La manière dont les journalistes vont commenter les actions des manifestants et l'attitude des pouvoirs publics constituent donc un enjeu essentiel des mobilisations, l'action de chacun des protagonistes consistant souvent en des stratégies d'images destinées à attirer la sympathie et à mettre en scène la justesse ou la caractère abusif de la cause défendue. Avec la généralisation de la télévision, l'impact d'une manifestation sur le gouvernement provient surtout des effets que les reportages télévisés sont supposés avoir sur le « public », la manifestation réelle étant ainsi redoublée par une manifestation de papiers ou d'images[1] . De nombreuses études ont montré que les journalistes, loin de se limiter à enregistrer passivement le déroulement des événements jouaient un rôle actif en sélectionnant les causes et les groupes susceptibles de faire l'objet de leur attention[2] . À l'inverse, face aux contraintes qu'imposent les médias, certains groupes militants ont appris à mettre en scène leur action de façon à la rendre acceptable et séduisante pour des journalistes[3] . Cependant il est souvent difficile de parvenir à établir un lien entre les caractéristiques du traitement par les médias d'un mouvement social et l'évolution ultérieure de celui-ci. L'ampleur de la couverture journalistique et l'orientation des commentaires portés sur une organisation militante vont exercer une influence décisive sur sa trajectoire. En analysant le processus de production de l'enthousiasme journalistique pour la nouvelle association antiraciste en 1985 puis celui de son déclin, nous chercherons à mettre en évidence que la couverture par la presse d'une organisation militante n'est pas seulement le produit de l'interaction entre les porte-parole du mouvement et les journalistes, mais qu'elle est aussi subordonnée à la configuration du champ politique, dont les clivages s'imposent en partie aux journaux et dont dépend le volume des ressources que perçoivent les entreprises de mobilisation.
Fondé en octobre 1984, SOS-Racisme aura beaucoup de mal à se faire connaître durant les premiers mois d'existence. En janvier 1985, n'ayant à faire valoir que leur jeunesse et leur badge, les fondateurs ne parviennent pas à intéresser les journalistes chargés d'écrire sur l'immigration et les organisations antiracistes. Pourtant, le 15 juin 1985, SOS-Racisme organise place de la Concorde un grand concert auquel assistent plus de 300.000 personnes. Entre ces deux dates, un nombre considérable d'articles de journaux et de reportages télévisés aura fait connaître à tous les Français Harlem Désir et les sympathiques jeunes qui ont alors décidé de « lutter contre le racisme ». À l'inverse de structures militantes implantées de longue date, qu'on rencontre à travers leurs militants et qui sont souvent perçues comme ayant toujours été là (syndicats, formations politiques), SOS-Racisme est une organisation dont la notoriété récente a été surtout établie par les journaux télévisés. Ne disposant pas, en 1985, d'effectifs militants leur permettant de mener des actions autonomes, les fondateurs de SOS sont alors dépendants de la publicité que les journalistes peuvent leur apporter pour diffuser leur marque militante et leur badge. La croissance rapide de l'association durant sa première année d'existence et sa capacité à susciter des soutiens ont par conséquent été directement conditionnées par l'attention que lui ont portée les journalistes[4] .
Année |
articles positifs |
% d'articles positifs |
articles neutres |
% d'articles neutres |
articles critiques |
% d'articles critiques |
Total |
1985 |
285 |
72 % |
64 |
16 % |
49 |
12 % |
398 |
1986 |
96 |
73 % |
30 |
23 % |
6 |
5 % |
132 |
1987 |
150 |
62 % |
53 |
22 % |
39 |
16 % |
242 |
1988 |
76 |
53 % |
44 |
31 % |
24 |
17 % |
144 |
1989 |
52 |
33 % |
89 |
56 % |
19 |
12 % |
160 |
1990 |
69 |
56 % |
36 |
29 % |
18 |
15 % |
123 |
1991 |
23 |
24 % |
41 |
43 % |
32 |
33 % |
96 |
1992 |
31 |
36 % |
38 |
44 % |
18 |
21 % |
87 |
Total |
782 |
57 % |
395 |
29 % |
205 |
15 % |
1382 |
Dès les premiers mois d'existence de SOS, les journaux classés « à gauche », Le Matin de Paris, Libération, Le Monde[5] , lui consacrent beaucoup plus d'articles que les journaux « de droite », Le Figaro ou Le Quotidien de Paris (306 articles contre 37 en 1985 voir tableau 2). Comme nous l'avons souligné lors des chapitres consacrés à la couverture de SOS par Le Monde et par Libération, les journaux « de gauche » accordent depuis longtemps plus d'attention que les journaux « de droite » au traitement de l'immigration et du « racisme » et ils disposent, contrairement à ces derniers, de journalistes spécialisés dans ce domaine, dont la seule présence au journal tend à engendrer des articles ayant l'immigration ou l'antiracisme pour sujet[6] . L'antiracisme constitue ainsi, au moins depuis la guerre d'Algérie, un thème propre au personnel politique, aux journalistes et aux associations antiracistes se reconnaissant dans « la gauche ». Les dirigeants des journaux proches de « la gauche » ont donc des raisons de supposer que leur lectorat est intéressé par des articles ayant pour sujet les actes de « racisme » et l'action antiraciste À l'inverse, la prudence traditionnelle des rédactions « de droite » face à ce thème, puis les informations sur l'origine politique des fondateurs de SOS vont, dès les premiers mois de 1985, dissuader les journalistes de la presse d'opposition de publier des articles laudatifs envers la nouvelle association, d'autant qu'il est alors difficile d'attaquer frontalement la cause de l'antiracisme[7] .
Mais c'est le caractère massif de la couverture de SOS par la presse durant sa première année d'existence qui apparaît remarquable. Plus de 400 articles consacrés à SOS ont paru en 1985. Alors qu'un grand nombre d'articles publiés de façon continue sans être repris dans les journaux télévisés auraient pu n'avoir qu'un effet de notoriété réduit, ils se trouvent au contraire concentrés sur quelques périodes au cours desquelles ils tendent à saturer le lecteur et à lui rendre impossible d'ignorer l'association. Ainsi en 1985, 235 articles sur les 398 présents dans la base, soit 60 %, ont été écrits en l'espace de 6 semaines à l'occasion de trois initiatives de SOS soit une moyenne de six par jour. Ces textes sont d'ailleurs souvent accompagnés d'un titre en première page ainsi que d'une photo d'Harlem Désir ou de l'une des personnalités artistiques qui parrainent SOS[8] . Libération et Le Matin de Paris font à plusieurs reprises d'une initiative de SOS le sujet de la rubrique « événement » qui occupe les deux ou trois premières pages de ces quotidiens et qui focalise l'attention du lecteur sur une question d'actualité particulière. Le concert de la Concorde suscite, à Libération et au Matin de Paris, la publication de plusieurs cahiers spéciaux. Libération consacre au total 24 pages entières à ce concert et 54 pages à SOS sur l'ensemble de l'année 1985. L'importance de la couverture de SOS tend à constituer elle-même un événement et participe au processus de construction de l'importance sociale de l'association. Les journalistes des autres rédactions - en particulier ceux des radios et des télévisions - vont être partiellement contraints d'aligner la tonalité de leurs commentaires, le nombre des reportages qu'ils consacreront à SOS et leur emplacement relatif dans le journal, à ce qu'ils peuvent lire dans la presse écrite[9] . Il y a là un processus partiellement circulaire au cours duquel la considérable offre journalistique consacrée alors à SOS-Racisme tend à s'entretenir elle-même et, par les réactions qu'elle suscite dans les cours de lycée, contribue à produire la réalité sociale qu'elle est supposée décrire.
L'ampleur initiale de la couverture de l'action de SOS se double d'une pratique inhabituelle qui manifeste l'intérêt des journalistes pour l'association, celle des articles anticipant l'événement[10] . En 1985, 57 % des articles consacrés aux principales initiatives de SOS sont publiés avant celles-ci plutôt qu'après comme les normes professionnelles du travail journalistique le prescrivent généralement[11] . L'annonce de l'organisation d'événements militants constitue bien évidemment un soutien implicite aux initiatives ainsi rendues publiques :
Eric Dupin – [...] Il y avait une tradition qui s'était instaurée à Libération, qui faisait qu'on faisait la manchette et l'événement le samedi sur le concert de SOS. Là, c'est un appel à participer objectif[12] .
