« Si on fait une revue de presse de tous les articles parus sur SOS-Racisme, on s'aperçoit que, mis à part les six premiers mois de notre existence, peu de mouvements sans doute ont été aussi critiqués que le nôtre. On ne nous a pas fait beaucoup de cadeaux, contrairement à ce qu'on croit. Ce qui a fait la force de SOS, ce n'était pas d'être chouchouté, c'est de rassembler derrière nous des milliers de gens qui se retrouvaient pour protester contre le Code de la nationalité, contre la loi Pasqua... C'est cela qui a fait la légitimité de SOS-Racisme. Pas le fait d'être plus ou moins bien traité »[1]
Harlem Désir
L’analyse de la couverture de SOS-Racisme par les journalistes du Monde nous a montré qu’ils concevaient l’orientation de leurs commentaires envers SOS et le volume des articles qu’ils lui consacraient aux caractéristiques de la couverture de leurs concurents du Figaro et surtout du Nouvel Observateur et de Libération. Il est vrai que ce journal a joué, conjointement au Matin de Paris un rôle essentiel dans la croissance initiale de l’association. En effet, Libération est le quotidien de la presse nationale qui a consacré le plus d'articles à SOS-Racisme et de manière la plus constante. Depuis sa fondation en 1973, le journal accordait une attention particulière au « racisme » et aux problèmes rencontrés par les immigrés et disposait, comme Le Matin ou Le Monde, d'un rédacteur spécialisé dans le « secteur de l'immigration »[2]. Lors de la première marche des « beurs », Libération avait été le journal qui avait suivi le plus étroitement la progression des marcheurs vers Paris et qui avait contribué à faire d'un groupe peu connu un mouvement auquel s'étaient intéressés les journaux télévisés et l'ensemble de la presse[3]. Quelques mois plus tard, l’initiative des fondateurs de SOS-Racisme reçoit un soutien similaire provenant de la direction de Libération. Nous chercherons à mettre en évidence les raisons qui ont conduit Libération à s'intéresser de près à SOS-Racisme et nous montrerons que la forme (un mouvement de jeunes antiraciste et apolitique) et l'orientation (contre le FN) données à l'association par ses fondateurs étaient particulièrement pertinentes et attrayantes pour les journalistes et les dirigeants de Libération. Nous étudierons ainsi les modalités de la couverture de SOS par Libération en nous attachant à donner au lecteur un aperçu de l'orientation des articles que le journal consacre aux actions de l'organisation. Nous essayerons notamment de mettre en évidence les inflexions successives qu'a connues le traitement de SOS par les journalistes de Libération et, en nous intéressant aux raisons de la baisse progressive du nombre d'articles ayant SOS pour sujet, nous chercherons à confirmer les hypothèses formulées auparavant pour rendre compte de l'intérêt du journal pour cette association.
Période |
articles positifs |
articles neutres |
articles négatifs |
densité |
|||
1985
|
77 |
63 % |
23 |
19 % |
22 |
18 % |
3 |
03-1986
|
65 |
87 % |
7 |
9 % |
3 |
4 % |
7 |
22-08-1987 05-1988 |
43 |
74 % |
12 |
21 % |
3 |
5 % |
4 |
06-1988
|
43 |
60 % |
25 |
36 % |
5 |
4 % |
7 |
10-1989
|
32 |
60 % |
17 |
31 % |
54> |
9 % |
9 |
02-1991
|
14 |
35 % |
19 |
50 % |
5 |
13 % |
19 |
Libération n'est pas le journal qui fait paraître le plus d'articles sur SOS durant les tout premiers mois d'existence de l'association car Le Matin et Le Nouvel Observateur ont accordé davantage d'attention à l'association quelques semaines avant Libération. Le premier article de ce journal consacré à SOS est publié à l'occasion de la conférence de presse donnée par Harlem Désir à l'hôtel Lutétia le 19 février 1985. Il n'est pas signé par le journaliste du service société, spécialiste des « questions de l'immigration » mais par Michel Chemin, dans une section du journal intitulée « modes de vie » alors dirigée par Laurent Joffrin. Dans ce premier article le journaliste insiste sur le succès du badge auprès des jeunes et sur le caractère apolitique d'un mouvement qu'il présente comme cherchant à s'éloigner des « associations [telles que] le MRAP ou la LICRA » qui, selon les fondateurs de l'association, « " ronronnent sans imagination et font un peu figure de vieilles barbes " », mais aussi de « " l'extrême gauche, comme la LCR par exemple, qui intervient avec des gros sabots " »[4]. Michel Chemin ne reprend pas la version dite « de Diégo » de la fondation de SOS[5] mais donne à l'organisation, en citant Harlem Désir, une origine plus militante : « après les deux meurtres de Châteaubriant, nous avons pris la décision à une quinzaine de créer une association »[6]. S'il n'est pas muet sur le passé politique des membres fondateurs puisqu'il les décrit comme des « transfuges du mouvement socio-éducatif pour la plupart, de l'extrême gauche pour certains », il ne précise cependant pas de quels mouvements ils ont fait partie ni les responsabilités qu'ils ont exercées, ni enfin s'ils appartiennent encore à une organisation politique. En outre, il utilise un terme qui connote un fort éloignement (« transfuges ») pour décrire les relations qu'ils entretiennent avec leurs anciennes organisations. Citant de larges extraits de la conférence de presse d'Harlem Désir qui donnent au lecteur un aperçu des thèmes défendus par la nouvelle association, Michel Chemin conclut sa présentation de SOS en décrivant favorablement les fondateurs comme une « quinzaine de personnes qui ont eu envie un jour de mettre la main au cul du racisme », c'est-à-dire comme un groupe dont la motivation antiraciste est première et ne fait pas de doute. L'angle journalistique adopté par Michel Chemin qui accepte le mode de présentation de SOS proposé par ses fondateurs apparaît donc très favorable à l'association. Le 15 mars Libération publie un deuxième article, surtitré « vent en poupe », qui rend compte d'une conférence de presse de SOS et reproduit partiellement le bulletin d'information diffusé par l'association où plusieurs responsables politiques doivent répondre à deux questions : « Le Front national est-il un parti fasciste ? » et « quelle serait votre réaction si un de vos enfants épousait un étranger ? » Cet article non signé publié dans les pages « faits divers » de Libération n'a d'autre objet que la conférence de presse de SOS et n'émane pas du journaliste chargé des « questions de l'immigration ». Ainsi, entre la première apparition télévisée d'Harlem Désir en janvier 1985 et le 24 mars, Libération ne consacre à l'association que deux articles dont aucun d'eux n'est écrit par Eric Favereau, alors chargé de la rubrique « antiracisme et immigration » après avoir suivi la seconde marche de Convergence. Pourtant, Eric Favereau n'ignorait pas l'existence de SOS-Racisme puisque, comme la plupart des journalistes chargés du « secteur de l'immigration », il avait rencontré en 1984 ses fondateurs. Cependant, il avait été surpris par un discours qui lui semblait très différent de celui des militants « beurs » :
Eric Favereau – Je me souviens très bien de les avoir vus en décembre 84, avant l'arrivée de Convergence. J'ai pensé que c'étaient des rigolos. Là, j'ai fait une erreur totale, parce que je les ai pris pour des rigolos. Je les ai pris pour une bande de boy-scouts, qui me racontaient une histoire. Je me disais « mais attends, on est où, là ? ». Alors là, j'ai pas du tout saisi, et à mon avis, ils ont dû essayer d'autres relais qui n'ont pas marché, mais pas du tout... [...]. Ils étaient quand même des gens absolument insupportables au niveau de l'histoire officielle qu'ils voulaient imposer, les fameuses histoires de Diego...[7].
Entre janvier et mars 1985, Eric Favereau connaît donc les efforts des fondateurs de SOS pour obtenir une plus grande attention des journalistes. Cependant, il se refuse à leur consacrer le moindre article. Eric Favereau, comme la plupart des journalistes qui avaient suivi les marches et qui avaient établi des liens d'amitié avec les membres des organisations « beurs »[8], partageait l'appréciation négative que ceux-ci portaient sur SOS.
Eric Favereau – Il y a eu un mouvement beur original, extrêmement particulier, singulier, au début des années 80, avec les marches des beurs et la constitution d'un premier réseau. C'était très particulier parce que c'étaient les beurs qui étaient maîtres de leurs associations, les jeunes issus de l'immigration eux-mêmes. [...] Et le constat est très accablant : ce mouvement-là a été totalement cassé par l'arrivée des français militants professionnels. Ça a abouti, quand même, à ce que tout ce réseau soit complètement détruit par l'émergence de SOS. Au départ, pour de bonnes raisons mais quelques années plus tard les bonnes raisons ont toutes disparu. De ce point de vue-là, historiquement, les gens de SOS ont une responsabilité très grande dans le fait qu'il n'y a plus de mouvement dans les cités. Toute une série de personnes qui ont eu un rôle et une forte présence au début des années 80 ont totalement disparu dans la nature. [...] À SOS, ils avaient quand même des moyens absolument invraisemblables. Ils avaient des relais invraisemblables avec l'Elysée : avoir le secrétaire général de l'Elysée dans la poche, le président de la République, le ministre des Affaires sociales avecGeorgina Dufoix[9], c'étaient quand même des appuis invraisemblables. Et face à eux, il y avait des gens qui étaient dans un état de fragilité étonnant, et pour cause, c'étaient quand même des gens qui vivaient dans des situations aussi bien familiales, personnelles qu'urbaines très compliquées. Donc il était très facile de les faire tomber, très facile, surtout que ce n'étaient pas des professionnels, c'est facile de faire tomber un gosse[10]
Eric Favereau semble faire de
l'émergence de SOS-Racisme la cause efficiente du
déclin des organisations
« beurs ». Cependant,
même si les ressources supérieures de SOS peuvent
permettre d'expliquer sa rapide croissance et une éventuelle
stagnation des associations
« beurs », elles ne permettent
pas de rendre compte du recul et de la quasi-disparition du mouvement
« beur », sauf si on fait de
celui-ci le produit, tout aussi
« artificiel » que SOS, de
l'activité des médias lors des marches :
le mouvement « beur » serait
ainsi entré en concurrence avec SOS pour l'accès
aux médias plus que pour le public militant potentiel.
Reprenant les critiques formulées par les militants
« beurs », le cadre
d'interprétation d'Eric Favereau à
l'égard de SOS et des mouvements
« beurs » était
structuré autour des notions de
« représentativité »
des populations immigrées et
« d'autonomie »
vis-à-vis des organisations
« françaises ». Pour
Eric Favereau, il était positif que les
« jeunes issus de l'immigration »
développent leur propre mouvement et leurs propres
associations, face aux autorités politiques mais aussi face
aux organisations antiracistes « de
soutien » que Farida Belghoul avait
critiquées dans le discours prononcé lors de
l'arrivée de la seconde marche et qui étaient
essentiellement composées de
membres d'origine française[11].
Le principal handicap des fondateurs de SOS était donc de ne
pas être, pour la plupart d'entre eux,
« issus de l'immigration » et
d'apparaître soutenus par un gouvernement que les
associations « beurs »
critiquaient. Le discours
« antiraciste » tenu par les
fondateurs de SOS – que certains militants
« beurs »
considéraient comme une tentative pour désamorcer
le mouvement revendicatif issu des
marches – était donc
difficilement compréhensible pour des journalistes qui
s'étaient souvent engagés personnellement dans la
couverture des marches des beurs : il n'était pas
porté par des individus disposant des stigmates qui les
légitimaient et il n'était pas revendicatif mais
seulement antiraciste, ce qui leur apparaissait comme une
régression vers l'antiracisme
généraliste
« français » qui avait
cours avant les marches. Eric Favereau percevait donc en partie la
nouvelle association antiraciste comme une usurpation, qui permettait
à des individus qui n'avaient aucune qualité pour
le faire, de parler au nom des
« beurs » et de
prétendre les représenter.
Les responsables des rédactions[12] de
journaux « de gauche »,
« traditionnellement
antiracistes », ne pouvaient considérer
les associations « beurs » et SOS
qu'avec un égal préjugé favorable, en
particulier depuis les municipales de 1983 et la progression du Front
national, puisque toutes ces organisations leur apparaissaient
œuvrer dans la bonne direction. Seuls les journalistes qui
avaient suivi les marches ou qui étaient en relation avec
les animateurs de ces mouvements, pouvaient être sensibles
aux différences qui séparaient SOS des
organisations « issues de
l'immigration » et étaient susceptibles
d'exprimer une préférence envers un mouvement
autonome « beur »
plutôt que pour une nouvelle association antiraciste
généraliste. D'une certaine façon,
pour les rédactions des journaux « de
gauche », SOS-Racisme et le mouvement
« beur » constituaient des
équivalents fonctionnels puisqu'ils leur permettaient de la
même façon de faire campagne contre le Front
national en dénonçant le
« racisme » du parti
« d'extrême droite ».
Cependant le discours radical des marcheurs de Convergence 84
présentait des inconvénients pour les
rédactions. Le premier mouvement de sympathie passé[13], le
mouvement « beur » risquait
d'apparaître fondé sur une base ethnique ou
raciale, ce qui est perçu comme plutôt
illégitime dans la tradition politique française.
SOS ne présentait pas ces inconvénients, puisque
sa base était ethniquement plus large et son discours moins
particulariste. La rédaction de Libération
se trouve donc confrontée en février et mars 1985
à un mouvement dont la télévision et
le reste de la presse parlent de plus en plus mais sur lequel le
journaliste chargé des questions d'immigration refuse
d'écrire, avant de se montrer résolu à
le critiquer systématiquement.
Dominique Pouchin – Mon souvenir c'est que Libération a raté le début de SOS, mais raté comme on peut rater quand on est un journal, rater un événement, rater une tendance, rater quelque chose qui se passait qu'on ne voyait pas. J'ai le souvenir que le journal a mis du temps à se rendre compte qu'il se passait quelque chose. On n'a pas été beaucoup plus en avance sur les autres par rapport au phénomène de la petite main. Je doute qu'on en ait parlé vraiment avant les autres, peut-être même après d'autres, c'est bien possible[14].
Eric Favereau se trouve donc rapidement en conflit avec les fondateurs de SOS-Racisme qui sont peu satisfaits des articles publiés par Libération mais aussi avec les dirigeants du journal, qui souhaiteraient une couverture plus favorable à un mouvement à la mode dont l'antiracisme et l'antilepénisme leur apparaissent positifs et leur semblent correspondre au public du journal.
Eric Favereau – J'ai été très vite catalogué comme le soutien inconditionnel à Farida Belghoul contre les méchants de SOS. C'est vrai qu'ils ont employé toutes les armes par rapport à la direction de Libé, pour que je ne m'occupe plus de SOS. Ça a pas marché, c'est-à-dire que, moi, je m'en suis toujours occupé et quand j'en suis parti, ce n'était pas du tout parce qu'on ne voulait plus que je m'en occupe. Mais c'était pénible, c'était conflictuel et c'était brutal. Il y avait un conflit et la rédaction en chef a plus de pouvoir qu'un journaliste dans un journal. Bon, on ne m'a jamais fait réécrire des articles, mais on m'a critiqué violemment sur des articles. Je me souviens de rapports très brutaux, ici, avec la direction du journal qui disait qu'on traitait SOS de façon pas assez enthousiaste. Moi, j'ai eu des conflits simplement parce que je racontais le passé politique de chacun d'entre eux : c'était comme si on faisait un crime de lèse-majesté. Mais en même temps, on avait un chef de service, à cette époque-là, qui s'appelait René-Pierre Boullu et qui lui, était assez autonome. Et puis, il y avait des problèmes internes à la rédaction en chef, donc on peut toujours se débrouiller[15].
Au contraire de Libération, certains journaux concurrents comme Le Matin de Paris sont d’emblée plus favorables à SOS-Racisme. Le journaliste qui traitait le secteur de l’antiracisme au Matin de Paris, Frédéric Ploquin, considère rétrospectivement que l’attitude d’Eric Favereau contre SOS constituait un engagement militant en faveur des mouvements beurs : « Frédéric Ploquin – Eric Favereau et Nicolas Beau étaient plutôt contre SOS. Plutôt contre... mais moi j'étais pas là pour faire de l'idéologie, j'étais la pour faire du journalisme. Eux je crois qu'à un moment ils ont confondu, c'est-à-dire qu'ils ont confondu leurs amitiés politiques et leurs choix idéologiques probablement, et le journalisme. Ils n'avaient que méfiance pour les gens de SOS qui arrivaient et qui parlaient au nom des beurs alors qu'ils ne l'étaient pas, et qui racontaient des histoires. Mais c'était leur droit. Ils se sont tous les deux très impliqués idéologiquement dans les deux combats précédents, la Marche de 83 et Convergence 84, mais presque personnellement quoi. Donc à partir de ce moment-là quand les mouvement beurs classiques ont gueulé contre ces types-là donc ils se sont rangés d'un côté contre l'autre. Moi je n'ai pas fait, j'ai estimé que je n'avais aucune raison de tout mélanger. Je trouvais l'élan de SOS plutôt séduisant et sympathique, parce que je n'étais pas dans la rancœur... »[16]
Eric Favereau – Mais, à Libération, il y avait quand même, au niveau de la direction de ce journal, des relais très forts avec les gens de SOS et avec Bianco. Une seule version devait être écrite... Ça n'a pas été le cas parce qu'on a écrit toutes les autres versions mais ça a été au prix d'affrontements assez forts, avec la direction, avec Bouguereau, Pouchin, July, avec tous. Ils s'en foutaient mais ça leur paraissait important. Et puis en tout cas, ils n'avaient pas du tout compris le clivage qu'il y avait entre le mouvement beur, je simplifie, et le mouvement français si on peut dire...[17].
Laurent Joffrin et Dominique Pouchin confirment qu'eux-mêmes et les principaux responsables de la rédaction de Libération, Serge July, René-Pierre Boullu, chef du service société, Jean-Marcel Bouguereau, rédacteur en chef adjoint, souhaitaient une orientation plus conciliante de Libération à l'égard de SOS-Racisme et qu'Eric Favereau représentait un obstacle à l'approche qu'ils entendaient favoriser :
Q – Vous
aviez eu des discussions avec Eric Favereau pour le...
fléchir...
Laurent Joffrin – Oui,
il y a toujours des débats, bien sûr, on
discutait. Il disait que SOS était artificiel, mais moi je
ne pense pas que c'était artificiel, ça
correspondait vraiment à l'état d'esprit de
l'époque, donc ce n'était pas artificiel. Ce
n'était pas une organisation structurée sur le
terrain, militante, mais ça ne suffit pas à
condamner un mouvement. [...] Pouchin était très
favorable à SOS et moi ensuite quand je me suis
occupé de ces affaires, moi aussi, j'étais
très favorable. Mais il y avait souvent un article
grinçant et puis un article favorable, [...] parce que moi,
je n'ai jamais empêché quiconque
d'écrire de manière très acide sur
SOS-Racisme au sein de Libération »[18]
Q – À
Libé qui s'occupait de SOS, qui prenait
les décisions, qui fixait la ligne directrice...
c'était Serge July, Dominique Pouchin...?
Laurent Joffrin – C'était,
Pouchin et moi, en gros. July était d'accord, mais
c'était Pouchin et moi principalement. Bon, il y avait
Véronique Brocard, il y avait Favereau, il y avait une
ribambelle de journalistes, il y avait René-Pierre Boullu
[chef du service société avant Laurent Joffrin]
qui a soutenu SOS aussi. Le principal, c'était Pouchin.
Pouchin et ensuite moi lorsque j'ai été chef du
service société[19].
Dominique Pouchin estime aujourd'hui que l'attitude d'Eric Favereau conduisait le journal à passer sous silence, pour des raisons qu'il juge politiques[20], l'apparition d'une association qui constituait, selon lui, un « événement journalistique » que Libération ne devait pas ignorer.
Dominique Pouchin – Il se passait quelque chose, même Eric Favereau, je n'imagine même pas qu'Eric n'ait pas compris qu'il se passait quelque chose, je suis sûr qu'il avait compris. Même s'il pouvait continuer de penser tout ce qu'il pouvait penser sur SOS, mais enfin journalistiquement, ça existait ce machin, il ne faut quand même pas exagérer : on ne met pas 200.000 personnes dans la rue à la Concorde un beau jour comme ça. Un journal ne peut pas dire “ah ben non, on n'est pas d'accord avec les trois dirigeants, les douze dirigeants, les vingt-sept dirigeants et puis c'est mieux Convergence etc., et donc on n'en fait rien”. Alors oui, il y a eu d'autres journalistes parce que si on se mettait à faire la grosse caisse, oui, il fallait du monde. Mais ça n'a pas éteint le débat à l'intérieur du journal, ça a continué à la deuxième fête etc.[21].
La rédaction de Libération est donc prise entre la mauvaise volonté d'Eric Favereau et la concurrence des autres journaux, en particulier celle du Nouvel Observateur et du Matin de Paris qui consacrent alors beaucoup d'articles à SOS-Racisme. Entre le 15 février, date du premier dossier du Nouvel Observateur et les premiers articles sur le concert de la Concorde du 15 juin, Libération ne fait paraître que 28 articles consacrés à l'association dont seulement 13 en dehors du traitement des manifestations qui ont suivi la mort d'Aziz Madak[22] tandis que Le Matin de Paris en publiait respectivement 51 et 24. En dehors de la période allant du 25 au 29 mars, Eric Favereau n'écrit que peu d'articles sur SOS-Racisme et ceux-ci sont toujours critiques. Cette situation est embarrassante pour les responsables du journal car il leur est difficile, du fait des traditions journalistiques et militantes du journal, de dessaisir d'un sujet, pour des raisons d'ordre politique, un journaliste ayant fait normalement son travail et qui apparaît bien implanté dans les associations « beurs ». Cependant la rédaction n'entend pas « rater » plus longtemps un objet journalistique qui est alors présenté dans la presse comme ayant toutes les caractéristiques du sujet que Libération souhaite traiter : « moderne », « jeune » et à la mode.
Judith Waintraub – On ne dit pas à un journaliste, surtout à Libération, « hep toi, là, tu nous emmerdes, on va te décharger », simplement on fait en sorte que ses articles passent difficilement, qu'il y ait d'autres articles à côté qui disent le contraire, c'est beaucoup plus subtil que ça, enfin si vous connaissez la vie interne d'une rédaction, surtout une rédaction qui se prétend libertaire et tolérante[23].
Les responsables de la rédaction de Libération vont d'abord tenter de faire pression sur Eric Favereau, pour l'amener à euphémiser ses critiques ; puis, ne pouvant contourner l'obstacle constitué par le journaliste, ils donneront plus d'ampleur à la couverture de SOS, en « faisant la grosse caisse » autour de l'association selon l'expression de Dominique Pouchin : la réalisation d'une série de trois dossiers spéciaux lors du concert de la Concorde permet à la direction du journal d'engager plus de journalistes dans la couverture du mouvement et ainsi d'atténuer l'importance d'Eric Favereau qui n'est plus alors qu'un rédacteur[24] parmi d'autres contribuant aux dossiers. Ainsi pour la seule année 1985, outre Eric Favereau qui écrit 26 articles, pas moins de 32 rédacteurs vont écrire les 70 autres articles signés consacrés à SOS-Racisme (voir tableau 2). Toutefois, quels qu'aient été les désaccords entre la rédaction et Eric Favereau et les pressions exercées sur celui-ci, le journaliste va continuer d'écrire sur SOS jusqu'à la fin de 1985.
Nombre d'articles signés en 1985 |
95 |
100 % |
Eric Favereau |
26 |
27 % |
Autres journalistes |
69 |
73 % |
dont René-Pierre Boullu |
6 |
6 % |
Nicolas Beau |
5 |
5 % |
Robert Marmoz |
4 |
4 % |
C'est à l'occasion des
manifestations que SOS-Racisme organise après la mort d'Aziz
Madak à Menton que Libération
consacre pour la première fois plusieurs pages à
la nouvelle organisation antiraciste (voir ci-dessous le tableau 5). Le
lundi 25 mars, le journal annonce que SOS appelle à une
minute de silence le lendemain à 11 heures et Harlem
Désir est interviewé par deux journalistes, Eric
Favereau auquel a été adjoint Michel Chemin, qui
apparaît beaucoup moins hostile à SOS. Si deux des
questions posées au porte-parole de l'association semblent embarrassantes[25], cette
interview permet à Harlem Désir de faire
connaître une action qui, sans la publicité que
lui ont donnée Libération et Le
Matin de Paris, n'aurait probablement rencontré
que peu d'écho[26].
Eric Favereau reprend le lendemain le terme de
« passage à
l'acte « en conclusion d'un article
décrivant l'agitation fébrile qui
règne rue Martel pour préparer la minute de
silence pour Aziz Madak : « S'il y a
aujourd'hui un notable « passage à
l'acte » des porteurs de badges, cela changera,
à coup sûr, le paysage de l'antiracisme en
France ». Eric Favereau écrit d'ailleurs
que Christian Delorme soutient l'initiative de SOS et qu'il organisera
une minute de silence à Lyon. Toutefois un autre texte (non
signé) constate qu'il y a eu peu de réactions
officielles positives à l'annonce de l'organisation de cette
minute de silence « diffusée par voie de
presse », que ce soit dans les lycées,
dans les entreprises ou dans les municipalités, ce qui
souligne le faible effet d'entraînement du mot d'ordre de SOS
et sa faible implantation locale. À travers cette
série d'articles, l'action de la nouvelle association
apparaît positive, même si elle semble
dépourvue de réseaux locaux, populaire surtout
chez les lycéens et peu implantée chez les
immigrés ou les
« beurs ».
