons successivement les transformations des énoncés politiques à partir de 1981 (chapitre 1), l'impact que ces transformations ont pu avoir sur le champ de l'information politique (chapitre 2), sur les postures politiques susceptibles d'être adoptées par les intellectuels (chapitre 3) et sur les représentations des luttes politiques que pouvaient utiliser les électeurs (chapitre 4). C'est à l'issue de ce détour par l'analyse des changements des représentations politiques et des configurations partisanes que nous serons en mesure de pouvoir répondre à nos interrogations sur les conditions d'émergence et de succès d'une organisation antiraciste « apolitique ». Dans un cinquième chapitre nous montrerons donc en quoi ces transformations concentriques des différents champs de production symbolique vont affecter les conditions d'émergence de SOS-Racisme.


Chapître cinq



Les transformations de l'offre politique de la gauche après 1981


« Curieux d'observer comme ce mot, « droite », a changé de connotation. Il y a quelques années, ni Chirac, ni Giscard n'auraient supporté d'être dits « de droite ». [...] En même temps, le mot s'est « dédiabolisé » et ne désigne plus, en somme, que ce qui n'est pas “de gauche”[3].

Françoise Giroud

« Celui qui n'accepte pas la rupture avec l'ordre établi et la société capitaliste ne peut être adhérent du PS. La révolution c'est la rupture. Notre base, c'est le front de classe ».

François Mitterrand au congrès d'Epinay

À l'origine du processus de transformation des représentations politiques en France se trouve un événement politique particulier, ou, pour être plus précis, les changements enclenchés par cet événement : l'accession en 1981 de l'alliance électorale des partis « de gauche » au gouvernement après vingt-trois ans d'opposition. L'objet de ce chapitre est de mettre en évidence le caractère très « radical »[4] de l'offre politique du PS[5] et de la gauche avant 1981 et les transformations du discours politique public qu'a entraînées la modification des contraintes de justification des partis de la gauche du fait de leur accession au gouvernement.
    On pourrait faire l'hypothèse que les transformations de l'offre politique du Parti socialiste et de la gauche sont provoquées par un changement dans le recrutement social du nouveau parti socialiste. Une telle hypothèse soulève cependant d'importantes difficultés. Il faudrait d'abord expliquer pourquoi cette atténuation de la radicalité du discours, qui aurait été en germe de 1974 à 1981 puisque portée par le nouveau recrutement militant, ne se serait manifestée qu'après l'accession du PS au pouvoir, c'est-à-dire seulement lorsque les besoins argumentatifs de l'entreprise électorale se voient modifiés. Il est sans doute possible de montrer que la radicalité politique varie en fonction de l'origine sociale des agents[6], reste à établir dans quel sens. On pourrait ainsi montrer que les fédérations socialistes les plus anciennes – issues de la SFIO – et disposant de l'ancrage populaire le plus important (le Nord, le Pas de Calais et les Bouches du Rhône) sont aussi, de 1974 à 1981, les fédérations les plus « modérées » au sein du parti. On peut alors faire l'hypothèse que la propension au radicalisme politique serait moins le fait des agents de catégories populaires que celui des fractions sociales inférieures ou moyennes dont la position sociale serait en retrait par rapport à ce que leur permettait d'espérer leur capital intellectuel ou scolaire[7]. Il n'est donc pas certain que les transformations du recrutement du Parti socialiste après 1971, puisse expliquer la transformation ultérieure du discours du PS[8]. Il resterait d'ailleurs à établir le modus operendi de l'impact de ce processus de transformation de la composition sociale du parti sur son offre politique. L'accroissement relatif du recrutement social du parti pourrait au contraire être associé au maintien d'une offre politique radicale jusqu'en 1981. La croissance du CERES, forte jusqu'en 1975 – le courant obtient 25 % des mandats au congrès de Pau – n'est alors freinée que par l'action du courant majoritaire (le MJS, alors proche du CERES, qui constituait un pourvoyeur d'adhérents est repris en main par Edith Cresson)[9]. D'ailleurs, en admettant une adéquation forte entre la position sociale des agents et les répertoires argumentatifs adoptés, l'accroissement du niveau social de recrutement du PS de 1974-1981, supposé permettre ou susciter la transformation ultérieure du discours du PS, devient incompréhensible : comment des agents que leur position sociale devrait rapprocher d'offres plus modérées pourraient-ils alors adhérer à un parti de tradition militante active doté d'un programme radical ? En outre, les dirigeants du PS de 1974 à 1980, attachés à maintenir une offre partisane de forme « marxiste », sont les ministres de l'après-81 soucieux d'apparaître « réalistes » et pourvus d'une culture de gouvernement[10]. L'évolution de l'offre programmatique du PS ne s'opère pas à la faveur d'un changement d'équipe mais au contraire avec le même personnel. Enfin la brutalité de cette évolution doit nous amener à écarter les hypothèses morphologiques pour expliquer une modification de la configuration idéologique et partisane qui a concerné tous ceux, hommes politiques, journalistes, intellectuels, militants, pour qui les catégories stabilisées de droite et de gauche constituaient des repères permettant l'intelligence du monde social. Tout porte à croire que la déception relative suscitée par l'action du gouvernement de gauche et le revirement du « tournant de la rigueur » surprend et laisse désarmés des militants socialistes fortement attachés à l'ancienne offre politique de la gauche ce dont témoigne l'hémorragie militante qui accompagne la succession des plans de rigueur.
    Notre hypothèse sera la suivante : l'offre politique du Parti socialiste n'est durant les années soixante-dix d'allure aussi radicale que pour des raisons propres aux processus de concurrence internes au champ politique. La nécessité de trouver un langage commun entre tous les mouvements socialistes lors du processus d'unification de la gauche non communiste de 1971 à 1974, les besoins argumentatifs de l'opposition au gouvernement et la concurrence existant alors entre le Parti socialiste, le Parti communiste et les mouvements d'extrême gauche dans le contexte de valorisation des postures militantes radicales de l'après-68 constituaient des contraintes structurelles conduisant le nouveau parti socialiste à maintenir une offre politique d'allure marxiste indépendamment de l'évolution des caractéristiques sociales de ses dirigeants ou de ses militants[11]. Le recrutement de nouveaux militants effectué sur la base de ce discours radical et selon les réseaux traditionnels ou nouveaux de la gauche non communiste[12] va amener au sein du parti des adhérents attachés à cette offre radicale et dont l'intérêt pour la politique et l'engagement militant partisan, syndical ou associatif dépendront de cette définition de « la gauche ».L'humeur « gauchiste » de l'après-68 et la durée de la présence au pouvoir des gouvernements gaullistes et giscardiens vont favoriser l'adoption de postures politiques radicales par des agents que leur position sociale, dans une autre configuration idéologique, aurait probablement amené à un engagement plus modéré. C'est ce tissu militant attaché à la tradition idéologique de « la gauche » et à l'offre politique issue du Programme commun que le « tournant de la rigueur » va prendre à contre-pied. C'est la déception relative de ces agents qui va conduire à un affaiblissement des réseaux militants non seulement en politique mais aussi dans le syndicalisme ou dans le secteur associatif[13]. C'est cet affaiblissement et cette raréfaction des acteurs et des groupes attachés à l'ancienne définition de la gauche qui vont permettre la réussite d'une entreprise antiraciste « apolitique ».
    A partir de 1983, la recomposition idéologique au sein du PS, la transition entre l'ancienne définition de la gauche et la nouvelle chez les militants, va s'effectuer en fonction de la position dans le parti et de la nature des pratiques militantes de chaque agent. Il est probable que les agents disposant de positions de pouvoir dans l'appareil ou de poste électif auront suffisamment de ressources et seront suffisamment contraints par leurs investissements sociaux pour accepter la nouvelle définition de l'offre politique de la gauche. C'est en revanche, chez les militants qu'aucun poste de responsabilité n'attache plus au parti ou à son offre idéologique, que le changement de discours entraînera le plus fréquemment le départ ou une prise de distance avec l'action politique. L'adoption, dans des partis « de gauche », d'une offre politique « recentrée » adaptée aux contraintes de justification particulières de l'exercice régulier du pouvoir lors d'alternance fréquente avait déjà été observée dans d'autres pays européens comme l'Allemagne où le SPD avait dès les années cinquante modifié son offre électorale[14], en Angleterre après l'accession au gouvernement du Parti Travailliste ou même en France, lorsque la SFIO accepte de participer à des gouvernements « centristes » excluant les communistes. Toutefois, en 1981, la durée du séjour dans l'opposition jointe à la rapidité et l'ampleur du changement d'offre politique après 1983 vont rendre cette transformation idéologique à la fois plus spectaculaire et plus dommageable pour les représentations politiques traditionnelles en usage au sein de la gauche.
    Nous chercherons à montrer que cette transformation de l'offre politique des principales organisations de gauche aura pour conséquence celle des termes du débat politique et en particulier des « choix politiques » sur lesquels les principaux partis s'opposent publiquement. Cette évolution du débat public va entraîner celle des représentations politiques non seulement des électeurs les plus indifférents à l'égard de la politique chez lesquels on peut faire l'hypothèse que les représentations politiques étaient faiblement établies mais aussi celles des acteurs les plus politisés, celles des militants et des sympathisants des partis politiques de gauche, chez qui ces représentations étaient les plus fortement solidifiées. Nous chercherons ensuite à montrer que l'émergence de SOS-Racisme, organisation antiraciste de forme « apolitique », difficile dans une configuration où les oppositions politiques sont fortes, deviendra possible lorsque la transformation de l'offre politique du Parti socialiste aura conduit à un état radicalement différent du débat public et des représentations politiques des agents.


A) Un discours politique « radical » utilisant une mise en forme « marxiste » (1972-1981)

À partir de 1971, l'orientation politique « radicale » de la majorité mitterrandiste du nouveau Parti socialiste, la présence au sein du Parti socialiste de courants et de personnalités se réclamant du « marxisme » – non seulement le CERES de Jean-Pierre Chevènement mais aussi certaines personnalités issues du PC ou du PSU comme Jean Poperen ou des anciens membres de la Convention des institutions républicaines comme Pierre Joxe – puis après 1972, la signature du Programme commun avec le Parti communiste, vont se traduire par le renforcement de l'orientation « marxiste » de l'offre électorale du Parti socialiste. La rupture de l'Union de la gauche et l'accentuation de la rivalité électorale avec le PC, loin d'atténuer cette orientation, vont conduire le courant mitterrandiste majoritaire à maintenir la mise en forme « marxiste » du programme du parti dont la rédaction sera confiée à Jean-Pierre Chevènement et dont les grandes lignes seront conservées dans les « 110 propositions » de François Mitterrand en 1981[15]. Les nouveaux militants du PS adhéreront entre 1971 et 1981 sur la base d'un programme d'aspect très «  radical  ». Les succès électoraux enregistrés par les partis de gauche et surtout le Parti socialiste entre 1973 et 1977 se feront sur la base d'un Programme commun d'allure « marxiste ». La configuration propre au sous-champ des formations politiques « de gauche » et au champ intellectuel jusqu'en 1981 conduira les leaders du PS à maintenir jusqu'en 1981 une offre politique usant d'un langage « marxiste » au sein duquel les nationalisations constituent un symbole de radicalité. Les critiques que leur adressent ceux qui s'opposent à leur alliance avec les communistes ne parviennent pas à contrebalancer les risques politiques et électoraux qu'encourraient ceux qui favoriseraient la désunion de l'opposition : l'alliance électorale de l'ensemble des partis « de gauche » ne peut alors se concevoir qu'autour de la référence au « marxisme ».

a) Etre « de gauche », les usages partisans d'une référence symbolique

La réunification de tous les courants et « clubs » de la «  gauche non communiste » puis la signature du Programme commun vont asseoir durablement la légitimité « de gauche » du nouveau PS que la SFIO avait en partie perdue après la guerre d'Algérie et mai 68 mais que ne peuvent bientôt plus ignorer le PSU, les mouvements d'extrême gauche[16] et surtout le PC qui perd progressivement sa primauté symbolique sur « la gauche ». Le nouveau Parti socialiste peut donc se présenter comme une des formations de « la gauche » dont l'analyse de la situation politique et sociale et l'offre politique demeurent peu éloignées de celles des autres formations progressistes. Ainsi François Mitterrand peut, sans susciter de démenti, revendiquer la représentation de l'ensemble de « la gauche » au second tour des élections.