La publication d'autant d'articles - que l'importance réelle des actions de SOS ne justifiait pas toujours en particulier durant sa première année d'existence - n'aurait pas été possible sans un effort de certaines rédactions pour mettre l'association en valeur La publication de cahiers spéciaux annonçant le programme du concert modifiait la structure éditoriale des journaux et nécessitait une décision de la direction de la rédaction destinée de toute évidence à favoriser le succès des manifestations. Cet effort en faveur de l'association n'est le fait que d'une partie de la presse. Ainsi on constate que les articles publiés par Le Matin de Paris, Le Monde et Libération en 1985 et 1986 représentent près de 80 % des articles de la presse nationale présents dans notre échantillon (voir tableau 2).
Année |
1985 |
1986 |
1987 |
1988 |
1989 |
1990 |
1991 |
1992 |
Libération + |
306 |
114 |
148 |
92 |
107 |
68 |
45 |
27 |
pourcentage des articles publiés |
77[13] |
87 % |
61 % |
64 % |
67 % |
55 % |
45 % |
31 % |
Le Figaro + |
37 |
9 |
36 |
32 |
28 |
28 |
23 |
21 |
pourcentage des articles publiés |
9 % |
7 % |
15 % |
22 % |
18 % |
23 % |
24 % |
24 % |
La réussite de SOS auprès des journalistes en 1985 ne se fit cependant pas sans difficultés. Après les mouvements « beurs » de 1983 et 1984, les rédacteurs spécialisés dans le secteur de l'immigration jugeaient la légitimité des organisations antiracistes à l'ancrage dont elles disposaient au sein de la jeunesse issue de l'immigration. Les premières initiatives de SOS, association d'étudiants d'origine généralement française, suscitent donc peu d'échos de la part des « rubriquards » traitant des mouvements antiracistes – Eric Favereau de Libération, Frédérique Lantieri du Quotidien de Paris ou Nicolas Beau du Monde – qui ne considèrent pas que la nouvelle association mérite beaucoup d'attention. Ils préfèrent proposer à leur hiérarchie des textes sur l'évolution des mouvements beurs qui, en dehors des manifestations des marches, ne constituent pas une priorité pour leurs rédactions. Nous avons montré qu'à Libération, les premiers articles ayant SOS pour sujet ne seront pas issus du service société auquel appartient Eric Favereau mais du service « mode de vie » alors animé par Laurent Joffrin. C'est seulement en contournant les journalistes qui auraient logiquement dû écrire sur leur action que les dirigeants de SOS vont pouvoir obtenir que Libération parle de la nouvelle association. Alors que les journalistes spécialisés qui doivent maintenir de bonnes relations avec leurs sources militantes privilégient l'adéquation avec les mouvements « beurs » issus des marches, les directions des rédactions évaluent l'opportunité politique de la couverture et son intérêt journalistique, c'est-à-dire ce qui leur paraît pouvoir intéresser leurs lecteurs. La mise en forme adoptée par SOS – un rassemblement de jeunes multicolore et apolitique – était beaucoup mieux adaptée aux contraintes s'imposant aux hiérarchies rédactionnelles qu'à celles qui pesaient sur les simples journalistes.
À l'opposé de l'hostilité de la plupart de leurs « rubricards », l'intérêt que les hiérarchies rédactionnelles de la presse « de gauche » manifestent pour SOS-Racisme s'explique en partie par la configuration politique dans laquelle émerge la nouvelle association. Les résultats que le Front national a obtenus aux municipales de 1983 puis aux élections européennes de 1984 ont fortement surpris et inquiété les journalistes des grandes rédactions nationales[14] . Certains journalistes s'interrogent alors publiquement sur la responsabilité des médias dans la progression du Front national et considèrent que la profession serait fondée à empêcher Jean-Marie Le Pen d'accéder aux micros de la radio ou de la télévision[15] . D'autres, s'ils acceptent de l'inviter à parler, prétendent le mettre en difficulté[16] . Si la concurrence entre les rédactions aura rapidement raison de ces interrogations, le fait que ce type de prise de position ait pu être publiquement débattu par des responsables de rédaction et des éditorialistes constitue un indicateur de l'impact que le succès du FN a pu avoir au sein du milieu journalistique. Déterminer pourquoi le Front national a suscité une telle hostilité chez les journalistes de la plupart des rédactions nationales relèverait d'une étude particulière. En effet, comme l'admet Pierre Raiman « le fait de savoir jusqu'à quel point le Front national est un parti fasciste est une affaire très compliquée »[17] et la radicalité du Front national ne saurait être considérée en elle-même comme la cause suffisante de l'indignation manifestée par les journalistes. Il faut donc également supposer une sensibilité particulière du milieu journalistique aux thèmes et aux emblèmes de l'extrême droite. Il serait sans doute prématuré de faire l'hypothèse – comme peuvent le suggérer certains observateurs journalistiques – qu'une certaine homogénéité des idées et des modes de pensée propres aux rédactions de la presse parisienne serait à l'origine de la proximité des lignes éditoriales adoptées par les journalistes à l'égard d'entreprises politiques comme le Front national ou SOS-Racisme[18] .
Q – Comment expliquer que l'ensemble de la presse, en 1985, soutienne SOS-Racisme ?
Eric Dupin – Ben, ce n'est pas étonnant : la presse est faite par des journalistes. Les journalistes, ils ont, quand même, une certaine homogénéité sociale et culturelle. Et même, d'ailleurs, on pourrait dire que ce milieu est à la fois libéral-économique et libéral-culturel, si on lit les analyses les plus conventionnelles de la science politique française actuelle. Donc c'est pas étonnant que 90% des journalistes voient avec sympathie un mouvement qui avait l'air d'être un mouvement de masse, de jeunes, antiraciste et anti FN, et anti FN évidemment : le FN ne laisse neutre personne...[19] .
On peut cependant faire l'hypothèse que la généralisation de la possession de diplômes universitaires dans la profession journalistique et l'éventail restreint des revenus et des positions sociales des rédacteurs – en dehors du sommet des hiérarchies rédactionnelles – tend à favoriser la proximité relative des jugements que les journalistes peuvent porter sur le monde social[20] . Cette homogénéisation des points de vue que les journalistes sont susceptibles d'avoir sur les objets sociaux sur lesquels ils écrivent a été favorisée par les effets de la dédifférenciation des lignes éditoriales des journaux intervenue après 1981 et par la concurrence accrue entre les rédactions que celle-ci a entraînée[21] . Alors qu'avant 1981, les journalistes appartenant à des titres de tendance politique contraire étaient tenus de s'opposer sur l'interprétation des faits d'actualité, ils sont ensuite contraints, par la transformation des logiques de la concurrence, de rapprocher leur mode d'interprétation de l'actualité.
Face à un parti qui est alors couramment qualifié dans la presse de « fasciste », toute action visant à entraver sa progression apparaît légitime, même si elle ne provient pas d'acteurs politiques mais de journalistes dont le discours professionnel est par ailleurs souvent fondé sur l'affirmation du principe de neutralité partisane[22] . Si les rédactions ne peuvent collectivement limiter l'accès de Jean-Marie Le Pen aux médias, elles peuvent en revanche se montrer systématiquement critiques à son égard et accorder une attention bienveillante à toutes les initiatives qui apparaissent pouvoir entraver sa progression. Les fondateurs de SOS, en présentant leur mouvement comme une riposte à ce qu'ils nomment la « banalisation des idées racistes » dans la sphère politique, vont bénéficier de la sympathie spontanée de beaucoup de journalistes.
Eric Dupin – Alors le Front national, quand il a émergé en 84, c'était terrible pour Libération, pour les anciens gauchistes pour qui le fascisme c'était l'ennemi... Donc pour eux, voir le Front national arriver comme ça à 11%, c'était un coup de tonnerre extraordinaire. Je me souviens de la soirée des élections européennes de 84 au journal, c'était quelque chose d'extraordinaire[23] . Et donc ensuite, il fallait lutter contre Satan. Et là, je crois de manière assez sincère, le fait de promotionner SOS-Racisme était considéré comme un moyen de faire reculer le Front national, [...]. Il y avait le bien et le mal, SOS-Racisme et le Front national. [...] Je pense que ce qui a entraîné la mobilisation de beaucoup de gens, c'était l'existence du Front national, la légitimation politique du racisme, donc de SOS. Avant 81, c'est impossible à concevoir »[24] .