Le lendemain, le 27 mars, Libération
fait pour la première fois la
« une » et les deux pages de la
« formule événement »[27]
sur une manifestation organisée par SOS-Racisme. Dans son
article de « une » le journal
juge que « la journée de mobilisation
contre la montée du racisme lancée par
« SOS-Racisme », en riposte au
meurtre d'Aziz Madak [...], a obtenu hier matin un premier
succès : des milliers de lycéens
porteurs du badge « touche pas à mon
pote » sont passés de l'acte
vestimentaire aux paroles. Avec, comme mascotte, un Coluche
revendiquant ses origines immigrées »[28].
Un article d'Eric Favereau raconte le déroulement de la
minute de silence et de la manifestation de protestation à
Montreuil. L'ensemble du texte intitulé
« la rencontre peu ordinaire de “pas
touche avec mon pote” » est construit sur
une opposition entre les élèves du LEP
Eugénie Cotton, dont « plus d'un tiers
sont d'origine étrangère »,
dont « aucun ou presque dans
l'établissement ne porte ces fameux badges qui font
fureur » et où la participation
à la manifestation se fera à l'initiative de
leurs professeurs parce que « tout de
même, c'est normal, c'est nous qui sommes
touchés » et les
élèves du lycée
« classique »
Jean-Jaurès qui eux
« préparent le bac »,
ont « tous le badge à la
boutonnière » et n'ont pas besoin de
l'aide des professeurs pour aller manifester.
« Résultat : une demi-heure plus
tard, ce parfait mélange devant la mairie, les futurs
étudiants porteurs de badges et les autres, pour une heure de
défilé bruyant et coloré dans la ville »[29].
Dans un second article, Eric Favereau ajoute que si
« ce passage à l'acte du “pas
touche” parmi les potaches [constitue] un
« frémissement
remarquable », c'est surtout
« les grands lycées
parisiens – à commencer par
Henri IV – [qui] ont bien sûr
tenu la vedette, appuyés par quelques
stars » et que « les
manifestations de banlieues, plus inégales, ont eu le
mérite de mettre enfin en présence les
« pas touche » badgés
des centre-villes avec leurs
« potes » des collèges
plus métissés »[30].
Dans ces deux textes, Eric Favereau semble estimer que ceux qui portent
le badge, de jeunes bourgeois qui seront bientôt à
l'université, sont rarement susceptibles d'être
des « victimes du racisme » et
que leur engagement apparaît donc d'autant plus suspect qu'il
contraste avec la relative passivité des
véritables
« victimes » potentielles, les
jeunes de banlieue qui connaîtront bientôt le
chômage. À côté de ces
articles subtilement hostiles, le compte-rendu du débat
organisé au lycée Voltaire en présence
d'Harlem Désir et de Costa-Gavras et l'éditorial
de Gérard Dupuy apparaissent au contraire
extrêmement favorables à l'association :
« le bricolage d'urgence de SOS-Racisme a
réussi là où la sagesse aguerrie des
organisations et partis antiracistes avaient raté le
coche : réussir à faire entendre un
« non » résolu,
à faire passer le cri du cœur. [...] Ce ne sont ni
les batailles juridiques, ni les controverses politiques de bon aloi,
qui pourront enrayer l'épidémie de peste
xénophobe qui infecte la France. Tout cela est
nécessaire mais insuffisant à défaut
d'une réplique sentimentale. Puisque le maquereautage
politique du racisme – dont on constate les
dégâts électoraux –
racole par la tripe, il convient de répondre aussi sur son
terrain. C'est ce qu'ont intuitivement compris les jeunes pas
bégueules sur la forme, pourvu qu'ils tiennent le fond »[31].
Malgré les réserves voilées
exprimées par Eric Favereau, il ressort néanmoins
de l'ensemble des articles de cette rubrique
« événement »
que SOS-Racisme est une association antiraciste active et dynamique et
que, selon Eric Favereau lui-même, « le
mouvement antiraciste a eu, à l'appel de SOS-Racisme une
répercussion inattendue et
imposante »[32].
La mort d'Aziz Madak est suivie
par celle de Nouredine Hassan Daouadj à Miramas. Comme lors
du meurtre de Menton, SOS envoie quelques militants pour organiser
localement la protestation publique contre un nouveau
« crime raciste ». Si Libération
suit plus modérément cette nouvelle initiative de
l'association c'est sans doute seulement parce qu'elle n'organise qu'un
rassemblement local à Miramas plutôt que des
manifestations à Paris. Le journal envoie cependant un
envoyé spécial, Michel Chemin, qui souligne le
rôle joué selon lui par les membres de SOS dans la
mise au jour de la dimension
« raciste » du meurtre :
« trois militants de l'association sont
arrivés à Miramas pour mener une
contre-enquête, peu satisfaits de la première
version policière [...]. L'enquête
menée par SOS-Racisme s'explique par le refus de
l'association de voir, comme ce fut le cas à Menton, les
crimes racistes expliqués comme des
“règlements de compte” ou de simples
faits divers. En conclusion d'un article consacré tout
entier à l'intervention de SOS plutôt
qu'à la mort de Nouredine, Michel Chemin annonce le
rassemblement organisé à Miramas par SOS.
Après la manifestation, la correspondante de Libération
à Marseille présente l'association comme le
principal soutien des jeunes
« beurs » de Miramas dans leurs
efforts pour manifester indépendamment des organisations
politiques françaises ou immigrées :
« dès le lendemain du meurtre de
Nouredine, les jeunes Maghrébins de Miramas, encore sous le
choc, avaient été pris de vitesse par les
professionnels des “organisations responsables”. Le
maire communiste de la ville et l'Amicale des Algériens en
Europe organisaient dès lundi une belle manifestation.
Lorsque, relayés par SOS-Racisme, les jeunes de la Rousse
[quartier de Miramas] veulent à leur tour descendre dans la
rue, la réponse du maire est cinglante [...] et l'Amicale
des Algériens fait circuler un tract suggérant
aux Maghrébins de ne pas bouger. [...] Mais ils voulaient
leur manif, ils l'ont faite. [...] Ces manœuvres ont
montré aux militants de SOS-Racisme que leur route
était semée d'embûches »[33].
Durant les trois premiers mois
d'apparition de SOS-Racisme dans les médias
(février-avril 1985), Libération
n'a donc publié que quelques articles ayant la nouvelle
association antiraciste comme principal sujet, essentiellement parce
qu'Eric Favereau n'a à aucun moment proposé
d'article sur SOS ; au contraire, tous les textes
consacrés à l'association qu'il a
signés avaient pour sujet une initiative spectaculaire de
l'association à laquelle la direction du journal avait
décidé de s'intéresser. Le 10 mai
1985, à la suite de la parution dans Le Monde
de la lettre critique adressée au journal par Christian Delorme[34], Eric
Favereau publie un long article d'une page et demie consacré
au bilan du développement de SOS et à
l'état de ses relations avec les associations
« beurs ». On peut faire
l'hypothèse qu'à l'inverse des textes qu'il avait
précédemment signés, cet article est
publié à l'initiative d'Eric Favereau avec
l'appui de René-Pierre Boullu, chef du service
société, contre l'avis d'une partie de la
rédaction. En effet, au sein de Libération,
les critiques adressées à SOS par Christian
Delorme, rapportées dans une courte
« brève » du Monde,
n'auraient probablement pas constitué un
événement susceptible de retenir l'attention de
la hiérarchie de la rédaction ou de tout autre
journaliste. Eric Favereau s'étonne de la croissance de la
nouvelle association antiraciste et souligne ainsi le
caractère récent de l'engagement antiraciste des
responsables de SOS : « qui aurait
imaginé, il y a quatre mois tout juste, qu'un groupe
d'inconnus, et sortis tout droit de leurs études, allaient
vendre leur idée – ce badge Touche-pas-à-mon-pote – à
plus d'un million de revers de veste ? Et du même
coup réveiller une France, singulièrement passive
devant des crimes à caractère
raciste ». Eric Favereau dresse ensuite l'historique
de l'association en paraissant mettre en doute
l'authenticité de la version donnée par ses
fondateurs : « en octobre 1984, le petit
groupe apparaît. Il fait le tour des journaux, raconte une
histoire “spontanée”, en forme de conte
de fées. L'histoire d'un des leurs agressé dans
le métro, et sur le champ l'idée qui leur est
venue de réagir. Le petit groupe va chercher des appuis,
trouve ainsi Christian Delorme ». Le journaliste
souligne en outre que l'effort des responsables de SOS se porte plus en
direction de la presse que d'une éventuelle
« base » militante :
« La stratégie souterraine se
révèle sans équivoque :
s'appuyer au maximum sur les médias. Mi-février,
tandis que le badge s'infiltre dans chaque lycée,
à travers une conférence de presse spectacle,
à l'hôtel Lutétia,
“SOS” s'impose définitivement sur les
écrans de
télévision ». L'association
qu'Eric Favereau présente ainsi comme
« médiatique »,
c'est-à-dire un peu artificielle, semble en outre
soupçonnée d'illégitimité
puisqu'elle est une nouvelle fois décrite comme une
organisation qui n'est pas « issue de
l'immigration » et qui n'intègre dans ses
rangs que peu de
« beurs » :
« Déjà embarrassés
par la nouvelle mode “beur”, les jeunes
franco-maghrébins se retrouvent les
“héros” d'une
“pote-génération” qui ne leur
fait guère de place ». Eric Favereau cite
longuement les critiques de Christian Delorme, qui est
présenté comme beaucoup plus
réservé envers SOS après l'avoir
soutenu : « Il avoue, avec pudeur, mais
sans cacher son sentiment
profond : " je me sens un peu trahi ; comme
si on m'avait trompé et laissé croire que tout
cela était spontané. [...] Je suis
blessé, oui, et je suis bien obligé de me poser
la question, même si je n'ai à présent
que très peu d'éléments de
réponse. Qu'est-ce qu'il y a derrière tout
cela ? " »[35].
Le journaliste s'interroge à son tour :
« l'épopée de SOS-Racisme
serait-elle donc à double visage, avec en filigrane le fait
que les principaux animateurs du mouvement avaient dès le
départ des idées derrière la
tête ? » avant de
répondre à sa propre question en
précisant l'origine politique des fondateurs de
l'association et leur engagement actuel :
« nul doute que pour un certain nombre d'entre eux,
ils ont milité ensemble, quelques uns assidûment.
Julien Dray, la trentaine, est l'un des penseurs de
« SOS » : il a
été dix ans à la Ligue communiste
révolutionnaire et un temps membre du comité
central. Aujourd'hui, il a sa carte au Parti socialiste. De
même pour Patrick, qui s'occupe aujourd'hui des relations
avec les lycées, et Rocky, l'inventeur du slogan, tous les
deux anciens membres de la Ligue et aujourd'hui plutôt
“socialisants”. Comme Bernard Pignerol,
lui-même ancien assistant parlementaire d'un
député socialiste. C'est l'évidence,
les animateurs de SOS-Racisme, anciens trotskistes et nouveaux
socialistes notamment, ne viennent pas de nulle
part »[36]. C'était
la première fois qu'étaient
évoqués dans la presse non seulement
l'organisation précise dans laquelle Julien Dray avait milité[37], mais
aussi le fait que la plupart des fondateurs de SOS appartenaient au
Parti socialiste.
On peut s'étonner
rétrospectivement qu'il ait fallu plusieurs mois aux
journalistes qui écrivaient sur SOS pour
s'intéresser aux origines militantes des fondateurs d'une
association aussi populaire et qui était
présentée comme le symbole d'une autre
façon de faire de la politique. Interrogé
quelques années plus tard, Dominique Pouchin assure qu'il
n'était pas au courant du passé politique de
Julien Dray et qu'il n'a donc pas aidé SOS à
dissimuler ce stigmate politique, alors qu'Eric Favereau
déclare au contraire avoir « eu des
conflits [avec sa rédaction] simplement parce que [il]
racontait le passé politique de chacun d'entre
eux »[38] :
Dominique Pouchin – Moi je ne l'ai pas su au départ que Julien avait été à... Et pourtant j'étais militant des mêmes organisations pour ce qui est de Julien, de la même organisation pendant des années, sauf que moi je ne l'ai jamais connu à la Ligue, Julien. À mon avis, il est arrivé à la Ligue au moment où j'étais déjà parti. [...] Bon, moi je m'en fous qu'on le dise, leurs origines, si je l'avais su, je l'aurais dit, enfin bon, ça ne me choquait pas du tout qu'on mette dans un papier “ancien militant de l'Unef ou de la Ligue”[39].
Laurent Joffrin déclare également qu'il n'était pas informé du passé politique de Julien Dray dans les premiers mois d'existence de SOS-Racisme et qu'il a cru de bonne foi à l'histoire des origines racontée par les responsables de SOS, histoire qu'Eric Favereau qualifie de « conte de fées ». D'ailleurs, Laurent Joffrin ne paraît pas leur tenir rigueur de ces quelques accommodements avec la vérité journalistique et considère que cela fait partie de « la politique » :
Laurent Joffrin – Moi
à l'époque j'avais écrit sur eux, moi
je ne connaissais pas cette histoire, leur passé, donc moi
j'ai raconté l'histoire qu'ils m'avaient
racontée, l'histoire de Diégo, mais qui
était un peu... (rire), mais je n'avais pas de raison de la
suspecter tellement, pourquoi pas, après tout..
Q – Ça ne vous semblait pas un
peu gros, quand même ?
R – Ah, c'est possible : moi je
voyais bien que ce n'était pas que ça. Mais on a
vite compris que c'étaient des militants politiques
chevronnés. On s'est dit : “pourquoi pas,
s'ils ont trouvé cette idée de badge”,
mais on ne savait rien. [...] Bon, c'est la politique ça. Et
puis s'ils n'avaient pas été un peu
manœuvriers, ils n'auraient jamais réussi
à faire ce qu'ils ont fait (rire). C'est ça la
politique. [...] On ne peut pas leur reprocher d'être un peu
malins. En plus, je connaissais un peu la musique, puisque
j'étais militant quand j'étais jeune, donc je
savais comment ça se passait (rire). Tout le monde fait
ça quoi : les journalistes, on ne leur raconte pas
tout, si on raconte tout aux journalistes où est-ce qu'on va (rire) ?[40].
Pourtant, selon Eric Dupin, même lorsque les dirigeants de Libération furent informés du passé politique des fondateurs de SOS-Racisme, ils préférèrent ne pas insister sur ce point, de peur de nuire à l'association et de faire « le jeu de la droite et de l'extrême droite ».
Q – Et
alors comment expliquer que l'image de neutralité de
SOS-Racisme ait tenu aussi longtemps ?
Eric Dupin – Je me
souviens de discussions que j'avais eues, avec Favereau notamment, et
avec d'autres qui connaissaient ça, et quand ils me
racontaient leurs débats internes,
c'était : “qui étaient ces
zigotos ?”. Evidemment, ce n'était pas du
tout apolitique, c'étaient des militants politiques
très très estampillés. [...] Alors, en
plus, tous les journalistes qui devaient suivre ça devaient
le savoir. Alors on a là un phénomène
d'autocensure, intéressant, un
phénomène d'autocensure. Alors là, je
crois que c'est le militantisme, inconscient, en plus. Il devait y
avoir dans le Fig. Mag. deux trois trucs
disant : “SOS, c'est animé par les
trotskes”. Je me souviens d'ailleurs de débats
à Libération, où
notamment j'avais dit “mais pourquoi on ne dit pas que c'est
des militants politiques”, et on me répondait,
“mais si on dit ça, on fait le jeu de la droite et
de l'extrême droite, parce qu'on dégonfle le truc”[41].
Rendant compte de la réunion du 10 mai 1985 entre SOS et les associations « beurs », Eric Favereau atténue quelque peu les critiques dont il s'était fait l'écho quelques jours auparavant. Il écrit ainsi qu'en « quatre heures de débat, SOS-Racisme et les associations de la mouvance beur ont fait le point de leur rôle respectif. Les premiers se sont définis comme « la caisse de résonance » de l'action associative. Et la cause semble avoir été entendue ». Cependant, le journaliste constate que « Christian Delorme a été très sévèrement attaqué. On lui a reproché d'avoir étalé au grand jour ses propres inquiétudes – “un mauvais coup...” » mais il juge qu'il y a eu dialogue entre SOS et les associations « issues de l'immigration » et que SOS a apporté des réponses aux accusations de Christian Delorme sur ses tendances à l'hégémonie sur le mouvement associatif antiraciste : « quand à l'hégémonie supposée de SOS-Racisme qui écraserait tout sur son passage, et surtout les expressions fragiles du mouvement associatif maghrébin, les réponses de Julien Dray, un des personnages-clés avec Harlem Désir de SOS-Racisme ont été sans équivoque : “Hégémonique ? Ce n'est nullement notre intention. Nous n'avons aucune prétention à nous substituer à ce mouvement associatif, d'autant que nous avons besoin de lui. Autrement, d'une certaine façon nous reposerions sur du vide. [...] Grâce à SOS, on va pouvoir porter de manière mille fois plus efficace les exigences d'associations de diverses communautés”. Eric Favereau juge d'ailleurs que « les associations présentes ont semblé prêtes à répondre, et même à jouer franc-jeu. “Passés les malentendus et les non-dits, la situation s'est clarifiée” a expliqué Farid Aïchoune du journal Sans-Frontière. [...] En filigrane se dessine donc un modus vivendi, une sorte d'acceptation de démarches parfois parallèles, d'autres fois convergentes »[42]. Bien que l'article du 13 mai 1985 d'Eric Favereau soit beaucoup moins défavorable pour SOS-Racisme que celui du 10, le bilan de cette polémique semble plutôt négatif pour l'association. La lettre de Christian Delorme publiée dans le Monde et les longs articles écrits à ce sujet dans Libération et Le Matin de Paris tendent à faire apparaître l'association sous un jour radicalement différent de celui sous lequel elle se présentait jusqu'alors : d'une part elle est décrite comme une association distincte de la mouvance « beur » et constituée essentiellement de militants « blancs » et « juifs », d'autre part l'appartenance politique passée et présente de ses fondateurs est rendue publique. Ceux-ci sont très mécontents de la polémique suscitée par la publication de la lettre de Christian Delorme dans Le Monde qu'ils qualifient de « quasi-déclaration de guerre »[43] et de l'image qu'Eric Favereau donne d'eux dans les colonnes de Libération.
Si l'on comprend que le démenti flagrant et frontal opposé par Eric Favereau à l'image de représentativité « beur » et de virginité politique que les fondateurs de SOS-Racisme avaient donnée à leur association ait pu mécontenter ceux-ci, il est sans doute plus difficile d'expliquer le souci des dirigeants de Libération d'éviter que l'association antiraciste dont ils semblaient favoriser le développement (en particulier au moment du concert de 1985) puisse apparaître « partisane » ou pourvue d'une couleur politique trop marquée. Ce qui se joue dans les luttes symboliques pour définir la véritable nature de l'association, c'est la crédibilité publique et la capacité d'attraction de SOS, c'est-à-dire l'intérêt qu'elle est susceptible de provoquer et les soutiens qu'elle est capable de mobiliser[44]. Nous nous proposons de montrer que le type d'article publié par Libération à propos d'une association qui n'apparaît pas engagée en politique ne peut être le même que celui adopté vis-à-vis d'une organisation considérée comme « politisée » et « de gauche » parce que la politique éditoriale et commerciale des dirigeants de Libération à partir de 1978 et jusqu'à la création de SOS, vise à transformer l'image publique « gauchiste » puis « de gauche » du journal pour faire un quotidien « indépendant » de centre gauche, pourvu d'une image proche de celle du Monde. Dans une logique de démarcation politique, les journalistes de Libération sont donc encouragés à manifester une prise de distance critique avec toutes les organisations et les institutions identifiées au gouvernement ou au Parti socialiste. Sous cet aspect, l'image d'apolitisme construite par les fondateurs de l'association durant ses premiers mois d'existence et rendue manifeste par la présence de parrains politiques appartenant à l'UDF et au RPR, permettait à Libération de consacrer beaucoup d'articles à SOS sans mettre en cause sa ligne éditoriale « neutralisée ». Au contraire, l'effort d'Eric Favereau pour rendre publiques les caractéristiques politiques de Julien Dray et d'Harlem Désir et leurs ressources institutionnelles menaçait de porter atteinte à la capacité de Libération de parler positivement de SOS en risquant de faire apparaître Libération comme un journal « de gauche » soutenant selon une logique militante les organisations de son « camp » politique, en particulier si celles-ci sont appuyées par le gouvernement et le PS. Si jusqu'en 1988, l'image apolitique de SOS demeure suffisamment crédible pour que Libération maintienne un niveau élevé de couverture, ce ne sera progressivement plus le cas après les élections présidentielles de 1988 à mesure que l'association apparaîtra liée au Parti socialiste et que décroîtra la cote de popularité de celui-ci.
Libération a
été fondé en 1973 par des militants
issus de courants politiques qui s'étaient
développés après Mai 1968 :
le mouvement maoïste de la Gauche prolétarienne
autour de Serge July et de Jean-Jacques Vernier auxquels se sont
joints, par souci tactique d'ouverture des premiers, des
non-maoïstes
« libertaires » ou
« sartriens » autour de Philippe
Gavi. Les objectifs déclarés de ses fondateurs
relevaient d'une logique politique plutôt que journalistique
ou entrepreneuriale au sens économique[45].
Il s'agissait de construire un quotidien qui se démarquerait
nettement du reste de la presse pour donner un éclairage
politique différent[46]
aux informations traitées par les autres journaux selon la
logique ordinaire des
médias[47]. Toutefois, la politique
rédactionnelle de Libération
évolue rapidement : Serge July et Philippe Gavi
cherchent progressivement à faire un quotidien qui
apparaisse moins militant et plus « professionnel »[48].
À partir de juin 1974, ceux des membres fondateurs qui sont
le plus attachés à l'aspect politique et
engagé de Libération tendent
à le quitter, aussi bien ceux qui appartiennent à
la tendance qu'au sein du journal on nomme
« mao » que ceux de la tendance
appelée
« démocrate ».
Cependant malgré cette évolution, Libération
continuera au moins jusqu'en 1981 à être
considéré comme le journal le plus
« à gauche » au sein
du champ de la presse quotidienne[49].
Si le contenu éditorial du journal a
évolué parallèlement à la
perte d'influence des mouvements
« gauchistes » après
1974[50], la traduction des principes politiques
des fondateurs de Libération dans son
mode d'organisation a été plus durable ;
en effet en 1981, les trois règles sur lesquelles le journal
a été constitué sont toujours en
vigueur : égalité des salaires,
relations professionnelles peu hiérarchisées, et
prohibition de la
publicité[51]. Ces
caractéristiques tendent à définir
l'organisation et le mode de fonctionnement du journal :
l'absence de publicité contribue à faire de Libération
un journal pauvre qui n'a pas toujours les moyens de faire des
enquêtes, d'entretenir des correspondants ou de payer ses
rédacteurs autant que ses concurrents.
L'égalité des rémunérations
encourage donc les journalistes susceptibles d'être
embauchés ailleurs pour un salaire supérieur
à quitter le quotidien[52].
Progressivement, le journal tend à se réduire
à ceux qui sont impliqués dans sa direction et
à ceux qui ne peuvent être engagés
ailleurs. Libération aura ainsi jusqu'en
1981 beaucoup de difficulté à engager des
journalistes expérimentés en provenance d'autres rédactions[53].
Entre 1973 et 1981, l'image
publique du journal le démarque nettement du reste de la
presse : Libération
apparaît comme
« gauchiste » et
« libertaire ». Les nombreux
procès que le gouvernement et le garde des Sceaux, Alain
Peyrefitte, intentent à Libération,
notamment pour la publication
de plusieurs interviews de Mesrine[54],
de petites annonces et de lettres de lecteurs
« outrageant » les bonnes
mœurs et de nombreux articles favorables à la
dépénalisation des drogues douces ou indiquant
leur mode d'emploi, contribuent à entretenir son image de
journal marginal qui lui permet d'avoir un lectorat de
fidèles mais qui limite probablement son public potentiel
par rapport à celui des autres quotidiens et en particulier
au Matin de Paris ou au Monde.
En 1980, Libération dispose d'environ
41.000 acheteurs quotidiens alors que Serge July fixe le seuil de
développement du journal à 50.000 exemplaires.
À partir de 1978,
les membres de la direction de Libération[55]
s'engagent dans une nouvelle politique éditoriale. Ils
souhaitent augmenter le tirage du journal et pour cela
élaborer un produit journalistique plus proche de ce que
proposent les quotidiens concurrents. Serge July entend rompre en
premier lieu avec l'image de journal
« gauchiste » qui ne lui
apparaît plus que comme un
« carcan ». On pourrait supposer
que les transformations du contenu éditorial du journal
entre 1974 et 1981 sont induites par l'évolution
idéologique collective de ses fondateurs qui les a
éloignés de
« l'extrême gauche »,
mais on peut aussi faire l'hypothèse que c'est
l'étroitesse de plus en plus grande du lectorat potentiel de
Libération, tendant à
décroître avec le recul de la mouvance
née de Mai 68, qui conduit la direction à changer
sa ligne rédactionnelle pour élargir le public du
journal[56].