Je souhaite une candidature unique de la Gauche. Mais ne rêvons pas. Le Parti communiste a désigné son candidat. Le PSU aussi. Les radicaux de gauche aussi. Et le Parti socialiste va le faire. Sans oublier Krivine et les autres. Nous irons donc à la bataille en ordre dispersé. Je le regrette mais ne m'en offusque pas. Dans une démocratie, il est normal qu'un parti politique veuille compter ses suffrages, apprécier son audience. À condition, bien entendu, que la discipline joue au deuxième tour. [...] Je vous ai dit ma préférence. Elle va vers une candidature unique des forces de progrès contre les forces conservatrices, d'un candidat de la Gauche contre un candidat de la Droite, d'un candidat porteur des espérances et des volontés populaires contre un candidat de la classe dirigeante et des intérêts dominants. Mais cela suppose l'existence d'un contrat de longue durée entre les partis qui représentent et soutiennent ce candidat. Si la Gauche avait maintenu son élan unitaire des élections présidentielles de 1974, des municipales de 1977, des cantonales de 1976, elle l'eut emporté en 1978 et serait imbattable en 1981[17].

Revendiquer leur appartenance à « la gauche » – plutôt par exemple qu'à « la gauche non communiste » ou bien à la « social-démocratie » – constitue pour les dirigeants du PS une ressource symbolique permettant de faciliter le rassemblement électoral au second tour de tous ceux qui se reconnaissent dans cette référence politique et que gênerait un discours trop anticommuniste. Ainsi les dirigeants du Parti socialiste entendent maintenir l'idée d'union de la gauche qui, par delà les différences et les divergences existant entre les formations politiques de l'opposition, réunit cependant celles-ci par la référence commune à la tradition ouvrière et par la volonté de battre les « forces conservatrices ». Le découpage symbolique de l'espace politique qu'opèrent les dirigeants du Parti socialiste place d'un côté les « forces de progrès » qui rassemblent l'ensemble des groupes de l'opposition depuis l'extrême gauche et le PC jusqu'aux radicaux de gauche représentant la « volonté populaire » et de l'autre côté les « forces conservatrices » qui représentent « la classe dirigeante et les intérêts dominants »[18]. Dans cette représentation du champ politique que contribuent à promouvoir les porte-parole du PS, la distance existant entre leur parti et le PC ou les groupes d'extrême gauche apparaît comme beaucoup plus faible que celle qui les sépare des centristes avec lesquels le personnel de la SFIO ou du parti radical gouvernait sous la précédente République. Dans le travail politique de clarification des oppositions partisanes qu'opèrent les porte-parole du PS, le rôle qu'ils assignent aux autres organisations de « la gauche » est de maintenir – par delà des différences qui sont minimisées ou passées sous silence – une cohésion suffisante pour permettre le rassemblement électoral au second tour et la définition du programme que devrait appliquer un gouvernement de « gauche » en cas de victoire.

L'Union de la Gauche est et reste une entreprise difficile. Par ses surenchères le Parti communiste a mis de lui-même un terme à la phase du “Programme commun”. Certes on ne recommencera pas le Programme commun comme avant ! Pourtant face à la Droite et au rassemblement de ses forces derrière Giscard d'Estaing, je ne connais pas d'autre réponse. Sans doute l'association de ces mots, “Union de la Gauche”, a-t-elle perdu de sa vertu. Mais la réalité profonde qu'elle exprime, l'union des forces populaires, traduction politique du front de classe des travailleurs en lutte pour que cesse l'exploitation qu'ils subissent, continue d'être puissamment désirée par les masses. Ni l'exploitation, ni la lutte n'ont disparu avec l'échec de 1978. Au contraire, elles se sont amplifiées en même temps que la crise[19].

La représentation de la société et des luttes politiques que propose le discours des responsables du Parti socialiste repose donc sur une définition très agonistique du clivage entre « la gauche » et « la droite ». Face à « l'exploitation » que subissent les « travailleurs », l'alliance politique de toutes les « forces populaires » doit matérialiser sur le terrain électoral le « front de classe » des « travailleurs en lutte ». Le langage « marxiste » ou d'apparence « marxiste » employé participe de l'effort des porte-parole du PS pour exhiber les signes de leur « radicalité » politique[20]. L'usage d'un tel vocabulaire est indissociable de la stratégie politique suivie par François Mitterrand : plus les porte-parole du parti radicalisent leur discours et tendent à le rapprocher symboliquement de celui du PC, plus une éventuelle alliance électorale avec les centristes – que pourraient proposer certaines fractions du PS comme les rocardiens – devient difficile à faire accepter à des militants et à des électeurs habitués à considérer ceux-ci comme des « auxiliaires » de «  la droite »[21]. Face à des acteurs politiques et économiques qui sont présentés comme des « exploiteurs » et qu'on accuse publiquement de maintenir sciemment un « volant de chômage » pour accroître les profits de leur classe, il peut difficilement y avoir dialogue ou alliance gouvernementale.

Guy Claisse : On entend couramment l'expression “volant de chômage” pour caractériser la politique gouvernementale et celle du patronat. Croyez-vous qu'il y ait une volonté consciente de multiplier le nombre des chômeurs pour peser sur le marché du travail ?
« François Mitterrand - Je le crois tout à fait. [...] Gouvernement et patronat considèrent le chômage comme le médecin la fièvre : une saine réaction de l'organisme. Mais, à la différence du médecin qui sait qu'il faut aider le corps dans sa résistance au mal et faire tomber la fièvre, gouvernement et patronat entretiennent le chômage. Pour eux c'est un régulateur économique [...]. Le grand capital, pour reprendre nos comparaisons médicales, se sert du chômage comme d'une purge. L'important pour lui est de préserver, et si possible accroître, ses marges de profit. Il va là où le nombre des travailleurs potentiels, leur disponibilité, la carence des protections sociales, l'absence d'organisations syndicales les livrent sans résistance aux bas salaires, aux cadences élevées et à des conditions de travail écrasantes. À ce prix-là on devient vite compétitif ! Les migrations des multinationales des vieux pays occidentaux industrialisés, où elles ont bâti leur empire, vers les pays du Tiers-Monde s'explique comme cela, et non par le dessein louable d'équiper ces pays en transformant sur place leurs matières premières. La vérité est que le grand capital n'entend ni ralentir le cours de la révolution industrielle de l'informatique et de l'automatisation, ni en payer les frais. Comme il s'oppose à toute planification - considérée comme une entrave - dans les régions politiques qu'il contrôle, notre société se débat, cahotante, incertaine, déchirée...[22].
« Le chômage résulte, dans son ampleur actuelle, de la politique voulue par Monsieur Giscard d'Estaing et que Monsieur Barre applique avec la détermination qu'on lui connaît. Ce faisant cette politique s'inscrit dans la politique du grand capital, c'est-à-dire de la division internationale du travail et de la production qui conduit la France à voir disparaître son industrie par pans entiers : déjà le textile, la tannerie, la sidérurgie, et j'en passe...  »[23]

L'éloignement des dirigeants des partis de l'opposition des postes gouvernementaux depuis le début de la Vème République facilite sans doute l'adoption de positions tranchées par les dirigeants du PS puisqu'ils n'ont pas à défendre un bilan gouvernemental et que la perspective d'application de leurs propositions demeure lointaine au moins jusqu'en 1978. À partir de 1971, le PS tient un discours qui est beaucoup plus proche de celui des communistes que ne l'était en 1969 celui du dernier candidat à l'élection présidentielle issu de la SFIO, Gaston Defferre. La signature du programme commun en 1972 a ainsi constitué pour le Parti socialiste l'équivalent d'un brevet public de « radicalité » politique qui a placé symboliquement le parti au même niveau que le Parti communiste dans la volonté de transformer la société. Une fois cette ancrage à gauche établi et consolidé par la signature du Programme commun et par l'établissement de règles de désistement, on comprend les réticences des responsables du PS pour opérer sa révision publique en 1977. Ils perçoivent en effet la volonté des dirigeants du PC de « réactualiser  »le Programme commun comme une tentative de découpler symboliquement les deux partis en faisant apparaître le PC comme la formation qui recherche une plus grande satisfaction des revendications populaires et qui surenchérit sur les propositions d'un PS tendant au contraire à estimer au plus juste les réformes nécessaires et les avantages à accorder aux « travailleurs ».

Une renégociation des dispositions du programme commun cumulait donc aux yeux des responsables socialistes les inconvénients suivant : d'une part, en réactualisant certaines dispositions devenues obsolètes, elle redonnait une fonctionnalité à un document dont la direction du PS révérait surtout la portée emblématique ; d'autre part, une négociation effectuée sous les feux des médias ne pouvait que contraindre les responsables de la gauche à se prononcer sur des points sensibles (extension des nationalisations, dimension de la politique de redistribution sociale) et à se partager ainsi publiquement entre garants des grands équilibres économiques et tenants de la satisfaction des besoins populaires[24].

Cependant, lors des négociations entre le PS, le PC et le MRG pour l'établissement du Programme commun en 1972 puis lors des discussions pour son actualisation en 1977, les désaccords entre les négociateurs apparaissaient aux yeux des journalistes et des électeurs moins porter sur la nature ou la logique des dispositions à prendre en cas de victoire électorale que sur le détail et l'ampleur de ces mesures (le nombre des nationalisations et modalités de l'indemnisation des actionnaires, le taux de l'impôt sur la fortune et le capital des sociétés, l'ampleur de la hausse des salaires et des allocations familiales, etc.). Si le PC parvient à se présenter comme le parti qui cherche à imposer plus de nationalisations et de plus fortes augmentations de salaire, le Parti socialiste apparaît néanmoins symboliquement comme un parti « très à gauche » qui semble en accord avec le PCF – même après la rupture du Programme commun – sur beaucoup de réformes à adopter en cas de victoire électorale et qui, en outre, sait résister aux surenchères des communistes[25]. Les désaccords entre les deux partis contribuent d'ailleurs à renforcer la crédibilité politique de ce programme puisque la lettre du projet devenant un enjeu politique, chacun des partenaires semble plus décidé à en respecter les modalités. En rompant avec l'image publique « modérée » de la SFIO, les dirigeants du PS rendent l'offre politique du parti plus attractive dans le contexte de radicalisation politique qui suit l'après-mai et mettent ses candidats en mesure de rassembler au second tour de scrutin les électeurs s'étant portés au premier tour sur le PC. On peut d'ailleurs penser que l'effet de convergence que suscite le rapprochement symbolique des programmes de l'ensemble des partis de gauche contribue à crédibiliser les énoncés de chacun d'eux et tend à accroître la séduction du camp de « la gauche ».

N'oublions pas que Mai a formidablement réactivé la vulgate marxiste dans la société française. Prenez le PSU d'avant 68 et le PSU pour la dictature du prolétariat du congrès de Dijon, prenez la CFDT avant 68 et la CFDT du XXXVème congrès en 1970, et même la CFDT d'Edmond Maire et Jacques Julliard en 1975, prenez le discours du Parti socialiste, de Mitterrand, lui-même, jusqu'au congrès de Metz en 1979. On était en train de sortir du marxisme avant 68. On y replonge[26].

Pour faire face au “pouvoir des monopoles”, à la “grande bourgeoisie”, qui ne se compose pourtant pas seulement, comme l'affirme sans cesse le PC, de “quelques milliardaires” (François Mitterrand discours au congrès de Pau), le PS a peu à peu élaboré la notion de “front de classe”, définie au congrès de Pau, en 1975, comme “l'expression de l'homogénéité croissante de toutes les catégories de salariés”. Ce rassemblement antimonopolistique, inspiré de la problématique du Capitalisme monopoliste d'Etat, se distingue pourtant par certains aspects de “l'Union du peuple de France” proposée par le PCF. Contre les seuls “gros”, celle-ci, on s'en souvient, doit rassembler 90 % de la population, les ouvriers, les cadres, les employés, les petits commerçants, la petite bourgeoisie, le capital non monopoliste, les paysans, etc. Le PS au contraire insiste d'abord sur le fait que les “gros” ne sont pas qu'une poignée de milliardaires ; certains salariés se trouvent de ce fait écartés du front de classe. [...] Lorsque François Mitterrand déclare : “il me paraît clair que le grand capitalisme, maître des leviers économiques et politiques, est et reste l'adversaire numéro un” (Le Monde, 11 juillet 1978), lorsqu'il s'emporte contre “la dictature de classe de la bourgeoisie d'argent” (Le Monde, 7 décembre 1978), il actualise les vieilles illusions sur le pouvoir et adhère à son tour au mythe des gros [...] [27].