Frédéric Ploquin – Il faut remettre les premiers articles écrits sur SOS dans le contexte de l'époque : il y avait la montée du Front national, l'apparition du lepenisme comme une véritable force en France. Un journal comme le Matin de Paris ne pouvait qu'amplifier ça. Ce n'était pas un journal lié à un parti sauf sur la fin, mais c'était quand même un journal très ancré à gauche et donc idéologiquement il y avait quand même une sorte de complicité de fait avec tous les mouvements antiracistes »[25] .
Jean Daniel – Nous avons perçu SOS comme un élan providentiel de compensation, d'équilibre à l'égard du Front national naissant, du lepenisme populiste menaçant : nous étions bien contents de trouver des forces d'appoint et de compensation. [...] Le Pen était dominant, nous avons voulu croire que la réaction de SOS-Racisme, contre la montée du lepenisme était représentative d'un sursaut de l'opinion publique française toute entière. Nous avons voulu le croire, nous avons voulu faire en sorte que ce soit vrai. Nous l'avons sans doute surestimée, nous avons aussi sous-estimé les raisons du succès de Le Pen[26] .
Frédéric Ploquin – Au départ, ces jeunes arrivent au Matin de Paris, bon déjà ils arrivent dans un journal qui était peut être réceptif à leur truc. Il se trouve que moi, j'étais à l'université avec eux. Je les connaissais, donc je savais exactement qui ils étaient, d'où ils venaient et je ne me racontais pas d'histoires, ce qui n'était pas le cas, à mon avis, à ce moment là, de tous les journalistes. Parce que a priori quand tu étais journaliste, ils arrivaient comme une bande de jeunes, ils étaient plutôt sympathiques, plutôt drôles plutôt gais et effectivement au départ on n'y croit pas forcément : si je raisonne comme journaliste, je fais 5-6 lignes comme ça dans le journal, pour signaler leur existence. Bon il se trouve qu'effectivement je les connaissais et donc ils ne pouvaient pas me raconter des sornettes sur je ne sais trop quoi. Les journalistes ont quand même tous un petit peu joué le jeu à mon avis par sympathie pour un truc dont on avait vraiment besoin en fait, dont la société avait besoin à ce moment là, globalement, d'un truc comme ça qui soit dans l'affirmation positive[27]
Frédéric Ploquin – Mais bon dans les premières années, même face à la montée de l'extrême droite, ils ont été utiles, moi je continue à croire ça...[28] .
Pierre-Yves Le Priol – Ce qu'on a dit aussi, c'est que Harlem Désir avait besoin du Front national, enfin SOS avait besoin du Front national et Le Pen avait besoin d'Harlem Désir, donc il y avait une espèce de diabolisation réciproque, qui a servi aux uns et aux autres, moi je reprends partiellement cette analyse qui a été faite, ceci dit c'est pas ça qui m'empêche de penser que le bilan est globalement positif, et je ne suis pas de ceux qui aboient avec les loups aujourd'hui[29] .
SOS est donc favorisé par les rédactions « de gauche » dans une configuration politique marquée par le développement du Front national qui va permettre aux fondateurs de SOS de trouver des acteurs favorables à son action aussi bien dans le monde politique que dans le milieu journalistique. En quelques semaines, le succès de l'association dépasse de beaucoup les espérances de ses fondateurs et même leur capacité à le susciter. Tout se passe comme si l'orchestration objective des appuis à la nouvelle organisation – journalistes, personnel politique, lycéens, tous attachés à agir contre le Front national – donnait à SOS-Racisme des opportunités et des capacités d'action que l'association n'aurait jamais pu se créer sans la conjonction spontanée des conduites de soutien que suscite la présence stigmatisée du FN. Mais contrairement aux initiatives antilepénistes des partis « de gauche » que la presse qui leur est associée hésite à soutenir avec trop d'insistance de peur de voir remettre en cause sa crédibilité professionnelle, l'action de SOS-Racisme, organisation qui revendique son « apolitisme » et met en avant à la fois des artistes de variétés et des hommes politiques classés « à droite » - en particulier Jacques Toubon et Simone Veil - permet aux journalistes de la presse « de gauche » de mener une campagne antilepéniste en réduisant les risques de remise en cause de leur neutralité professionnelle[30] . Tant que SOS n'apparaît pas symboliquement associé au Parti socialiste, le soutien accordé à l'association ne constitue qu'un faible danger pour la crédibilité des rédactions qui la promeuvent. Mais si le soutien des quotidiens « de gauche » à la nouvelle organisation ne peut se comprendre sans analyser la proximité idéologique qui les lie à la cause antiraciste qu'ils ont souvent défendue, le succès de SOS auprès des journalistes n'est pas réductible aux seules raisons d'affinités politiques.
Si l'effort consenti par les journaux « de gauche » pour traiter largement des actions de SOS nécessitait un accord politique avec l'orientation générale de la nouvelle association, celui-ci n'en constituait pas l'unique principe d'engendrement. On ne peut comprendre la considérable couverture de presse dont bénéficie SOS entre le 15 février et le 20 juin 1985, sans analyser les opérations publicitaires et commerciales auxquelles les actions et les concerts organisés par SOS donnent lieu dans un contexte de concurrence élevée entre les journaux « de gauche »[31] .
Dominique Pouchin – Mes premiers souvenirs forts [sur SOS] ce sont des discussions sur le thème [...] : “mais pourquoi n'a-t-on pas sponsorisé le concert de la Concorde ? Pourquoi est-ce qu'on n'était pas à la Concorde ? Pourquoi on a laissé ça à Actuel ?” Je crois qu'Actuel était le sponsor de la première fête à la Concorde, et qu'on n'y était pas. Comme la Concorde avait été un gros événement, je me souviens qu'il y avait eu une première discussion qui avait été relativement courte, mais assez animée, sur le thème : “pourquoi on est en dehors de ça ?”[32] .
Après 1981, la baisse du tirage des anciens journaux d'opposition et le processus de neutralisation politique des lignes éditoriales qui les affectent, induits en particulier par la stratégie de normalisation et de « recentrage » suivie par Libération et Le Matin de Paris, placent les journaux « de gauche » dans une situation de concurrence accrue pour maintenir leur diffusion et attirer de nouveaux lecteurs[33] . La couverture que Libération et Le Matin de Paris consacrent à SOS-Racisme en 1985 peut ainsi être en partie expliquée par l'intérêt que ces rédactions, dans une logique d'élargissement de leur diffusion, pouvaient accorder aux jeunes porteurs de badges et à tous ceux qui éprouvaient de la sympathie à l'égard du nouveau mouvement antiraciste[34] . Les lycéens qui paraissaient constituer le principal public de SOS-Racisme, sont alors décrits par les journalistes comme prêts à défendre des causes généreuses mais sans avoir de préférences partisanes bien affirmées[35] . Pour les responsables de Libération, du Matin de Paris ou même du Monde, ils représentent des lecteurs potentiels – puisqu'intéressés par l'actualité et une certaine forme d'engagement politique – pour lesquels des stratégies publicitaires particulières doivent être conçues. SOS-Racisme est alors considéré par certaines rédactions comme un moyen de toucher une partie de « la jeunesse » et de l'attacher à la lecture d'un journal particulier. En devenant, malgré les réserves de son « rubricard » immigration, Eric Favereau, le quotidien publiant le plus grand nombre d'articles consacrés à SOS, Libération cherchait à apparaître comme le journal le plus proche de la sensibilité antiraciste des jeunes. SOS constitue alors pour les dirigeants de Libération ou du Matin de Paris une cause en adéquation avec les valeurs qu'ils défendent mais aussi une organisation dotée d'une image positive à laquelle ils souhaitent associer leur journal.
Philippe Bernard – Libération en faisait des tonnes depuis le début, il y en avait des pages et des pages [...]. Libé voulait être un peu, entre guillemets, le journal officiel du mouvement. Ils voulaient aussi d'une certaine manière récupérer les jeunes qui allaient dans ce genre de concert. Ce qui a priori se conçoit : on peut penser que les jeunes étaient plus des lecteurs de Libé que du Monde[36] .