En mars dernier [1980], la direction avait également tenté de changer l'image “gauchiste-porno-marginale-délinquante” du journal dans le public, pour être en phase avec l'évolution des mœurs et donner aux lecteurs le grand quotidien qu'ils attendaient. [...] “c'est cette stratégie qui a échoué” écrit Serge July (dans un rapport présenté le 6 février 1981 devant l'assemblée générale de la rédaction], à cause de la résistance de la majorité de l'équipe [...]. La question des licenciements notamment (entre vingt et trente personnes, jugées “pas assez compétentes” ou “pas à leur place”) a constitué une pierre d'achoppement[57].
Dès 1978, une partie de la
rédaction prépare une
« nouvelle formule de Libération »,
qui implique « embauches, nouvelle maquette, sondage sur
le lectorat, étude sur un éventuel passage
à la publicité, [...] campagne de promotion
nationale pour le lancement »[58].
Serge July entend faire un « quotidien
libéral-libertaire » qui ne soit plus
encombré d'une « image
marginalo-gauchiste qui est un carcan, plus qu'un tremplin, qui surtout
ne correspond plus à la réalité du
journal et de ce que nous
pensons »[59]. Pour changer
cette image qu'il juge néfaste au développement
du titre, il envisage de faire de la publicité pour le
journal mais aussi d'en accueillir dans ses pages afin de montrer que
les journalistes de Libération
considèrent désormais qu'ils appartiennent
à un média comme les autres[60].
Mais le changement de
stratégie commerciale et journalistique de Libération
nécessite aussi, selon Serge July, une transformation
radicale des structures et du mode de fonctionnement du quotidien. Les
responsables de Libération soutiennent
que pour faire un produit journalistique plus proche de ce que propose
le reste de la presse, il faut abandonner une organisation interne ne
comportant ni hiérarchie fonctionnelle formelle, ni
inégalité des salaires et où toutes
les décisions importantes sont prises au sein
d'assemblées
générales[61]. Entre 1978 et
1981, le principal souci de ce qui n'est pas encore la
« direction » de Libération
est de faire admettre au personnel du journal le principe de la
généralisation de rapports
hiérarchiques formalisés au sein de la
rédaction. En 1980, dans un article collectif, Serge July et
trois autres membres du journal estiment que « le
système autogestionnaire qui régit le mode de
décision depuis sa création s'est
dégradé au point de paralyser à peu
près totalement l'entreprise, rendant en particulier la
direction inopérante »[62].
Parce que, selon lui, « le mode de production influe
de manière négative sur le contenu du journal »[63],
Serge July cherche donc à instaurer à Libération
une structure hiérarchique permanente pour avoir des moyens
de contraintes sur les journalistes et ainsi plus de prise sur la
définition d'une ligneéditoriale[64].
En 1980, le quotidien qui embauche une quinzaine de journalistes est
divisé en quatre principaux services,
société, étranger, culture et
politique-social-économie. Mais même Serge July,
qui cumule durant quelques mois en 1980, la direction du service
société avec la direction du journal a beaucoup
de mal à imposer sa vision des choses aux membres de son service[65]. La
réforme des statuts du journal soulève de
très fortes oppositions. L'introduction d'une
hiérarchie exerçant des
« fonctions de responsabilité
rédactionnelle » implique à
court terme la remise en cause de l'unicité de traitement
des salariés de Libération et
l'éviction des journalistes les moins favorables aux
transformations du quotidien. Serge July juge que
l'égalité des salaires est
« une égalité par le
bas », fondée sur « la
médiocrité, les bas rendements, le
« j'm'en-foutisme, la sécurité »[66].
Il considère que l'évolution du journal
qu'il estime nécessaire « ne se fera pas
sans toucher au fonctionnement du journal, sans toucher à
l'équipe » car seule
« une partie de l'équipe actuelle est
grosse d'un avenir pour Libération »[67].
Le 13 mars [1981], chaque salarié de Libération reçoit une lettre individuelle de Serge July l'informant des mesures de relance du journal. Trente-huit licenciements économiques sont demandés à l'Inspection du travail : dont vingt et un journalistes et onze fabricants [...]. Dans sa lettre Serge July n'exclut pas une autre charrette, composée de ceux qui seraient en désaccord avec leurs propositions de poste ou avec l'ensemble du projet[68].
Les journalistes licenciés sont ceux que la direction juge être les plus éloignés des exigences professionnelles en vigueur dans le reste de la presse, c'est-à-dire ceux qui n'apparaissent « pas assez compétents » ou ceux qui, encore attachés au projet politique originel de Libération, n'ont pas suivi la même évolution idéologique que les responsables du journal[69]. Ce changement d'orientation ne va pas sans conflit avec les membres du journal qui ne l'acceptent pas ou qui en font les frais[70]. Pourtant, le 30 octobre 1981, une majorité des journalistes acceptent le principe de la hiérarchie des salaires (limitée dans les premiers projets de la direction à une amplitude de un à cinq, puis, devant les protestations du personnel, à une amplitude de une à deux), l'introduction de la publicité (dans un premier temps pas plus de trois pleines pages par jour sans publicité politique), et le principe de la prise de participation d'actionnaires extérieurs (pas plus de 30 % du capital). L'introduction de la publicité représente un changement radical dans le mode de fonctionnement du journal. Fondé sur un refus des logiques commerciales en vigueur dans le reste de la presse, Libération avait constitué son lectorat sur la base de l'originalité rédactionnelle et formelle permise par un moindre souci de l'audience[71]. L'évolution de Libération impliquait donc une transformation partielle de ce lectorat, même si la direction préfère alors parler d'un « élargissement » de la clientèle du journal au delà des 40.000 acheteurs quotidiens. L'augmentation continue du nombre des lecteurs montre simplement que Libération gagne plus de lecteurs qu'il n'en perd[72]. La direction de Libération cherche à partir de 1981 à développer l'audience du journal chez les « cadres », catégorie sociale qui n'était pas auparavant ouvertement recherchée par le journal.
Sur la base de son lectorat acquis (41.000 acheteurs en moyenne en 1980), le journal doit avoir pour objectif 50.000 à 70.000 exemplaires vendus, “sans copier Le Matin pour détourner une partie du lectorat du Matin ou copier le Figaro ou encore le Parisien libéré, autrement dit “faire le plein de son créneau” (cadres urbains qui souhaitent plus de rigueur dans l'information et attachent une importance intellectuelle à leur mode de vie”[73].
On peut faire l'hypothèse que la recherche de nouvelles ressources financières et l'introduction de la publicité ont fortement contribué à imposer à la direction du quotidien une évolution de l'offre rédactionnelle du journal et par conséquent une transformation des propriétés de son lectorat. L'ancien Libération, qui avait une image publique « gauchiste », une audience réduite et des lecteurs qui n'avaient pas la réputation de disposer de revenus élevés, accumulait les handicaps pour servir de support publicitaire. Recherchant des « annonceurs », les dirigeants de Libération devaient se procurer des lecteurs dotés d'un profil plus en adéquation avec les préférences de leurs clients. Le nouveau Libération, pour accroître son tirage, cherche donc à échanger son image « d'extrême gauche » pour une image « branchée », transforme ses lecteurs en « cadres urbains » intellectuels et « recentre » son offre journalistique aussi bien dans le contenu éditorial que dans la maquette et la mise en forme de l'information[74]. Pour donner au journal l'apparence « libéral-libertaire » qu'ils souhaitent imposer, Serge July et la hiérarchie de la rédaction devront donc donner une image plus « professionnelle » du journalisme de Libération, ce qui conduira à une « neutralisation » relative de la ligne éditoriale[75]. Le discours tenu à cette époque par la hiérarchie de Libération aux rédacteurs, utilisant l'image d'un journalisme « à l'anglo-saxonne », fondé sur « les faits » et une « neutralité » affichée, avait pour objectif, à l'intérieur du journal, de définir la nouvelle norme professionnelle devant entrer en usage et, à l'extérieur, de montrer que Libération avait changé.
Eric Favereau – En 1985, c'était l'époque où à Libération, on avait soi-disant un positionnement “journalistique”, c'était quand même l'époque où le journal devait être neutre, quoi. C'était le mythe de la presse à l'américaine. Mais là, pour l'antiracisme version SOS, notre rédacteur en chef disait, “militer pour eux c'est bien”[76].
L'introduction de la publicité va donc amener les dirigeants de Libération à dédifférencier leur offre journalistique de celle des quotidiens concurrents pour rendre le journal susceptible d'être acheté par un public plus large. Mais Libération est simultanément tenu de maintenir une certaine originalité pour démarquer le journal des autres titres de la presse quotidienne. Puisque Libération cherche à rapprocher son contenu éditorial et journalistique de ceux du Matin de Paris et du Monde, ceux-ci deviennent ses principaux rivaux. La logique concurrentielle de la rédaction de Libération obéira donc à un double principe : dans les pages politiques et économiques le journal essayera d'apparaître comme un quotidien « sérieux », et pour contrebalancer son image publique « de gauche », se montrera plus « neutre » vis-à-vis de l'UDF et du RPR et plus fréquemment critique à l'égard du parti et du gouvernement socialistes que Le Matin de Paris ou Le Monde ; dans les pages « société » et « culture », les journalistes de Libération chercheront à apparaître plus attentifs aux « transformations culturelles » et aux « changements de société », c'est-à-dire plus « à la mode » et plus « branchés » (selon la terminologie qui se diffuse alors) que leurs concurrents dont la présentation et les thèmes resteront plus traditionnels.
L'évolution des rubriques et des genres sur le thème de l'immigration nous semble refléter l'évolution de Libération, passé du statut de journal gauchiste à celui de grand quotidien d'une gauche majoritaire. Elle révèle l'effort de la rédaction pour se distinguer des autres quotidiens d'opinion voisine (Le Monde et Le Matin) tout en s'en approchant. La solution trouvée consiste, outre une rhétorique qui n'est pas ici notre propos, à traiter l'essentiel de l'information de la même façon que les autres, mais à se démarquer dans des rubriques annexes où peut se donner libre cours un certain goût de l'exotisme, du singulier et du marginal[77].
Serge July déclare ainsi vouloir faire de Libération une « équipe qui décrypte les bouleversements souterrains en cours »[78]. Nous verrons que l'importance donnée par le journal à SOS-Racisme proviendra en partie de la volonté de la rédaction de Libération d'apparaître sensible aux modes et aux « phénomènes de société », en particulier lorsqu'ils touchent « la jeunesse ». À partir de 1981, les dirigeants de Libération sont donc amenés à manifester avec ostentation la rupture avec l'histoire du journal. En critiquant le gouvernement de Pierre Mauroy sur sa politique économique, la rédaction de Libération montre qu'elle sait prendre ses distances avec des hommes politiques dont elle est réputée proche et qu'elle a rompu avec des conceptions économiques et politiques qu'elle contribue alors à présenter comme des idées « archaïques »[79].
Laurent Joffrin .Le journal, et en particulier le service économie, a pris ses distances très vite par rapport aux mythes de la gauche. Nous faisions dans la dérision, l'impertinence. Nous avons été très critiques sur les nationalisations[80].
La mise en cause de ce que Laurent Joffrin
appelle les « mythes »
économiques de la gauche et le passage du journal
à la promotion de « l'économie
de marché » sont d'autant moins
douloureux pour Serge July et les dirigeants de Libération,
qu'ils ont passé plus de six ans à transformer
une entreprise autogérée qu'ils
considéraient comme ingouvernable et d'un niveau
journalistique médiocre en une entreprise de presse
« comme les autres »
dotée d'une hiérarchie rédactionnelle
et d'une régie publicitaire prospère. Les
services politique et économie du journal sont les premiers
concernés par la nouvelle stratégie de
respectabilité de Libération.
Entre 1981 et 1986, Pierre Briançon et Laurent Joffrin du
service économie et Jean-Michel Helvig du service politique,
marquent, par l'adoption d'un angle très
fréquemment critique à l'égard du
gouvernement, la prise de distance de Libération
avec le PS[81]. La
lutte commerciale avec Le Matin de Paris et Le
Monde est une conséquence de ce travail symbolique
de transformation de l'image du journal : en
dédifférenciant son offre journalistique
vis-à-vis de celles de ses concurents, en apparaissant plus
« indépendant » et
moins « gouvernemental » que Le
Matin de Paris[82],
mais aussi plus ouvertement « de
gauche » que Le Monde qui
essayait également de se défaire d'une image
« socialiste », Libération
pouvait espérer « prendre
des lecteurs » à chacun de ces titres[83].
L'émission
télévisée intitulée
« Vive la crise »
accompagnée d'un numéro « hors
série » de Libération
permettra aux dirigeants du journal de montrer de façon
spectaculaire que Libération avait
changé à des lecteurs potentiels qui n'avaient
pas toujours eu l'occasion d'apercevoir l'évolution
idéologique et éditoriale du journal. En
participant à ce qui va apparaître comme
l'enterrement officieux des
« mythes » de
« la gauche » d'avant 1981 et la
mise à la mode des idées
« libérales » – hier
encore identifiées au personnel politique
« de
droite »[84] – par
des acteurs publics s'affirmant « de
gauche » (Yves Montand, Alain Minc, Bernard Tapie),
l'équipe dirigeante de Libération
va donner une publicité inespérée
à sa nouvelle ligne éditoriale et contribuer
à justifier les nouvelles orientations
économiques des responsables gouvernementaux socialistes[85].
Le livre saint-simonien de Michel Albert, Le Pari français (Seuil), ayant fait un malheur, Guillebaud [ancien journaliste du Monde, directeur de collection au Seuil et membre de la Fondation Saint-Simon] avait décidé d'en faire un scénario. Il a demandé à Joffrin de l'aider. Alain Minc était dans le coup [...]. L'acteur chantant Yves Montand, en plein trip de communiste repenti et reaganien, qui parlait même d'être candidat à la présidence de la République, prêtait son concours. Serge July a participé avec empressement à cette opération de recentrage. [...] “Vive la crise” a fait exploser l'audimat. Le supplément concomitamment réalisé par Libération a fait plus de cent mille exemplaires. Tenant en main la preuve que Libé était vendu au patronat, le délégué C.G.T. Jean-Paul Cruse était aux anges. C'était du gâteau : Bernard Tapie, repreneur d'entreprises en difficulté expliquait noir sur blanc comment résorber le chômage en virant les gens. Le syndicalisme était ouvertement insulté [...] L'ultra-vendéen Philippe de Villiers, énarque du Puy-du-Fou, passait pour un gentilhomme de conte de fées grâce à un papier de dernière minute. Une assemblée générale a été convoquée d'urgence. Envoyé au casse-pipe dans la fosse aux lions, Laurent Joffrin se faisait l'effet du mec qui a tiré la chasse d'eau et sent tout l'immeuble lui dégringoler dessus[86].
Si le changement de ligne éditoriale ne suscite pas que des réactions favorables à l'intérieur même du quotidien[87], la publicité donnée à l'émission consolide et diffuse la nouvelle image « gauche moderne » de Libération qui le rapproche de la position occupée dans l'espace de la presse par Le Nouvel Observateur[88]. La nouvelle orientation du quotidien, qui passe par une attitude fréquemment critique envers le gouvernement socialiste et ceux qui lui semblent liés, n'est donc pas sans conséquence pour SOS-Racisme : tant que l'association apparaîtra comme une organisation apolitique ou au moins non-partisane, les rédacteurs de Libération pourront lui consacrer des articles nombreux et positifs, en cumulant les profits de la fidélité aux traditions antiracistes du quotidien et ceux de la sensibilité journalistique aux nouveaux courants de la jeunesse ; mais lorsque SOS-Racisme sera identifié au Parti socialiste et à François Mitterrand, ils seront conduits, par la logique structurelle de leur politique éditoriale et commerciale, à critiquer l'association, ou, s'ils répugnent encore à mettre en cause une organisation antiraciste, à lui consacrer moins d'articles.
Jusqu'au concert de juin 1985, SOS-Racisme s'était fait connaître essentiellement par les ventes de son badge et pour la « minute de silence » organisée dans quelques lycées parisiens après le meurtre d'Aziz Madak. Libération n'a publié, début juin, que 35 articles sur les 120 que le journal va consacrer à l'association en 1985, contre respectivement 47 sur 126 pour Le Matin de Paris[89]. Le concert va permettre à SOS d'asseoir durablement son image de première association antiraciste et de devenir le principal interlocuteur des journalistes et des pouvoirs publics en matière de racisme. Cependant malgré l'importance des artistes présents, le succès n'aurait pas été assuré sans les nombreux articles que Le Matin de Paris et Libération lui ont consacrés. Le Matin de Paris va publier plusieurs textes annonçant le concert les 12 et 13 juin, une page le 14 et un cahier spécial de 8 pages le jour de la fête (ce journal publie en particulier pour chaque région la liste des associations ou des individus qui organisent l'affrètement de cars pour se rendre à Paris). Libération va également largement participer à la campagne d'annonce du concert en faisant paraître les 13, 14 et 15 juin trois encarts spéciaux de respectivement 8, 6 et 7 pages sur le « racisme » et SOS. La décision de consacrer 21 pages à SOS-Racisme les trois jours précédant le concert, c'est-à-dire selon l'expression de Dominique Pouchin de « faire la grosse caisse », n'a bien sûr pu être prise qu'au niveau de la direction de Libération et en collaboration avec les responsables de l'association[90]. Ainsi, Eric Ghébali, alors secrétaire général de SOS-Racisme, assure que l'accord de principe pour la publication par Libération d'une série d'articles avant le concert a été discuté au cours d'une réunion rassemblant, en l'absence d'Eric Favereau, Jean-Marcel Bouguereau et plusieurs membres de la rédaction de Libération :
Eric Ghébali – Quelques semaines avant le concert du 15, j'ai appelé Bouguereau, et je lui ai dit, “voilà on fait un grand concert, je voulais t'en parler, est-ce qu'on peut se voir ?”. Il me reçoit, il était au téléphone. Et puis, [...] il y a un mec qui vient s'asseoir à coté de moi, puis un deuxième, un troisième, il y a 8 personnes qui se sont retrouvées assises à la table autour de Bouguereau qui était toujours en ligne. Puis il raccroche au bout d'un moment. Je me suis dis “il démarre une réunion, il ne va pas me recevoir”. “Comment vas-tu etc., bon, on t'écoute”. Avec Bouguereau, il y avait 8 à 10 journalistes, et il n'y avait pas Favereau. “Comment se présente votre concert ?”, “voilà, on va faire un grand truc, un concert à la Concorde, on va avoir un tel et un tel et un tel”. Il dit“ah bon, c'est impressionnant, tu es sûr du plateau ?”, “Oui, quasiment”. “Il faudra que tu nous le confirmes” [...]. Et il me dit “qu'est-ce qu'on peut faire pour vous ? Qu'est-ce que vous voulez ?”. “Ecoute, moi je crois que ce serait bien que vous fassiez un supplément, qu'on distribuerait à la fête, sur SOS-Racisme, sur le racisme”. “Très bonne idée, on n'y avait pas pensé”. Bon, je lui ai confirmé le plateau, il me dit “écoute, moi, je suis tout à fait favorable, on se lance dans l'affaire”. Et de là est né un supplément, la veille du concert de SOS-Racisme, il y a eu un supplément dans Libé pendant une semaine[91].
Eric Favereau confirme avoir appris ultérieurement que la direction de la rédaction de Libération entretenait des relations régulières avec les fondateurs de SOS-Racisme :
Eric Favereau – Lorsqu'ils [les dirigeants de SOS, Julien Dray, Eric Ghébali et Harlem Désir] avaient leurs réunions ici, avec la direction du journal, je n'étais jamais là, alors que ça ne se fait jamais. Si ça s'était su ça se serait très mal passé quand même. Non, j'ai appris ça plus tard, je n'étais même pas au courant. J'étais assez nouveau à l'époque. Moi, je n'ai pas du tout un passé politique, je ne saisissais pas du tout les enjeux, je n'imaginais pas du tout un monde souterrain, c'est SOS qui m'a fait découvrir quel pouvait être... Qu'on pouvait réfléchir quoi, avant de lancer les actions, donc là, j'était très naïf, très très naïf[92].
Eric Favereau va progressivement écrire moins d'articles ayant pour sujet SOS-Racisme. Les « cahiers spéciaux » d'avant le concert constituent un moyen de diluer son emprise sur le traitement des « questions de l'immigration » sans que cela apparaisse comme un dessaisissement. Ainsi, la part des articles consacrés à SOS-Racisme signés par Eric Favereau passe de 36 % avant le concert, à 17 % dans les cahiers spéciaux (voir tableau 3). Après le concert, sa contribution à la couverture de SOS augmente à nouveau pour représenter 27 % des articles, mais ceux-ci sont bien plus nombreux et le journaliste spécialisé du secteur « immigration » ne constitue plus autant qu'auparavant un goulot d'étranglement pour la couverture de SOS-Racisme puisqu'il apparaît établi que le rédacteur du secteur immigration n'est plus le seul journaliste à pouvoir écrire légitimement sur SOS, devenu une priorité de la direction du journal.
Période |
articles d'Eric Favereau |
nombre d'articles signés |
part des articles d'Eric Favereau |
avant le concert |
10 |
28 |
36 % |
période du concert |
4 |
23 |
17 % |
après le concert |
12 |
45 |
27 % |
total en 1985 |
26 |
96 |
27 % |
L'intérêt de la rédaction de Libération à l'égard de SOS-Racisme entre mai et juin 1985, rendu perceptible, nous l'avons vu, à travers les efforts déployés pour écarter Eric Favereau, peut être interprété comme l'effet de la sensibilité particulière des responsables du journal aux questions de racisme et de leur désir d'apparaître participer à la lutte contre le Front national. On peut aussi y voir la conséquence de la popularité de l'association et du sentiment des rédacteurs d'avoir « pris du retard » sur les journaux concurrents dans la couverture de SOS : Libération était tenu d'accorder une certaine attention à un mouvement dont les autres journaux de presse écrite et surtout télévisée parlaient beaucoup. Il est ainsi possible de faire l'hypothèse que l'intérêt des journalistes de Libération à l'égard de SOS-Racisme durant l'année 1985 n'est pas exempt d'arrière-pensées commerciales : lorsqu'une association parvient à vendre en quelques mois des centaines de milliers de badges dans les collèges et les lycées, les dirigeants de Libération peuvent supposer qu'il existe un public susceptible d'acheter, par sympathie ou curiosité, un journal qui accorderait une large place au mouvement.
Laurent Joffrin – Il y a un raisonnement de journaliste qui consiste à parier sur un mouvement et sur son succès, et donc à se dire : “il faut absolument qu'on traite ça très largement parce qu'il y aura beaucoup de lecteurs pour le lire”. C'est logique. Quand on sent un mouvement comme ça, on va faire 15 pages, dès lors qu'on est d'accord avec lui. Si on est contre, bien souvent, on fait aussi 15 pages, comme sur le Front national[93].
La rédaction de Libération pouvait penser que ses lecteurs étaient particulièrement sensibles aux « problèmes de racisme » et à la progression de l'extrême droite. En effet, lorsque Libération avait, en février 1985, fait plusieurs fois sa rubrique « événement » sur Jean-Marie Le Pen, l'accusant d'avoir pratiqué la torture durant la guerre d'Algérie[94], le tirage du journal avait significativement augmenté, de même que lorsque Libération avait publié un dossier après la mort d'Aziz Madak[95]. Les trois encarts spéciaux sur le concert, en plaçant SOS-Racisme en première page, constituaient donc aussi pour Libération un moyen de s'attacher des lecteurs particulièrement intéressés par les sujets du « racisme » et de « l'antiracisme »[96]. Les rédacteurs de Libération qui tendent, comme les journalistes des autres quotidiens, à choisir les sujets placés à la « une » en fonction des préférences supposées de leur lectorat pouvaient donc présumer que des titres consacrés à SOS permettraient de mieux vendre le journal[97].
Eric Dupin – Sur l'attitude de Libé vis-à-vis de SOS, il y avait aussi qu'on pensait que nos lecteurs étaient là-dedans. Ça compte. C'est-à-dire si on faisait la manchette événement sur les fêtes de SOS, c'est parce qu'on se disait que tous les mecs, les 100.000 ou 50.000 mecs qui vont être là, ils vont tous acheter Libé. Il y avait aussi des logiques commerciales, pas forcément au sens le plus vulgaire, mais de dire “c'est notre public”, comme n'importe quel journal dit, “ça, c'est pour nous, c'est notre public”. Quand il y a par exemple vingt viols à la suite dans le métro, Le Parisien dit “c'est notre public”[98].
Les cahiers spéciaux et plus largement la couverture importante que le journal consacre à SOS-Racisme en 1985 peuvent ainsi être en partie expliqués par l'intérêt que la rédaction de Libération, dans une logique d'élargissement de sa diffusion, pouvait porter aux jeunes acheteurs de badges et à tous ceux qui éprouvaient de la curiosité à l'égard du nouveau mouvement antiraciste. Le public de SOS-Racisme, qui était alors présenté dans la presse comme principalement constitué de jeunes scolarisés, généralement lycéens, amateurs de concerts et de musique pop, prêts à défendre des causes généreuses mais n'ayant pas de préférences partisanes bien affirmées[99], présentaient des caractéristiques sociales et culturelles proches de celles des lecteurs potentiels que les responsables de Libération pouvaient penser être en mesure d'attirer[100]. En devenant, malgré les réticences d'Eric Favereau, le quotidien qui publiait le plus grand nombre d'articles consacrés à SOS, Libération était amené à apparaître comme le « journal officiel » du mouvement selon l'expression ironique de Philippe Bernard qui analyse la politique éditoriale des dirigeants de Libération vis-à-vis de SOS comme une stratégie commerciale destinée à capter de jeunes lecteurs :
Philippe Bernard – Favereau était en décalage par rapport à son journal : Libération en faisait des tonnes depuis le début, il y en avait des pages et des pages [...]. Libé voulait être un peu, entre guillemets, le journal officiel du mouvement. Ils voulaient aussi d'une certaine manière récupérer les jeunes qui allaient dans ce genre de concert. Ce qui a priori se conçoit : on peut penser que les jeunes étaient plus des lecteurs de Libé que du Monde. Ce qui n'est pas forcément évident, c'est une idée toute faite que les jeunes lisent plus Libé que Le Monde. En volume ce n'est pas vrai : comme on a un tirage beaucoup plus important, les jeunes lisent plus Le Monde[101].