Sur la base d'un tel programme, le PS recrute de nouveaux militants « beaucoup plus à gauche » – selon le repérage spatial des idées alors en usage – que ne l'étaient ceux de l'ancienne SFIO, pour une part composée d'élus locaux et de notables. Le caractère radical de ces nouveaux militants est d'ailleurs encore accru par le travail politique que le parti effectue sur ses membres. La littérature militante, les motions déposées lors des congrès, les discussions de section et l'unité d'action avec les communistes lors des campagnes, notamment celle des municipales de 1977 contribuent à donner aux militants socialistes une orientation très oppositionnelle. La posture contestataire adoptée par ces nouveaux militants et l'offre politique qu'ils propagent contribue à établir la réputation et l'image publique « de gauche » du Parti socialiste. L'assurance et la certitude d'être dans le vrai avec lesquelles les porte-parole de l'opposition exposent alors leur offre politique et dénoncent la collusion de leurs adversaires avec les « puissances d'argent » – assurance que l'échec successif des politiques de lutte contre le chômage durant les deux dernières décennies ne permet plus aux personnels politiques de retrouver et que nous avons même du mal à concevoir depuis une époque où ils ont appris à susciter moins d'attentes – contribue d'ailleurs à accroître la crédibilité de leur propositions.

b) Le Programme commun : une plate-forme radicale cristallisant un électorat

Attachées à se démarquer des politiques économiques de « la droite » pour proposer une offre politique originale, les formations de « la gauche » entendent dresser un réquisitoire sévère du bilan économique des présidences Pompidou et Giscard. L'explication de l'augmentation du chômage par la « crise économique mondiale » ou par les faiblesses structurelles de l'industrie française, avancée par le personnel gouvernemental, est récusée par le PC et le PS qui considèrent que cette augmentation résulte plutôt d'une gestion « capitaliste » de l'économie qui cherche d'abord à préserver les « profits » des « capitalistes ». Pour échapper à la crise il est donc nécessaire sinon de « sortir du capitalisme », en tout cas de sortir d'un mode de gestion purement « capitaliste » de l'économie. Le Programme commun et, à la suite de celui-ci, le programme socialiste et les « 110 propositions » constituaient donc une offre politique qui pouvait sembler représenter une rupture par rapport aux logiques économiques à l'origine des politiques économiques suivies par « la droite ».

Pour sortir de la crise, il faut sortir du capitalisme en crise. Puisque la crise est la stratégie du capitalisme pour rétablir ses profits et restaurer son pouvoir, il nous faut inventer une autre logique de développement vers d'autres finalités avec d'autres incitations[28].

Engagés dans la lutte des classes, nous sommes d'un côté, pas de l'autre. Venons-en à ce que nous avons appelé notre stratégie de rupture. L'expression nous a valu les sarcasmes de nos adversaires et les doutes dans nos propres rangs... Quelles sont donc nos raisons ? En premier lieu nous croyons à la prééminence du plan sur le marché. Il ne s'agit pas là d'un vœu, d'un désir, mais d'une constatation... Voilà pourquoi, deuxième terme de la stratégie de rupture, nous considérons que le plan n'est pas dissociable de l'appropriation sociale des grands moyens de production et du crédit... Ajoutons que, s'il faut casser l'Etat en tant qu'agent privilégié de la dictature de la bourgeoisie d'argent, c'est par la prise du pouvoir d'Etat que nous disposerons du moyen déterminant d'agir[29].

Les porte-parole du Parti socialiste proposent donc une mise en cause radicale des politiques économiques qui avaient prévalu jusqu'alors. À rebours de l'argumentation économique de Raymond Barre qui défendait une politique « d'austérité » salariale, le programme du Parti socialiste de 1980 préconise la relance budgétaire et économique, l'augmentation substantielle du salaire minimum, la diminution du temps de travail à 35 heures sans baisse de salaire et l'attribution d'une cinquième semaine de congés payés. Il propose la « démocratisation » de l'organisation hiérarchique des entreprises, l'instauration de la planification économique, la nationalisation des principaux groupes industriels et celle de l'ensemble du secteur bancaire, étendue à une partie plus ou moins large de leurs filiales. Les nationalisations constituaient la principale manifestation symbolique de la volonté du candidat socialiste de « rompre » avec la logique du « capitalisme », puisque sans actionnaires propriétaires des moyens de production et sans appropriation privée des profits, il pouvait sembler que l'économie puisse sortir du cadre de l'économie de marché. La nationalisation des principaux groupes industriels et bancaires français pouvaient donc être présentée comme une quasi-expropriation des « classes possédantes » de l'appareil de production. S'il n'était pas prévu d'abolir la logique du marché, celle-ci devait être orientée et régulée par le Plan. Dans un tel programme, les « capitalistes » semblaient disparaître et les travailleurs devenir, en tant que citoyens, copropriétaires des principaux moyens de production : « N'est-ce pas une rupture fondamentale avec la société capitaliste que de nationaliser les banques et les grands groupes industriels ? »[30]. Sans doute, certains commentateurs jugent a posteriori qu'il s'agissait moins d'un programme de « rupture avec le capitalisme » que d'un programme de relance d'inspiration « keynésienne » assorti de la nationalisation de certaines grandes entreprises. Cependant, gardons-nous de projeter dans l'évaluation des débats et des logiques du passé la connaissance que nous avons du déroulement ultérieur des événements. La gestion des entreprises nationalisées selon la logique du marché n'était pas forcément prévisible ou acquise avant 1981. « L'expropriation » des actionnaires des principaux groupes industriels et bancaires apparaissait au contraire comme un signe extrêmement fort de rupture avec les anciennes logiques économiques. En 1981, les propositions économiques du PS semblaient très différentes de la politique suivie par les différents gouvernements de Valéry Giscard d'Estaing et pouvaient effectivement être perçues comme porteuses d'une «  rupture »[31] avec les logiques économiques qui avaient prévalu jusque-là[32]. Si les « 110 propositions » qui constituaient en 1981 le programme du candidat François Mitterrand étaient plus modérées que les précédentes propositions faites par le Parti socialiste, elles n'en étaient pas moins conçues dans la continuité de la plate-forme électorale de l'Union de la gauche – notamment sur les nationalisations – et constituaient un programme allant bien au-delà de ce qu'avait été la pratique gouvernementale des dirigeants de la SFIO durant la IVème République ou même de ce qu'avaient pu être les mesures adoptées par le Front populaire en 1936, jusqu'alors principale référence symbolique de « la gauche ». À fortiori ce programme semblait aux antipodes de la politique suivie par « la droite » depuis 20 ans.

C'est le Plan qui doit décider en fonction de l'intérêt général et des prévisions à terme, l'orientation des grands investissements. C'est de lui que relèvent le modèle de développement, la réduction des inégalités, l'équilibre régional, la relation au reste du monde. Ses grands instruments sont le maniement des dépenses et des recettes des autorités publiques et de la sécurité sociale, la maîtrise du financement, un puissant secteur économique public, des procédures contractuelles où les obligations assumées sont la contrepartie des avantages consentis. C'est en ce sens et avec ces moyens que, laissant au marché l'ajustement ponctuel entre l'offre et la demande, le Plan est aux yeux des socialistes le régulateur global de l'économie[33].

À Guy Claisse qui « redoute que ne pointe derrière tout cela l'esprit de système »[34], « François Mitterrand - Je l'ai en horreur plus que vous. Mais où voyez-vous que le marché respecte la liberté ? Et il aggrave les inégalités ! [...] Les inégalités nourrissent l'inflation et s'en nourrissent. Elles interdisent toute négociation sérieuse. Tant que les salariés et leurs syndicats constateront qu'il existe deux poids et deux mesures dans la répartition des richesses produites, selon que l'on appartient à tel ou tel groupe social, les discussions entre les partenaires se heurteront à une contrainte autrement plus déterminante que celle que vous nous prêtez : la lutte des classes. Ce n'est pas ainsi en tout cas qu'on mobilise un pays quand les temps sont rudes.
- Restez-vous décidé à nationaliser le crédit ?
- Oui, la totalité du secteur bancaire et financier et notamment les banques d'affaires et les principaux holdings financiers, puisque comme vous le savez, de Gaulle a déjà nationalisé en 1945 les banques de dépôt. Il avait d'ailleurs exprimé le regret en 1947 de n'être pas allé plus loin.
- Et les assurances ?
- Même réponse. Entreront dans le secteur public, à l'exception des véritables mutuelles, les grandes compagnies d'assurance privées qui ont échappé à la nationalisation de 1945. [...] Nous avons publié noir sur blanc dans le Programme commun de la Gauche la liste de ces entreprises. On peut, au pire, nous accuser de naïveté mais pas de dissimulation, car les propriétaires visés ont aussitôt déversé leurs milliards dans les caisses de nos adversaires politiques. Les engagements pris en 1972 restent notre règle aujourd'hui [35].

Ainsi, les textes programmatiques officiellement défendus par les dirigeants du Parti socialiste entre 1971 et 1981 - le Programme commun en 1972, les motions majoritaires adoptées par les différents congrès entre 1975 et 1979 et le programme du Parti socialiste publié en 1980 affirment tous la nécessité d'une réforme radicale des structures de la société et établissent une continuité symbolique, notamment dans le vocabulaire, avec les énoncés politiques du PC et des groupes d'extrême gauche[36]. Le rôle prépondérant laissé par François Mitterrand et les dirigeants du courant majoritaire dans la rédaction du Projet socialiste de 1980 à Jean-Pierre Chevènement et Didier Motchane s'explique en partie par la nécessité tactique de s'assurer des alliés au sein du parti contre les partisans de Michel Rocard et de Pierre Mauroy alors minoritaires mais aussi parce que ce texte, rédigé par le courant apparaissant comme le plus radical et le plus « marxiste » du PS, établissait et diffusait l'image d'un Parti socialiste ancré à gauche[37].
    Les électeurs peuvent d'autant plus facilement considérer que le PS propose une « rupture » avec la « société capitaliste » ou en tout cas des propositions économiques très radicales, que les adversaires politiques de François Mitterrand ne manquent pas de souligner que la réalisation du programme du PS aboutirait immédiatement à la constitution d'une « économie socialisée » transformant en profondeur l'économie et l'industrie française :

Valéry Giscard d'Estaing - M. Mitterrand, s'il était élu président de la République, ferait nationaliser l'ensemble du système bancaire et onze grands groupes industriels. C'est un point très important. J'ai fait vérifier ce que ça représente : cela veut dire que dans l'industrie française, il y aura 50 % d'industries nationalisées. La France sera nationalisée pour la moitié de son industrie. Aucun pays d'Europe, aucun pays occidental n'aura une telle structure. Je le dis pour les téléspectateurs parce qu'ils croient que la gestion de M. Mitterrand apportera quelques modifications à quelques conditions de vie. Pas du tout, nous serions donc une économie socialisée. À partir du moment où tout le système de crédit est un système étatique, où la moitié de l'activité industrielle est étatique, c'est donc une économie socialisée, il faut le savoir[38].

Entre 1974 et 1981, le Parti socialiste est soumis à deux contraintes contradictoires qui tendent à engager son discours dans deux directions différentes. Face aux critiques des partis « de droite » et du personnel politique gouvernemental qui insistent sur les dangers d'une alliance avec les communistes et sur le risque potentiel que l'application du programme commun fait courir à l'économie française et à la compétitivité internationale de ses entreprises[39], les porte-parole du PS tendent à atténuer la portée de leurs propositions pour tenter - dans la logique des représentations propres aux experts électoraux des partis, de la répartition linéaire des électeurs sur « l'échelle droite-gauche » et de leurs motivations de vote[40] - de ne pas effrayer les électeurs « les plus modérés » susceptibles de voter pour eux. Mais soumis aux critiques du Parti communiste et des groupes politiques « gauchistes », ils cherchent également et simultanément à mettre en scène le caractère « radical » de leur programme. On comprend dès lors la double logique de l'engendrement des prises de position publiques des responsables socialistes : vis-à-vis des militants, des sympathisants, de tous ceux qui se reconnaissent dans l'opposition, face à toutes les organisations concurrentes qui leur disputent le terrain de « la gauche », il leur est nécessaire d'exhiber des signes de la radicalité politique ; mais vis-à-vis des électeurs exposés aux discours alarmistes du personnel politique de la majorité, il s'agit au contraire de rassurer et de minimiser l'ampleur des transformations proposées. L'offre politique d'allure radicale n'était donc pas la seule que proposaient les responsables du Parti socialiste qui oscillaient alors entre des énoncés soulignant l'ampleur des changements à venir en cas de victoire de la gauche et mettant en avant la solidarité que le programme du Parti socialiste entretenait avec l'offre des autres partis de gauche, et des énoncés qui, au contraire, entendaient rassurer les électeurs les plus modérés qu'aurait risqué d'effrayer une plate-forme prônant un changement de système économique.