Laurent Joffrin – Cette alliance de militantisme moral et de savoir-faire médiatique était tout à fait dans l'air du temps des années 80, comme Libération était aussi l'expression de l'air du temps des années 80. Les deux entités se trouvaient en phase [...]. Mais il y avait un côté mode, d'effet d'air du temps, qui incitait Libération à traiter très largement pour être dans le coup[37] .
Q – Quel jugement vous portez par exemple sur le traitement de SOS qu'a fait Libération, [...] quand ils ont fait des cahiers spéciaux au moment des concerts ?
Robert Solé – Oui, oui, ils jouaient à fond la carte SOS, c'était leur public, c'était commercial, nous au Monde, on ne faisait pas ça..
Q – Vous pensez que c'était commercial ?
R – Bien sûr[38] .
Les concerts de SOS vont être l'occasion d'un véritable investissement publicitaire des journaux « de gauche » vis-à-vis des spectateurs présents. Le soutien qu'ils manifestent à SOS est stimulé par la concurrence qui les oppose pour apparaître aux côtés de l'association. En 1985, ne pouvant placer son « logo » sur la scène du concert de la Concorde puisque Actuel en est déjà le sponsor, Libération fait, à partir des trois cahiers spéciaux publiés durant la semaine précédant le concert, un supplément qui sera distribué gratuitement durant la fête. Le Matin de Paris édite plusieurs encarts identifiés par le logo de SOS avant le concert et donne les coordonnées téléphoniques des comités de province qui organisent les transports pour Paris. Au Matin de Paris, c'est l'un des fondateurs de l'association, Didier François, qui est chargé en octobre 1985 d'écrire sur le secteur de l'immigration et de l'antiracisme. En devenant l'année suivante et jusqu'en 1988 le sponsor du concert de SOS et en diffusant gratuitement les pages publicitaires annonçant l'événement, Libération s'éloigne d'une attitude strictement « journalistique » pour faire de SOS le support d'une stratégie commerciale. Dès lors, les parties rédactionnelles de ce journal peuvent difficilement être critiques à l'égard de la nouvelle association antiraciste. De fait, entre 1986 et 1988 le soutien de Libération à SOS ne se dément pas et si le nombre d'articles décroît – en partie parce que la nouveauté de SOS s'émousse – il demeure élevé tandis que l'orientation des commentaires reste très favorable. La couverture étoffée et louangeuse du Matin de Paris et de Libération entraîne celle des autres journaux « de gauche » mais aussi « de droite », contraints par la profusion des articles sur SOS-Racisme à traiter celui-ci plus abondamment. Le soutien du Matin de Paris n'aurait sans doute pas suffi à entraîner le reste de la presse,mais celui de Libération qui est alors le journal dont l'audience et le crédit professionnel se sont le plus accrus depuis 1981 contraint les rédactions concurrentes à s'intéresser à l'association. L'intérêt de la presse écrite suscite et renforce celui des journalistes de télévision à qui SOS permet de faire des sujets à la fois positifs, consensuels et politiquement neutralisés convenant particulièrement bien au format télévisé. La configuration concurrentielle du champ de l'information tend ainsi à homogénéiser l'angle de traitement adopté par l'ensemble des journalistes à l'égard de SOS.
Mais si les journalistes sont en mesure d'accorder une aussi grande attention à la nouvelle association c'est parce que celle-ci présente une mise en forme particulièrement susceptible de les séduire. L'image jeune et spontanée que ses créateurs donnent à SOS l'associe au dynamisme, à l'enthousiasme et à l'idéalisme et semble plus proche des mises en forme produites au moyen de techniques du marketing publicitaire que des registres d'expression militants propres à rebuter les journalistes.
Frédéric Ploquin – L'antiracisme était fait jusque là par des emmerdeurs, des emmerdeurs au sens journalistique, c'est-à-dire des gens qui avaient toujours le même discours, toujours les mêmes propos : Le Matin de Paris n'aurait pas pu faire cinq pages sur le MRAP. Et puis tout d'un coup, on a des gens qui arrivent, d'une autre génération, et qui bousculent tout ça. Ce sont les premiers à avoir appliqué à l'antiracisme une logique un tant soit peu médiatique et donc pour un journal comme Le Matin, c'était impossible de passer à côté[39] .
Laurent Joffrin – Chez les fondateurs de SOS, il y avait un savoir-faire concret qui consistait à démarcher les médias, à avoir beaucoup d'amis dans la presse, chez les journalistes etc. Il y avait un savoir-faire qui consistait à trouver le slogan juste, quitte à se faire aider par les publicitaires. Par rapport aux associations antiracistes traditionnelles, c'était beaucoup plus séduisant et surtout c'était en phase avec la mentalité des jeunes de cette époque, qui, eux, regardaient beaucoup la télévision, écoutaient de la musique. Il y avait le fait de passer par des chanteurs rocks pour réunir des gens. Au lieu de faire une manif traditionnelle, ou un colloque, on fait un concert. Mais cette idée d'utiliser la sensibilité comme ça, du Top 50, ils ont touché juste, et ils exprimaient bien la mentalité d'une génération nouvelle[40] .
La proximité idéologique que les fondateurs de SOS peuvent entretenir avec les dirigeants des journaux « de gauche » aurait pu n'aboutir qu'à la publication de quelques articles à l'occasion de manifestations militantes. Mais l'attention que la presse accorde à SOS-Racisme est soutenue par l'intérêt proprement journalistique de l'association. L'originalité de SOS provient d'une part de l'importance de ses soutiens politiques et financiers et donc de l'ampleur des initiatives militantes qu'il est en mesure d'organiser, d'autre part d'une mise en forme de l'action militante spécifiquement destinée à la presse et profondément différente des modes de présentation des autres organisations militantes. La nouveauté, la jeunesse de ses animateurs, l'apparence ludique et presque esthétique du militantisme (le badge, les concerts, la manifestation-carnaval de décembre 1985), le discours non revendicatif et délibérément œcuménique, tout cela différencie SOS-Racisme des organisations militantes ordinaires que la plupart des journalistes considèrent alors comme « archaïques » et ennuyeuses, et par conséquent potentiellement dangereuses pour la conservation d'un lectorat réputé rechercher une mise en forme attrayante de l'actualité. En donnant à l'antiracisme une logique de présentation recoupant les préoccupations d'audience des responsables de rédaction, notamment ceux des chaînes de télévision, les fondateurs de SOS parviennent à offrir un produit militant qui ne rebute pas les journalistes, c'est-à-dire une organisation dont ceux-ci peuvent penser que sa couverture non seulement n'ennuiera pas le lecteur mais constituera au contraire un argument de vente.
Année |
articles positifs |
articles neutres |
articles critiques |
articles positifs |
articles neutres |
articles critiques |
1985 |
14 |
5 |
18 |
38 % |
14 % |
49 % |
1986 |
3 |
2 |
4 |
33 % |
22 % |
44 % |
1987 |
7 |
11 |
18 |
19 % |
31 % |
50 % |
1988 |
2 |
12 |
18 |
6 % |
38 % |
56 % |
1989 |
2 |
19 |
7 |
7 % |
68 % |
25 % |
1990 |
8 |
8 |
12 |
29 % |
29 % |
43 % |
1991 |
3 |
8 |
12 |
13 % |
35 % |
52 % |
1992 |
5 |
9 |
7 |
24 % |
43 % |
33 % |
Total |
44 |
74 |
96 |
21 % |
35 % |
45 % |
Défendant une cause consensuelle, disposant de la sympathie manifeste « des jeunes », public recherché par les journaux et leurs annonceurs, et pourvu d'une mise en forme « moderne » et « apolitique », SOS-Racisme constitue donc une organisation particulièrement propre à susciter le soutien des journalistes de la presse « de gauche » dans un contexte où ceux-ci cherchent à s'opposer au Front national. En cumulant d'une part les avantages de l'engagement dans une cause traditionnellement « de gauche », mais en se gardant d'exhiber les stigmates – discours protestataire, « langue de bois », pratiques militantes routinisées – que beaucoup de journalistes en sont venus à considérer comme indissociables du militantisme, et d'autre part l'attrait journalistique et commercial que représente une organisation à l'action « spectaculaire » dont la couverture peut être classée aussi bien dans les pages loisirs, dans la rubrique société ou dans les pages consacrées aux personnalités artistiques, les fondateurs de SOS-Racisme proposent un sujet d'actualité dont la mise en forme est parfaitement ajustée aux contraintes professionnelles spécifiques des journalistes.