La publicité apportée par la rédaction de Libération à SOS-Racisme avait aussi pour effet de participer à la constitution de l'image publique du journal, qui cherchait alors à apparaître à la fois « engagé » mais non « partisan », « de gauche » mais « moderne » et « branché ». Les dirigeants de Libération, qui mettaient au principe des campagnes d'auto-promotion qu'ils menaient, en particulier face au Monde et au Matin de Paris, la sensibilité du journal aux jeunes, aux modes nouvelles et aux « phénomènes de société » étaient d'une certaine façon tenus, noblesse oblige, de suivre un mouvement présentant les caractéristiques mêmes mises en avant par leur discours publicitaire.
Laurent Joffrin – Cette alliance de militantisme moral et de savoir-faire médiatique était tout à fait dans l'air du temps des années 80, comme Libération était aussi l'expression de l'air du temps des années 80. Les deux entités se trouvaient en phase. Il y avait cette réconciliation avec le monde des médias, avec le monde de la publicité, avec le monde de l'apparence quoi [...]. Mais il y avait un côté mode, d'effet d'air du temps, qui incitait Libération à traiter très largement pour être dans le coup.[102].
Le concert de la Concorde représentait donc pour le journal un support promotionnel disponible et adéquat pour diffuser l'image de Libération, au sein d'un public qui semblait spécifiquement constituéde jeunes[103]. Puisque le quotidien ne sponsorisait pas officiellement le spectacle et ne disposait pas de son « logo » sur la tribune, la publication des cahiers spéciaux durant la semaine précédant le concert et la distribution de ces pages sous forme de supplément gratuit pendant la fête représentaient ainsi pour Libération un moyen de s'associer à l'opération. La rédaction du journal entendait ainsi ne pas laisser les thèmes de « la jeunesse » et de « l'antiraciste » à des concurrents comme Le Nouvel Observateur, Actuel ou encore Le Matin de Paris qui avaient, eux aussi, consacré de nombreuses pages à l'événement.
Dominique Pouchin – Mes premiers souvenirs forts [sur SOS] ce sont des discussions sur le thème [...] : « Mais pourquoi n'a-t-on pas sponsorisé le concert de la Concorde ? Pourquoi est-ce qu'on n'était pas à la Concorde ? Pourquoi on a laissé ça à Actuel ? » Je crois qu'Actuel était le sponsor de la première fête à la Concorde, et qu'on n'y était pas. Comme la Concorde avait été un gros événement, je me souviens qu'il y avait eu une première discussion qui avait été relativement courte, mais assez animée, sur le thème : “pourquoi on est en dehors de ça ?”[104].
Libération qui avait « manqué » la fête de 1985 deviendra le sponsor de presse officiel des concerts de SOS-Racisme jusqu'en 1988 et assurera gratuitement leur promotion dans les pages du quotidien. Cependant, le caractère, pour certains trop visiblement publicitaire et commercial de l'intérêt de Libération envers les concerts de SOS-Racisme, comportait le risque d'affaiblir la crédibilité journalistique du quotidien. Le mélange entre une couverture rédactionnelle abondante et favorable et la promotion conjointe de l'association et du journal était parfois sévèrement jugé par le reste de la presse et en particulier par les journalistes du Monde qui n'hésitaient pas, en adoptant une attitude plus retenue, à donner des leçons de déontologie journalistique à leurs collègues de Libération :
Q – Quel
jugement vous portez par exemple sur le traitement de SOS qu'a fait Libération,
[...] quand ils ont fait des cahiers spéciaux au moment des
concerts ?
Robert Solé – Oui,
oui, ils jouaient à fond la carte SOS, c'était
leur public, c'était commercial, nous au Monde,
on ne faisait pas ça..
Q – Vous pensez
que c'était commercial ?
R – Bien
sûr[105].
La rédaction de Libération se trouvait donc toujours à la limite de ce qu'il était possible de faire pour SOS-Racisme sans mettre en danger sa réputation professionnelle dans le champ de la presse. En 1985, cette perte de crédibilité publique est faible parce que SOS-Racisme est une association nouvelle dont les adversaires sont encore peu nombreux et elle est contrebalancée par les profits publicitaires que le journal peut en retirer. Lorsque le coût du soutien à SOS-Racisme augmentera, c'est-à-dire quand l'association sera moins à la mode et que son image apparaîtra plus liée à celle du Parti socialiste, la rédaction de Libération tendra à trouver moins de charmes à l'association antiraciste.
Nous allons étudier en
détail le contenu des encarts spéciaux que Libération
publie sur SOS du 13 au 15 juin 1985 pour mettre en évidence
les modes de présentation de l'association mis en
œuvre par les journalistes à la veille du concert.
Nous verrons que si la ligne éditoriale est clairement
favorable à l'action de SOS-Racisme, il est possible de
constater qu'une part non négligeable des articles semble
assez critique à l'égard de l'association. Il est
difficile de déterminer aujourd'hui s'il s'agissait
là d'une stratégie du journal pour
éviter d'apparaître trop complaisant à
l'égard de l'association ou si les membres de la
rédaction favorables à SOS n'étaient
pas alors en mesure de contrôler plus étroitement
la désignation des journalistes chargés du
dossier. Toutefois, le fait qu'Eric Favereau signe quatre articles
entre le 13 et le 15 juin et qu'il soit chargé
d'écrire le texte retraçant la courte histoire de
SOS peut laisser penser que si les dirigeants de Libération
cherchaient à promouvoir l'association et à
profiter du concert, ils souhaitaient éviter
d'être accusés de complaisance et n'entendaient
pas être soupçonnés d'avoir
écarté un journaliste.
Le premier
supplément de Libération
commence par un article introductif très louangeur de
René-Pierre Boullu, chef du service
société, qui estime que « le
“touche pas à mon pote”, formule
négative pour un mouvement farci de positivité,
avait ce zeste d'agressivité juste nécessaire
à déclencher l'onde de choc non
violente ». Le journaliste juge que l'engagement des
hommes politiques au côté de SOS-Racisme est
modeste et plus motivé par le souci de leur image publique
que par celui de l'action antiraciste :
« le nouvel antiracisme badgé a su,
jusqu'à maintenant, tourner ce racisme fait d'antiphrases,
par son flanc mou. Qui a peur du grand gentil look de SOS-Racisme,
sinon les politiciens, de divers bords, qui craignent de s'afficher
plus avant dans son projet de lobby antiraciste, mais peur aussi de
refuser trop nettement cette main
tendue ? » En faisant de SOS un mouvement
qui utilise les hommes politiques « de divers
bords » mais aussi les critique,
René-Pierre Boullu reconnaît implicitement SOS
comme une association
« indépendante » des
pouvoirs et des partis. Pourtant, le journaliste n'ignore pas les
rumeurs sur l'engagement socialiste des fondateurs de
l'association : « Look ou lobby, l'effet
“main” est-il cousu de fil blanc, ou
rose ? ». Cependant, il juge que les
« milliers de jeunes » qui
portent le badge ne le font pas pour des raisons partisanes mais par
une conviction antiraciste qu'il estime sincère :
« la réponse est dans la main de milliers
de “kids” qui au gré des passages
à l'acte raciste [...] seront défiés
dans les mois qui viennent, à vivre leur “pas
touche” en Sainte-Nitouche ou plutôt comme un serment collectif, un engagement
à mettre la main
à la pâte »[106].
René-Pierre Boullu semble estimer que quoiqu'on puisse
penser de SOS-Racisme en tant qu'organisation, le mouvement du badge,
réunissant des milliers de jeunes contre le racisme ne peut
être considéré qu'avec faveur. Dans un
autre article, Pierre Mangetout souligne que l'engouement pour le badge
doit beaucoup à la volonté de réagir
contre le Front national : « si les
mômes sont sortis du cocon où ils semblaient
s'être frileusement repliés, s'ils ont
quitté la forêt qui leur masquait les vrais
espaces, c'est d'abord à cause du grand méchant
loup : Jean-Marie Le Pen. [...] Un élève
du lycée Michelet de Vanves donne cette
définition saisissante de SOS-Racisme : c'est
l'inverse du Front national ».
« Dans le ventre mou des lycées, cela a
été reçu comme un exorcisme contre Le
Pen et la
haine »[107]. Apparaissant comme
une association anti-Le Pen, SOS-Racisme semble ne pouvoir
être considéré que positivement par un
journaliste ou un lecteur de Libération.
Cependant ces deux textes sont
les seuls que les animateurs de SOS puissent estimer satisfaisants au
sein de ce premier supplément. Les autres articles
apparaissent dans le contexte de cette période ouvertement
ou implicitement hostiles. Ainsi Eric Favereau envisage l'aspect
publicitaire et « marketing » de
SOS-Racisme. Le journaliste écrit que
« chaque publicitaire a un regret : ne pas
avoir trouvé seul la petite main et le slogan à l'intérieur
[...] »[108] et livre les
réactions de quelques professionnels de la
publicité reconnus. Celui, pessimiste de Daniel Robert qui
juge que « ça ne va pas tarder
à s'essouffler. Qui porte encore le badge de
Solidarnosc ? Il n'y a pas d'exemple de ce type de mouvement
qui ait pu tenir plus de six mois » et celui plus
politique de Jacques Ségéla qui paraît
enthousiasmé par la cause défendue et la forme du
slogan (« Génial ! ça
a la force des mots, ça rentre dans les tripes,
ça décoiffe ») mais
apparaît très
« déçu »
par un mouvement qu'il juge
“récupéré” :
« maintenant, c'est foutu. Ça n'a plus
d'avenir, parce que l'affaire a été
récupérée, politisée et le
drame, c'est que ça soit venu de l'Elysée.
Dommage, c'était une réussite exceptionnelle »[109].
On peut supposer qu'Eric Favereau aura été assez
satisfait de parvenir à mentionner l'orientation politique
des fondateurs de SOS-Racisme et le rôle de
« l'Elysée » dans un
article qui, dans la logique hagiographique d'un
« cahier spécial
concert » aurait dû être
consacré à glorifier le flair publicitaire des
animateurs de l'association. Un second article d'Eric Favereau a pour
sujet le processus d'invention du badge et du slogan qui est
présenté comme un simple travail de marketing,
très éloigné du mode d'action
ordinairement associé à un mouvement militant ou
à une organisation « de
terrain ». En outre, Eric Favereau écrit
que les fondateurs de l'association ont sollicité le soutien
des « réseaux juifs et
socialistes » :
« à partir du mot [le slogan Touche pas
à mon pote], l'objet n'est pas allé de soi. [...]
Mais chacun dans la petit troupe se prend au jeu [...] et fait le tour
de ses relations dans le milieu publicitaire. Les réseaux
juifs et socialistes sont mis à contribution, mais de
façon avant tout individuelle ». Une
citation d'Eric Ghébali lui permet de souligner l'influence
de l'UEJF au sein de SOS et le sens dans lequel s'exerce cette
influence, à l'opposé des
intérêts des
« beurs » : « au
départ [dit Eric Ghébali], je n'étais
pas convaincu [par le badge], je trouvais que ça faisait
trop beur, et on ne voulait pas s'appuyer sur une communauté
en particulier. Il y a même eu un vote du bureau national de l'UEJF pour s'y opposer »[110].
La description qu'Eric Favereau fait de l'élaboration du
slogan, du badge et des thèmes de SOS-Racisme qui
apparaît artificielle et publicitaire, s'oppose terme
à terme à celle qu'il faisait des mouvements
« beurs » lors des marches,
lorsqu'il insistait sur
« l'authenticité » et
la « proximité avec le
terrain » des militants
« beurs ». Eric Favereau
réalise en outre, conjointement avec Véronique
Brocard, une courte interview d'Harlem Désir, dans laquelle,
sur quatre questions, deux apparaissent plutôt
« inamicales » :
« mais ne craignez-vous pas aussi une
“récupération”
politique ? SOS-Racisme roule pour la gauche, oui ou
non ? » et « y-a-t-il
toujours un problème entre les associations beurs et
SOS-Racisme ? La quasi-totalité de ces associations
n'ont pas en effet signé l'appel à la
fête de la Concorde »[111].
Dans le même cahier,
Jean-Paul Cruse, journaliste aux informations
générales, dont les relations avec la direction
du journal ont souvent été conflictuelles[112],
s'intéresse au nombre de badges vendus et aux revenus que
cette vente auraient engendrés. Il montre d'abord que les
responsables de SOS-Racisme ont tendance à surestimer les
ventes de badges mais aussi leur prix de revient lorsqu'ils s'adressent
à la presse : « Laure qui a
réalisé la première série
[...] contesta absolument avoir produit 500.000
badges. “C'est beaucoup moins que cela. Mais je
comprends pourquoi ils ont dit ça. S'ils avaient dit que
ça marchait mal personne n'aurait parlé
d'eux” ». Le journaliste constate en outre
qu'il est difficile d'estimer le prix de revient du badge pour SOS (de
un à trois francs par badge) parce que
« les artisans et les petits
industriels » qui travaillent pour le badge de SOS
constituent « un maquis de sous-traitance et de
travail plus ou moins clandestin [...], un milieu où,
traditionnellement, sur les presses en plastique pour gadgets,
s'aventurent les mains des “potes” arabes
payés au noir... ». En conclusion de son
article Jean-Paul Cruse estime que SOS-Racisme qui hésitait
« à fournir des renseignements sur
“ses” fabricants par crainte d'un coup de main des
partisans de Le Pen » ne court probablement plus
aucun risque puisque « la maison Moret,
après avoir fabriqué 400.000 badges
« Solidarnosc », travaille
aujourd'hui parallèlement pour SOS-Racisme... et pour [le
badge] “touche pas à mon peuple” de
Jean-Marie Le
Pen »[113]. Libération
affirmant que les badges des potes et ceux du Front national sont
fabriqués dans la même usine par des travailleurs
immigrés sans doute « payés au
noir », voilà qui n'a pas dû
satisfaire les responsables de SOS. Nicolas Beau, journaliste qui vient
de quitter Le Monde après y avoir
couvert les marches des
« beurs », étudie de
son côté les soutiens politiques dont dispose SOS
et estime que « quelques mois après le
baptême, les parrains sont moins
“trans-partisans” que
prévu ». Le journaliste constate que seul
le gouvernement et en particulier le ministre de la culture, Jack Lang,
apporte son soutien à une initiative qui semble surtout
servir les intérêts politiques de la
gauche : « ce mouvement peut contribuer,
dit Jack Lang, à dégeler la vie politique,
emprisonnée dans des étiquettes qui ne
correspondent pas à la vie des gens, à leurs
aspirations ». Autrement dit :
« le rassemblement d'accord, mais tant
qu'à faire plutôt sur des valeurs
défendues traditionnellement par la gauche. Pourquoi pas,
à la Concorde, une foultitude antiraciste en forme de pied
de nez au rassemblement de juin
dernier pour l'école privée ?... semble
rêver tout haut ce mitterrandiste... de première
main »[114].
Les journalistes de Libération
apparaissent donc divisés sur
« l'angle » qu'ils doivent donner
aux articles consacrés à SOS-Racisme. Le clivage
est le suivant : d'un côté Eric Favereau
et certains rédacteurs qui traitent de l'association en
utilisant un ensemble de schèmes interprétatifs
critiques, mettant en cause le caractère partisan de
l'association, l'absence de militants
« beurs » en son sein, la faible
implantation de SOS auprès des populations
immigrées et les pratiques militantes des dirigeants de
l'association, qu'ils jugent plus proches du
« marketing » que de ce qu'ils
considèrent être le « travail
de terrain » militant authentique ; de
l'autre la hiérarchie de la rédaction qui estime
que l'action de l'association a permis à beaucoup de jeunes
un engagement antiraciste qu'ils n'auraient jamais eu sans elle et
qu'en période de croissance du Front national, cette action
est utile.
Laurent Joffrin – Donc quand on envoyait des gens faire des enquêtes sur le terrain, en général, ils revenaient en disant “mais ça n'existe pas sur le terrain, c'est de la connerie etc., c'est un pur phénomène de télévision, d'ailleurs sur le terrain les gens peuvent pas les voir, d'ailleurs il y a des associations qui font un travail formidable et qui vont être gênées parce qu'ils captent toute l'attention etc.” Et puis il y avait à côté un autre reportage au siège de SOS-Racisme où au contraire c'était plutôt l'imagerie positive : ce sont des jeunes, formidables, il y a des beurs, c'est mélangé. Et puis il y avait les éditos. Là, la ligne éditoriale du journal, c'était clair, c'était de soutenir, parce que ça allait dans le bon sens, c'est simple..[115].
Eric Favereau confirme l'opposition entre d'un côté la plupart des dirigeants de Libération qui souhaiteraient que le journal publie des articles à la fois plus nombreux et plus favorables sur SOS-Racisme et de l'autre des journalistes qui se montrent irrités par les méthodes des responsables de l'association envers eux, en particulier leur faible tolérance à l'égard des critiques journalistiques et leur tendance à s'en plaindre à la direction du journal :
Eric Favereau – Ils [les fondateurs de SOS] ont voulu jouer Libé. À Libé, il y avait de vraies réticences, de vrais blocages et qui ne tenaient pas qu'à moi d'ailleurs. Parce que les autres journalistes, qui au départ étaient plutôt assez sensibles à SOS, avaient toujours des problèmes avec les gens de SOS, parce qu'ils ne supportaient pas la moindre critique. Il y avait une autre journaliste, qui était pourtant au départ très ouverte à SOS, qui s'appelait Véronique Brocard : elle a eu des problèmes. Tous les journalistes de base qui ont suivi SOS ont eu des problèmes. Mais en haut, ça marchait bien, vu que July, Pouchin, Bouguereau étaient pour. Au niveau de la base, ça ne s'est pas bien passé ; donc à SOS, ils ont trouvé que Libération s'est très mal comporté avec eux, dans les années décisives, dans les mois décisifs, au début. Même pour les trois cahiers spéciaux du concert, ça a été des injures parce qu'ils trouvaient qu'ils étaient trop critiques. [...] Mais Harlem Désir et Julien Dray ont quand même bénéficié d'une complaisance invraisemblable de la presse, invraisemblable[116].
Si les articles du deuxième
encart, plus centrés sur le
« racisme » que sur l'association
apparaissent plus favorables, ceux du troisième cahier se
révèlent au contraire assez critiques et moins
susceptibles de satisfaire les exigences publicitaires des fondateurs
de l'association. Libération accorde une
tribune à Christian Delorme qui reprend les attaques qu'il
formule depuis deux mois. Delorme estime qu'à
« trop vouloir exister, SOS étouffe les
associations de jeunes issues de l'immigration maghrébine
qui voudraient pouvoir enfin être reconnues dans leur
autonomie » et juge que SOS-Racisme place son action
dans une logique électorale :
« il y a derrière SOS des
stratégies inavouées. Une stratégie
électoraliste tendant à créer autour
de l'antiracisme un rassemblement dépassant les
frontières de la gauche, et susceptible de constituer une
force d'appoint pour le Parti socialiste en mars 86. Une
stratégie aussi de la fraction de gauche de l'UEJF, seule
organisation présente en tant que telle dans les instances
de décision de SOS et qui s'inscrirait dans une
volonté de leadership ». En outre,
Christian Delorme met en cause la stratégie de
culpabilisation des racistes adoptée par SOS qui risque,
selon lui, d'avoir un effet contraire à celui
recherché : « si ces campagnes
[celles de l'extrême droite] ont une certaine audience, c'est
parce que se manifestent de réelles difficultés
de coexistence des communautés dans une situation
économique et un urbanisme défavorable. Et
à trop rapidement faire peser la culpabilité de
« racisme » sur des gens qui
souffrent de la mal-vie ensemble, ne court-on pas le risque de les
jeter dans les bras des racistes politiques ». Il
considère donc que la nouvelle association antiraciste fait
une analyse erronée du
« racisme » et omet d'en examiner
les « causes
profondes » : « en se
limitant à une position éthique
nécessaire mais insuffisante [...] SOS néglige de
prendre en compte les causes profondes de la xénophobie et
passe au-dessus des situations concrètes d'injustice, ne
s'attaquant qu'aux manifestations les plus voyantes. [...] Et le
débat sur l'égalité réelle
des communautés, l'égalité des droits
et des chances peut être trop facilement occulté »[117].
L'article de Christian Delorme est suivi d'une tribune de Mogniss
Abdallah, l'un des premiers promoteurs de mobilisations
spécifiquement
« beurs » et le
créateur en France de « rock against
police », série de concerts
destinés à protester contre les expulsions et les
méthodes de la police entre 1979 et 1981. La critique de
Mognissh est très proche de celle que développent
Eric Favereau et Christian Delorme. Il juge que
« l'hostilité à
l'égard de SOS-Racisme fait désormais
l'unanimité parmi les “Beurs”
organisés » et reproche à
Harlem Désir et à Julien Dray
« la présence de l'UEJF dans
l'état-major de SOS et ses prises de position en faveur
d'Israël » qui « ont
été vécues comme une O.P.A., une
véritable provocation, voire comme une humiliation
supplémentaire venant corroborer le sentiment diffus de se
faire déposséder de sa propre
histoire ». Mognissh condamne en outre le
caractère sélectif des campagnes de SOS-Racisme
qui ne protesterait que lorsque la motivation raciste est clairement
affichée par les agresseurs et lorsqu'ils se
réclament du Front national. SOS ne servirait alors que les
intérêts électoraux du Parti socialiste
et de Laurent Fabius : « l'antiracisme
prôné par SOS nous paraît sujet
à caution. Il est sélectif, prétend ne
s'attaquer qu'aux “vrais” crimes racistes, les
autres affaires n'étant pas exploitables parce
qu'insuffisamment ciblées, nous dit-on. Qu'est-ce que
définit le « vrai »
crime raciste ? À suivre les dires et les
mobilisations de SOS-Racisme, il s'agit des crimes commis par des
racistes se revendiquant comme tels [...] et qui de
préférence ont partie liée avec le
Front national. Ainsi il y a les vrais racistes et en face d'eux les
vrais antiracistes regroupés derrière le drapeau républicain, celui
de Fabius s'entend »[118].
Paul Thibaud, directeur de la revue Esprit, signe
une autre tribune dans laquelle il déclare
« [éprouver] toujours un peu de
gêne devant les déploiements de la vertu
antiraciste ». Il se demande si crier encore que
l'on va écraser l'infâme, [...] sert à
autre chose qu'à se donner bonne conscience, à se
poser en prédicateur, voire en inquisiteur face à
la méchanceté ou à la perversion
commune ». Paul Thibaud conteste aussi le diagnostic
implicite que SOS-Racisme fait du racisme car il juge percevoir moins
la montée d'un véritable racisme que des
manifestations de xénophobie, dues au
« désarroi devant un sentiment de
dépossession » de
« perte des repères »
qu'exploite Jean-Marie Le Pen. Il s'agit donc pour lui de s'attaquer
aux causes sociales de ce
« désarroi »
plutôt que de condamner des discours ou des actes racistes
qui ne constitueraient que des
« symptômes » :
« ça ne veut pas dire qu'il ne faut
jamais condamner, mais qu'il ne faudrait pas le faire en
répandant la panique et en criant au loup pour se donner
l'air héroïque. Mieux vaudrait essayer de soigner
le mal au lieu de s'acharner contre les symptômes »[119].
Les fondateurs de SOS sont ainsi accusés d'utiliser les
actions « racistes » pour faire
parler de l'association.
Enfin, dans le principal
article du cahier intitulé « comment ils
ont lancé SOS », Eric Favereau retrace la
jeune histoire de l'association en reprenant certains
éléments de ses articles du 27 mars et du 10 mai 1985[120]. Le
journaliste rappelle que « certains [membres de SOS]
ont un passé politique très marqué,
comme Rocky, ou bien Julien Dray, ancien membre du comité
central de la Ligue communiste révolutionnaire,
passé au PS » et qu'ils ont tendance
à raconter une « histoire en forme de
conte de fées pour expliquer leur
naissance ». Il insiste également sur le
caractère essentiellement médiatique de l'action
de l'association : « ils [Harlem
Désir et Julien Dray] ne démordent pas de leur
stratégie initiale, à savoir jouer sur les
médias. Ainsi le choix de leur porte-parole :
“il fallait que notre affaire ne soit pas directement
liée à une communauté
particulière, ce qui avait été la
faiblesse du mouvement beur” [...]. On l'a compris, leur
initiative, “entre potes” est pensée au
millimètre, à mille lieux de
l'improvisation ». Reprenant l'argumentation de
Mognissh Abdallah, Eric Favereau juge que le caractère selon
lui soigneusement réfléchi de l'association
permet de soupçonner que sa création n'est pas
sans rapport avec les manœuvres électorales de
certains dirigeants socialistes : « les
mauvaises langues constatent que leur stratégie et leur
développement convergent avec toute l'ambiance politique
“fabiusienne”, toute de
“minimalisme”, de consensus et de show sur les
droits de l'homme. [...] Par temps de pré-campagne
électorale, avec des candidats aux aguets des moindres
phénomènes, SOS est à coup
sûr un enjeu de
taille »[121]. Bien qu'Eric
Favereau veille à ne pas introduire formellement de
commentaire dans son article, celui-ci apparaît pourtant
comme un catalogue de toutes les critiques qui pouvaient alors
être adressées à
SOS[122].