Si, en 1975, le Parti socialiste semblait toujours écartelé entre la nécessité de se positionner sur le champ politique de la gauche et le souci de ménager une image de parti respectueux de l'ordonnancement économique et institutionnel, ce dernier impératif devint, à l'approche de l'échéance des élections législatives de 1978, prépondérant. »[41]. Dès le 9 avril 1976 [François Mitterrand confiait] aux auditeurs de France-Inter : « La gauche ne prépare pas un changement radical de société [...] Son action tendra à accroître la liberté d'entreprendre au lieu de supprimer l'économie de marché. » [in Le Monde du 11 avril 1976] Estimant que la place faite dans le discours socialiste aux nationalisations et à la planification pouvait laisser croire à une remise en cause par les socialistes de l'économie de marché, F. Mitterrand s'attacha à démontrer que ces derniers étaient en fait les vrais défenseurs de la liberté d'entreprise mise à mal par la concentration monopoliste. Devant les responsables de l'Association des cadres dirigeants de l'industrie pour le progrès social et économique, il soulignait donc : « L'économie de marché continuera à présider au destin de l'économie française. Le Monde occidental vit de cette façon, il ne s'agit pas de s'en extraire. De même les expériences autogestionnaires ne sauraient remettre en question l'autorité du chef d'entreprise. »Si la délibération, indiquait-il, doit être multiple, le principe de décision doit être respecté [in Le Monde du 28 avril 1976][42].

Ces énoncés qui apparaissent contradictoires aux observateurs spécialisés et aux concurrents politiques peuvent ne pas être perçus comme tels par la plupart des électeurs. Ils opèrent selon une logique du flou qui permet de faire coexister des discours ayant des destinataires et des zones de pertinence différentes[43]. S'adressant à des publics hétérogènes, le programme électoral d'un parti depuis longtemps dans l'opposition tend à susciter des attentes dans de multiples secteurs de la société, chaque catégorie sociale étant conduite à attribuer à l'opposition la capacité d'améliorer sa situation. Tout se passe comme si les promesses de réformes radicales et les discours rassurants sur le maintien de la logique de marché, loin de se contredire, pouvaient chacun satisfaire indépendamment une catégorie différente du public auquel ils étaient adressés mais sans inquiéter ceux auxquels ils n'étaient pas destinés. On peut même faire l'hypothèse que chacun de ces discours était susceptible d'opérer chez le même individu à des niveaux différents, la même personne pouvant successivement se féliciter du caractère radical et orienté « à gauche » du programme du PS et des assurances données par François Mitterrand que l'économie de marché ne serait pas bannie et que le quotidien ne serait pas bouleversé[44]. Nous ne sommes par en train de dire que les électeurs, et en particulier ceux qui sont le moins intéressés par la politique, se déterminent en fonction du détail des programmes électoraux. Nous cherchons seulement à souligner que, dans le travail politique d'établissement de l'image politique du nouveau Parti socialiste mené par ses dirigeants, dominait l'effort pour confirmer et garantir aux électeurs l'appartenance du PS au pôle de « la gauche » radicale. Si le premier secrétaire du PS est ensuite mis dans l'obligation de chercher à « rassurer » l'électorat et les associations patronales sur le caractère « réformiste » du parti et sur sa volonté de maintenir le cadre d'une économie concurrentielle, c'est que cette orientation n'apparaît alors plus aller de soi, c'est-à-dire que les stratégies symboliques d'établissement de la radicalité du parti ont été réellement efficaces. L'énonciation de discours cherchant à rassurer l'électorat constitue donc plutôt un indicateur de l'image de « radicalité » effective dont était alors doté le PS, cosignataire du Programme commun.

Le Programme commun de 1972 – fruit des efforts conjugués des socialistes, des communistes et des experts indépendants de la gauche – n'était en vérité qu'une plate-forme social-démocrate à l'autrichienne ou à la norvégienne, avec quelques touches locales. Mais la droite comme la gauche préférait en parler en termes apocalyptiques, par analogie avec les espoirs et les craintes soulevés par la seule évocation du Chili, de Cuba ou même de la Yougoslavie. Ce décalage ridicule entre le langage et la réalité a conduit tout droit aux problèmes des années 80, où la victoire de la gauche unie ne provoqua qu'une vague massive de désaffection de la part des intellectuels face à la réalité bien ennuyeuse d'un pouvoir socialiste à domicile[45].

Au sein du PS Le processus de sur-idéologisation ne concerna pas que le CERES. À un degré moindre, la direction mitterrandiste participa à ce mouvement de surinvestissement idéologique. Ce mouvement apparaît comme une réponse à la contestation interne exprimée par les partisans de Michel Rocard qui entendaient prendre en compte le caractère définitif de la rupture de l'Union de la gauche afin de lui substituer une orientation stratégique où la politique unitaire serait limitée au plan électoral à la “discipline républicaine”. [...] Or cette alliance était au cœur de ce que les proches de François Mitterrand appelaient “la ligne d'Epinay” qui avait favorisé le renouveau électoral et militant du Parti socialiste. [...] À cette ligne alternative [celle de Michel Rocard] qui relativisait l'Union de la gauche, la direction du Parti choisit de maintenir le cadre stratégique unitaire. Il faut, bien entendu, faire la part de ce qui découlait des pesanteurs organisationnelles, des habitudes de pensée. Il n'était pas aisé de rompre avec une ligne politique qui, durant plus de dix ans, avait sous-tendu toute l'action du Parti et favorisé son renouveau. Mais par-delà l'inertie propre à toute grande formation, il convient de considérer le maintien du cadre stratégique comme relevant d'un choix déterminé[46].

Que le programme du Parti socialiste ait pu ne pas être jugé très original et en tout cas beaucoup moins radical que les acteurs politiques de chaque camp partisan voulaient bien le faire croire n'est pas ici déterminant pour notre objet : il nous faut établir non pas quelle était l'orientation idéologique réelle du programme socialiste de 1981 mais plutôt l'effet produit sur l'image publique du Parti socialiste par les stratégies discursives conjointes des porte-parole du PS qui accumulaient les signes d'appartenance à l'Union de la gauche et du personnel politique de la majorité dont les mises en garde contre les menaces de  »collectivisation«  de l'économie délivraient des brevets de radicalité et d'authenticité « anticapitaliste » aux propositions de François Mitterrand[47]. Que l'alliance politique entre le Parti socialiste et le Parti communiste ait été prise au sérieux n'est pas douteux. Les discours alarmistes que le personnel gouvernemental est alors susceptible d'adresser aux électeurs l'attestent. La « gauchisation » du Parti socialiste est alors perçue par les journalistes et les commentateurs politiques comme la condition du rapprochement avec le Parti communiste. François Bourricaux considère que le Parti socialiste devait effectuer, par rapport à la pratique « réformiste » de la SFIO durant la IVème République un aggiornamento politique pour parvenir au niveau de radicalité nécessaire à la conclusion de l'Union de la gauche :

Les conditions auxquelles une coalition socialiste-communiste pourrait d'abord gagner les élections et ensuite gouverner sans rupture du cadre constitutionnel me semblent d'une réalisation particulièrement malaisée. Il faut d'abord qu'il y ait un pacte électoral solide entre les deux grands partis de gauche. Mais cette condition minimale suppose à son tour d'autres conditions, qui d'ailleurs ont été partiellement et apparemment réunies entre 1972 et 1977. Le parti communiste était poliment invité à abjurer les formes les plus choquantes de son totalitarisme stalinien. En fait, les dirigeants socialistes, et tout particulièrement M. Mitterrand qui, à Épinay, était si pressé de faire affaire, n'avaient aucun intérêt - au moins immédiat - à rendre cette abjuration particulièrement onéreuse. Le solennel abandon de la “dictature du prolétariat” n'était pas très gênant pour les chefs communistes aussi longtemps que n'était pas remise en question la pratique du “centralisme démocratique”, qui livre la base à la discrétion de la hiérarchie. Corrélativement il ne pouvait pas y avoir de “gauche unie” sans aggiornamento socialiste. Il fallait évidemment que de leur côté les socialistes abjurent leur anticommunisme de “guerre froide” – ce qui avec la détente n'était pas trop difficile – mais surtout qu'ils renoncent aux orientations et à la pratique “réformistes” de la S.F.I.O. d'après-guerre. Le nouveau parti socialiste, en affichant comme premier objectif la “rupture” avec le capitalisme, en sacralisant la “gauche unie”, facilitait la constitution d'un néo-Front populaire.[48].
« Pourquoi la droite en France est-elle aux affaires depuis 1947 ? C'est que l'hypothèse d'une coalition de gauche parvenant au pouvoir et gouvernant paisiblement a toujours suscité le scepticisme ou l'hostilité d'une frange plus ou moins large du corps électoral (la fraction critique de l'électorat flottant) qui traitait l'arrivée de la gauche comme un rêve ou une apocalypse, mais non pas du tout comme une éventualité prosaïque inscrite dans le jeu de l'alternance »[49]

On peut constater qu'un ensemble d'acteurs avait intérêt à la diffusion de l'image publique de radicalité du Parti socialiste et que les processus de concurrence politique ont favorisé la propagation d'une telle image. Dans le sous-champ du militantisme politique de « la gauche », les militants socialistes, pressés dans la course à la radicalité et à l'authenticité militante que pouvaient alors leur livrer les organisations d'extrême gauche, le PSU et le Parti communiste devaient être capables de souligner les orientations « marxistes » des textes programmatiques du parti et le langage très offensif des motions présentées lors des congrès. La signature du Programme commun leur a permis de s'adosser à la réputation militante du Parti communiste contre la concurrence du PSU et des mouvements gauchistes. À l'inverse, nous avons vu que les adversaires politiques de « la gauche » avaient intérêt à mener une stratégie d'inquiétude et de participer à la diffusion de l'image de radicalité politique du texte de l'Union de la gauche. Enfin, les journalistes, étaient portés à favoriser la description des aspects les plus saillants - et donc les plus radicaux - des propositions de l'Union de la gauche ou du Parti socialiste, souvent en raison de leur appartenance à l'un ou l'autre des camps politiques mais aussi selon des logiques proprement journalistiques et professionnelles de mise en avant des éléments les plus spectaculaires des faits d'actualité. Finalement l'image de radicalité du PS et de l'Union de la gauche est la seule que la plupart des acteurs du jeu politique ont, conjointement, intérêt à promouvoir.


[...] Du côté de François Mitterrand, on en tient pour l'Union de la gauche et un programme économique et social tout droit issu du Programme commun. [...]. Le PS a, de tous les partis socialistes européens d'importance, à la fois la doctrine la plus maximaliste et la clientèle la moins prolétaire. Il propose à des “cols blancs” d'environnement social-démocrate des textes de rupture franche et nette avec le système économique et social actuel. [...] À lire de près le Projet socialiste, d'ailleurs bien tourné, il est difficile de ne pas éprouver un fort sentiment d'irréalité. Voilà un texte des plus solennels, qui engage le PS tout entier et a été approuvé à l'unanimité. Il porte la date de 1980, sept ans après le début de la grande crise économique mondiale, trois ans après la rupture de la gauche, deux ans après la défaite électorale du PS, un an avant les élections présidentielles. Or ce Nouveau Testament accumule tant de formules polémiques et de jugements manichéens, tant d'explications dogmatiques et d'analyses simplificatrices, parfois même simplistes, qu'il finit par en paraître étranger au monde réel. Il ne se contente pas de caricaturer de façon sommaire la politique de ses adversaires : “idéologie de la démission”, “euthanasie de la France”, “éventration de l'économie française sur l'autel du capitalisme multinational”, “logique libérale conduisant à la fermeture de la maison France sous prétexte qu'elle ne serait plus rentable” – ce n'est jamais de bonne méthode. Il présente en outre la crise comme acceptée et presque comme voulue par les dirigeants occidentaux actuels. [...] Il exprime un antiaméricanisme quasi-obssessionel. [...] Or ce texte manifestement excessif, s'adresse à des militants plutôt cultivés et à des électeurs plutôt modérés. On compte parmi les délégués au congrès de Metz – très représentatifs selon Paul Bacot, spécialiste de l'étude de ces militants - quatre bacheliers sur cinq participants, 56 % d'anciens élèves de l'enseignement supérieur et 30 % d'enseignants. Il est vrai que 70 % se disent marxistes, intégralement ou avec réserve[50].