Les débuts de SOS sont facilités par la difficulté qu'ont ses premiers adversaires – certaines associations beurs et les partis d'opposition – à critiquer les défenseurs d'une cause « irréprochable », c'est-à-dire dont le bien-fondé est socialement si évident qu'il est nécessaire de justifier précautionneusement son éventuelle contestation[41] . La fondation récente de l'association qui n'a pas à répondre d'un bilan et son discours non revendicatif rendent malaisée la définition d'un registre argumentatif permettant de la mettre en cause. Ce n'est qu'au bout de quelques mois, une fois la notoriété de SOS bien établie, qu'émergeront un certain nombre d'argumentations critiques susceptibles d'être employées contre SOS : l'indépendance politique de l'association est contestée depuis la publication dans la presse de l'appartenance partisane de ses fondateurs, le mode de financement public des concerts est dénoncé et les militants « beurs » reprochent à SOS-Racisme son manque « d'implantation » dans les quartiers de banlieue et la proportion insuffisante en son sein des jeunes issus de l'immigration. Fondées ou non, ces accusations vont constituer durant plusieurs années l'essentiel des arguments utilisés contre SOS. Pourtant en 1985, les acteurs qui formulent ces critiques ne parviennent pas à modifier le cadre d'interprétation majoritairement adopté par les journalistes[42] . Les rédactions des journaux « de gauche » continuent d'accorder une attention minutieuse aux actions de SOS et à les considérer comme positives. Même le personnel politique « de droite » préfère ne pas souligner la proximité existant entre la direction de SOS et le PS de peur d'apparaître opposé à la cause antiraciste dans son ensemble. Tant que l'image de SOS, association « liée au PS », ne sera pas davantage diffusée, le nombre des journalistes ou des acteurs politiques s'y référant pour la dénoncer demeurera très faible. Bien entendu, la rareté de ces dénonciations permettra à SOS de conserver durablement son image publique de groupe apolitique de jeunes luttant contre le racisme. Pendant longtemps les critiques formulées envers SOS resteront socialement inaudibles parce que les hiérarchies rédactionnelles trouvent un intérêt à la couverture laudative de SOS.
Paradoxalement, l'association croissante de l'image publique de SOS avec les partis « de gauche » après 1988 sera favorisée par l'émergence de nouveaux adversaires de l'association au sein du PS. Tant que l'action de SOS restera conforme à la logique d'affrontement entre « la gauche » et « la droite » elle conservera suffisamment d'appuis pour prévenir la dégradation de son image publique Durant la cohabitation de 1986-1988, l'engagement de SOS au côté de l'opposition conduit bien entendu à la publication de nombreux articles dans Le Figaro et Le Quotidien de Paris critiquant l'utilisation de l'antiracisme à des fins partisanes[43] . Mais la participation de l'association aux mobilisations contre les lois Pasqua et la politique du gouvernement lui permet de recevoir le soutien des partis de l'opposition et de la presse qui leur est associée. Les interventions des porte-parole de SOS sont, durant cette période, très souvent hostiles au personnel politique « de droite » (voir tableau 4). Que ce soit lors des campagnes sur les « bavures » de la rue de Mogador et de Fontenay-sous-Bois en juillet 1986, durant le mouvement étudiant de décembre 1986 ou lors des manifestations contre la réforme du code de la nationalité, les porte-parole et l'appareil de SOS-Racisme s'engagent fortement contre l'action du gouvernement de Jacques Chirac. Dans cette configuration politique, les initiatives de l'association sont largement couvertes par les journaux d'opposition dont les rédactions saisissent en pratique les diverses occasions que leur donne l'actualité d'exprimer leur désaccord avec la politique du gouvernement, notamment en matière d'immigration et de lutte contre « l'insécurité » (Libération, Le Matin de Paris et Le Monde publient plus de deux cent cinquante articles consacrés à SOS en 1986 et 1987, soit une moyenne d'un tous les trois jours voir tableau 2). La tonalité de ces articles est généralement positive (moins de 3 % des articles présents dans la base de données ont été codés critiques entre 1986 et 1988 contre 73 % codés positifs au sein des trois journaux). Face à l'appui que la presse « de gauche » apporte à SOS parmi d'autres organisations hostiles au gouvernement, les journaux télévisés - dont la large audience nécessite une plus grande euphémisation des lignes éditoriales - ne peuvent adopter un angle plus critique envers l'association antiraciste sans se retrouver sur les positions défendues par les journaux proches de la majorité et sans apparaître trop ouvertement partisans[44] . Si les reportages télévisés consacrés à SOS se raréfient, leur orientation ne devient cependant pas hostile. Le caractère positif des articles sur SOS dans la presse « de gauche » constitue donc un obstacle à la dégradation de son image, y compris dans des médias réputés hostiles.
Eric Dupin – Est-ce-que les porte-parole de SOS n'auraient pas pu, compte tenu de leur propre culture politique, je pense à quelqu'un comme Dray, basculer d'un positionnement moral à un positionnement plus politique, qui est leur discours actuel, qui est de dire, c'est la crise qui est à l'origine du racisme,etc. Est-ce-qu'ils n'ont pas trop tardé de ce point de vue là? Leur retard à passer d'un discours éthéré à un discours social n'est-il pas lié aux appuis politique et médiatiques qu'ils avaient, l'Elysée et Libération, pour simplifier ? Appuis qui les tiraient en arrière, qui n'avaient pas forcément envie pour des raisons de positionnement politique et d'idéologie de faire le lien entre le racisme et la crise sociale. Donc il se peut que leurs appuis politiques et médiatiques leur aient fait prendre du retard par rapport à ce type d'analyses. Je n'imagine pas quelqu'un comme Dray penser uniquement qu'il y a des gens méchants comme ça qui sont racistes, ce n'est pas conforme à l'image du personnage, mais ça veut donc dire que si malgré tout il privilégiait ce type de discours c'est qu'il avait un certain nombre de bénéfices à en attendre, enfin parce que c'était ce type de discours qui marchait, qui leur donnait prise sur le débat politique etc. [...] C'était le seul discours chez les journalistes et c'était le discours aussi qui plaisait à l'Elysée, parce que dire que c'est le chômage qui créé le racisme... Qui est impuissant à endiguer le chômage ? ça posait un petit problème...[45] .