Les articles de Libération
précédant le concert sont donc loin
d'être toujours complaisants envers l'association. Toutefois,
même si tous les articles publiés ne sont pas
favorables à SOS, le nombre de pages consacrées
au concert constitue à lui seul une publicité
importante qui contribuera à assurer le succès de
la fête de la Concorde. Si les commentaires et les modes de
présentation défavorables seront parfaitement
décodés par les associations
« beurs », par les journalistes
spécialisés ou par les animateurs de SOS qui
protesteront auprès de la direction du journal, on peut
douter que le grand public ait perçu l'ampleur des
réserves exprimées par certains
rédacteurs. Même dans les articles d'Eric Favereau
les attaques demeurent relativement euphémisées.
Les critiques que plusieurs journalistes de Libération
laissent transparaître sont d'ailleurs bien plus
mesurées que celles qui seront adressées
à l'association quelques années plus tard et tout
se passe comme si les éditoriaux enthousiastes envers SOS et
l'effet de masse produit par la publication d'autant d'articles
consacrés au racisme et au concert contribuaient
à rendre positifs et favorables des articles
isolément plutôt hostiles. On peut en outre faire
l'hypothèse que l'image publique de SOS-Racisme est, en
1985, tellement favorable que les schèmes
d'interprétation des articles spontanément mis en
œuvre par les lecteurs de Libération
conduisent à une neutralisation de toutes les informations
en contradiction avec ce qu'ils connaissent par ailleurs de
l'association au travers des autres médias et en particulier
de la télévision (organisation jeune,
sympathique, luttant de façon
désintéressée contre le racisme).
Alors que dans un contexte moins célébratif, une
plus grande part du public aurait été susceptible
de « lire entre les lignes » les
réserves et les critiques formulées par les
journalistes, tout se passe alors comme si les informations
défavorables n'étaient pas perçues
comme telles par les lecteurs. Il est d'ailleurs significatif,
lorsqu'on interroge rétrospectivement des
rédacteurs du journal ou d'autres quotidiens sur la
couverture que Libération a
consacrée à SOS-Racisme durant l'année
1985 et en particulier lors du concert de juin, de constater que tous
parlent d'un soutien sans réserve accordé
à l'association par Libération[123].
Comme nous venons de le montrer dans le cas du premier concert, Libération se distingue des autres journaux – excepté du Matin de Paris – par le caractère massif de sa couverture de SOS-Racisme puisque le journal publie, en juin 1985, trois fois plus d'articles sur l'association que le Monde. En 1985, le journal accorde quatre fois sa formule « événement » à l'association et consacre à de nombreuses reprises plusieurs pages à SOS au sein d'un même numéro (voir tableau 5). Dans le corpus rassemblé, 52 articles sur 96, soit 54 % des articles signés parus en 1985 ont été publiés en 11 numéros de Libération et 27 articles, soit 28 %, en quatre numéros du journal[124]. En 1985, 50 articles, soit 52 % des articles signés de Libération, sont suscités par seulement cinq actions de SOS-Racisme[125] et trois d'entre elles en rassemblent 45, soit 47 % des articles signés en 1985. Il apparaît donc que la couverture de Libération n'est pas limitée et régulière comme le serait le traitement ordinaire d'une organisation antiraciste par le rédacteur spécialisé, mais au contraire que la rédaction du journal, en réunissant de nombreux articles dans un nombre restreint de numéros, contribue à attirer sur SOS-Racisme l'attention de ses lecteurs et des autres médias. En outre, plus de la moitié des articles que publie le journal ne sont pas écrits après les actions organisées par SOS mais au contraire avant (voir tableaux 4 et 5).
Avant l'événement |
Après l'événement |
|||||
Nombre d'articles avant un événement |
Nombre de pages avant un événement |
Nombre d'articles après un événement |
Nombre de pages après un événement |
|||
année 1985 |
38 |
34 |
32 |
22 |
Il était probablement difficile pour les dirigeants de Libération de justifier le nombre et la tonalité des articles qu'ils publiaient sur SOS selon le mode de légitimation strictement « professionnel » en usage dans le champ des médias qui privilégie une description réaliste des « faits » et l'établissement d'une stricte proportion entre « l'importance » d'un événement et sa traduction dans la presse[126]. La couverture « prévisionnelle » de Libération n'avait aucune commune mesure avec ce que la presse accorde ordinairement à une manifestation avant qu'elle ait eu lieu[127]. Il apparaît hors de doute que la publication par Libération d'un aussi grand nombre d'articles, qui pour beaucoup d'entre eux annoncent les actions de SOS plutôt qu'ils n'en rendent compte, a pour origine une stratégie de promotion de SOS-Racisme suivie par les principaux dirigeants de la rédaction du journal, stratégie qui a probablement fortement contribué à l'essor de l'association[128].
Date |
nombre d'articles |
nombre de pages |
sujet |
13-6 |
10 |
8 |
annonce du concert |
15-6 |
7 |
7 |
annonce du concert |
7-12 |
5 |
4 |
annonce de l'arrivée de la marche |
9-12 |
5 |
4 |
après l'arrivée de la marche |
14-6 |
4 |
6 |
annonce du concert |
27-3 |
4 |
4 |
mort d'Aziz Madak après la minute de silence |
17-6 |
4 |
3 |
après le concert |
9-11 |
4 |
2 |
après le débat Désir-Peyrefitte |
30-10 |
3 |
2 |
avant l'arrivée de la marche "beur" |
23-11 |
3 |
2 |
annonce du colloque de SOS à l'Athénée |
6-12 |
3 |
2 |
annonce de l'arrivée de la marche |
25-3 |
2 |
2 |
mort d'Aziz Madak avant la minute de silence |
5-12 |
2 |
2 |
annonce de l'arrivée de la marche |
26-3 |
2 |
1 |
mort d'Aziz Madak avant la minute de silence |
1-4 |
2 |
1 |
après des manifestations antiracistes |
22-5 |
2 |
1 |
après l'agression d'un porteur de badge |
21-10 |
2 |
1 |
après le départ des marches |
22-10 |
2 |
1 |
après le départ des marches |
25-11 |
2 |
1 |
après le colloque de SOS à l'Athénée |
Total |
68 |
54 |
nombre total d'articles signés en 1985 : 96 |
Il nous faut alors expliquer pourquoi les dirigeants de Libération ont déployé un « militantisme journalistique » aussi important et aussi durable à l'égard de SOS-Racisme. Le soutien dont a bénéficié SOS-Racisme à Libération[129] nous apparaît fortement connecté aux transformations des configurations politiques après 1981 et en particulier à l'émergence du Front national, premier parti identifié à « l'extrême droite » à augmenter son audience depuis le déclin du « mouvement poujadiste ». Nous avons déjà montré que si la concurrence au sein du champ journalistique conduisait les rédacteurs de Libération à des stratégies de « neutralisation » relative de leur offre journalistique et de prise de distance vis-à-vis du gouvernement, le journal conservait une orientation « de gauche », ne fût-ce que parce qu'il aurait été commercialement difficile de faire évoluer trop rapidement la ligne éditoriale sans risquer de perdre un grand nombre de lecteurs. Bien qu'ils aient rompu avec leur militantisme passé et qu'ils aient considérablement « neutralisé » la ligne politique du journal, on ne saurait négliger dans l'explication des attitudes des journalistes vis-à-vis de SOS, le rôle des préférences politiques des dirigeants de Libération et en particulier leur hostilité à « l'extrême droite ». Lorsqu'aux élections municipales de 1983 puis aux élections européennes de 1984, le Front national progresse notablement, les journalistes de Libération sont logiquement conduits à s'inquiéter des progrès de ce parti.
Eric Dupin – Alors le Front national, quand il a émergé en 84, c'était pour Libération, pour les anciens gauchistes pour qui le fascisme c'était... – les extrêmes se fascinent mutuellement –. Donc pour eux, voir le Front national arriver comme ça à 11 %, c'était un coup de tonnerre extraordinaire. Je me souviens de la soirée des élections européennes de 84 au journal, c'était quelque chose d'extraordinaire[130]. Et donc ensuite, il fallait lutter contre Satan. Et là je crois de manière assez sincère, le fait de promotionner SOS-Racisme était considéré comme un moyen de faire reculer le Front national, de façon assez sincère, [...]. Pour Libération, ce serait erroné de penser qu'on aurait promu SOS par un jeu de miroirs pour faire monter le FN par rapport à la droite, on n'en est pas à ces niveaux de raisonnement. Ce qui est vrai, par contre, c'est que, par un phénomène de fascination à l'égard de l'adversaire, Libération a parfois objectivement fait le jeu du Front national, c'est-à-dire qu'un certain nombre de unes faites sur le Front national, ça le fait exister [...]. Mais je crois que c'était surtout l'univers idéologique : il y avait le bien et le mal, SOS-Racisme et le Front national, c'est ça qui est le plus critiquable d'un point de vue journalistique. [...] Je pense que ce qui a entraîné la mobilisation de beaucoup de gens, c'était l'existence du Front national, la légitimation politique du racisme, donc de SOS, avant 81, c'est impossible à concevoir, si vous voulez[131].
L'inquiétude à l'égard des progrès du Front national est alors un état d'esprit très répandu au sein des rédactions. Certains journalistes s'interrogent publiquement sur la responsabilité des médias dans la progression du Front national et considèrent que la profession serait fondée à tenter d'empêcher Jean-Marie Le Pen d'accéder à la radio ou à la télévision[132]. D'autres, s'ils acceptent de l'inviter à parler, déclarent vouloir le mettre en difficulté. Face à un parti qui est alors couramment qualifié de « fasciste », toute action visant à entraver sa progression apparaît légitime, même si elle ne provient pas d'acteurs politiques professionnels mais de journalistes. En se présentant comme un mouvement qui veut organiser une riposte à ce qu'ils nomment la « banalisation des idées racistes » dans la sphère politique consécutive à l'émergence du Front national, les fondateurs de SOS vont bénéficier de la sympathie spontanée de beaucoup de journalistes et de rédactions, en particulier celle de Libération, où le « racisme » faisait déjà l'objet depuis longtemps d'une couverture abondante[133]. Interrogés quelques années plus tard, les journalistes de Libération justifient leur engagement pour SOS-Racisme par l'inquiétude éprouvée face à l'émergence du Front national.
Laurent Joffrin – Il faut bien voir, qu'à l'époque de l'apparition de SOS, c'était la montée de Le Pen, c'était l'inquiétude devant la montée de l'extrême droite. Alors les gens qui s'opposaient traditionnellement à la montée de l'extrême droite, c'était soit la gauche classique, mais elle était au gouvernement, soit les associations antiracistes à l'ancienne, et donc c'était logique que les journalistes soient séduits par un mouvement nouveau, qui en plus faisait la preuve, en tout cas, donnait l'impression de faire la preuve de son efficacité, en réunissant beaucoup de monde et en touchant des jeunes. Une des angoisses devant la montée de l'extrême droite, c'était que les jeunes basculent de ce côté-là, qu'il soient touchés par ça. Alors SOS-Racisme donnait le sentiment d'avoir inventé une méthode, qui servait de garde-fou, qui servait de cordon sanitaire[134].
Le 12 février 1985, Libération avait publié un dossier de huit pages consacré au passé de Jean-Marie Le Pen durant la guerre d'Algérie, rassemblant cinq témoins qui accusaient le leader du Front national de les avoir torturés en 1957 à la Villa des Roses d'Alger[135]. Le journal est alors accusé par Jean-Marie Le Pen mais aussi par certains journalistes de participer à la campagne du Parti socialiste contre le Front national. En cherchant à publier des informations tendant à discréditer Jean-Marie Le Pen, c'est-à-dire en faisant à l'encontre du Front national un « coup journalistique » qui peut être aussi interprété comme un acte politique, les rédacteurs de Libération s'exposent à être accusés de prendre parti. L'engagement direct du quotidien donne prise à la critique et risque de porter atteinte à sa crédibilité journalistique et de rétablir l'image de journal « politique » que ses dirigeants avaient chercher à faire disparaître. En ce sens, la publication d'articles consacrés à SOS-Racisme pouvait représenter pour les journalistes de Libération un moyen de continuer à mener une action contre le Front national sans encourir une mise en cause directe.
Q – Qu'est-ce
que le soutien à SOS devait à la
montée de Le Pen ?
Dominique Pouchin – À
mon avis beaucoup. C'est quand les européennes ?
C'est 84, l'arrivée de Le Pen à plus de
10 %, c'est 84. Bon, ben oui, c'est la réplique, et
c'est une bonne réplique. Je pense que la
corrélation est à la fois considérable
et étroite, c'était
sain[136].
Pourtant, le soutien de Libération à SOS-Racisme ne peut s'expliquer par la seule hostilité des journalistes envers le Front national. Il est en effet possible de discerner une certaine adéquation entre la nouvelle ligne éditoriale de Libération et la forme donnée par ses fondateurs à SOS et à son discours. Le quotidien avait suivi avec beaucoup d'attention les deux marches des « beurs », sans doute parce que les rédacteurs chargés des « questions de l'immigration », et en particulier Eric Favereau, éprouvaient de la sympathie envers leur mouvement, mais aussi parce que la direction du journal voyait déjà dans une telle action antiraciste un moyen de lutter contre les progrès du Front national. Toutefois, la rédaction ne pouvait longtemps considérer favorablement les militants « beurs » qui faisaient preuve d'un radicalisme politique difficilement compatible avec la ligne éditoriale du journal[137]. Les fondateurs de SOS-Racisme présentaient au contraire beaucoup d'affinités avec les responsables du journal puisqu'ils partageaient une trajectoire politique semblable, étant issus comme eux du militantisme étudiant et ayant souvent fait partie des mêmes organisations d'extrême gauche. Leur évolution commune de l'extrême gauche vers la gauche modérée contribuait à leur donner une perception sensiblement proche de l'espace et des luttes politiques[138]. Au contraire du mouvement « beur », toujours susceptible d'apparaître particulariste et « identitaire », l'action de SOS-Racisme, qui recherchait le rassemblement le plus large[139], respectait la grammaire « universaliste » en usage dans le champ politique français tout en innovant dans les formes de la mobilisation. Les thèmes « consensuels », le caractère multipartisan des parrains politiques et les objectifs affichés de SOS-Racisme – la lutte contre le « racisme » et le Front national – convenaient beaucoup mieux aux modes de pensée et aux préoccupations des responsables des rédactions de la presse parisienne que ceux des militants « beurs » dont les méthodes d'action plus rugueuses et le discours alors plus « protestataire », mettant en cause les discriminations raciales dont ils s'estimaient victimes et en particulier l'attitude de la police à leur égard, apparaissaient beaucoup plus éloignés des formes politiques légitimes que les journalistes étaient habitués à traiter et donc moins utilisables dans le cadre des débats et des luttes politiques ordinaires entre factions politiques « de gauche » et « de droite »[140]. Selon Laurent Joffrin, SOS-Racisme correspondait à une forme nouvelle de militantisme, qui n'apparaissait plus fondée sur ce qu'il nomme la « culture politique traditionnelle » de la gauche, posant en préalable la nécessité d'une transformation globale du système économique mais au contraire sur un mode de justification faisant référence à la morale, aux « droits de l'homme » ou à la « Révolution française »[141]. Pourtant, l'opposition entre l'antiracisme de SOS et un attachement à la « culture politique traditionnelle » de la gauche est d'autant moins évidente que Julien Dray ancrera la Nouvelle école socialiste à la gauche du Parti socialiste[142]. Il est donc plus probable que si Laurent Joffrin et ceux des dirigeants du journal qui affirmaient un certain militantisme journalistique pour des « valeurs de gauche »[143] se trouvaient en affinité avec le discours des fondateurs de SOS-Racisme, c'est qu'en développant un mouvement fondé sur une « morale antiraciste » et sur la solidarité avec les « potes », SOS fournissait au journal « de gauche » une cause « progressiste » n'apparaissant pas directement dépendante d'une organisation politique et qui n'était pas contradictoire avec la nouvelle ligne éditoriale de Libération[144]. On peut ainsi faire l'hypothèse, avec Eric Dupin, que le militantisme antiraciste de Libération était également un moyen pour la rédaction de réaffirmer l'ancrage « à gauche » du quotidien alors que celui-ci était souvent critiqué pour les idées économiques « libérales » qu'il défendait[145]. Interrogé quelques années plus tard, Laurent Joffrin estime qu'en 1985, SOS-Racisme représentait un mouvement dont l'action et la forme étaient en adéquation avec les idées qu'il cherchait alors à défendre dans ses livres ou dans son travail de journaliste :
Q – Vous,
vous avez soutenu SOS pour des raisons politiques ?
Laurent Joffrin – Oui,
pour des raisons politiques, oui, bien sûr. Dans mon premier
bouquin sur la gauche, en 1983, qui s'appelait “La
gauche en voie de disparition”, ma thèse
était que la gauche devait abandonner sa culture politique
traditionnelle, qui avait volé en éclats au
contact du pouvoir, qui était une culture marxisante,
étatiste, protectionniste, genre Chevènement,
l'ancienne culture, celle du congrès de Metz, du Mitterrand
des années 78, au profit d'une nouvelle idéologie
dont le fondement aurait été l'extension continue
de la démocratie, de la démocratie formelle, de
la démocratie sociale etc. [...] Mon idée c'est
qu'il fallait militer avec des valeurs qui étaient celles
des droits de l'homme, déduire la politique non pas du
catéchisme socialiste, mais du catéchisme
révolutionnaire, de la Révolution
Française, [...]. Et puis arrive ce mouvement, que je ne
connaissais pas et qui dit exactement la même
chose : “il ne faut plus parler de socialisme, il
faut prendre les droits de l'homme comme source, et puis on applique
ça sur le terrain”. Donc c'était
exactement ce que je pensais. Donc là, la sympathie
idéologique était immédiate. [...] Au
sein de Libération, il y avait de manière
dominante une sympathie pour SOS, notamment pour le fait que
c'était un mouvement qui ressemblait aux mouvements des
années 60-70 mais avec des bases idéologiques
démocratiques, qu'il n'y avait pas là-dedans de
critique générale de la
société, comme il pouvait y avoir dans les
années 70. Donc ça avait l'air d'un mouvement qui
avait tenu compte, au fond, des impasses de l'extrême gauche,
mais qui luttait quand même de manière efficace
pour une cause juste [...]. Et puis c'était des socialistes,
moi j'ai été jeune socialiste, militant des
Jeunesses socialistes. Et puis, après je les ai connus, on
est devenu amis, bon, c'est la vie. Et c'était amusant d'être dans un petit
sérail politique[146].
Nous avons montré qu'à partir de 1982, la direction de Libération et les responsables du service économique qui cherchent à transformer l'image « gauchiste » du journal, adoptent une attitude critique à l'égard de la « culture du congrès de Metz »[147] et des idées économiques du programme de François Mitterrand, qui culmine avec la participation de Laurent Joffrin et de Libération à l'émission « Vive la crise » en 1984. Cette ligne éditoriale s'était traduite par la publication dans les colonnes de Libération d'articles mettant en cause « l'archaïsme » des organisations les plus proches de cette « culture traditionnelle de la gauche », le Parti communiste[148], certains syndicats ou les courants situés à la gauche du Parti socialiste, ceux de Jean Poperen ou de Jean-Pierre Chevènement[149]. Parallèlement, la rupture avec le militantisme d'extrême gauche des principaux dirigeants de Libération et l'évolution de leurs convictions politiques vers des conceptions « social-démocrates » et « libérales », les avaient conduits à considérer avec méfiance tout discours politique de forme « économiste » ou « marxiste » attribuant essentiellement à des causes structurelles ou économiques l'origine des problèmes sociaux ou des tensions raciales[150]. On peut donc faire l'hypothèse que les dirigeants de Libération auraient accueilli beaucoup moins favorablement une association antiraciste faisant, comme le MRAP ou le Parti communiste en 1985, de la crise économique et de la croissance du chômage le principe de l'augmentation des actes « racistes »[151]. En proposant une interprétation du « racisme » qui ne faisait pas de l'immigration un « problème » mais une « richesse sociale »[152], qui n'attribuait pas de causes d'ordre économique à l'augmentation des comportements « xénophobes » mais en faisait le seul produit de la diffusion des idées et des thèses du Front national, les fondateurs de SOS présentaient donc une explication des « problèmes de racisme » qui était conforme à la façon dont les responsables de la direction de Libération étaient susceptibles de les percevoir[153].
Eric Dupin – Le terrain sur lequel s'est créé SOS, celui de la morale antiraciste, essentiellement une réaction morale, ça rentrait très fortement en résonance avec la manière dont Libération concevait la question de l'immigration et du racisme. C'est-à-dire qu'il y avait un débat, peu important parce que les gens comme moi étaient très minoritaires, entre ceux qui disaient que le phénomène du racisme – qui à l'époque se développait et avait une traduction politique avec le Front national – devait être relié à la crise économique, à des réalités sociales, etc., et donc que le racisme ne devait pas être uniquement condamnable moralement, même si c'était un préalable indispensable, mais que si on voulait le faire reculer dans la société française, il fallait poser la question des formes de l'immigration, celle de la crise économique et de la marginalisation de beaucoup de gens, enfin les nouveaux pauvres etc. Et je me souviens très bien que ce discours-là, que je tenais avec quelques autres, était très minoritaire. D'abord, il était considéré comme suspect, puisqu'il reconnaissait qu'il pouvait y avoir un problème de l'immigration. Reconnaître que l'immigration pouvait être un problème dans le contexte social et économique était déjà une concession aux racistes, suivant la thèse majoritaire à l'époque à Libé. René-Pierre Boullu, qui s'occupait du service société, était le grand théoricien de cette ligne-là. Il me disait “non Eric, non, si tu commences à dire ça, tu vas reconnaître qu'il y a un problème de l'immigration, ensuite tu vas reconnaître qu'il y a trop d'immigrés et ensuite, tu vas basculer dans le racisme”. Bon, je caricature là, mais c'est pour ça que la thématique de SOS, “Touche pas à mon pote”, avec le côté convivial, pour eux, pour le service société de Libération, pour Libération de façon plus générale, correspondait tout à fait à leur approche, c'est-à-dire les racistes sont des méchants, il faut les dénoncer et il faut que le racisme soit considéré comme quelque chose de très mal (...)[154].
Conçu pour susciter peu de critiques et d'oppositions, le discours de SOS-Racisme se révèle donc particulièrement adapté aux représentations politiques et aux modes de pensée des principaux dirigeants de Libération[155] qui peuvent faire des usages symboliques multiples de la nouvelle association antiraciste : montrer qu'ils participent selon leurs moyens à la lutte contre le Front national, manifester que le quotidien est encore attaché à une valeur « de gauche » traditionnelle (l'antiracisme), contribuer, par la forme œcuménique de l'association et le soutien de parrains centristes, au travail symbolique de « dégauchisation » de l'image du quotidien. L'habileté des fondateurs de SOS aura été de ne pas développer dans un premier temps de programme de revendications qui les aurait amenés à préciser leurs orientations politiques et aurait contraint les acteurs politiques et donc les journalistes à se situer par rapport à celles-ci. Durant ses premiers mois d'existence, les multiples soutiens que reçoit SOS-Racisme s'ordonnent selon une logique du flou qui autorise des acteurs situés dans des espaces sociaux différents et pourvus d'intérêts contradictoires à concourir à l'établissement de sa notoriété et à l'accroissement de ses ressources[156].
La victoire de l'opposition aux
élections législatives de 1986 transforme la
configuration politique et amène SOS à modifier
son mode d'action et ses thèmes de campagnes pour devenir
plus revendicatif et contestataire. La participation de SOS-Racisme aux
protestations contre les
« bavures » durant
l'été 1986 et aux manifestations contre la loi
Devaquet vont conduire à une opposition ouverte entre
l'association et le gouvernement de Jacques Chirac. La ligne de clivage
politique sur l'immigration se confond alors largement avec la
frontière entre « la
droite » et « la
gauche ». Cette nouvelle configuration permet
à la rédaction de Libération
de concilier, plus facilement qu'entre 1981 et 1986, une politique
rédactionnelle d'opposition au gouvernement et le maintien
d'une « identité » de
journal « de gauche ». L'image
publique encore relativement
« apolitique » de SOS-Racisme
permettra à Libération de
montrer qu'il reste un journal antiraciste de gauche capable de se
mobiliser pour des causes justes sans toutefois apparaître
comme un quotidien « partisan »
proche du Parti socialiste. Ce n'est qu'au moment de l'engagement de
SOS-Racisme dans la campagne des élections
présidentielles de 1988 que l'on verra le journal prendre
ses distances avec l'affiliation politique de Julien Dray. Entre 1986
et 1988, la rédaction va continuer à se montrer
très attentive aux actions de l'association : Libération
restera le journal qui consacrera le plus d'articles à
SOS-Racisme et celui dans lequel le nombre d'articles hostiles envers
l'association sera le plus faible.