De tous les pays occidentaux nous sommes le plus divisé. Ailleurs majorité et opposition entretiennent un dialogue, parviennent à des ententes tacites, des accords partiels, des neutralités sectorielles. Rien de tel en France depuis le début de la Vème République. Non seulement les adversaires politiques doivent s'opposer en tout, mais ils doivent même accentuer artificiellement leurs divergences et se créer de toutes pièces des occasions de conflit. Ainsi va la vie politique à la française[51].

L'offre politique du Parti socialiste durant la décennie soixante-dix nous apparaît donc rétrospectivement fortement orientée « à gauche » - en tout cas comparativement à ce que nous savons de son évolution ultérieure. Ci-dessous, Elie Cohen résume les caractéristiques de l'appréciation des experts du Parti socialiste touchant à la « crise économique ». Il souligne ce qu'il perçoit comme le très important décalage entre le discours économique défendu par les responsables du Parti socialiste en 1981 et les conceptions qu'il considère comme naturelles et allant de soi au moment où il écrit (1986) :

Au départ, à gauche, il y a un discours économique en forme de triple négation : il n'y a pas de crise internationale mais crise de “l'austérité barriste imposée aux travailleurs” ; l'industrie française n'a pas de problèmes de compétitivité, elle souffre d'une contraction de la demande et du comportement timoré d'industriels qui refusent d'investir dans les nouvelles technologies alors que l'intérêt national le commande ; la classe ouvrière n'est pas en déclin, elle est assommée par la “politique de casse”. [...] Mais si nous rappelons ces positions qui paraissent être à des années-lumière de la perception actuelle de l'économique et du social, c'est parce qu'elles constituent le fond de la base doctrinale du PS (keynésianisme au plan macro et socialisation des moyens de production au plan micro), qu'elles ont été consignées dans un programme assumé par F. Mitterrand et qu'elles ont été à l'origine des politiques effectivement menées pendant “l'état de grâce”[52].

Le commentateur est ici frappé par l'éloignement désormais considérable entre le discours économique officiellement tenu par les dirigeants du Parti socialiste jusqu'en 1981 - sans toutefois que quiconque (en particulier à gauche) ne le trouve incongru ou particulièrement risible - et les thèses économiques qui sont aujourd'hui majoritairement acceptées par le personnel politique[53]. Il existe désormais un écart important entre ce qui était alors considéré comme du domaine du pensable, du soutenable en matière de proposition de politique économique et ce qui est aujourd'hui considéré comme tel. On doit constater que les propositions économiques ayant cours dans le champ politique se sont transformées au point que les représentations de l'économie alors en usage nous sont devenues étrangères et difficilement accessibles.
    Nous devons cependant admettre que la croyance en la possibilité d'une « rupture » avec le capitalisme était, avant 1981, assez largement diffusée et qu'une telle éventualité était effectivement débattue, aussi surprenant que cela puisse nous sembler aujourd'hui. Que le PS ait été en mesure de présenter un projet de réforme radical de la société et de l'économie, non seulement sans être démenti autrement que par ses adversaires politiques, mais en recevant le soutien de nombreux journaux, en particulier du quotidien disposant alors de la plus forte crédibilité - Le Monde - constitue un indicateur qu'un tel programme était alors considéré comme concevable et réaliste. Le fait que les observateurs politiques, les intellectuels et les experts économiques proches de l'opposition aient pu considérer avec faveur un programme socialiste « radical », issu du Programme commun et pourvu de tous les marqueurs symboliques de l'appartenance à « la gauche »[54], est révélateur d'un état du système de représentations et de croyances politiques extrêmement différent de celui qui s'imposera progressivement après 1983. Les références symboliques et quasi mythologiques à « l'Union de la gauche » et au « Changement » ne pouvaient alors être utilisées que parce qu'elles étaient susceptibles de rencontrer un certain écho, d'abord chez les militants des groupes politiques de l'opposition mais aussi chez les électeurs les plus proches de l'opposition qui restent souvent très unitaires[55]. L'usage de ces références supposait un état des représentations politiques nettement segmenté dans lequel « la gauche » devait établir un système économique plus juste et plus égalitaire dans lequel les relations économiques bénéficieraient aux salariés tandis que « la droite » était accusée de vouloir maintenir une organisation économique au service des « capitalistes » et des « puissances d'argent ». Vues « de droite » les représentations politiques étaient tout aussi solidement établies, qui faisaient des socialistes et des communistes des « idéologues » qui, au mieux, ne comprenaient rien aux « contraintes économiques » et, au pire, souhaitaient mettre en place un régime « collectiviste ». Les caractéristiques de l'argumentation politique utilisée par les porte-parole des principaux partis « de gauche » apparaissent ajustées aux logiques qu'étaient prêts à entendre et à accepter les observateurs politiques professionnels – en particulier les journalistes – , les militants et les électeurs, c'est-à-dire correspondaient aux représentations politiques ordinaires des acteurs sociaux. Si les leaders de la gauche employaient un tel vocabulaire et une argumentation qui sera plus tard jugée « archaïque » c'est parce qu'ils ne se heurtaient alors à aucune sanction sociale, qu'ils ne voyaient pas leurs argumentations accueillies par des sourires goguenards ou une exaspération méprisante - si ce n'est celle de leurs concurrents politiques. On peut donc faire de la forme prise par l'argumentation politique mise en œuvre dans le débat public un indicateur précis de l'état des croyances et des représentations politiques des agents. En réalité, pour le Parti socialiste l'adoption d'un programme économique radical était non seulement possible dans la configuration idéologique et politique de l'avant-81, mais aussi requise et rendue nécessaire par les contraintes de l'alliance électorale avec les formations de l'opposition et par les attentes des organisations militantes de « la gauche » et de ses électeurs. Les difficultés auxquelles se heurte Michel Rocard au moment du congrès de Metz proviennent du refus d'une fraction importante de « la gauche », du Parti communiste au CERES et de l'aile marxiste de la majorité mitterrandiste du PS, d'accepter que l'accession au pouvoir de « la gauche » puisse seulement déboucher sur une gestion plus sociale de l'économie de marché[56].
    Tenter de déterminer quel était, avant 1981, le degré de croyance dans le caractère réalisable du programme du PS ou dans la possibilité de construire une société fondée sur une logique économique différente, dépasse de beaucoup le cadre de cette thèse. Notre propos n'est pas de soutenir que la plupart des électeurs de François Mitterrand connaissaient le programme du candidat et pensaient que l'application de celui-ci déboucherait sur une « rupture avec le capitalisme », ni que les individus les moins impliqués dans la vie politique aient réellement pu être touchés par la croyance dans l'efficacité potentielle du programme socialiste. Nous nous contenterons de souligner que le programme du Parti socialiste était alors pourvu d'une image sociale de « radicalisme » et que les campagnes électorales de 1973 à 1981 avaient diffusé l'idée – souvent également propagée par les adversaires mêmes du PS – que l'application du programme socialiste allait déboucher sur d'importants changements dans la société. Le travail politique des partis de gauche et l'allure « radicale » de leurs propositions avaient donc suscité des attentes et des espoirs considérables envers leur future arrivée au pouvoir, espoirs que la durée de leur séjour dans l'opposition avait évidemment favorisés.

B) Un champ des organisations militantes de « la gauche » polarisé contre le gouvernement

Le travail politique des partis et des organisations de l'opposition pour constituer symboliquement « la gauche » ne se limitait pas à un effort de rapprochement des discours et des programmes politiques. Une partie de ce travail politique consistait à mener des actions de mobilisation unitaires contre le gouvernement[57]. Diverses circonstances – meetings, manifestations, défilés du 1er mai – permettaient d'afficher la proximité politique et la solidarité de l'ensemble des groupes et des organisations militantes qui se réclamaient de « la gauche ». Les cortèges de manifestants dont les premiers rangs pouvaient voir se côtoyer les leaders des grandes et des petites formations politiques de l'opposition, ceux des grandes centrales syndicales, des militants de nombreuses associations, des intellectuels et des artistes constituent la manifestation symbolique de l'unité de « la gauche ». La commune opposition à un gouvernement dont on s'attache à dénoncer la politique, constitue parfois l'unique point d'accord entre des mouvements militants par ailleurs en désaccord. Cependant, tant qu'ils sont placés dans l'opposition, les intérêts de tous les groupes militants convergent pour s'opposer aux gouvernements de Georges Pompidou ou de Valéry Giscard d'Estaing.
    Lorsque le crédit du Parti socialiste apparaîtra entamé, notamment durant le second septennat de François Mitterrand, sa participation à des manifestations aux côtés des autres organisations « de gauche » deviendra difficile[58] : lors de la manifestation du 25 janvier 1992 « contre les exclusions et pour l'égalité », Laurent Fabius et la délégation socialiste qui souhaitaient infléchir le sens de la manifestation pour en faire un rassemblement contre le Front national sont empêchés de défiler par les autres organisations. Des œufs sont même lancés sur le cortège socialiste. C'est notamment par crainte de ne pas y être accepté par les organisations militantes de « la gauche » que le PS renoncera à participer aux manifestations contre le vote des lois Pasqua en 1993, aux actions des sans-papiers ou des déboutés du droit d'asile et aux actions pour le logement du Comité des mal logés, puis de DAL. Au contraire, avant 1981, le Parti socialiste est en mesure d'apporter son soutien à l'ensemble des mouvements d'opposition au gouvernement. Il cherche d'ailleurs à apparaître le plus possible aux côtés « des luttes » et des mouvements contestataires. La participation des partis signataires de l'Union de la gauche est alors non seulement acceptée par toutes les organisations militantes de « la gauche » dans les mouvements sociaux d'opposition au gouvernement mais elle est souhaitée sinon requise. La continuité idéologique de tous les groupes se réclamant de « la gauche » que nous avons décrite suppose et permet leur continuité militante par delà toutes les divergences.
    Lorsqu'à la suite d'une manifestation du groupe d'extrême droite Occident, le service d'ordre de la LCR en s'affrontant durement à la police – faisant 70 blessés dans les rangs de celle-ci – provoqua la dissolution de ce parti, Alain Krivine rechercha et obtint l'appui des leaders de deux autres organisations « de gauche » qui manifestèrent leur opposition de principe à cette interdiction :

On demanda à Charles Hernu le local des élus socialistes et républicains place de l'Hôtel-de-Ville. Il accepta. À l'aube, Henri Weber réveilla François Mitterrand et Edmond Maire, leur expliqua à tous deux que Krivine parlerait à la presse et qu'il serait sûrement arrêté. Tous deux répondirent : « Ils n'oseront pas ». Henri insista. François Mitterrand et Edmond Maire se consultèrent et décidèrent finalement de venir place de l'Hôtel-de-Ville, mais de n'apparaître que s'il se confirmait que le gouvernement voulait arrêter Krivine. Alain Krivine parla devant une nuée de micros et de caméras. Nous écoutions les radios de la police retransmises par la commission technique au bureau politique, rue de l'Université : les abords de la conférence de presse grouillaient de policiers, leur mission était claire : arrêter Krivine. Nous avertissons qui de droit : Mitterrand et Maire apparaissaient par une porte de côté, en cours de conférence de presse, et la presse, stupéfaite, les vit soutenir Krivine. Confusion générale. Bien joué. François Mitterrand demanda à Krivine ce qu'il voulait faire après son speech à la presse : il lui offrait, si Krivine l'acceptait, le local du PS, cité Malesherbes. On se consulta par téléphone : la réponse fut oui. Le cortège partit de l'Hôtel de ville pour le local du PS, Krivine avec Mitterrand et Maire. Affolement dans les radios de la police. L'ordre était d'attendre : Alain arriva, libre, cité Malesherbes. Mais là, que faire ? rester ? Mitterrand lui disait que c'était possible. On se consulta encore par téléphone : on avait voté l'arrestation d'Alain, il devait se faire arrêter. Il devait donc sortir, puisque les flics n'osaient pas le prendre au local du PS. Alain transmit sa décision à Mitterrand et Maire. Ceux-ci montèrent ce scénario avec lui : il sortait, les deux leaders l'accompagneraient jusqu'à la porte de la cité et Charles Hernu et Claude Estier l'y accompagneraient jusqu'à son domicile, puisqu'il habitait un peu plus bas, rue Saint-Georges. Cela se passa ainsi, on vit Alain Krivine entre François Mitterrand et Edmond Maire sur toutes les photos[59].