Après la nomination de Michel Rocard à Matignon en 1988, les contraintes de crédibilité que l'appartenance au champ des associations antiracistes impose à SOS l'obligent à conserver le programme qui avait été adopté durant la cohabitation pour mettre en cause « l'absence » de politique d'intégration des populations issues de l'immigration. L'alternance politique conduit donc SOS-Racisme à confronter pour la première fois ses propositions revendicatives à un gouvernement socialiste. Au bout de quelques mois l'association en vient donc à critiquer ce qu'Harlem Désir appelle « l'immobilisme » du nouveau gouvernement dans le domaine de la politique de la ville[46] . À partir de novembre 1988, les porte-parole de l'association mettent en cause essentiellement des hommes politiques appartenant à la nouvelle majorité plutôt qu'à l'ancienne (voir tableau 4). Alors que le personnel politique « de droite » était critiqué dans 70 % des interviews et des tribunes publiées dans la presse durant la cohabitation, il ne l'est plus que dans 20 % de celles-ci après l'élection présidentielle de 1988. Au contraire, les personnalités politiques « de gauche » qui n'étaient mises en cause que dans 5 % des cas avant 1988, le sont dans 65 % des interviews à partir de 1988. L'orientation partisane des prises de position publiques des porte-parole de SOS-Racisme – dont le travail politique consiste souvent dans l'interpellation des pouvoirs publics – se révèle donc très sensible à la conjoncture politique. La construction du courant de la Gauche socialiste dont Julien Dray, élu député en 1988, est avec Jean-Luc Mélenchon le principal animateur, suscite également à SOS-Racisme des adversaires au sein du Parti socialiste. Cependant l'accroissement du nombre des acteurs politiques susceptibles d'être hostiles à SOS ne débouche pas immédiatement sur la généralisation d'un discours critique envers l'association. Il est en effet difficile pour des journalistes ou des hommes politiques « de gauche » d'attaquer une association antiraciste issue de leur propre « camp » politique et qui a rendu des services remarqués durant la cohabitation. Les critiques que la presse « de droite » utilisent ne seront que rarement reprises au sein des journaux de gauche qui manifesteront plutôt leur irritation envers SOS par une baisse du nombre d'articles à partir de 1989 et par un accroissement limité de la proportion de textes hostiles. On voit cependant les attaques contre l'association devenir plus fréquentes : les polémiques sur le port du foulard islamique en octobre 1989 entraînent la critique de la position conciliante adoptée par SOS et préparent la mise en cause de la défense supposée par SOS d'un « droit à la différence » pour les immigrés ; les émeutes de Vaulx-en-Velin en octobre 1990 et l'opposition à SOS des associations beurs de Lyon vont permettre de développer la critique de la faible implantation de SOS « sur le terrain »[47] ; la publication du livre de Serge Malik sur « L'histoire secrète de SOS-Racisme » en 1990 accrédite l'idée que SOS sert les intérêts partisans du courant animé par Julien Dray[48] . Toutefois l'écho rencontré par ces nouveaux adversaires et les répertoires argumentatifs qu'ils utilisent demeure faible jusqu'en 1990. En mars 1990, Harlem Désir invite Antoine Waechter, porte-parole des Verts, au congrès de Longjumeau et lance un Manifeste pour l'intégration détaillant la politique que SOS souhaite voir appliquer dans les quartiers populaires notamment dans les domaines de l'éducation et de la rénovation urbaine. Ce congrès, où SOS cherche à manifester à la fois son implantation nationale et son indépendance à l'égard du gouvernement socialiste est encore favorablement considéré dans la presse qui tend à reconnaître sa prise de distance à l'égard du PS[49] .
Période |
1985/3-1986 |
3-1986/5-1988 |
5-1988/1992 |
Nb d'interviews et de tribunes |
23 |
20 |
46 |
mentions négatives |
17 % |
65 % |
35 % |
mentions négatives envers des personnalités classées à droite |
9 % |
70 % |
20 % |
mentions négatives envers des personnalités classées à gauche |
4 % |
5 % |
65 % |
La guerre du golfe a constitué une rupture entre SOS et ses soutiens politiques et journalistiques. Le nombre d'articles positifs est alors divisé par quatre tandis que celui des articles défavorables augmente brusquement (voir tableau 3). Les adversaires « de gauche » de SOS qui auparavant hésitaient à mettre en cause publiquement une organisation qui apparaissait soutenue par François Mitterrand, peuvent alors le faire. Les journalistes de la presse « de gauche » vont se mettre à utiliser les registres argumentatifs critiques qui ne participaient pas jusqu'alors à la définition du cadre de perception et d'analyse mis en œuvre pour couvrir SOS. Aux arguments sur la faible représentativité de SOS en banlieue, la manipulation politique au service du PS et la défense du « droit à la différence », Pierre-André Taguieff, que la guerre du Golfe a conduit à rompre sa collaboration avec SOS au sein de l'Observatoire de l'antisémitisme, va ajouter la critique des effets pervers de « l'antiracisme médiatique » qui loin de permettre la lutte contre le racisme ou le Front national favoriserait au contraire leur diffusion sous l'effet de la « diabolisation »[50] . Ce n'est plus seulement les modalités de l'action des organisations antiracistes qui sont mises en cause mais le fondement même de leur légitimité à mener une action publique[51] . Alors que les rédactions de la presse « de gauche » hésitaient encore à critiquer une association défendant la cause de l'antiracisme, la thèse de Pierre-André Taguieff jugeant que les dirigeants de SOS desservent la cause qu'ils prétendent défendre emporte d'autant plus facilement leurs derniers scrupules qu'ils étaient plus irrités par les prises de position des porte-parole de SOS.
Philippe Bernard – Oui, on a beaucoup parlé des critiques de Pierre-André Taguieff sur l'antiracisme. C'était un peu du style, « tiens voilà quelqu'un qui nous apporte des bons arguments ». Peut-être parce que le travail journalistique sur l'antiracisme n'avait pas été suffisamment fait, notamment sur les sources d'extrême droite du slogan sur la différence, ça je pense que Taguieff n'est pas le seul à l'avoir dit, mais il l'a dit de manière particulièrement claire. Alors il a eu des pages et des pages dans Le Nouvel Observateur à ce moment là. Le Nouvel Observateur, à ce moment là, a essayé de se rattraper (rire) bon, et puis dans Libération. Ça c'est le problème plus général de l'autonomie de la presse par rapport aux penseurs entre guillemets universitaires[52] .
Curieusement, c'est lorsque SOS cherche à se démarquer du PS en invitant des représentants des Verts à son congrès et en défendant face au gouvernement un programme revendicatif sur les politiques d'intégration, que les critiques sur son affiliation partisane et son manque d'implantation prennent de l'ampleur. C'est lorsque ses propositions sur « l'intégration » des populations issues de l'immigration sont les plus éloignées de la défense d'un « droit à la différence » que la critique du « différencialisme » de SOS se généralise[53] . Tout se passe comme si le nombre et l'orientation des articles que les journalistes consacrent à SOS ne dépendaient pas de la réalité de l'action ou du discours public de l'association mais plutôt de l'opportunité politique et journalistique de sa couverture. C'est quand la presse « de gauche » qui soutenait SOS aura moins d'intérêt à le faire – c'est-à-dire lorsque les profits politiques et journalistiques que l'association pouvait procurer aux journaux auront baissé – que l'attention des journalistes aux acteurs mettant en cause l'association augmentera.
En 1985, les adversaires de SOS disposaient de peu de ressources sociales (les associations « beurs ») ou cherchaient à éviter de se prononcer publiquement contre une association antiraciste (les partis d'opposition). Entre 1989 et 1991, l'appartenance des adversaires de l'association à « la gauche » les place à l'abri des accusations de « racisme » tandis que les ressources que leur donne leur présence au gouvernement rendent leurs critiques beaucoup moins négligeables par les journalistes que ne l'étaient celles des mouvements issus de l'immigration. Le cadre de perception que les journalistes adopteront à l'égard de SOS dépendra donc pour beaucoup du crédit et de l'audience que la position sociale et politique des adversaires de l'association procurera à leurs arguments critiques. L'augmentation du nombre des adversaires de SOS va se traduire par l'accroissement des acteurs susceptibles de faire campagne contre l'association. Ainsi « l'affaire des foulards » fait de Jean Poperen le principal critique du « différencialisme » de SOS[54] , tandis que les diverses mobilisations auxquelles la Gauche socialiste participe contre le gouvernement de Michel Rocard (mouvement des infirmières et manifestations lycéennes de 1990) conduisent Matignon et le courant rocardien à s'opposer à SOS[55] . Ainsi le premier ministre subventionne généreusement l'association France-Plus qui prend généralement une position opposée à celle de SOS[56] .
Cette attitude nouvelle de certains responsables gouvernementaux contribue à infléchir les dispositions à l'égard de SOS des journalistes qui auparavant le soutenaient. En 1988, après plusieurs années de recentrage de leur ligne éditoriale[57] , la direction des journaux de gauche voit avec sympathie les tentatives « d'ouverture » et de constitution d'une majorité inédite réunissant le PS et une partie de l'UDF. Les rédactions de Libération et du Monde opposent à « l'archaïsme » de ceux qui apparaissent encore attachés à l'ancien clivage gauche-droite, « l'ouverture » et la « méthode Rocard » permettant de rechercher des « majorités d'idées », présentées comme modernes. La ligne incarnée par Julien Dray et Jean-Luc Mélenchon du refus de l'alliance au centre est précisément à l'opposé de ce qui séduit alors les responsables de ces journaux. L'action critique des porte-parole de SOS à l'égard du gouvernement Michel Rocard est donc perçue comme un effet des oppositions politiques internes au PS entre Julien Dray et les rocardiens. Pour cette raison, le verdict des journalistes sur l'association tend à être plus réservé qu'auparavant et l'attention journalistique à l'ensemble de ses initiatives remise en cause.