Quelques mois avant les
élections législatives s'opère, au
sein de la rédaction de Libération,
un changement des responsables hiérarchiques du journaliste
chargé de la rubrique
« immigration ». Laurent Joffrin
remplace René-Pierre Boullu à la direction du
service société tandis que Dominique Pouchin
devient rédacteur en chef adjoint. Ces journalistes qui vont
être durant deux ans au sein du journal les principaux
soutiens de SOS-Racisme, conduiront Libération
à se montrer particulièrement attentif aux
initiatives de l'association que celles-ci soient liées ou
non à la lutte contre le racisme : entre 1986 et
1988, le journal consacrera sa formule
« événement »
à chacun des concerts organisés par
SOS ; lors des
« bavures » de Fontenay-sous-Bois
et de la rue de Mogador, le journal donnera un écho
important aux conférences de presse organisées
par SOS-Racisme, contribuant ainsi à faire de ces morts un
enjeu politique national ; en décembre 1986, le
journal accordera beaucoup d'importance aux premières
grèves étudiantes de l'université de
Villetaneuse et à leur leader, Isabelle Thomas, membre
fondateur de SOS-Racisme.
Eric Favereau – Laurent Joffrin a été l'un des relais les plus forts, les plus solides et les plus constants de SOS à Libération avant de partir au Nouvel Observateur, au point qu'il participait aux colloques de SOS. [...] Il arrive fin 85 début 86, à la tête de notre service et il est l'ancrage des gens de SOS. Et plus que l'ancrage parce qu'il est, par exemple, à la fondation St-Simon ; il y avait aussi d'autres réseaux que je ne connais pas, mais [...] Laurent Joffrin participait à égalité avec Harlem ou Julien Dray dans tous les trucs. Et ils étaient exactement sur la même ligne, qui était aussi la ligne de modernisation du PS etc.[157].
Eric Dupin – Historiquement, dans le journal, ça a été le service société, et notamment, le chef du service société qui était Laurent Joffrin qui était très intéressé par tout ça, et donc qui avait la haute main sur le traitement des questions d'immigration et de SOS en particulier [...]. Il était très proche de SOS. Je crois qu'il y avait typiquement un phénomène d'osmose entre les journalistes et une organisation politique et que là typiquement on est dans la problématique de l'engagement des journalistes, c'est-à-dire qu'on considère qu'une cause est bonne et c'est de façon, là, je pense assez consciente, qu'on favorise cette cause, la bonne cause. D'ailleurs je ne prétends pas du tout, moi, être étranger à cette tentation qu'ont tous les journalistes et généralement tous les observateurs et tous les intellectuels. [...] Sur certains points, il y a une bonne cause, il y a quelque chose à défendre et on ne peut pas rester d'une neutralité parfaite en toute circonstance [...][158].
Eric Favereau quitte le secteur « immigration » peu après l'arrivée de Laurent Joffrin à la tête du service société[159]. Après son départ, la rédaction ne désignera pas d'autre journaliste chargé de cette rubrique avant la nomination de Jean Quatremer en septembre 1987 : les articles seront écrits par de multiples journalistes désignés par le chef du service société et généralement moins hostiles à SOS que ne l'était Eric Favereau. On peut faire l'hypothèse que plutôt que de confier le secteur de l'antiracisme et de l'immigration à un journaliste pouvant sur le long terme se révéler mal disposé envers SOS, Laurent Joffrin préfère que plusieurs rédacteurs soient susceptibles d'écrire sur le sujet, ce qui lui permet d'avoir plus d'emprise sur le contenu des articles et sur l'orientation de la couverture. Outre l'influence qu'il exerce au sein du journal, Laurent Joffrin prête également son concours à SOS entre 1986 et 1988 lors de l'organisation de colloques et de la préparation de la participation d'Harlem Désir à l'Heure de vérité.
Dominique Pouchin – Joffrin arrive un peu plus tard, parce qu'à ce moment-là, il devient chef du service société, quand je deviens moi rédacteur en chef adjoint, ça se fait presque en même temps. Je suis assez sensible à sa sympathie pour SOS. Je partage assez volontiers, à ce moment-là, la sympathie de Joffrin. [...] Laurent Joffrin les accompagnait davantage que moi, Laurent a fait du conseil, il a fait ingénieur-conseil chez eux. Moi, j'ai été toujours plus en recul parce que je ne pouvais pas me permettre, moi, d'être davantage impliqué. [...] Après ça, c'est vrai, c'est surtout Joffrin qui a couvert ça, il a pris la responsabilité de ça,c'est vrai[160].
Dominique Pouchin et Laurent Joffrin reconnaissent tous les deux que les articles que Libération publie entre 1986 et 1988 sont délibérément « favorables » à SOS, et beaucoup plus nombreux que ce qu'un journal soucieux de proportionner l'importance de la couverture de l'organisation à son « poids social » véritable (mesuré, par exemple, en terme d'adhérents ou de potentiel de mobilisation) aurait dû consacrer à SOS.
Laurent Joffrin – Pouchin était très favorable à SOS et moi ensuite quand je me suis occupé de ces affaires, moi aussi, j'étais très favorable [...]. Oui, mais les articles favorables... Enfin je veux dire, (rire) ils ne faisaient pas partie d'un plan de communication de SOS-Racisme. [...] Moi, je les ai pris en sympathie au départ, et après je les ai aidés pendant environ deux ans dans ce groupe d'experts qui s'appelait Brain-pote. Les articles favorables que je pouvais écrire, c'est parce que je trouvais que c'était bien, mais je n'ai pas écrit des articles simplement pour les aider, d'ailleurs parfois j'en ai écrit qui les ont pas aidés du tout (rire), notamment au moment du foulard. Au moment du foulard, ils l'avaient quand même mal pris[161].
Cet engagement de certains rédacteurs de Libération au côté de SOS n'est cependant pas sans intérêt journalistique. Lorsque le quotidien a besoin de la réaction d'une organisation antiraciste à un quelconque événement, de l'interview d'un « beur », d'un contact dans un quartier « sensible » ou d'un sujet de société permettant un éclairage original, SOS-Racisme peut le procurer au journaliste à moindres frais. Lors du mouvement étudiant de novembre-décembre, les services politique et société bénéficient des informations que leur donnent Julien Dray et Isabelle Thomas sur le déroulement de la manifestation et les débats au sein de la coordination. Libération peut alors entretenir ou renforcer son image de journal sensible aux évolutions et aux mobilisations de la jeunesse. En contrepartie, Libération participe à la diffusion du mouvement étudiant et à l'établissement de la notoriété d'Isabelle Thomas. Laurent Joffrin utilise le terme de « symbiose » pour décrire les relations que le journal entretient avec les fondateurs de SOS à cette époque.
Laurent Joffrin – En 86, SOS-Racisme a été en partie à l'origine du mouvement des étudiants et des lycéens. Je me souviens, Julien et Harlem nous avaient prévenus : " on sent qu'il y a quelque chose, cette loi Devaquet ne passera pas, et d'ailleurs il y a des comités étudiants, à Villetaneuse, qui commençaient à s'agiter là-dessus ", Alors moi, je dirigeais le service société, donc j'avais envoyé immédiatement quelqu'un en reporter à Villetaneuse pour suivre ça. Du coup, on a eu un coup d'avance dans le traitement pendant tous les événements. On a vu ça avant les autres journaux et on a fait donc gros tout de suite. Notamment, on a mis une photo d'Isabelle Thomas pour montrer une des leadeuses, une des chefs de file du mouvement, et [...] on a fait un traitement favorable au mouvement, mais vraiment très gros quoi. À juste titre d'ailleurs, parce que c'était l'énorme épreuve du gouvernement Chirac, et donc on était un peu en symbiose avec eux. Tout en racontant, en même temps, toutes les manœuvres qu'il y avait au sein du mouvement. C'était pas complaisant, c'était favorable dans les éditos, ça leur laissait une place importante, mais en même temps il y avait des papiers assez désagréables pour eux, parce qu'ils ont un côté manipulateur d'AG : enfin comme tous ces mouvements étudiants, qui passent une grande partie de leur temps à faire des manœuvres de couloirs, donc on les racontait...[162].
Entre 1986 et 1988, le partenariat de Libération avec SOS-Racisme est également financier et publicitaire puisqu'en échange de la distribution de journaux et de la présence du losange rouge de Libération sur la scène du concert, le journal donne à l'association des espaces publicitaires gratuits annonçant la fête accompagnés par une surface rédactionnelle importante. Il n'est ainsi pas étonnant que Libération fasse paraître avant les concerts beaucoup plus d'articles que les autres journaux puisque la direction du quotidien est directement intéressée au succès de la fête. Lors du concert de 1986, Libération publie six articles avant la soirée (le journal lui consacre les deux premières pages de sa formule « événement ») et trois articles après. En 1987, Libération fait quatre articles avant le concert et deux après (voir tableau 6).
Dominique Pouchin – Que le journal joue lucidement le jeu de la sympathie avec un lobbying de ce type, du point de vue des valeurs et des valeurs qu'il portait me paraissait parfaitement estimable. Ça nous a conduit à la deuxième fête, celle de la Bastille sur laquelle on est intervenu en partenaire. On a du intervenir deux ou trois fois en partenaire, je pense, ça a dû être 86-87-88[163].
Durant les deux années que va durer la cohabitation, Libération va donc suivre de très près les actions de SOS, entraînant en partie les autres journaux et les télévisions. Appuyée sur un grand média d'audience nationale (deux avec Le Matin de Paris, mais la diffusion et le crédit professionnel de celui-ci tendra à décroître entre 1985 et sa disparition en 1988), l'association va s'imposer face aux autres organisations antiracistes qui ne bénéficient ni du même budget, ni de la même attention médiatique, et contribuer, par les manifestations auxquelles elle va participer et par le travail symbolique de rapprochement des images publiques de Charles Pasqua et du Front national, à mettre en difficulté le gouvernement de Jacques Chirac et à amoindrir les chances de celui-ci aux élections présidentielles de 1988.
Année |
Articles publiés avant le concert |
Articles publiés après le concert |
Total |
1985 |
23 |
5 |
28 |
1986 |
6 |
3 |
9 |
1987 |
4 |
2 |
6 |
1988 |
6 |
3 |
9 |
1989 |
2 |
2 |
4 |
1990 |
0 |
2 |
2 |
1991 |
2 |
1 |
3 |
1992 |
1 |
1 |
2 |
Total |
44 |
19 |
63 |
La première grande campagne de l'association en 1986 va être celle menée contre une série de « bavures » policières. Dès le 28 mars, quelques jours après les élections législatives, SOS donne une première conférence de presse pour protester contre le « tabassage » dans un commissariat de Patrick Deguin dont la mère est martiniquaise[164]. Dans les mois qui vont suivre, affirmant que « jamais la commission juridique de SOS-Racisme n'a reçu autant d'appels [puisque] les passages à tabac d'immigrés ont augmenté de façon exponentielle »[165], les dirigeants de l'association vont tenter de rendre publiques les affaires de « bavures » en essayant d'imposer, face à ce qu'ils nomment « la version policière », une interprétation des faits tendant à présenter les protagonistes impliqués non comme des « délinquants » mais comme des « victimes ». Libération va régulièrement répercuter les conférences de presse de l'association et participer directement à la campagne de SOS contre Charles Pasqua[166]. Si Libération est le journal qui publie le plus d'articles dénonçant des « bavures » ou des « crimes racistes », il est aussi celui qui associe le plus souvent la protestation contre les « bavures » avec SOS (voir tableau 7[167].
Journaux |
nombre d'articles citant SOS consacrés aux « bavures » |
nombre d'articles citant SOS consacrés aux « bavures » et aux « crimes racistes » |
Libération |
14 |
18 |
Le Monde |
4 |
5 |
Le Matin |
4 |
7 |
Le Quotidien |
0 |
1 |
Le Figaro |
0 |
0 |
Dans un premier temps, avant la mort de Loïc Lefevre et celle
de William Lenormand[168],
survenues le 4 et le 31 juillet 1986, les dirigeants de SOS veillent
à ne pas apparaître comme des opposants
systématiques du gouvernement ou du ministre de l'intérieur[169].
Rendant compte d'une conférence de presse sur quelques
« bavures » donnée le
4 juin 1986, Alain Frilet cite une prise de position d'Harlem
Désir où celui-ci entend rester
mesuré : « “Nous ne
voulons pas, affirme Harlem Désir, condamner globalement la
politique de tel ou tel ministre de ce gouvernement. Le
problème des bavures n'est pas un problème de
droite ou de gauche, mais un problème qui touche au respect
des droits de l'homme” », puis
décode la stratégie de SOS :
« refus officiel du jeu droite-gauche, langage
modéré : SOS-Racisme s'en tient
à la tactique appliquée depuis le 16 mars.
Souvent accusée d'être liée aux
socialistes, l'association tient à se démarquer
autant que possible de toute démarche d'opposition. Pour
cette raison, elle a soigneusement attendu que la multiplication des
contrôles policiers produise des effets
concrets – une impressionnante
série de bavures – pour les
dénoncer avec éclat »[170].
Si Alain Frilet prend ici soin d'expliquer à ses lecteurs
les stratégies de SOS sans toutefois sembler les
désapprouver, les journalistes de Libération
ne prennent pas toujours la précaution de marquer une
distance entre les déclarations de l'association et les
commentaires qu'ils font eux-mêmes, l'indignation du
porte-parole de SOS se confondant souvent avec celle du
rédacteur de l'article. Voici la présentation
d'une affaire de « bavure » mise
en avant par SOS que donne le sous-titre d'un article de Libération :
« À l'initiative de SOS-Racisme,
adolescents, familles et avocats ont dénoncé les
interventions policières de samedi dernier à la
cité de la Cuve à Choisy. Une
opération musclée que les policiers n'ont
toujours pas justifiée »[171].
Dans ce court passage, la police est d'emblée mise en
accusation (« opération
musclée » qui ne semble
« toujours pas
justifiée »), tandis que SOS
apparaît comme un intermédiaire qui permet aux
« victimes » de demander justice,
sans que ses éventuelles intentions soient
mentionnées. Concernant la même affaire, le
sous-titre de l'article d'une autre journaliste, Anne Fouchard, est
encore plus explicite : « Le 4 avril
dernier, les jeunes d'une cité de Choisy-le-Roi
étaient victimes d'une
« ratonnade »
policière. Avec l'aide de SOS-Racisme et de plusieurs
organisations ils ont décidé de porter plainte
avec constitution de partie civile »[172].
Tout se passe, dans le
processus de dénonciation des
« bavures », comme si SOS-Racisme
et Libération tenaient des
rôles complémentaires. L'association antiraciste
fournit la matière en collectant dans sa permanence
juridique des affaires susceptibles d'être
utilisées et en organisant des conférences de
presse servant de support événementiel
à la publication d'articles. Le service
société de Libération
reprend l'information « selon
SOS » en lui adjoignant toutefois un commentaire
critique et accusateur à l'égard de la police ou
de Charles Pasqua. Les cadres interprétatifs que les
journalistes de Libération emploient et
diffusent dans leurs articles se révèlent
systématiquement défavorables à la
police et aux responsables gouvernementaux. Le reste de la presse,
sensibilisé par les conférences de presse de SOS
et par le suivi et la crédibilité que leur
donnent les articles publiés par Libération,
va progressivement accorder plus
d'importance aux « bavures »[173].
On peut faire l'hypothèse que les deux grandes affaires de
« bavures » de l'année
1986 et plus tard la mort de Malik Oussekine n'auraient pas connu le
retentissement public qu'elles ont eu sans le travail symbolique de
constitution de l'image
« répressive » du
gouvernement mené auparavant « en
collaboration » par les dirigeants de SOS-Racisme et
le service société de Libération[174].
Les profits pour l'association sont doubles : d'une part, elle
montre sa capacité à défendre les
« jeunes issus de l'immigration »
sur la question des rapports avec la police qui constitue le principal
thème revendicatif des militants
« beurs » et limite ainsi les
possibilités de critique de ceux-ci ; d'autre part,
elle contribue à mettre en cause la politique du
gouvernement en matière de sécurité et
d'immigration. Pour sa part, Libération,
qui affecte de ne faire que couvrir de façon
« journalistiquement objective »
les actions de SOS, renforce son image de principal quotidien
d'opposition et montre qu'il est encore susceptible de participer
à une campagne sur le thème des
libertés publiques contre les abus des policiers, cumulant
ainsi les profits symboliques issus de la
fidélité à l'histoire du journal et
ceux qui découlent de l'adoption d'une stratégie
commerciale agressive. Lorsque le débat public au sujet des
« bavures » deviendra plus tendu
entre le gouvernement et l'opposition, on verra la rédaction
de Libération engager plus directement
le journal contre le gouvernement en adoptant une ligne
éditoriale beaucoup plus critique [175]
:
Tous ceux qui, en France, pour une raison ou pour une autre, rêvent de déstabiliser l'institution policière, ont deux alliés de choix : Charles Pasqua et Robert Pandraud. En effet, ces messieurs, dont l'âge et l'histoire expliquent peut-être la facilité avec laquelle ils ont su incarner la sensibilité des électeurs du Front national à l'intérieur du gouvernement Chirac, ont réussi à ternir un peu plus qu'elle ne l'était l'image de la police dans l'opinion publique[176].
Lors du deuxième concert de
l'association, Libération accepte de
publier plusieurs publicités présentant le
programme et les horaires de la fête auxquelles s'ajoute une
importante surface rédactionnelle (la formule
« événement »
du jour, soit quatre pages et demie dont la
« une ») consacrée
également à l'annonce du concert et au bilan de
l'action de l'association. Même si tous les articles sont
loin de satisfaire les responsables de SOS-Racisme, l'effet de masse
produit par la formule
« événement »
contribue une nouvelle fois à la réussite de la
fête en attirant sur elle l'attention des journalistes et en
particulier de ceux des télévisions. Dans l'un
des articles publiés le jour du concert, Laurent Joffrin
s'interroge sur la véritable
« nature » politique de
l'association : « L'histoire de SOS depuis
un an, [...] c'est celle de la gestion calculée du
spontané, qui a transformé SOS en un mouvement
national inédit, qui fait de la politique à la
nouvelle manière : en jurant qu'il n'en fait
pas ». Le chef du service
société apparaît reprendre à
son compte les justifications avancées par Julien Dray et
estimer que si les responsables de SOS ont des
préférences politiques, SOS n'a pas un
caractère partisan :
« L'ornière aurait
été la mise sous tutelle. La proximité
avec les socialistes est connue de tous. Nous avons tout de suite
joué l'autonomie, dit Julien Dray. [...] En Allemagne ou aux
Etats-Unis, nous aurions sans doute eu des liens organiques avec le SPD
ou le Parti démocrate. En France le PS est trop petit, trop
isolé de la société.
C'était le piège ». Laurent
Joffrin estime en conclusion de son article que SOS a non seulement
réussi à garder son indépendance
vis-à-vis du Parti socialiste, mais manifeste un esprit
d'ouverture remarquable à l'égard du nouveau
gouvernement : « SOS refuse, avec une
obstination qui trouble souvent les militants de l'antiracisme, toute
prise de position directement politique. Le mouvement refuse de se
prononcer pendant la campagne électorale. Il affiche sa
volonté de dialogue avec le gouvernement Chirac, attend avec
prudence – pusillanimité, diront
certains – pour commencer à
critiquer le comportement de la police sous Pandraud et cherche
constamment le contact avec les fractions les plus libérales
de la nouvelle
majorité, avec un bonheur très inégal »[177].
En reprochant presque à SOS de ne pas se montrer assez
sévère avec le gouvernement, Laurent Joffrin tend
à disculper l'association des accusations de subordination
politique qui lui sont alors adressées. Le même
jour, Sorj Chalandon fait un portrait de Julien Dray et
décrit l'activité du local de SOS avant le
concert en insistant sur la pagaille joyeuse et le désordre
militant. Il ne semble pas partager l'avis de Laurent Joffrin sur le
caractère non politique de SOS, mais il en fait
plutôt une qualité :
« La radio télévision
luxembourgeoise pose ses trois questions puis amène Julien
Dray sur le terrain battu de la délinquance
immigrée. Dray a réponse à tout.
Normal. Il fait de la politique, à l'opposé du
gnangnan ou de l'antiracisme bêlant
d'arrière-salles paroissiales »[178].
Même si la
tonalité générale du dossier est
plutôt favorable à l'association, Libération
publie néanmoins deux articles acides dont on pourrait
penser, si l'on ne craignait pas de surestimer la cohérence
et la rationalité rédactionnelle du journal,
qu'ils constituent le contrepoint critique des deux premiers. Dans un
court article, Marianne Rougé fait écho au
départ de l'association de deux anciens permanents, Serge
Malik et Hervé Chevalariat, qui sont décrits
comme « pas vraiment
« dissidents » de SOS-Racisme
[dont ils] sont partis pour explorer d'autres
terrains » mais qui reprennent à leur
compte une critique habituelle faite par les militants des mouvements
« beurs » : le
caractère écrasant de
« l'ombre que le géant [SOS] porte sur la
multitude des associations de province »[179].
Enfin, dans un long article, Véronique
Brocard – qu'Eric Favereau et Laurent
Joffrin estiment plutôt critique envers
SOS – décrit
différents comités SOS de province et montre
qu'ils sont souvent en conflit avec le bureau national de l'association
et qu'ils peuvent être investis par des militants
d'extrême gauche, par des membres du Parti socialiste ou
d'associations humanitaires. Si Véronique Brocard souligne
que les comités de Lyon et de Besançon sont
dirigés par des
« maghrébins », elle
considère cependant que « riches ou non,
les comités de SOS ont un point commun : ils
entretiennent très peu de relations (et souvent aucune) avec
les associations beurs ou immigrées. »
Elle ajoute que « selon la région, ces
dernières accusent SOS-Racisme d'être
“lié au sionistes”, d'être
infiltré par les trotskistes, d'être vendu aux
socialistes. Enfin bref, d'être globalement pas aussi
apolitique qu'il l'assure », avant de donner la
réponse du président du comité de Lyon
à ces accusations :
« À Lyon, on nous a tout
reproché s'amuse à rappeler Robaï qui ajoute en souriant : Si vous
commencez à vous occuper de ces questions-là,
c'est à y perdre son badge »[180].
Après le concert, Sorj Chalandon décrit sur une
page et demie le déroulement de la fête reprenant
le chiffre de participation (200.000 personnes) avancé par
les organisateurs. Le journaliste semble chercher à mettre
en avant l'aspect festif du concert et le mélange culturel
qu'il suscite. Il conclut son article sur une apostrophe qu'Harlem
Désir adresse de la tribune aux spectateurs et que le
journaliste paraît partager « vous
êtes l'avenir de ce pays, et aucune bombe [c'est
l'époque des attentats de 1986], aucun excité,
fût-il membre de l'assemblée nationale, ne peut
nier cette évidence »[181].
L'éditorial de Laurent Joffrin dresse un bilan
très positif de la fête et donne
« l'opinion du journal »
à l'égard de SOS. Il reprend à son
compte l'ensemble des thèmes de SOS et apparaît en
accord avec ce qui est alors la principale revendication politique de
l'association, l'abandon du projet de réforme du Code de la
nationalité :
À la Bastille, trop petite pour contenir une assistance qui débordait dans les rues courbes d'un quartier mi-branché mi-populaire, la France du mélange s'épanouissait chez elle, au cœur du Paris frondeur. L'image fait symbole et la leçon de la fête est claire, qui fera glapir les défenseurs atrabilaires de la France fermée : SOS s'enracine. En réunissant une foule où les immigrés étaient encore plus nombreux, où les classes d'âge se mélangeaient plus volontiers et en lui faisant applaudir à tout rompre le triptyque ancien du fronton des mairies, SOS subvertit par la masse et la musique le pays étriqué du sang et de la tradition, pour y substituer celui du lien juridique et moral. Une éclatante manière de démontrer qu'il existe un autre versant de l'identité française, plus fort, pour la bonne raison qu'il s'enracine non dans le passé mais dans l'avenir d'une France par hypothèse métissée. Reste à gérer le succès. SOS a choisi son terrain : le refus de la modification du code de la nationalité prévue par la nouvelle majorité[182]
L'attention du service société de Libération envers SOS-Racisme se manifeste en outre par la publication de nombreux articles ayant pour sujet des initiatives locales ou des actions secondaires de l'association qui ne susciteront généralement d'écho dans aucun autre journal[183]. L'intérêt de ces articles pour l'association est de faire parler d'elle en dehors des périodes de concerts ou de manifestations, et de montrer qu'elle mène des actions de « terrain »[184], alors que les association « beurs » l'accusent d'être trop exclusivement tournée vers les médias. Ainsi Libération rend compte de la création par SOS d'une radio[185], du soutien de l'association aux lycéens d'un LEP face à leur proviseur[186], d'un cas de discrimination raciale à l'embauche[187] ou à l'entrée d'une boîte de nuit[188], d'un concert antiraciste à Vitrolles[189], d'un défilé de mode organisé par SOS-Lyon[190], de la venue d'Harlem Désir dans un lycée à Sarcelle[191] ou à Boulogne[192]. Lorsqu'Harlem Désir demande, durant sa participation à l'Heure de vérité, la mise en place de politiques de rénovation urbaine, Libération réalise une série d'articles décrivant des cas de réhabilitation de quartiers « en difficulté » et illustrant le propos du porte-parole de SOS[193]. Véronique Brocard fait le portrait d'Hayette Boudjema[194] et Nicole Gauthier montre que SOS tente de mobiliser l'université de Villetaneuse contre la réforme du Code de la nationalité après l'avoir fait contre la loi Devaquet[195]. Béatrice Vallaeys et Gilles Millet assistent à un colloque organisé par SOS et le mensuel Globe[196] sur le « retour à l'ordre moral »[197]. En outre, Libération consacre plusieurs articles à la manifestation du 15 mars 1987 contre la réforme du Code et souligne le rôle tenu par SOS-Racisme dans son organisation[198]. Enfin, on pourrait ajouter ici certains des nombreux articles sur le mouvement de novembre-décembre 1986 qui, s'ils ne concernent pas directement SOS et citent rarement l'association, ont pour objet un mouvement que les militants de SOS se flattent d'avoir déclenché puis animé[199].