Face à l'interdiction de son mouvement Alain Krivine doit rechercher le soutien d'autres forces politiques pour sortir de l'isolement et de l'indifférence que risque de susciter la décision du ministre de l'Intérieur. Devant l'hostilité que le PC et la CGT ont toujours manifesté à l'égard de la LCR, il doit se tourner vers d'autres organisations « de gauche » susceptibles de le soutenir. Si on réfléchit aux conditions de possibilité d'une telle scène, Alain Krivine demande l'aide de François Mitterrand et d'Edmond Maire parce que l'un représente le principal parti de l'opposition, l'autre le principal syndicat non-communiste et que le gouvernement ne peut alors les arrêter. Mais il peut solliciter leur soutien parce qu'ils appartiennent à « la gauche » et à ce titre constituent des alliés possibles et acceptables pour les militants et les partisans des deux formations. La facilité et finalement la gourmandise avec laquelle chacun des protagonistes accepte d'être pris en photo aux côtés des autres en dit long sur les stratégies d'image croisées auxquelles cet épisode donne lieu. François Mitterrand et Edmond Maire, en apparaissant aux côtés d'Alain Krivine manifestent l'unité et la solidarité propre à « la gauche » : de Krivine à Edmond Maire ou François Mitterrand, il y a certes des différences programmatiques que chaque organisation s'efforce de souligner mais face à la politique de Pompidou, ils font front commun. François Mitterrand se voit décerner là un brevet de radicalité politique, puisque Alain Krivine accepte de faire appel à lui et d'apparaître à ses côtés face à la police de Raymond Marcellin. En retour, la Ligue communiste révolutionnaire se voit reconnaître au sein de la gauche la place d'un mouvement turbulent mais légitime. On peut faire l'hypothèse que François Mitterrand cherchait là à accroître sa capacité à se voir accepté par l'ensemble des organisations, des militants et des électeurs se reconnaissant dans « la gauche », y compris par ceux de l'extrême gauche. Le travail de « gauchissement » du programme du PS et de l'image publique du parti contribuait à faire du Parti socialiste et de son candidat une véritable alternative au gouvernement gaulliste. L'audience et la crédibilité oppositionnelle qu'il acquiert auprès des électeurs et des sympathisants de la gauche, mais aussi de tous les opposants au gouvernement obligeaient les communistes et les mouvements d'extrême gauche à le soutenir contre « la droite », en partie contre leur gré, sous peine de perdre leur propre crédibilité et leurs propres soutiens populaires.

Quelques mois avant l'élection, en février 1974, la majorité de la Ligue se décida à corriger sa position sur la nature du PS : oui, c'était un parti “ouvrier-bourgeois”, c'est-à-dire que sa base était ouvrière, mais sa direction était bourgeoise, et si on devait trancher en dernière instance sur sa “nature de classe”, il était bel et bien de gauche, et faisait partie du mouvement ouvrier, ce qui le différenciait des vrais partis bourgeois, gaulliste, giscardien, radical. [...] Nous n'avions aucune formation sur l'histoire du PS, ses courants, son fonctionnement, sa direction, ses débats [...] On avait tout fait pour connaître et même tenter d'influencer de l'intérieur le Parti communiste, jamais le PS. [...] Ce qui me fit changer en profondeur [sur le vote en faveur de Mitterrand en 1974], ce ne fut pas la longue discussion théorique sur les “cinq critères” dont on disait qu'ils servaient à définir un parti (genèse historique, programme général, liens avec les syndicats, réalité de sa base sociale, fonction dans les luttes de classes) mais la pratique de la campagne électorale : quel était le sens d'appeler à l'abstention entre les deux tours ? Tous les espoirs, tout l'intérêt, toute l'énergie de ceux que je rencontrais, des salariés, des chômeurs, ou des jeunes, sur un marché ou à une bouche de métro en vendant Rouge, se concentraient dans la possibilité de la victoire de la gauche, enfin ! Mes parents disaient “Pourvu que Mitterrand gagne !” Je mesurais le fossé qui s'était créé entre tous les miens, quand je les voyais à Rouen, et moi-même devenu “permanent” et “trotskiste” à Paris. [...] S'abstenir, pour le coup, c'était être en dehors de sa classe. Il fallait voter Mitterrand, et faire voter pour lui... quels que soient les doutes que l'on ait sur le personnage, ses ambitions, ses limites. À son corps défendant il était devenu le héraut de la gauche, et même des soixante-huitards que nous étions[60].

La logique politique de bipolarisation favorise l'identification des électeurs à un camp partisan et la croyance en l'effectivité des « choix de société » qui leur sont alors proposés. Des groupes d'extrême gauche aux communistes, aux socialistes et à leurs sympathisants s'impose un sentiment de solidarité, de commune appartenance à un même camp politique, sentiment dont l'apparition est certes facilitée par l'absence de responsabilité propre à l'opposition et par la commune opposition au gouvernement. En contrepartie, pour être accepté au sein des secteurs militants propres à « la gauche » - féminisme, défense des homosexuels, écologisme, antiracisme - le Parti socialiste doit, sinon adopter leurs prises de positions extrêmes, au moins accepter certaines de leurs revendications pour se situer à l'intérieur de ces sous-champs dont la logique propre est alors fondée sur la course à la radicalité politique et la valorisation des postures contestataires. Chacun de ces secteurs militants dispose de thématiques qui lui sont propres - et nous pensons évidemment au champ particulier de l'antiracisme - qui s'imposent en partie à toute organisation qui voudrait y intervenir. Avant 1981, l'ensemble de ces champs militants est polarisé par l'opposition aux différentes politiques sectorielles du gouvernement. Pour filer la métaphore du champ magnétique, le gouvernement représente alors un aimant de forte puissance qui contribue à orienter dans sa direction l'activité de tous les champs militants où interviennent des militants « de gauche ». Cette orientation est évidement favorisée par le travail politique des formations de l'Union de la gauche pour coordonner et additionner symboliquement l'ensemble des mécontentements. Dans le cas de l'antiracisme, c'est l'opposition au ralentissement du regroupement familial, à la politique d'aide au retour et surtout aux expulsions de jeunes immigrés de la seconde génération après une peine de prison qui suscite la mobilisation des organisations antiracistes. Dans ce secteur également le soutien des partis de l'Union de la gauche aux organisations antiracistes opposées au gouvernement contribue à arrimer le militantisme sectoriel aux oppositions propres au champ politique.


C) Le processus de transformations des besoins de justification de la gauche après 1981

Après 1981, la nouvelle configuration politique entraîne une transformation des contraintes de justification qui s'imposent au personnel politique du Parti socialiste : les nécessités symboliques et politiques auxquelles doit répondre le discours du parti changent profondément. Durant la période allant de 1971 à 1981, la fraction majoritaire du PS avait été conduite à adopter des thèmes politiques radicaux en raison de la concurrence symbolique et électorale interne à « la gauche » et de la durée du séjour dans l'opposition qui avait accru l'intensité de l'opposition symbolique entre « la gauche » et la « droite »[61]. La dédifférenciation des thèmes du Parti socialiste avec ceux du Parti communiste permettait l'alliance électorale – usqu'à la rupture du Programme commun – et maintenait la qualité des reports de voix. En effet, les programmes des deux partis étaient assez proches pour qu'une part des anciens électeurs communistes puissent voter « socialiste » et pour que ceux qui n'avaient pas voté socialiste au premier tour soient susceptibles de le faire au second tour[62]. Une fois au gouvernement, les leaders du PS doivent faire face à des contraintes argumentatives très différentes : dans un premier temps il leur faut expliquer le caractère modéré des réformes et une gestion de type « social-démocrate » de l'économie alors que ce type de pratique était explicitement refusé avant l'élection, puis, dans un deuxième temps, justifier l'échec relatif de la politique sociale et économique mise en œuvre, mesuré en particulier par l'accroissement du chômage et la non application d'une partie importante des promesses électorales.
    L'évolution du discours tenu par les responsables politiques de gauche ne s'est réalisée que progressivement : lorsque Pierre Mauroy était à Matignon, une partie du travail politique des dirigeants du PS consistait à affirmer que le gouvernement tenait ses promesses et demeurait fidèle à ses engagements. L'arrêt de l'application du programme électoral en 1982 fut pendant longtemps purement et simplement nié[63]. La période dite du « tournant de la rigueur » fut caractérisée par la vigueur avec laquelle les principaux responsables socialistes refusèrent d'admettre publiquement avoir changé d'orientation politique et idéologique. La nomination de Laurent Fabius marquera une transformation des modes de justification du gouvernement et des dirigeants du PS. Alors que Pierre Mauroy cherchait encore à faire le lien entre la pratique gouvernementale de 1981 à 1984, les promesses électorales de François Mitterrand et la tradition de la gauche, Laurent Fabius change d'attitude et prend comme principale orientation de sa communication politique la notion de « modernisation » qui n'avait qu'un rapport lointain avec les thèmes traditionnellement en usage au sein de « la gauche ». On peut faire l'hypothèse que Laurent Fabius n'est alors en mesure d'adopter le thème de la modernisation que parce que l'opinion que les observateurs politiques et les journalistes pouvaient porter sur l'ancien programme de l'Union de la gauche puis du Parti socialiste s'est modifiée : il était alors couramment admis que ces propositions relevaient de conceptions économiques « dépassées » et que le « déclin  »des idéologies obligeait maintenant les gouvernants à faire preuve de « pragmatisme ». L'absence de remontée électorale du Parti communiste laisse penser au personnel politique du Parti socialiste que les justifications qu'ils ont données de leur échec relatif ont été acceptées par des électeurs « de gauche » dont les sensibilités politiques se sont transformées et que le nombre de personnes attachées à l'ancien discours de la gauche ou susceptibles d'y adhérer encore a diminué. En outre, le niveau d'attente envers le gouvernement et l'action politique semble également s'être affaibli.

Le slogan du congrès de Metz était « Rompre avec le capitalisme ». Le préambule des statuts du Parti socialiste affirme : « Parce que les socialistes sont des démocrates conséquents, ils croient qu'une démocratie véritable ne peut exister dans une société capitaliste. Dans ce sens, le PS est un parti révolutionnaire. » Ces déclarations fracassantes n'étaient en partie que de la rhétorique, une sorte de langage tribal. [...] Après 1982, tout cet ensemble d'engagements idéologiques, d'idées préconçues, d'obsessions et de motivations morales ne résista pas au défi des faits. Parfois graduellement, parfois brusquement, le gouvernement socialiste modifia son approche dans différents domaines sensibles, comme par exemple la politique industrielle, les lois réglementant les rapports avec le monde du travail[64].

Les vieilles certitudes révolutionnaires anticapitalistes qui étaient encore présentes en mai 1981 s'évaporèrent au cours d'une métamorphose culturelle qui restera peut-être la grande réalisation (probablement involontaire) de l'expérience socialiste[65].

Au discours quantitatif de la droite, la gauche avait pris l'habitude d'opposer le “mieux”, c'est-à-dire l'amélioration des conditions de vie. “Changer la vie” fut certainement notre plus beau slogan ! Il était sans doute inévitable qu'une fois la gauche parvenue au pouvoir, les espoirs d'hier fassent naître certaines désillusions[66].