Dominique Pouchin – À l'époque de l'explosion de SOS [...], ses fondateurs font du lobbying et tout va bien. Quand [...] ils ont décidé d'en faire un groupe politique - parce que ce n'est jamais plus qu'un groupe politique, il ne faut pas me raconter d'histoires, ils l'ont voulu, ils l'ont fait - ben, c'est vrai que les journalistes ne peuvent plus être vis-à-vis d'eux dans le même rapport, même si c'est les journalistes de Libération. Et eux, ils en prennent ombrage, il faut quand même être cohérent. Je n'ai pas la même attitude vis-à-vis d'un lobbying pour la bonne cause antiraciste et d'un lobbying pour la Gauche socialiste. Je n'y peux rien, pour moi, ce n'est pas de même nature et je ne me comporte pas de la même manière vis-à-vis de l'un et vis-à-vis de l'autre [...]. Ce que Libération ne pouvait plus suivre, c'était le rétrécissement du champ à la fois, idéologique, politique, moral que présentait l'évolution de SOS et, de fait, on ne l'a pas suivi[58] .
Alors que le grand nombre d'articles consacrés à l'association dans la presse n'était rendu possible que par une attention et un souci permanents des responsables des rédactions pour susciter et publier de nouveaux textes sur l'action de SOS, l'irritation que suscite l'opposition de l'association au gouvernement de Michel Rocard et les positions minoritaires qu'elle prend lors de l'affaire des foulards et de la guerre du Golfe tendent à réduire le désir des journalistes de la favoriser. Dans un premier temps ce n'est donc pas une volonté d'affaiblir SOS qui provoque la raréfaction des articles mais simplement la baisse des motivations pratiques à le soutenir. On peut également voir dans la généralisation des mentions critiques à l'égard de SOS et en particulier dans le rappel dans chaque article de l'affiliation partisane de SOS et de l'élection de Julien Dray dans l'Essonne un effet de la concurrence entre les journaux : les titres qui n'auraient pas mentionné ce fait auraient pu se voir accusés de soutenir l'association pour des raisons de subordination partisane[59] . Là encore, l'accroissement, dans les articles consacrés à SOS, de la fréquence des mentions à l'appartenance politique de SOS ne provient pas – au moins dans un premier temps – de la volonté de nuire à l'association en affaiblissant son image laquo; apolitique » mais constitue plutôt un effet des stratégies pratiques de défense de leur crédibilité journalistique mises en œuvre par les rédactions dans une configuration de concurrence où l'indépendance politique apparaît aux responsables des journaux – « de gauche » notamment – un critère essentiel des motivations d'achat des lecteurs[60] . L'effet de diffusion de certains angles journalistiques à l'ensemble de la presse s'explique ainsi par la concurrence que se livrent les entreprises d'information. Alors qu'en 1985 la couverture abondante et positive de SOS dans les quotidiens « de gauche » s'imposait à l'ensemble de la presse et de la télévision, après 1989, au contraire, la détérioration de l'image publique de SOS tend à contraindre les quotidiens les plus favorables à SOS à couvrir plus prudemment ses actions.
Aux logiques politiques favorisant la prise de distance des journalistes vis-à-vis de SOS doit être ajouté l'affaiblissement des raisons proprement « commerciales » qui avaient favorisé l'ampleur de la couverture accordée à SOS en 1985. La dégradation de l'image publique de SOS à partir de 1988 rend SOS-Racisme moins attractif à la fois pour ses sponsors politiques et pour les rédactions qui cherchaient à apparaître aux côtés de l'association. En 1985, l'image positive de SOS en faisait un support publicitaire attractif pour la presse, ce qui avait pour effet de rendre l'association susceptible d'attirer le soutien du personnel politique « de gauche ». Puisque SOS parvenait à intéresser les journalistes et à mobiliser les lycéens autour du badge, le gouvernement socialiste l'avait subventionné, lui permettant de mener des actions plus nombreuses et plus spectaculaires que les autres associations antiracistes mais aussi que la plupart des organisations militantes.
SOS se trouve alors placé dans une logique du succès. La réussite du badge suscite l'intérêt de la presse dont les nombreux articles diffusent partout l'image positive de l'association et accroissent encore les ventes du badge. L'attention de la presse et de la télévision donne à SOS une rentabilité politique potentielle qui l'autorise à demander au gouvernement des subventions pour des initiatives dont le caractère souvent sensationnel procure aux journalistes des supports événementiels rendant possibles une couverture très abondante. L'afflux de militants que celle-ci suscite permet la construction d'une organisation implantée nationalement. L'extraordinaire succès de SOS en 1985 provient de ce processus circulaire de renforcement de la notoriété et de la positivité de l'image de l'association.
Année |
articles positifs |
articles neutres |
articles critiques |
+ % |
n % |
- % |
1985 |
224 |
54 |
27 |
73 % |
18 % |
9 % |
1986 |
86 |
27 |
1 |
75 % |
24 % |
1 % |
1987 |
109 |
31 |
8 |
74 % |
21 % |
5 % |
1988 |
63 |
28 |
1 |
68 % |
30 % |
1 % |
1989 |
43 |
59 |
5 |
40 % |
55 % |
5 % |
1990 |
41 |
22 |
5 |
60 % |
32 % |
7 % |
1991 |
9 |
25 |
11 |
20 % |
56 % |
24 % |
1992 |
12 |
13 |
2 |
44 % |
48 % |
7 % |
Total |
587 |
259 |
60 |
65 % |
29 % |
7 % |
Après 1988 au contraire, SOS semble engagé dans un processus de déclin au cours duquel la perte de ses ressources journalistiques va entraîner l'affaiblissement de ses appuis politiques. Comme nous l'avons déjà souligné, alors que les rédactions de la presse « de gauche » pouvaient apparaître soutenir la cause antiraciste, il leur est plus difficile de sembler promouvoir une organisation réputée proche du PS. Par ailleurs, le rendement publicitaire marginal de la proximité affichée avec l'association tend à décroître parce que l'effet de nouveauté s'est émoussé et parce que le soutien des « jeunes » à SOS, visible dans le succès du badge ou lors du mouvement de décembre 1986, est devenu moins manifeste en 1988. Après quatre années d'association avec SOS, les journaux ne peuvent plus guère espérer capter de nouveaux lecteurs en couvrant largement un mouvement qui ne semble plus aussi attractif qu'auparavant. Libération cesse d'être sponsor du concert de SOS après celui de juin 1988, affaiblissant de ce fait la capacité des animateurs de l'association à obtenir des responsables de cette rédaction des articles donnant un écho aux initiatives et aux manifestations qu'ils mettent en œuvre.
L'accroissement du nombre des adversaires de SOS – en particulier « à gauche » et au gouvernement – tend à établir un environnement hostile à son action. Les interlocuteurs institutionnels des journalistes (ministres, cabinets, services administratifs) critiquent de façon croissante l'action de l'association et contribuent à communiquer leur cadre d'interprétation négatif aux journalistes[61] . Les journaux qui auparavant consacraient le plus de place à SOS – et qui sont aussi les plus sensibles aux pressions institutionnelles du gouvernement de Michel Rocard – voient décroître le nombre de leurs articles après 1989 et l'affaire des foulards (voir tableau 2). Le Monde et Libération qui en 1988 et 1989 avaient publié environ 100 articles par an consacrés à l'action de SOS-Racisme, n'en publient plus que 68 en 1990, 45 en 1991 et 27 en 1992 alors que le nombre des articles publiés dans Le Figaro et Le Quotidien de Paris reste à peu près constant. Simultanément, les articles encore favorables à SOS ne sont plus, après 1990, aussi enthousiastes et susceptibles d'engendrer l'adhésion que l'étaient ceux écrits en 1985 : ils se voient inévitablement entachés d'une prise de distance critique qui n'apparaissait pas auparavant[62]
Années |
SOS |
MRAP |
SOS et MRAP |
SOS et F+ |
F+ |
Licra |
Fasti |
CAIF |
1987 |
109 |
69 |
20 |
3 |
7 |
7 |
3 |
1 |
1988 |
120 |
62 |
16 |
5 |
12 |
28 |
2 |
1 |
1989 |
146 |
60 |
21 |
5 |
17 |
17 |
3 |
4 |
1990 |
141 |
71 |
11 |
2 |
11 |
28 |
2 |
4 |
1991 |
110 |
51 |
16 |
7 |
16 |
41 |
6 |
0 |
1992 |
90 |
9 |
9 |
1 |
9 |
36 |
12 |
2 |
Total |
716 |
322 |
93 |
23 |
72 |
157 |
28 |
12 |
1/01/1987-8/05/1988 |
166 |
101 |
26 |
6 |
15 |
53 |
4 |
1 |
8/05/1988-1/12/1988 |
63 |
30 |
10 |
2 |
4 |
17 |
1 |
1 |
Le Tableau 6 montre une baisse continue du nombre de citations de SOS-Racisme dans les articles du Monde entre 1989 et 1992. Cependant, il s'agit là d'une baisse simultanée du nombre de citations de l'ensemble des associations antiracistes (le MRAP n'est cité que neuf fois en 1992 et toujours associé à SOS) qui souffrent en particulier de la baisse d'intérêt des journalistes pour la lutte contre le Front national et du recul de la thématique de la « lutte contre le racisme » dans le débat public au bénéfice du thème de la « gestion des flux migratoires » ou de celui de « l'immigration collective ».