Lors du troisième concert de
SOS, le caractère de plus en plus ouvertement politique de
l'association semble gêner les responsables du quotidien qui,
pour la première fois, n'en font pas le sujet de la formule
« événement »,
mais lui accordent cependant deux pages et demie le jour de le
fête. Durant les mois suivants, les journalistes de Libération
vont de plus en plus fréquemment constater l'implication de
Julien Dray et des membres fondateurs au sein du Parti socialiste.
Cette attention nouvelle est bien sûr le produit de la
visibilité croissante de cet engagement politique, mais
aussi sans doute des contradictions entre les idées
politiques défendues par Julien Dray au sein du PS et la
ligne éditoriale du journal qui conduisent certains
journalistes à remettre en cause la place que le quotidien
accorde à l'association. En outre, les journaux concurrents
(en particulier le Quotidien de Paris et le
Monde) publient de plus en plus souvent des articles
évoquant les liens existant entre les fondateurs de
l'association et le PS, et il est alors sans doute difficile pour Libération
de continuer à faire de la publicité pour SOS
sans s'intéresser au moins ponctuellement à cette
question. Cependant, les articles qui mettent en évidence
l'appartenance partisane des fondateurs de SOS tendent à
transformer l'image publique politiquement non-engagée sur
laquelle a été constituée
l'association et que ses dirigeants cherchent à
préserver. Ils constituent donc pour SOS un enjeu symbolique
crucial et chaque nouvel article de Libération
concernant ce sujet sera perçu au sein de l'association
comme une agression.
Le principal article du dossier
publié lors du troisième concert en 1987 est
ainsi consacré à l'analyse des
stratégies politiques de Julien Dray et des animateurs de
SOS, au sein du Parti socialiste, que Nicole Gauthier semble ne pas
savoir situer à la frontière de la politique et
de l'antiracisme. La journaliste juge qu'il « n'est
un secret pour personne que les dirigeants de SOS sont militants ou
anciens militants de gauche et d'extrême
gauche » mais elle semble les supposer de bonne foi
lorsqu'ils déclarent être convaincus
« qu'un mouvement antiraciste peut exister en dehors
des contingences politiciennes ». D'ailleurs, elle
écrit qu'en 1986 « l'association a
refusé de se prononcer pendant la campagne
électorale puis a manifesté sa volonté
de dialogue avec le gouvernement Chirac. Le mouvement entretient des
contacts avec les membres de la majorité comme de
l'opposition ». La journaliste estime en outre,
reprenant ainsi la thèse de SOS, que l'évolution
de l'association vers un engagement politique croissant est la
conséquence de la politique suivie par le
gouvernement : « Pourtant, peu à
peu, le fossé se creuse entre le gouvernement et SOS.
Après les bavures policières, la
première version du projet de réforme du Code de
la nationalité sonne le glas de ce bref pacte de
non-agression. En novembre et en décembre, tous les militants de l'association lancent
leurs forces dans la bataille contre les projets Devaquet etMonory. »[200].
Cependant Nicole Gauthier constate que Julien Dray et Isabelle Thomas
s'impliquent de façon croissante au sein du Parti
socialiste : « Julien Dray ainsi
qu'Isabelle Thomas ont fait alliance avec Jean Poperen pour concocter
une motion destinée à symboliser un
“courant de gauche” dans le PS. [...] Au
congrès de Lille, Isabelle Thomas est élue
suppléante au comité directeur »[201].
Même si la journaliste apparaît bien
disposée envers SOS, l'angle adopté dans
l'article – l'engagement politique de
Julien Dray et des autres fondateurs au sein du Parti
socialiste – ne peut conduire
qu'à une remise en cause du principal fondement de
SOS : son image de non-engagement politique. On peut
s'interroger sur l'attitude de Libération
qui publie des articles comportant une tonalité critique au
sein des dossiers les plus manifestement destinés
à favoriser SOS. Sans écarter totalement
l'hypothèse de clivages au sein du journal qui se
traduiraient par la juxtaposition d'articles contradictoires, nous
verrons qu'il s'agit là d'une constante du traitement de SOS
par Libération : tout se passe
comme si, pour éviter qu'on puisse mettre en cause sa
complaisance à l'égard de SOS, la
rédaction avait d'autant plus besoin de manifester des
réserves ou des critiques envers SOS qu'elle
apparaît par ailleurs soutenir l'association.
Après le concert Gilles Millet fera sur une page
entière un compte rendu très favorable de la
soirée, reprenant le chiffre de participation
donné par les organisateurs :
« plus de 200 000 personnes, beurs, blancs,
black, se sont retrouvées devant le château de
Vincennes samedi, malgré le mauvais temps. On est sans doute
venu autant pour la musique que pour militer contre le projet de
réforme du Code de la nationalité. La culture du
mélange a néanmoins marqué un nouveau point »[202].
Cependant, pour SOS, le
principal événement de l'année 1987
est la participation d'Harlem Désir à l'Heure de
vérité. Si le journal, sans doute à
l'initiative de Laurent Joffrin, consacre une nouvelle fois la formule
« événement »
du jour à SOS lors de cette émission, la
rédaction apparaît beaucoup plus
partagée dans son soutien à l'organisation
antiraciste. Comme lors du concert de juin, certains journalistes
considèrent que l'action de l'association devient plus
contestable depuis que ses fondateurs font trop ouvertement de la
politique. Jean-Michel Helvig, chef du service politique, signe un
éditorial critique dans lequel il considère que
SOS-Racisme a « perdu de sa
crédibilité » du fait que
« certains leaders du mouvement des
“potes” se sont impliqués au PS dans de
dérisoires tractations de
courants » :
SOS-Racisme, qui s'est érigé sinon organisé en lobby des droits démocratiques, s'efforce de constituer autour du Front national un cordon sanitaire sans exclusive. La stratégie est intelligente mais délicate dans un pays surpolitisé où toute instance associative d'envergure a bien du mal à échapper à l'instrumentalisation partisane. Or depuis quelques mois SOS-Racisme a perdu de sa crédibilité en la matière. Une opération “présidentielle” qui aurait vu Harlem Désir faire mine de se présenter pour convaincre les jeunes de s'inscrire sur les listes électorales aurait été manigancée dans les couloirs élyséens. Certains leaders du mouvement des “potes” se sont impliqués au PS dans de dérisoires tractations de courants. Bref, même si la mouvance générationnelle qui porte SOS-Racisme reste étrangère à tout cela, il y a un léger brouillard sur l'autonomie réelle de l'organisation et de ses dirigeants qu'il reviendra à Harlem Désir de lever. C'est un préalable indispensable à l'heure où jamais, à droite, la ligne de fracture n'a été aussi nette entre ceux qui sont prêts à “perdre leur âme” à s'allier avec Le Pen, et ceux qui s'y refusent[203].
Les faits évoqués par Jean-Michel Helvig ne sont pas connus du grand public et peu de journaux en ont parlé : on peut donc faire l'hypothèse qu'il s'agit moins pour l'éditorialiste de marquer une distance publique avec un mouvement qui apparaîtrait « politisé » puisque l'image de non-engagement de SOS ne s'est pas encore détériorée que de montrer aux professionnels de la politique et de l'information que Libération, à quelques mois des élections présidentielles, conserve une ligne éditoriale recentrée et n'entend pas soutenir inconditionnellement les campagnes de l'association antiraciste. Une partie de la rédaction de Libération semble donc attacher une grande importance à l'aspect « apolitique » de l'association, sans doute pour ne pas apparaître rétrospectivement avoir soutenu une association proche du Parti socialiste pour des raisons d'affinité politique. Il est d'ailleurs logique que si certains membres de la rédaction de Libération avaient favorisé l'association parce qu'elle semblait pouvoir isoler le Front national en réalisant un « consensus » réunissant les hommes politiques des « partis de gouvernement », son engagement dans les luttes politiques ordinaires qui compromet cet objectif tend à entraîner la publication d'articles moins positifs. Ainsi Dominique Pouchin reproche à SOS-Racisme d'avoir trop vite abandonné toute idée de front commun contre le Front national comprenant les « centristes ».
Dominique Pouchin – Pour moi la période que je trouve la plus sympathique de SOS, la plus intelligente, et la plus intelligible, [...] c'est la période que, l'histoire étant écrite, on appellera consensuelle, ouverte, etc. C'était un discours très ouvert [...]. Et je pense que cette ouverture-là, cet état d'esprit-là, cette empathie-là, cette façon de canaliser des énergies dans le bon sens, pour la bonne cause... Il y avait une générosité qui était forte, y compris dans leur façon d'agir. Et d'une certaine manière, je pense que jusqu'à l'histoire de Malik Oussekine tout ça existe. Je le leur ai dit très vite, je trouvais qu'ils avaient trop vite fait l'économie de leurs soutiens centristes. Je pense que c'était une chance inouïe, que Baudis, Simone Veil valaient beaucoup de concessions de leur part, qu'ils n'ont pas faites, ils ont eu tort. Ils ont été très prégnants pendant toute cette période à travers ça, à travers une adéquation entre la cause et le comportement. En cela, ce ne sont pas des militants politiques classiques à cette période, même s'ils le sont quand même. Y compris les dirigeants, ils n'agissent pas comme des politicards dogmatiques, sectaires et intéressés, ils sont sur un autre registre [...]. Allez me dire après ça qu'il font des réunions de sous-fractions pour savoir comment ils vont tirer les marrons du feu, possible, et alors ? Les détracteurs diront : “ils n'ont jamais cru au côté transpolitique”, si c'est vrai, ce que je n'exclus pas, c'est là qu'ils ont eu tort. Moi, je n'exclus pas du tout que sur cette période il y avait la possibilité de faire ça et de le faire durer. [...] Je pense qu'il y avait là quelque chose qu'il fallait savoir protéger[204].
Mais si Dominique Pouchin et Jean-Michel Helvig considèrent que Julien Dray et Harlem Désir font une erreur en paraissant mettre l'association au service du Parti socialiste, Laurent Joffrin semble conserver son soutien à SOS. Dans l'article qu'il signe le 19 août, il reprend les thèmes des éditoriaux consacrés depuis deux ans à SOS qu'il a développés dans son livre la génération morale. Il estime que « ce qu'annoncent les fêtes politico-musicales de SOS, c'est plutôt une nouvelle manière de faire de la politique » : « la génération nouvelle se défie des pyramides militantes et des projets de société. Elle se coule spontanément dans la démocratie fin de siècle, pacifiée et médiatisée, préférant les solutions partielles qui aboutissent aux plans généraux qui restent dans les cartons. Elle est souvent rejointe sur ce plan par des sympathisants plus âgés, souvent rescapés des années soixante-dix ». Laurent Joffrin continue donc de présenter l'action de SOS-Racisme comme un phénomène générationnel se traduisant par des formes de militantisme originales et moins « politiques ». Il justifie cependant la participation de l'association au mouvement de décembre 1986 alors que le « racisme » ne semblait pas en cause : « très vite, constatant que la petite main se vendait surtout dans les lycées, ils ont conçu l'idée maîtresse qui préside au destin de l'organisation : devenir avant tout le porte-parole des 15-25 ans. [...] C'est la raison d'un engagement total dans le mouvement étudiant de décembre, alors même qu'il était bien difficile, même avec la plus grande audace polémique de présenter Alain Devaquet en fourrier du racisme »[205]. Le propos de Laurent Joffrin semble être précisément ici de justifier les interventions politiques de SOS que l'éditorial de Jean-Michel Helvig avait mises en cause. Si Laurent Joffrin n'approuve pas explicitement les « dérisoires tractations de couloirs », il ne semble pas considérer que l'engagement politique de SOS implique que celui-ci ait « perdu de sa crédibilité ». Au contraire, il paraît juger positif que le nouveau type de militantisme développé selon lui par SOS parvienne à amener les jeunes à une forme de participation à la politique. Laurent Joffrin, qui avait lui-même aidé Harlem Désir à préparer sa participation à l'Heure de vérité ne pouvait bien entendu adopter une position aussi critique que celle de Jean-Michel Helvig. On peut en outre supposer que Laurent Joffrin, qui a été militant au Parti socialiste et au CERES[206] jusqu'en 1978 et n'avait pas rompu avec le militantisme aussi tôt et aussi radicalement que les membres de la direction de Libération issus de mouvements « gauchistes »[207], avait une perception plus positive que ceux-ci du Parti socialiste[208].
Laurent Joffrin – Je les [Julien Dray et Harlem Désir] avais vus avant l'Heure de vérité. J'avais alors discuté avec Harlem pour le conseiller puisqu'il voyait beaucoup de gens pour préparer son émission. C'était dur, c'était un homme jeune. Il devait parler, alors il a vu beaucoup de gens. Moi, il m'a vu parmi 35 autres, mais avec d'autres copains, on a travaillé un peu avec eux. On avait monté un truc qu'on avait appelé Brain-pote, avec d'autres experts entre guillemets et donc on leur avait donné des conseils, on avait fait des papiers, même des notes, des dossiers. On leur avait dit qu'il fallait d'abord parler aux gens de leurs problèmes concrets, des banlieues, et ensuite qu'ils ne pouvaient pas avoir un discours extrémiste parce qu'ils allaient se faire complètement sabrer. Il fallait dire que les immigrés n'avaient pas tous les droits, qu'il y avait des problèmes et qu'il y avait une intégration. Enfin, on leur avait conseillé de tenir un discours républicain, une idéologie républicaine, d'intégration républicaine. Ce qu'il a fait avec un succès incroyable, parce que tout le monde attendait une espèce de discours extrémiste[209].
Le lendemain de l'émission, le
compte rendu de la prestation d'Harlem Désir dans Libération
apparaît très neutre, à
l'opposé de ce que sont les commentaires de la plupart des
quotidiens. Ne sachant pas quelle sera la tonalité des
réactions, ni l'accueil du reste de la presse, la
rédaction semble avoir adopté une position
prudente en ne publiant qu'un seul article, long mais très
factuel, composé essentiellement de citations des propos d' Harlem Désir[210].
Le journal se retranche derrière le verdict
exprimé par le sondage réalisé au
terme de l'émission[211]
pour exprimer une opinion positive sur la prestation d'Harlem
Désir : « le plus jeune
invité de “l'Heure de
vérité” a aussi
été hier le plus convaincant si on en croit les
bonnes opinions exprimées par les
téléspectateurs. Le président de
SOS-Racisme a plaidé pour l'intégration et pour
la lutte contre toutes les
« insuffisances » de la société »[212].
Mais le surlendemain de l'émission, devant les
réactions très favorables de la plupart des
commentateurs de la presse, le ton des journalistes de Libération
se fait plus chaleureux. Fabien Roland-Lévy se
félicite des réactions hostiles du Front national
et du Parti communiste :
« Forcés de reconnaître
l'efficacité du “parler vrai” du
“jeune homme français” (c'est ainsi que
s'est défini Harlem Désir), les porte-parole du
Front national ont dénoncé dans le discours
“relativement modéré” de
Désir le “festival des sophismes” qui,
selon le député Bruno Mégret, est
destiné à “tromper les
français”. [...] Le Parti communiste s'est
également montré critique vis-à-vis de
cette Heure de vérité exceptionnelle :
“les raisons économiques et sociales du racisme
ont été rapidement
esquivées”, écrit l'Humanité
d'hier en ajoutant qu'Harlem Désir avait
“adopté un profil bas. Il s'est rogné
les ongles, poursuit le quotidien, il ne s'est pas battu contre Le Pen.
Il n'a pas attaqué les responsables du racisme”,
prétend encore le journal avec une évidente
mauvaise foi ». Fabien Roland-Lévy estime
en conclusion que la plupart des hommes politiques et des journalistes
ont accueilli favorablement la prestation d'Harlem
Désir : « excepté le
PCF et le Front national, la classe politique a réagi
favorablement à la prestation du jeune leader. [...] Dans la
presse, une quasi-unanimité a salué la
performance télévisée d'Harlem
Désir qui a accédé en une
soirée à la consécration
médiatique et devient un inévitable interlocuteur
pour le monde politique »[213].
Laurent Joffrin qui signe
également un article se montre évidemment
très laudatif envers la prestation d'Harlem
Désir, estimant que si le discours du porte-parole de SOS a
séduit nombre d'auditeurs et de commentateurs c'est en
raisons de la force des principes énoncés. Ce
sont, selon Laurent Joffrin, les idées
républicaines qu'Harlem Désir a
défendues qui ont séduit l'auditoire,
idées susceptibles de recueillir un large consensus,
n'excluant que le seul Front national :
« ce sont là principes tout bonnement
républicains. Porte-parole de la nouvelle vague, Harlem
Désir parle aussi comme un vieil instituteur radical
socialiste. Sans trop se forcer, ses propos auraient pu être
signés par un Chevènement version
républicaine, voire un Poperen. [...] Du coup, il ratisse
large, bien au-delà de la génération
des potes qui l'a porté jusque là. C'est l'effet
politique principal de la prestation. La droite classique peut
difficilement rejeter ses propos. Mais comment après,
justifier les alliances locales avec le Front national ? La
prestation fut donc consensuelle, tout en portant sur le
problème le moins consensuel de France : aussi
bien, elle dessine une stratégie aux arêtes dures.
Le contraire d'un placebo politique »[214].
Laurent Joffrin justifie ici la stratégie d'isolation du
Front national et de critique de tout dialogue entre celui-ci et la
« droite
modérée » menée
depuis 1986 par SOS et les journaux de gauche, et bientôt
relayée par le PS. Libération,
emboîtant le pas du reste de la presse se montre
extrêmement favorable à l'égard
d'Harlem Désir et de SOS-Racisme. Le discours public tenu
par les porte-parole de l'association est très proche des
options susceptibles d'être défendues par les
journalistes de Libération – Laurent
Joffrin parle d'idées
républicaines –. Pourtant,
après l'Heure de vérité, la
tonalité des articles publiés par Libération
ne redeviendra jamais aussi favorable qu'entre 1985 et 1987.
Trois mois plus tard, Libération consacre plusieurs articles à la manifestation organisée conjointement par SOS-Racisme et l'Unef-Id le 29 novembre 1987, un an après le mouvement de décembre 1986. Deux jours avant la manifestation, Alain Léauthier s'intéresse essentiellement aux divergences d'ordre politique entre les deux associations organisatrices[215]. Il écrit que SOS est très mécontent que l'Unef-Id ait encouragé le bureau national du Parti socialiste à signer et à publier dans le Monde un texte appelant à la manifestation : « ce sont des méthodes inqualifiables, [s'indigne un responsable de SOS] un véritable sabotage, désormais nous apparaissons comme des sous-marins du PS ». L'auteur juge que même si SOS cherche à « convaincre plusieurs personnalités de droite et du centre de se joindre aux manifestants », « l'appel du Monde donne la fâcheuse impression que seule la gauche est mobilisable sur le terrain de l'antiracisme. Et ce constat sonne douloureusement aux oreilles de SOS-Racisme qui depuis quatre ans, court après une sorte de “nouvelle majorité politique” sur quelques grands problèmes de société ». Le journaliste conclut que « dimanche, de toute manière, la manif sera on ne peut plus politique... »[216]. Si Alain Léauthier souligne la volonté des animateurs de SOS d'apparaître indépendants du Parti socialiste, tout son article est construit autour du caractère politique de la manifestation et des rivalités entre l'Unef-Id et SOS, alors que les organisateurs auraient souhaité un angle journalistique plus favorable, insistant par exemple sur l'anniversaire de la mort de Malik Oussekine et l'aspect commémoratif du mouvement de 1986, ce qui aurait contribué à replacer la mise en cause de Charles Pasqua et de la politique du gouvernement au centre du propos. En prenant pour objet de son article non pas les thèmes que les dirigeants des deux associations assignent à la manifestation mais les conditions de son organisation, le journaliste donne un angle implicitement critique à son texte qui ne peut en aucun cas être compris comme un appel à manifester, au contraire des dossiers précédemment publiés par le journal. Alain Léauthier conserve cette approche dans l'article publié le matin de la manifestation, qui semble présenter celle-ci sous le jour d'un plus ou moins sordide calcul politicien dans lequel Julien Dray et Jean-Christophe Cambadélis rivaliseraient de pratiques manipulatrices pour plaire au PS et à l'Elysée : « en fait, les deux partenaires [SOS et l'Unef-Id], à l'invitation de François Mitterrand s'étaient retrouvés le 11 juin à l'Elysée pour un déjeuner auquel participaient notamment Jean-Christophe Cambadélis et Isabelle Thomas, ancienne égérie du mouvement étudiant et unes des fondatrices de SOS. L'alliance entre les deux courants a été scellée au cours de l'été et concrétisée par de multiples contacts entre leurs différents dirigeants ». Léauthier fait de la manifestation du 29 novembre le résultat de la collaboration concurrentielle entre SOS et le mouvement de Jean-Christophe Cambadélis, Convergences socialistes : « forts déjà d'une présence plus significative au PS, les militants de Convergences socialistes continueront probablement à chasser sur le terrain de la jeunesse. Les potes, dès dimanche, auront certainement à cœur de remettre les pendules à l'heure... »[217]. Il souligne en outre ce qui lui semble être une contradiction entre le discours très large et « faussement apolitique » de SOS-Racisme et les prises de positions de Julien Dray au sein du Parti socialiste :
Depuis 1984, le mouvement présidé par Harlem Désir s'efforce de dégager une sorte de " no man's land " politique autour de quelques grands sujets de société, antiracisme en tête bien sûr. Ce pragmatisme, faussement apolitique, n'empêche pas Julien Dray, le vice-président et véritable tête pensante de SOS, d'animer à l'intérieur du PS un petit club de réflexion – Questions Socialistes (Q.S.) – aux positions furieusement anti-modernistes et anti-libérales. Ainsi lors d'une contribution présentée en janvier dernier, Q.S. affirmait le caractère révolutionnaire du parti, lui fixant comme objectif " la reconquête d'une majorité à gauche et l'union des forces populaires ". Rien à voir en somme avec la nouvelle majorité politique, élargie au centre, dont rêvent d'ores et déjà certains caciques du PS. À ceux qui lui reprochent son incohérence, sa " véritable schizophrénie politique ", Julien Dray répond, imperturbable : " le PS est une chose, SOS-Racisme en est une autre. Nous, nous ne faisons pas dépendre les mouvements sociaux de calculs politicards "[218].
Alain Léauthier semble reprocher à Julien Dray ses idées « furieusement anti-modernistes et anti-libérales »[219], effectivement à l'opposé de l'appui que le quotidien a apporté à l'évolution du discours politique du Parti socialiste. Cependant, Libération publie le même jour deux longs articles qui présentent au contraire SOS sous un jour plus satisfaisant pour l'association. Le premier est un portrait de Rabbah Hebbache, un jeune « beur » de 17 ans se trouvant sans papiers que SOS cherche à faire régulariser; [220] le second décrit la mise en place à Châteauroux, avec l'aide de SOS et en présence d'Harlem Désir, d'un conseil de prévention du racisme réunissant la municipalité, les associations antiracistes, les organisations immigrées, les églises, etc.[221]. Le cadre d'interprétation de l'action de SOS utilisé dans ces deux articles n'en fait pas, au contraire de ceux d'Alain Léauthier, une association engagée dans des rivalités politiques toujours susceptibles d'apparaître liées à des ambitions personnelles et négativement connotées, mais la présente au contraire comme soucieuse de se situer au plus près du « terrain » et essayant d'améliorer, y compris au cas par cas, la situation des « beurs » et des populations d'origine étrangère.
Le jour où SOS-Racisme organise son meeting « le Grand Rancard », destiné à permettre à l'association d'intervenir dans la campagne électorale, Libération consacre au rassemblement sa formule « événement » et deux pages entières. Les dirigeants de Libération, dont la ligne rédactionnelle n'est pourtant pas favorable à Jacques Chirac, semblent cependant embarrassés par la volonté de SOS de se prononcer en faveur de François Mitterrand. Dominique Pouchin fait rétrospectivement du « Grand Rancard », l'origine de la dissolution progressive des liens existant entre SOS-Racisme et Libération. Il estime que c'est la « politisation » de l'association antiraciste, l'entrée de Julien Dray dans ce qu'il considère être une logique d'utilisation de SOS au sein du Parti socialiste qui est à l'origine du changement d'attitude de la rédaction de Libération :
Dominique Pouchin – Les choses ont commencé à se gâter quand, de fait, SOS se politise. Ça ne veut pas dire qu'il n'était pas un mouvement politique au départ, mais quand, ostensiblement, le mouvement devient d'abord une organisation qui, d'une certaine manière, opte pour le champ politique, et accompagne ce qu'il est convenu d'appeler la crise de la gauche [...]. SOS a été une forme de renouvellement de la militance, de l'expression politique etc. Et on a l'impression qu'au lieu de nourrir cela jusqu'au bout et de se sauvegarder lui-même, il a accompagné la crise de la gauche et il en a été lui-même à la fois un vecteur et une victime, parce qu'au fur et à mesure que la crise de cette gauche s'accentuait, la direction du mouvement devenue organisation, rétrécissait son propre discours et donc son propre prisme d'intervention. Peu à peu, on est passé, en gros, du mouvement démocratique large à l'organisation politique plutôt de gauche et d'une organisation plutôt de gauche à une organisation franchement attachée, sinon au socialisme, en tout cas au mitterrandisme. [...] Il y a une forte responsabilité de la tête de l'organisation de rétrécir son propre champ d'activité, jusqu'à finir par être, non plus mitterrandiste, mais, en gros, par ce que je crois être alors là franchement choquant au bout du compte, par une utilisation du mouvement dans la bataille interne au PS [...] À ce moment-là, il y a un congrès de SOS qui doit prendre position pour Mitterrand en 88, et juste après, en tout cas là, ça commence à ne plus aller très bien entre SOS et Libération, je ne sais pas si on est sponsor en 88[222].