La rhétorique « tribale » commune aux membres du Parti socialiste avant 1981 que décrit Georges Lavau avait pourtant des effets réels sur le recrutement des militants du parti et sur les contraintes que les engagements électoraux et les plates-formes officielles exerçaient sur les dirigeants de la gauche. Recrutés sur la base d'une offre électorale « radicale » et de discours politiques «  de rupture  », les militants du Parti socialiste mais aussi ceux des autres formations de la gauche et même des mouvements d'extrême gauche vont bientôt être embarrassés par l'écart entre la radicalité des projets de la gauche oppositionnelle et la faible ampleur des réformes réalisées par le gouvernement d'Union de la gauche. Avant 1981, le travail politique des leaders de la gauche avait pour objectif l'addition des mécontentements et la recherche du maximum de points de divergence avec le personnel politique du gouvernement. Après 1981, il s'agit au contraire de défendre l'action du gouvernement et, bien évidemment, d'en justifier surtout les aspects les plus contestés et ce qui en apparaît comme les insuffisances[67]. Confronté à l'exercice du pouvoir dans une conjoncture économique moins favorable que celle de la première moitié de la Vème République, le gouvernement de Pierre Mauroy qui a entrepris de nombreuses réformes suscite le mécontentement à la fois de ceux qui ne souhaitaient pas de réformes, de ceux qui les espéraient plus profondes ou plus rapides et de ceux dont la situation n'a pas été améliorée ou a même empiré.

L'impatience des français est réelle et légitime. Ils souhaitent voir leur vie quotidienne changer. Mon impatience, celle du gouvernement, celle des socialistes, celle de toute la gauche est équivalente. Mais il faut aussi tenir compte du temps, des rythmes. Il n'y a pas, par exemple, de concertation sérieuse possible avec les partenaires sociaux sans délai. Il n'y a pas de travail parlementaire authentique sans délai, [...]. Et puis il y a des rythmes administratifs qu'il convient également de prendre en compte[68].

Le discours du personnel politique de la gauche change donc complètement d'orientation à partir du 10 mai 1981. Les postures oppositionnelles auxquelles étaient accoutumés les anciens responsables du PS doivent laisser la place à une logique justificative radicalement différente. Autant que les transformations du contenu de l'offre politique de la gauche c'est le changement de ton qui frappe les électeurs : quittant le ton ironique et critique qui était auparavant celui de l'opposition, les dirigeants du Parti socialiste et du Parti communiste doivent adopter celui de la justification souvent embarrassée. Les premières difficultés économiques, l'augmentation persistante du chômage, l'accroissement brutal du déficit du commerce extérieur, les dévaluations successives de la monnaie placent le nouveau gouvernement dans l'obligation d'expliquer aux électeurs non seulement pourquoi le « Changement » annoncé est moins sensible qu'espéré et pour quelles raisons certaines promesses électorales ne peuvent être tenues mais également pourquoi la situation économique se dégrade encore. Alors que le chômage était auparavant présenté aux électeurs comme le résultat d'une politique délibérée du patronat et du gouvernement « de droite » destinée à modérer les exigences salariales des employés, le gouvernement de Pierre Mauroy apparaît embarrassé pour justifier son aggravation. Les modèles explicatifs que le nouveau personnel politique va utiliser pour expliquer les difficultés qu'il rencontre vont rapidement se rapprocher de ceux auparavant employés par le précédent gouvernement.

Le déficit de notre commerce extérieur ne date pas du 10 mai 1981. En 1980, alors que M. Barre était premier ministre et que le dollar se situait à un cours extrêmement bas (4,50 F au lieu de 7,20 F aujourd'hui) notre balance du commerce extérieur faisait apparaître un solde négatif de 72 milliards de Francs (en francs 1982). En outre, si l'on reprend l'histoire de la parité entre franc et mark tout au long de la Vème République, on constate tout simplement que de dévaluations du francs en réévaluations du mark, le mark a doublé de valeur par rapport au franc entre 1969 et 1980. [...] La gauche rencontre donc les mêmes problèmes que les gouvernements précédents[69].

Pour rétablir nos grands équilibres économiques, il faut réduire notre différentiel d'inflation qui amoindrit notre compétitivité sur les marchés extérieurs. Il nous faut aussi réduire le différentiel de consommation qui expose notre marché intérieur à un risque de progression insupportable de nos importations. C'est ce souci qui a inspiré le plan de rétablissement de nos équilibres extérieurs décidé au conseil des ministres du 25 mars [1983]. L'objectif est de réduire les importations et d'augmenter la compétitivité des entreprises. Afin de réduire les importations et l'endettement extérieur le plan du 25 mars comporte trois orientations : agir dans le sens de la réduction de la demande intérieure ; satisfaire de manière non inflationniste les besoins de financement de l'économie en développant l'épargne ; diminuer les déficits et donc les besoins d'emprunts publics en agissant à la fois sur le budget de l'Etat, les grandes entreprises nationales, les régimes sociaux et les collectivités locales. En réduisant l'écart entre les besoins de financement internes publics et privés, et les capacités d'épargne nationale, le gouvernement crée les conditions d'une réduction de l'endettement extérieur. Le plan du 25 mars est un plan cohérent. D'un côté, il modère la progression de la demande intérieure. De l'autre, du côté de l'offre, il tend à améliorer la compétitivité des entreprises. D'abord, par les effets mécaniques du réajustement monétaire qui rendent les prix de nos produits plus compétitifs sur les marchés étrangers. Ensuite, par le choix des mesures décidées qui ne supposent aucune augmentation des charges sociales, fiscales ou financières de nos entreprises. Bénéficiant d'une amélioration de leur compétitivité, nos entreprises seront incitées à se lancer dans la bataille de l'exportation dès lors que la demande intérieure deviendra moins porteuse et, je l'espère, même avant cette période[70].

Le discours économique technique n'est bientôt plus le monopole du personnel politique de « la droite ». Les « grands équilibres », la « réduction des déficits », la « compétitivité des entreprises », sont des notions qui apparaissent dans le discours politique des nouveaux gouvernants, alors même qu'une partie des militants et des sympathisants de la gauche associaient auparavant ces termes et ce type de raisonnement à l'offre économique libérale du précédent personnel politique. Ils se révèlent plutôt liés aux positions gouvernementales elles-mêmes. Les premières mesures de restriction budgétaire doivent être accompagnées de la justification du ralentissement des réformes et de la fin de l'extension des droits des travailleurs et des acquis sociaux.

On accuse souvent le gouvernement d'avoir changé de politique en juin dernier, c'est-à-dire d'avoir soudain fait appel à la rigueur après avoir, pendant la première année, pris un certain nombre de mesures sociales conformes aux engagements de la campagne présidentielle de François Mitterrand. Ce changement de politique n'a pas toujours été bien compris à gauche...  » « Pierre Mauroy répond  “Durant la première année, conformément aux engagements que nous avions pris dans le pays, conformément à ce qu'avait annoncé François Mitterrand, nous avons entrepris de réaliser ce qui avait été annoncé. [...] Le bilan ne me semble pas négatif même s'il est vrai, en contrepartie, que notre commerce extérieur s'est détérioré de manière préoccupante. C'est d'ailleurs pourquoi nous avons pris des mesures et que, dès cette année, nous réduirons son déficit d'au moins 30 milliards de francs. Cette politique, si elle nous a permis de maintenir l'activité économique et de stabiliser le chômage, ne peut durablement être financée par le budget. Il est nécessaire qu'elle soit relayée par une reprise de la croissance économique. Nous étions en droit d'escompter cette relance au printemps ou à l'été 1982. Tous les experts l'annonçaient. Non seulement elle ne s'est pas produite, mais les taux d'intérêt excessifs et la flambée du dollar ont contribué à prolonger et à accentuer la récession. Nous nous sommes adaptés à cette situation en particulier en accélérant la baisse de notre taux d'inflation. La France en effet ne peut conserver sans dommage un rythme d'inflation supérieur à celui de ses principaux partenaires. Voilà pourquoi, forts de nos premiers succès, nous ne devons pas relâcher notre effort”[71].

Le discours politique de Pierre Mauroy essayait de maintenir le contact entre la nouvelle pratique gouvernementale et l'ancien discours de la gauche oppositionnelle. Il en résultait soit une tentative pour concilier des promesses réformistes et une pratique plus restrictive, soit une critique de « la droite », des « patrons » et de l'administration accusés d'entraver la réalisation du changement. Cependant, les thématiques traditionnelles de la gauche ne sont alors jamais remises en cause ou révisées et aucune doctrine alternative n'est proposée au sein du parti. Si le gouvernement était réputé rencontrer des difficultés conjoncturelles qui retardaient la réalisation de certains points du programme annoncé, le contenu de celui-ci et les principes sur lesquels il reposait n'était pas désavoués. L'analyse économique ou les constructions symboliques qui sous-tendaient les propositions de la gauche en 1981 n'étaient pas officiellement révisées. Le maintien formel des objectifs et des analyses de l'ancienne opposition facilitait la présence au gouvernement des communistes qui n'avaient pas à gérer, face à leurs militants et aux fractions radicales de leur électorat, les contradictions entre les représentations politiques associées à l'ancien discours de l'Union de la gauche et celles qui sous-tendaient la nouvelle pratique gouvernementale. Au contraire, l'arrivée de Laurent Fabius à Matignon qui accompagne le départ des ministres communistes se traduit par une transformation des principes de légitimation de l'action du gouvernement. La pertinence de l'ancienne thématique de la gauche est sinon répudiée, du moins réservée à des circonstances strictement limitées - congrès ou campagne électorale. L'analyse économique qui sous-tend le discours politique de Laurent Fabius est beaucoup plus ouvertement d'inspiration « libérale » ou « entrepreneuriale ».

C'est sur les entreprises que repose pour l'essentiel la responsabilité de la modernisation. Elles doivent bénéficier du soutien de l'ensemble du pays. J'ai toujours pensé que c'était la gauche qui était la mieux placée pour réconcilier l'entreprise et la Nation. Et c'est ce qui se produit. Faisons clairement confiance à la capacité des entreprises, en particulier aux artisans, aux P.M.E., qui sont probablement les plus susceptibles de créer des emplois. Le gouvernement prendra les dispositions nécessaires pour que, dès la rentrée parlementaire, il devienne possible de créer son entreprise en moins d'un mois. Faisons confiance aux personnels, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui sont la réalité même de l'entreprise. Ce sont eux dans leur diversité, dans leur collectivité aussi qui feront le succès ou l'échec de notre économie.. Ici comme ailleurs, la réussite devra être reconnue et récompensée[72].

« Moderniser » et « rassembler » devient le slogan du nouveau gouvernement. L'entrepreneur et l'entreprise sont alors placés au centre du discours et de la politique adoptés. La bonne santé des entreprises à laquelle doit œuvrer le gouvernement débouchera sur l'accroissement des embauches et sur la réduction du chômage. Il n'est bien entendu plus question d'utiliser le terme de « lutte des classes » ni même celui de « réduction des inégalités » puisqu'au contraire « l'initiative » doit être encouragée, en particulier celle des créateurs d'entreprises et celle des cadres, dont il faut bien récompenser la motivation et qu'il est désormais nécessaire d'éviter de « décourager ». Il n'est pas davantage question d'accroître les responsabilités des salariés subalternes dans leur entreprise ou de promouvoir « l'autogestion » mais au contraire de renforcer la responsabilité des cadres pour leur donner une attitude de « battant ».

Les lois qui renouvellent les relations du travail [en particulier les lois Auroux] n'ont pas été conçues et elles ne sauraient être appliquées au détriment de l'encadrement. Il existe en France des cadres de tous âges, compétents, motivés, et dont certains sont bien exercés aux pratiques de la compétition internationale. Leur participation aux décisions est indispensable au développement. C'est pourquoi il faut éviter tout nivellement par le bas, tout uniformisme réducteur, qui ne présente en fait aucun intérêt mais qui risquerait à l'inverse de décourager les cadres et d'alimenter chez eux ce que j'appellerais volontiers le “syndrome de la tondeuse à gazon”. Pas question de décourager la promotion. Pas question de baisser les bras. L'industrie à besoin de battants[73].

Le progrès économique et le progrès social doivent aller de pair. Préparer l'adaptation de la société française aux conséquences de la mutation technologique impose de mettre en œuvre, parallèlement une modernisation sociale. Cela passe évidemment par le reconnaissance du fait que l'entreprise est au centre de la modernisation. Ceux qui prennent le risque d'entreprendre doivent être reconnus par la société tout entière. Les forces syndicales, l'ensemble des forces sociales doivent être aussi pleinement reconnues et associées. L'expression, l'initiative et la capacité de créer de tous ceux qui forment l'entreprise doivent être soutenues et développées. Cette modernisation sociale doit s'accompagner de l'enrichissement de la négociation collective et d'une certaine souplesse, je pense par exemple aux demandes nombreuses en faveur du tempspartiel[74].