Face à une dégradation de la couverture médiatique de l'association, ses soutiens politiques tendent à lui accorder moins de subventions[63] . Le concert devient plus difficile à organiser et les formations musicales invitées sont moins prestigieuses[64] . Le concert disparaît en 1993 après la défaite de la majorité aux législatives. Or, le nombre d'articles ayant SOS-Racisme pour sujet varie en raison directe de sa capacité à organiser des manifestations et des événements militants pour la presse, elle-même corrélée avec le budget de l'association. La réduction des subventions affaiblit la capacité de SOS d'organiser des événements militants susceptibles de donner aux journalistes un motif de couverture alors même que pour une action équivalente, SOS obtient moins d'articles qu'auparavant. Même les journalistes qui demeurent bien disposés à l'égard de l'association ont plus de mal à trouver une raison de proposer à leur rédaction un article qui lui serait consacré. Les permanents de SOS qui ne parviennent plus à susciter des articles éprouvent également des difficultés croissantes à faire en sorte que l'angle adopté par les journalistes ne soit pas critique. Puisqu'on écrit moins sur SOS et de façon moins positive, l'association connaît une peine grandissante à motiver ses militants, renouveler ses comités locaux et maintenir son audience nationale. À partir de 1990 le nombre d'adhérents diminue et l'association n'est plus en mesure d'organiser à elle seule, localement ou nationalement, des manifestations lui permettant d'exhiber ses militants. Après 1985, SOS-Racisme revendique environ 17.000 adhérents quelles que soient la conjoncture politique et l'évolution des commentaires qui sont portés sur l'association. En réalité tout porte à croire que les effectifs de SOS-Racisme décroissent régulièrement à partir de 1989. Les enquêtes que nous avons menées en province, auprès des comités de Lyon, d'Aix-en-Provence et de Montpellier, montraient des effectifs restreints et en régression entre 1990 et 1995. Certains comités, pourtant implantés dans des bassins de population importants, se réduisent alors à un seul animateur et quelques sympathisants ; dans certaines villes les comités tendent même à disparaitre. Si on ne peut établir en toute certitude que la dégradation de l'image publique de SOS-Racisme a pour conséquence le tarissement du flux de nouveaux adhérents nécessaires, chaque année, pour assurer la pérénnité des noyaux militants, on doit constater que l'affaiblissement de la capacité de recrutement de SOS-Racisme est concomitant de l'accroissement des attaques dirigées contre l'association et de la diffusion des premiers reportages télévisés critiques.
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L'analyse de l'évolution de la notoriété de SOS-Racisme montre que la capacité des mouvements à enrôler des militants et à produire de l'activité revendicative dépend largement des modes de présentation qu'en font les journalistes. Seules sont en mesure de susciter des mobilisations sans bénéficier de la publicité des entreprises d'information des organisations très structurées, comme les syndicats et les partis politiques, ou encore des mouvements pouvant s'appuyer sur des schèmes protestataires largement diffusés (e.g. le mouvement ouvrier)[65] . Cependant le rôle joué par les journalistes dans le succès des organisations militantes n'implique pas qu'ils soient en mesure de choisir arbitrairement l'angle journalistique qu'ils adoptent. Les commentaires journalistiques sur un mouvement revendicatif sont la résultante de plusieurs systèmes de contraintes s'exerçant sur les rédactions : l'orientation de leur ligne politique[66] , le maintien de leur crédibilité professionnelle et les exigences commerciales du tirage ou de l'audience. Les cadres d'interprétation pratiques que les journalistes utilisent pour écrire sur un mouvement militant sont le produit de ces différentes logiques. Lorsque la couverture positive d'un mouvement social est compatible avec les contraintes qui s'exercent sur les journalistes, il pourra bénéficier de l'attitude favorable d'une partie de la presse. Si, de surcroît, le mouvement ne constitue pas un enjeu partisan, il peut recevoir pendant un temps le soutien simultané des pôles partisans opposés du champ de l'information politique (les organisations humanitaires, les routiers, certains mouvements sociaux « sympathiques » – les étudiants – ). Cependant, nous avons pu constater à quel point l'attention relative que les journalistes ont accordée à SOS-Racisme entre 1985 et 1992 dépendait des choix politiques et commerciaux des rédactions. Les propriétés de mise en forme de l'association – sa « nouveauté », son « apolitisme » et la jeunesse des sympathisants qu'elle entraîne – constituent des caractéristiques déterminentes dans la capacité des journalistes à se montrer favorables à son action.
L'analyse de la trajectoire de SOS-Racisme montre également l'importance des configurations politiques auxquelles participent les organisations militantes. Les mouvements sociaux ayant souvent pour origine une réaction hostile à des projets gouvernementaux ou à des groupes partisans, ils sont généralement initiés et conduits par des militants défavorables au pouvoir politique et approuvés par les partis d'opposition tandis que le regard bienveillant ou critique que les journalistes portent sur les manifestants est déterminé par la ligne éditoriale de leur rédaction. Si les organisations militantes, les partis politiques et les journalistes sont soumis à des contraintes sociales partiellement hétérogènes, ils coopèrent cependant au sein des camps partisans que constituent « la droite » et « la gauche ». Certaines causes et certains répertoires d'action étant historiquement liés à la tradition revendicative « de gauche », (mouvements antiracistes, antinucléaires ou écologistes, grèves, manifestations ouvrières), il est plus facile aux organisations militantes de mobiliser sur ces thèmes face à un gouvernement identifié à « la droite » que contre un gouvernement « de gauche »[67] . Inversement, des organisations militantes proches d'un camp partisan qui se verraient contestées par le personnel politique ou les médias appartenant à celui-ci éprouveraient de grosses difficultés à maintenir leur force revendicative et même leur structure organisationnelle. En France, l'emprise que les structures partisanes exercent sur l'émergence et le succès des mobilisations est particulièrement grande en raison de la faiblesse des sources de financement des organisations militantes extérieures à l'appareil d'Etat. En donnant à certains groupes la capacité de mener plus d'actions que leurs concurrents, les subventions publiques tendent à favoriser l'émergence et l'activité de certains mouvements au détriment des autres[68] . Les partis politiques au gouvernement se dotent ainsi d'interlocuteurs et d'organisations clientes adaptés à leurs besoins particuliers. Les ressources que les subventions gouvernementales ont procurées à SOS lui ont permis de prendre le pas sur les mouvements beurs - eux-mêmes financièrement aidés durant les marches - qui présentaient l'inconvénient d'être politiquement plus radicaux et moins contrôlables et d'avoir un rendement journalistique plus faible. Lorsque SOS sera devenu gênant pour certains acteurs politiques du Parti socialiste, les crédits que recevra France-Plus permettront de susciter face à SOS une organisation rivale qui relativisera l'impact politique des prises de position d'Harlem Désir. Ainsi l'action conjointe des critiques officielles des sources gouvernementales, de la baisse d'intérêt des journalistes et du tarissement des subventions aura pour conséquence le déclin relatif de SOS. L'activité des organisations protestataires et la teneur des débats publics se révèlent donc partiellement structurées par la capacité des factions politiques au pouvoir de favoriser certaines offres militantes et certains groupes revendicatifs.