Tout souci réformiste propre à l'ancien discours de la gauche apparaît aboli dans la nouvelle offre politique du Parti socialiste. L'attachement à certaines thématiques traditionnelles est cependant maintenu : la réduction des inégalités, l'attachement aux services publics, la lutte contre le racisme, etc. Pourtant, il s'agit là surtout de références emblématiques dont le rappel ne débouche sur aucune politique spécifique. La logique principale de ce qui n'est plus tout à fait un programme politique mais qui relève plutôt des techniques de communication paraît être la mise en forme d'un discours économique du type entrepreneurial, suffisamment teinté cependant de références progressistes pour ne pas apparaître totalement calqué sur le répertoire politique de l'ancienne majorité.

Pour mener à bien cette modernisation la France ne peut cultiver ses divisions. Elle doit au contraire rassembler. Je constate que, quelles que soient leurs opinions politiques, beaucoup de nos concitoyens souhaitent, tout simplement que les choses “marchent”, que l'économie se développe, que les entreprises prospèrent, que les emplois se créent, que les jeunes puissent pratiquer le sport et la musique, se former aux qualifications les plus utiles, et que les individus, quels que soient leur âge et leur condition, puissent déployer librement leur talent et leur initiative. Je ne tomberai pas pour autant dans un unanimisme de façade. Les sujets de débat, les conflits d'intérêt, les oppositions réelles existent et ils sont la loi de la démocratie : sur le rôle de l'Etat, sur la nécessité ou non de lutter contre les inégalités sociales, sur la justice fiscale, sur une certaine conception de la société, il y a des oppositions entre nous qui fondent des convictions politiques diverses. [...] Je pense d'ailleurs que sur de grands problèmes de société la majorité et l'opposition doivent s'habituer à travailler ensemble. D'autres pays le font : pourquoi pas la France ? Je proposerais donc à deux parlementaires de l'opposition et à deux parlementaires de la majorité d'examiner ensemble les problèmes liés en France à l'allongement de la durée de la vie et à l'avenir à long terme de nos systèmes de retraite. [...]. Si cette expérience est fructueuse je souhaite qu'elle soit généralisée [75].

La chose la plus importante qui s'est produite depuis 1981 [...], c'est précisément le changement culturel profond dans la compréhension économique [...] par exemple la notion que des entreprises saines et dynamiques sont indispensables, que la dimension internationale est indispensable [...][76].

Nous verrons ci-dessous que la dédifférenciation entre l'offre politique traditionnelle de la droite libérale et la nouvelle pratique gouvernementale de la gauche provoquera un certain trouble chez les militants et les électeurs les plus attachés à l'ancien discours de la gauche. En affaiblissant durablement l'ancienne culture militante de la gauche, en particulier chez les jeunes, la nouvelle offre politique du PS va transformer durablement les formes et les modalités de l'action militante et protestataire. Dans un premier temps, le relatif échec économique de la gauche va lui faire perdre le monopole sur les mouvements contestataires qu'elle détenait de fait auparavant, permettant ainsi l'apparition de nouvelles offres politiques d'opposition, y compris selon des formes et sur des thématiques - l'immigration - qui n'auraient pas été jugées, peu de temps auparavant, susceptibles de servir de support à des mobilisations politiques.

D) La fin du monopole symbolique de la gauche sur l'opposition et l'émergence du FN

Une des conséquences conjointes de la présence d'un gouvernement socialiste et communiste et de la dédifférenciation des offres politiques de « la gauche » et de « la droite » est la possibilité de l'émergence de nouvelles forces d'opposition se situant en dehors des clivages droite-gauche et dotées d'un personnel politique nouveau. Il ne s'agit pas ici de détailler l'ensemble des facteurs qui sont susceptibles d'expliquer le succès de l'émergence du Front national à partir de 1983[77]. Les effets de l'attention toute particulière que la plupart des journalistes ont portée au Front national entre 1983 et 1984 et qui à largement contribué à faire connaître nationalement une marque électorale qui avait jusque-là du mal à dépasser quelques implantations locales, n'ont jusqu'à présent pas été suffisamment pris en compte. Nous nous contenterons ici de remarquer que cette offre électorale contestataire nouvelle se développe à un moment où, après deux ans de gouvernement, les partis de gauche ont vu diminuer leur capacité à apparaître comme des forces de proposition et comme pouvant offrir des alternatives nouvelles. Notre hypothèse est donc qu'avant 1981, les partis « de gauche » disposaient du monopole symbolique des postures oppositionnelles et qu'une telle configuration obérait les chances d'une entreprise politique « protestataire ». Lorsque la gauche apparaît comme une force nouvelle, qui ne s'est pas trouvée en position de gouverner depuis plusieurs dizaines d'années, elle tend à rassembler et à concentrer sur son nom l'ensemble des mécontentements. Au contraire, à partir de 1983, lorsque les espoirs qui avaient été placés en elle auront disparu, lorsqu'elle ne sera plus en mesure de rassembler les oppositions par le seul fait qu'elle est alors au gouvernement, le PS ne sera plus en mesure de monopoliser les postures d'opposition et la possibilité de développement d'une nouvelle offre politique contestataire s'ouvrira.

Jusqu'en 1981 c'était le tandem “Giscard-Barre” qui était désigné par la gauche comme le responsable des problèmes des français. À partir du moment où il est apparu dans les milieux populaires que la gauche faisait la même politique que la droite, le Front national a pu mobiliser la xénophobie latente en proposant un autre responsable du mal, l'immigré[78].

Alors qu'avant 1981, les partis « de gauche » et en particulier le Parti socialiste revendiquaient avec succès le monopole de la protestation politique, parvenant à nouer des liens avec les réseaux écologistes, antinucléaires, régionalistes, féministes, syndicaux et à fédérer toutes les oppositions au « pouvoir en place » et à « la droite », ils perdent cette capacité lorsqu'il apparaît que leur action gouvernementale ne va pas  «changer la vie » et que leur politique est parfois peu différente de celle de leurs prédécesseurs. Ainsi, alors que jusqu'en 1981 l'Union de la gauche et en particulier le Parti socialiste représentait la seule alternative politique crédible au « pouvoir en place », s'identifiant au « changement » et rendant difficile l'émergence de forces protestataires différentes, son arrivée au pouvoir et la déception qu'elle entraîne conduisent les « votes protestataires » – d'ailleurs en partie engendrés par l'action du nouveau gouvernement – à se porter sur d'autres forces et en particulier sur de nouvelles offres politiques promues pour des raisons différentes par les médias : les écologistes et le Front national. Ces forces politiques placent au centre de leur offre politique des thèmes différents de ceux des partis traditionnels (les immigrés, l'insécurité, l'écologie) et se présentent comme extérieures aux oppositions et aux identités gauche-droite qui semblent alors moins qu'auparavant désigner des oppositions réelles. Ces nouvelles formations politiques ne peuvent donc s'imposer que dans un certain état du « débat public », lorsque les identités partisanes constituées et la structuration de l'espace politique s'opposeront moins qu'hier à la réception de leurs propositions. Les forces politiques alternatives ne pourront accroître leur crédibilité et transformer les configurations politiques que lorsque les responsables politiques, les journalistes et les responsables des rédactions et les électeurs prendront au sérieux leur offre politique, c'est-à-dire quand la « gauche » ne représentera plus dans les anticipations de chacun à la fois une alternative politique radicale et la seule alternative comme c'était le cas avant 1981.

En face, pour la première fois, à l'élection de Dreux, dès 1983, le Front national émergeait : la raison n'était pas difficile à comprendre, ce n'était pas seulement le chômage, à ce moment-là, qui l'expliquait, encore moins la présence d'immigrés, car il n'y avait pas de progression suffisamment spectaculaire dans un cas comme dans l'autre, pour expliquer une telle “percée” soudaine. Mais il y avait un “tournant”, une déception politique : la gauche ne répondait plus aux attentes qu'elle avait suscitées, elle provoquait le rejet. Une partie de l'électorat “bourgeois”, du XVI arrondissement, bascula volontiers vers le FN, mais aussi un public populaire déboussolé. C'est la gauche, toute la gauche gouvernementale qui était responsable, nous étions assimilés avec elle et perdions avec elle[79].

On peut donc faire l'hypothèse que c'est en partie pour des raisons de topologie partisane que le Front national - une organisation dont l'offre politique, essentiellement centrée sur une mise en cause de la présence des immigrés en France, avait plus de chance de séduire les électeurs populaires les plus en contact avec les populations immigrées - devint susceptible d'émerger après que la gauche eut démontré son incapacité à réduire les conséquences de la crise économique dans les milieux sociaux les plus vulnérables[80]. Le bon score réalisé par Stirbois lors des élections municipales de Dreux en 1983 après une campagne menée essentiellement sur le thème de l'immigration dans une commune populaire de la banlieue parisienne a constitué le point d'origine de l'intérêt des journalistes de la presse nationale pour le FN et le début de la diffusion de sa marque électorale. Tant qu'un gouvernement mêlant socialistes et communistes n'avait pas fait la preuve de son impuissance, l'Union de la gauche demeurait dans l'esprit des électeurs la seule alternative politique au gouvernement gaulliste ou giscardien tandis que celui-ci demeurait le principal rempart contre le Programme commun. L'absence de regain électoral du Parti communiste et de l'extrême gauche après 1982 est la conséquence de la présence conjointe au gouvernement du Parti socialiste et du Parti communiste après 1981 et de l'imputation de l'échec à toute la gauche plutôt qu'au seul PS. C'est parce que l'ensemble de l'ancienne opposition, du Parti socialiste au Parti communiste et à l'extrême gauche, était symboliquement associé au gouvernement – en partie du fait du travail politique mené dans les années soixante-dix pour faire exister « la gauche » en tant qu'ensemble de formations politiques symboliquement solidaires – que l'alternative à la politique gouvernementale ne pouvait plus être cherchée à l'extrême gauche, ni d'ailleurs dans l'ancienne majorité mais plutôt dans des groupes politiques apparaissant comme nouveaux et qui pouvaient alors servir de support à l'expression de mécontentements sociaux et politiques hétérogènes, sans doute seulement partiellement suscités par le nouveau gouvernement. Bien évidemment, l'émergence à partir de 1983 d'un parti d'extrême droite accusé de racisme va, par les résistances qu'elle suscite, favoriser considérablement les chances de succès de SOS-Racisme en 1985, et pour commencer, donner l'idée aux fondateurs de l'association qu'il est nécessaire et possible d'innover dans ce secteur militant.


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Les transformations du discours politique du Parti socialiste vont avoir des effets considérables dans le champ de l'information politique et dans le champ de production intellectuelle. L'ensemble des énoncés politiques susceptibles d'être publiquement défendus vont être transformés par la disparition des anciennes thématiques radicales de la gauche. La valeur sociale des postures contestataires s'affaiblit brutalement. Le nombre des militants politiques va décroître et la profondeur de leur implantation rapidement reculer - en particulier dans la jeunesse scolarisée. La configuration militante au sein des universités et dans les lycées, secteur dans lequel les fondateurs de SOS-Racisme animaient jusqu'alors le syndicat étudiant, change radicalement. Alors qu'auparavant la jeunesse était au moins susceptible de se considérer « de gauche » par opposition à la droite au pouvoir, après 1981, lycéens et étudiants deviennent plus indifférents aux clivages partisans et le militantisme politique au sein des universités connaît un recul sensible. Mais si les effets de l'arrivée de la gauche au pouvoir sur les chances d'apparition de mobilisations contestataires au sein des établissements scolaires vont être assez rapides, la transformation du contenu des énoncés politiques et celle des représentations politiques des acteurs seront plus progressives. À la suite de l'aggiornamento de l'offre politique du Parti socialiste, la transformation conjointe des lignes éditoriales des journaux de l'ancienne presse d'opposition va jouer un rôle important dans le processus de crédibilisation du nouveau discours du Parti socialiste et par conséquent sur la perception, par beaucoup de sympathisants de « la gauche », de la nécessité d'abandonner les représentations politiques traditionnelles de la gauche. Notre hypothèse sera que la diminution de l'emprise sociale des représentations politiques clivées sera un élément nécessaire à la possibilité de concevoir une entreprise militante de forme « apolitique » dans le domaine de l'antiracisme.