Ce que Dominique Pouchin semble rétrospectivement reprocher à SOS-Racisme, c'est de ne pas avoir maintenu une apparence « consensuelle », qui, d'une part, correspondait mieux à ses propres idées que les thèmes de la Nouvelle école socialiste et le projet de constitution d'un « courant de gauche » au sein du PS[223], et d'autre part permettait à Libération de « faire la grosse caisse » autour d'une association défendant « la bonne cause antiraciste » sans être considéré comme une « courroie de transmission » du Parti socialiste au sein de la presse. Dominique Pouchin estime ci-dessous que les journalistes de Libération ne peuvent écrire sur un mouvement faisant du « lobbying pour la Gauche socialiste », comme ils le feraient d'un mouvement non « marqué » politiquement qui apparaîtrait lutter pour une cause d'intérêt général. On peut en effet supposer que la rédaction de Libération peut justifier quelques entorses à la ligne rédactionnelle de « neutralité » et « d'objectivité » journalistique s'il s'agit de lutter contre le « racisme » ou le Front national mais pas si l'objet du soutien est engagé dans les luttes politiques ordinaires :
Dominique Pouchin – À l'époque de l'explosion de SOS [...], ils font du lobbying et tout va bien. Quand ce n'est plus la grosse caisse et qu'ils ont décidé d'en faire un groupe politique – parce que ce n'est jamais plus qu'un groupe politique, il ne faut pas me raconter d'histoires, ils l'ont voulu, ils l'ont fait – ben, c'est vrai que les journalistes ne peuvent plus être vis-à-vis d'eux dans le même rapport, même si c'est les journalistes de Libération. Et eux, ils en prennent ombrage, il faut quand même être cohérent. Je n'ai pas la même attitude vis-à-vis d'un lobbying pour la bonne cause antiraciste et d'un lobbying pour la Gauche socialiste. Je n'y peux rien, pour moi, ce n'est pas de même nature et je ne me comporte pas de la même manière vis-à-vis de l'un et vis-à-vis de l'autre [...]. Ce que Libération ne pouvait plus suivre, c'était le rétrécissement du champ à la fois, idéologique, politique, moral que présentait l'évolution de SOS et de fait on ne l'a pas suivi[224].
Durant la période qui précède l'élection présidentielle, la direction de Libération se trouve dans une position embarrassante vis-à-vis de SOS-Racisme : il lui est difficile de désapprouver formellement les prises de position de l'association contre la candidature de Jacques Chirac puisque la ligne éditoriale du journal n'est guère éloignée. Cependant, la rédaction ne peut se réjouir que l'association qu'elle a semblée soutenir pendant trois ans et dont elle a été partenaire dans l'organisation de plusieurs concerts, soit de manière croissante associée au PS, mettant ainsi en cause la crédibilité journalistique du quotidien. C'est ce qui explique que certains journalistes sont amenés à exprimer des réserves vis-à-vis de l'engagement politique de SOS, manifestant ainsi que l'attention que Libération lui avait auparavant accordée n'avait pas été suscitée par des logiques partisanes, mais seulement par la volonté de défendre la « cause antiraciste ». Nous verrons que l'intensité de ces stratégies de démarquage croîtra proportionnellement à la « politisation » de l'image de SOS mais indépendamment des caractéristiques de son discours public. Pour manifester cette prise de distance, la rédaction de Libération va confier certains des articles sur l'organisation antiraciste à des journalistes qu'elle sait plutôt hostiles à SOS. Ainsi, Alain Léauthier qui avait déjà couvert la manifestation du 29 novembre organisée conjointement par SOS et l'Unef-Id selon un angle qui ne pouvait que déplaire à l'association est à nouveau mis à contribution pour l'interview d'Harlem Désir lors du « Grand Rancard » [225] :
Dominique Pouchin – En 88, on fait “l'événement” sur le concert, mais déjà, le ton n'est plus le même. Non, il y avait encore de la sympathie, il y a encore aujourd'hui de la sympathie, je ne vois pas pourquoi je nierais qu'il y a de la sympathie pour SOS-Racisme, Dieu merci, mais c'est déjà un peu différent. Mais on informe, et on analyse l'évolution de SOS dans cet événement, dans le troisième concert en 88. Pourquoi la politisation ? Si je me souviens bien, il y a une interview d'Harlem sur le thème : “mais pourquoi avoir voulu prendre parti comme ça”, et si je me souviens bien, c'est une interview faite par Léauthier, [cette interview est faite au moment du Grand Rancard, le 12 mars 1988] et Alain, à ce moment-là, est très contre SOS, est plutôt hostile à l'évolution de SOS[226]. Donc je sais qu'on fait travailler des gens sur cet événement, c'est parfaitement justifié, qui sont plutôt, hum... hostiles non, mais qui n'ont pas une sympathie profonde pour SOS. Pour la cause, ça oui, ils l'ont, mais en tout cas pas pour l'organisation elle-même. Je ne suis pas sûr qu'Harlem soit vraiment satisfait d'être interviewé par Léauthier, etc., mais on le fait volontairement, à l'époque, très volontairement, j'y veille à ce moment là[227].
Mais l'effort de Dominique Pouchin et de
la direction de Libération pour faire
travailler sur SOS, non pas les journalistes les plus favorables
à l'association comme c'était souvent le cas
auparavant, mais des rédacteurs qui apparaissent moins bien
disposés, constitue, dans un premier temps, sans doute plus
un signal envoyé aux animateurs de SOS et aux observateurs
politiques professionnels qu'un véritable retournement de
l'orientation du quotidien. En effet, le jounal consacre
malgré tout sa rubrique
« événement »
du 12 mars au « Grand Rancard »,
ce qui ne paraissait nullement aller de soi puisque Libération
est le seul journal à consacrer autant de surface
rédactionnelle à cet
« événement »
avant qu'il n'ait eu lieu (Le Monde fait une
« brève ») ;
en outre, on peut penser que très peu de lecteurs sont
susceptibles d'interpréter la présence d'Alain
Léauthier lors de l'interview comme le signe d'une prise de
distance du journal avec SOS, même si les questions
posées se révèlent un peu abruptes et
centrées sur l'engagement politique
de l' association[228].
D'ailleurs, le principal article du dossier est celui de Laurent
Joffrin qui tend au contraire à justifier l'action
antiraciste passée de SOS et sa logique d'engagement
politique.
Laurent Joffrin estime en effet
qu'à l'occasion de ce meeting,
« SOS-Racisme entre en
politique » puisque l'objectif implicite de la
fête est bien d'engager publiquement l'association aux
côtés de François Mitterrand :
« Le contenu de la réunion ne laisse
là-dessus aucun doute. [...] Comme les critiques que
l'animateur de SOS adresse par ailleurs aux hommes politiques visent
exclusivement ceux de la majorité actuelle, et que son
discours ressemble comme deux gouttes d'eau à celui que
pourrait tenir un candidat socialiste à n'importe quelle
élection, il n'a pas besoin de citer de nom pour faire
comprendre de quel côté il penche. La
présence de François Mitterrand à
Vincennes, sur laquelle on s'interrogeait encore hier soir,
confirmerait, si besoin était, l'orientation
choisie ». Cependant, contrairement à
certains journalistes de Libération,
Laurent Joffrin ne semble pas considérer comme
inquiétant ou négatif un engagement politique
qui, selon lui, « a pour but la transformation
progressive de la génération morale en
génération politique ». Il
estime que l'appartenance de Julien Dray au Parti socialiste et sa
participation « au jeu interne des courants du
parti » étaient connues depuis plusieurs
années, sans que, selon lui, les liens entre le PS et SOS
n'aient « le caractère de subordination
qu'on leur prête parfois »[229].
Il juge en outre que c'est le gouvernement de Jacques Chirac, par sa
« maladresse » lors des affaires
de bavures, du projet de réforme du Code de la nationalité[230]
et surtout du mouvement étudiant de 1986 qui a conduit
à l'engagement du mouvement antiraciste :
« Le mouvement étudiant avait aussi
accéléré une politisation qui
était en filigrane derrière l'humanisme vague des
origines. Critiquant un projet et non un gouvernement, les
étudiants en grève, par suite de la maladresse
avec laquelle le gouvernement leur avait répondu, en
étaient venus, dans les dernières manifestations,
à mettre en cause une politique, et bientôt une
majorité ». Loin de critiquer la nouvelle
orientation politique de SOS, Laurent Joffrin estime que
« le moralisme teinté de
pragmatisme » de l'association qui avait fait son
succès en 1985 devenait insuffisant et que
« son imprécision finissait par devenir
un handicap »[231]
et se félicite donc que « Cette fois,
l'association [produise] un discours plus construit, fondé
sur le principe de l'égalité, et
décliné en propositions touchant non seulement
à la situation des minorités d'origine
étrangère en France, mais aussi au fonctionnement
de l'école, à l'urbanisme ou bien à la
position des femmes dans la société. Autour du
thème de l'exclusion, qui motive l'action antiraciste, on
développe une série de thèmes qui
dessinent les contours d'une « démocratie
de l'intégration », selon la formule
avancée par Harlem Désir, et finissent par
ressembler à l'esquisse d'un programme
politique ». L'association qui développe
des propositions ressemblant à un
« programme politique »
apparaît ainsi fondée à prendre
position durant la campagne présidentielle en faveur du candidat le plus proche de ses
recommandations. D'ailleurs, selon Laurent Joffrin, les jeunes qui
soutenaient l'association, ceux qu'il appelait la
« génération morale »[232],
sont peu éloignés des options politiques
défendues par l'association car « en
dépit de sa méfiance à
l'égard de l'idéologie et du jeu politique, la
« génération
morale » (du moins sa partie la plus
engagée), n'avait jamais présenté un
apolitisme complet. Bien au contraire, les valeurs qu'elle mettait en
avant gardaient, même dans leur plus grande
généralité, une connotation sans
ambiguïté, traduisant dans la langue des clips et
des banlieues une sorte de républicanisme
new-look ». L'article de Laurent Joffrin
apparaît donc comme une justification de la
démarche politique de SOS-Racisme, et peut-être
comme une réponse aux critiques que certains journalistes de
Libération adressent à l'association[233]. On peut
en effet voir dans la contradiction entre les articles d'Alain
Léauthier et ceux de Laurent Joffrin un écho de
luttes internes au quotidien[234]
entre les rédacteurs qui souhaiteraient un engagement
à gauche plus marqué et ceux qui cherchent au
contraire à rapprocher les pratiques journalistiques de Libération
de celles du Monde pour adopter une ligne
éditoriale plus « neutralisée »[235].
Après
« le Grand Rancard », l'article
qui doit en rendre compte est confié à Pierre
Mangetout, qui apparaît plutôt
réservé envers la nouvelle orientation de SOS. Le
ton du journaliste est d'emblée ironique et impertinent
à l'égard des organisateurs du meeting :
après avoir annoncé au début de
l'article que « bientôt, Tonton nous
tombera des nues via un clip vidéo projeté sur
grand écran », Pierre Mangetout signale
que le discours de François Mitterrand dont il cite un long
extrait commence par être sifflé par quelques
personnes de l'assistance avant que les
« “taisez-vous” imposent
“in fine” un silence dont on ne sait s'il est poli
ou religieux ». Puis il rectifie largement
à la baisse les chiffres de participation
annoncés par les organisateurs :
« Harlem Désir citera le chiffre de
30.000 personnes. L'Agence France-presse se ralliera à
15.000. Une assistance plus qu'honorable s'est retrouvée
à Reuilly, en retrait néanmoins des
prévisions des organisateurs. En témoigne
l'écran géant qui retransmettait le spectacle
à l'extérieur du chapiteau devant un parterre
clairsemé » alors que
« le chapiteau ne pouvait contenir que 13.000
personnes debout » et qu'il « ne
sera jamais plein à craquer ». En
conclusion de son article, Pierre Mangetout propose une sorte de
« micro-trottoir »
censé donner un aperçu des réactions
des participants qui lui permet de suggérer un jugement sur
la réunion de SOS sans que le rédacteur ou son
journal apparaissent prendre position :
« sous le chapiteau, ce n'est pas l'unisson. Il y a
les militants actifs de SOS, très mobilisés, qui
tiennent résolument la droite dans leur ligne de mire.
“on ne peut pas se mettre à
côté des présidentielles sous
prétexte de politique politicienne”, (Evelyne, de
Seine Saint-Denis). Ceux que la tontonmanie chiffonne :
« Il a eu sept ans pour faire ce qu'il dit.
Ça fait un peu récup »,
(Pierre, rouennais). Ceux que la tontonmanie rassure :
“J'aime mieux être
récupéré par Tonton que par
Chirac”. Ceux qui se frottent les
yeux, ne sachant plus bien où ils sont :
“On frôle la grosse
récupération PS. Tant pis, c'est rigolo, on est
tombé dans le piège...” (Patrick, Montpellier) »[236].
En présentant les militants de SOS comme très
mobilisés contre la droite » et en
concluant son article par la
« citation » d'un participant
qualifiant « le Grand Rancard »
de « grosse
récupération » – terme
qu'il utilise d'ailleurs à deux
reprises –, Pierre Mangetout tend à
souligner l'engagement
« partisan » de SOS dans la
campagne présidentielle et montrer qu'il
considère cette
« tontonmanie » comme
contradictoire avec l'objectif antiraciste de SOS et donc
plutôt condamnable[237].
Quelques semaines plus tard, lors du congrès de SOS
précédant de peu les élections, Jean
Quatremer manifestera également une prise de distance
critique avec l'engagement de SOS en faveur de François
Mitterrand, même s'il se montrera nettement moins
désapprobateur que Pierre Mangetout ou Alain
Léauthier.
année |
nombre « d'événements » |
occasions |
Date |
1985 |
4 |
après la mort d'Aziz
Madak
|
27 mars |
1986 |
1 |
avant le concert |
14 juin |
1987 |
2 |
avant l'Heure de
vérité |
19 août |
1988 |
2 |
avant « le
Grand Rancard » |
12 mars |
1989 |
0 |
|
|
1990 |
1 |
après le congrès de Longjumeau |
30 mai |
1991 |
0 |
|
|
1992 |
1 |
après la manifestation du 25 janvier |
27 janvier |
Lors du deuxième
congrès de l'association à Noisiel, Jean
Quatremer juge que « SOS-Racisme a bien fait les
choses. Rien ne manque pour que cette grande messe se
déroule dans le respect des meilleures traditions :
ni les mandats, ni les délégués
enthousiastes, ni les bans [...] scandés de longues minutes,
ni, enfin, les votes unanimes à main levée. Sans
oublier les inévitables messages de soutien, dont celui,
désormais rituel, et accueilli par une salve
exaltée, de François Mitterrand, qui s'adressant
aux congressistes, a salué leur
“générosité et leur soif de
justice” et leur a rendu hommage par ces
mots : « vous avez su donner un
nouveau visage à la
fraternité ». Même si Jean
Quatremer laisse entendre avec ironie qu'il s'agit là des
conventions habituelles des congrès syndicaux ou associatifs
et paraît considérer que celui-ci reste dans les
limites de ce qui est ordinairement admis, le déroulement du
congrès n'est pas présenté sous un
jour vraiment favorable. Le journaliste développe ensuite
longuement les justifications de l'engagement de l'association dans la
campagne électorale des présidentielles,
avancées par les animateurs de SOS, sans toutefois
mentionner leur appartenance au PS – ce qui
constituait au contraire l'axe principal des articles d'Alain
Léauthier et de Pierre
Mangetout – : « Julien
Dray s'est attaché à démontrer que
“c'est le gouvernement de mars 86 qui a rompu le consensus
que SOS-Racisme tentait de réaliser sur les
thèmes de l'antiracisme et de
l'intégration”. Pour preuve le
vice-président de SOS a
énuméré la liste des bavures
policières, la loi Pasqua sur le séjour des
immigrés, la tentative de réforme du Code de la
nationalité, le charter
des 101
Maliens »[238]. On peut
toutefois faire l'hypothèse que cette argumentation a de
bonnes chances d'apparaître au moins partiellement
fondée à des lecteurs de Libération
que leur orientation partisane moyenne ne pousse probablement pas
à l'indulgence envers Jacques Chirac, alors même
que la campagne électorale tend à ranimer les
sentiments d'identification partisanes. Ainsi, le journaliste estime
que la consigne de vote implicite des responsables de l'association
découle de l'hostilité de SOS à
certaines décisions adoptées par le gouvernement
et n'est donc pas dictée par la simple logique des
appartenances politiques comme le laissaient entendre Alain
Léauthier et Pierre Mangetout :
« soulignant que SOS-Racisme ne donnait à
ses militants et sympathisants, aucune consigne de vote, le
numéro 2 de l'organisation ne s'est cependant pas
privé d'indiquer le “bon choix” version
“pote” 1988. Dans un discours un rien langue de
bois, il a accusé le gouvernement actuel de promouvoir une
“démocratie de l'exclusion”.
“Nous lui avons laissé une chance : nous
avons accepté de discuter avec lui, adoptant une
démarche pragmatique”. Mais la “logique
implacable de la répression s'est
enclenchée”. [...] “Nous ne roulons pour
personne, mais nous sommes prêts à être
récupérés par tout le monde,
dès lors qu'il s'agit de
l'égalité”, a poursuivi Julien Dray,
ajoutant que la date du congrès avait
été choisie afin de “peser sur les
présidentielles” ». Jean
Quatremer conclut son article en jugeant raisonnable et
réaliste le catalogue de propositions avancées
par l'association : « au total un programme
fort sérieux, qui pourrait parfaitement être
repris tel quel par un parti politique. La part du rêve est
réduite à la portion congrue. D'où,
peut-être, les réticences de certains “potes” »[239].
Cependant, le journaliste veille à marquer une nette
distance critique à l'égard de l'association
puisqu'il estime que les propos de Julien Dray sonnent
« un peu langue de bois » et que
l'association se situe aujourd'hui sur le « terrain
mouvant de la politique voire de la politique trivialement
politicienne ». Les réserves
exprimées par Jean Quatremer s'ajoutent aux critiques
d'Alain Léauthier et de Pierre Mangetout pour dessiner la
nouvelle ligne éditoriale de Libération
à l'égard de SOS. Mais plus grave que les
critiques exprimées par le quotidien, on peut observer un
changement de l'angle journalistique adopté pour rendre
compte des initiatives de l'association : alors qu'auparavant
les rédacteurs de Libération
reprenaient souvent dans leurs articles le mode de
présentation de la réalité
proposé par les animateurs de SOS-Racisme et ne mettaient
pas en cause leur bonne foi antiraciste, la nouvelle ligne
éditoriale conduit au contraire les journalistes
à focaliser leur attention sur les relations de
l'association avec les acteurs
politiques – c'est-à-dire
à insister sur l'aspect tactique et
« politicien » de
l'activité des dirigeants de
SOS – et à mettre en doute la
version des événements que ceux-ci cherchent
à promouvoir. On peut faire l'hypothèse que le
changement de l'angle journalistique habituellement employé
par le quotidien le plus favorable à SOS pour traiter de
l'association a contribué à progressivement
transformer les schèmes de perception que les lecteurs
ordinaires mais aussi les journalistes d'autres titres
étaient susceptibles de mettre en œuvre
à propos de SOS.
L'attitude que le quotidien doit adopter envers SOS suscite, au sein de
la rédaction, des débats et des luttes
inégalement intenses en fonction de la période
considérée. Au moment de la création
de l'association, seuls Eric Favereau puis Véronique Brocard
ont une attitude critique tandis que l'ensemble de la direction du
journal lui est favorable. Durant la période de la
cohabitation, Libération continue
d'accorder à SOS une attention bienveillante : il
serait sans doute inopportun pour les rédacteurs d'un
journal « de gauche » de
critiquer une association qui apparaît comme l'un des
principaux opposants aux nouvelles lois concernant l'immigration et
à Charles Pasqua. Toutefois, à partir de novembre
1987, on pourra lire – notamment sous la
plume d'Alain Léauthier – des
articles mettant en cause l'association (soit pour sa
« politisation », soit pour son manque de
représentativité « beur »)[240].
Mais ce n'est que lorsque SOS soutiendra ouvertement la candidature de
François Mitterrand, que l'influence des journalistes
critiquant l'association (pour des raisons souvent contradictoires)
augmentera tandis que décroîtra l'empressement de
Dominique Pouchin et de Laurent Joffrin à
défendre une organisation qui ne possède plus les
propriétés qui les avaient conduits à
la soutenir[241].
Laurent Joffrin – Il y avait des journalistes qui étaient critiques : Brocard[242], Léauthier et Favereau. Leur argumentation c'était de dire : “les vrais militants sur le terrain c'est pas eux”, premier point. Deuxième point, “c'est médiatique”, ils voulaient dire artificiel. Troisième point, “c'est politique”[243].
À la liste que cite Laurent Joffrin, on peut ajouter au moins Pierre Mangetout et Eric Dupin[244]. En revanche, certains journalistes se montrent continûment favorables à SOS : Laurent Joffrin et Gilles Millet[245]. À partir du troisième concert de SOS en juin 1987, l'association a plus de mal à obtenir des articles de la rédaction, et ceux qui paraissent adoptent de manière croissante un angle critique. La publication de nombreux articles positifs sur SOS-Racisme (plus d'un tous les trois jours en 1985, voir tableau 1) avait pour origine un travail constant des membres de la rédaction les plus favorables à l'association pour imposer les sujets en conférence de rédaction, évaluer les opinions des journalistes chargés de rédiger les papiers et écarter ceux qui étaient susceptibles de se montrer hostiles. En effet, une part importante des articles consacrés à SOS par Libération était essentiellement suscitée par les relations existantes entre l'association et le service société. Lorsque la hiérarchie de la rédaction, après le départ de Laurent Joffrin pour le Nouvel Observateur en septembre 1988[246]et sous l'effet des tensions entre le journal et SOS, se révèle moins disposée à envoyer des journalistes couvrir des actions mineures de SOS et à sélectionner les rédacteurs les plus favorables, le nombre d'articles diminue rapidement (voir tableau 1), tandis qu'augmentent les chances de voir publiés dans Libération des commentaires critiques à l'égard d'une association qui apparaît moins en phase avec la ligne rédactionnelle du journal[247].
Dominique Pouchin – Il y a eu le problème de la réélection de Mitterrand en 88. Là, la césure se fait, enfin pour moi. À ce moment là, je vois bien que le fait qu'on intervienne en tant que journal avec SOS continue à cristalliser des oppositions du type “c'est un parti pris politique, pourquoi vous choisissez ? C'est quoi ? Et l'indépendance ?”Donc on se fait reprocher par une partie du journal, par des gens pour qui j'ai la plus grande sympathie par ailleurs, “mais enfin c'est quoi ? On joue avec qui ? C'est un engagement non dit etc.”. Jusqu'à ce moment-là, je continue à penser : “mais attendez, si c'est un engagement, c'est un bon engagement”. Le journal n'est pas neutre par principe, ça me paraît sain, normal, presque spontané et sain. Mais peut-être que je ne m'intéressais pas suffisamment aux dessous des cartes. Tout le jeu politique qui avait commencé à ce moment-là, mais qui n'était pas visible, dont je n'ignorais pas qu'il devait exister, mais qui ne m'intéressait pas, était plutôt mis en avant par ceux qui à l'intérieur du journal étaient hostiles à une complicité aussi ouverte, qui disaient : “grenouillage et compagnie, c'est le PS par rapport à d'autres etc.”[248].
La publication d'articles critiques peut être expliquée soit par l'affaiblissement de l'emprise de Laurent Joffrin et de Dominique Pouchin sur le traitement de SOS-Racisme et par la présence au sein de la direction du quotidien d'un groupe de journalistes contestant la façon dont Libération en rend compte, soit, plus probablement, par un désaccord croissant entre les journalistes proches de SOS et les animateurs de l'association sur l'engagement trop ouvertement « politique » de celle-ci. Cependant, même si les soutiens de SOS au sein du journal semblent s'affaiblir à partir de 1988, Libération demeure longtemps le journal qui publie le plus d'articles sur SOS. Mais les discussions internes à la rédaction ne tournent plus systématiquement au désavantage des journalistes hostiles à SOS et, lorsqu'en juin 1990 se pose à nouveau en conférence de rédaction la question de la place que le journal doit accorder à la fête annuelle de SOS, c'est, selon Eric Dupin, après un « débat terrible » que la direction du journal décide de ne pas publier d'article annonçant le concert.
Eric Dupin – Je me souviens d'une de ces fameuses fêtes de SOS, où il y avait eu un débat terrible pour savoir si on faisait l'événement le samedi, et il y avait une tradition qui s'était instaurée, qui faisait qu'on faisait la manchette et l'événement le samedi. Là, c'est un appel à participer objectif. Et un jour, il y a eu un débat interne “il y en a marre de servir la soupe à SOS, etc.”, et finalement il n'y a rien eu du tout [il s'agit du concert de 1990]. On passait d'un extrême à l'autre, c'est-à-dire de faire la manchette et trois pages derrière simplement pour annoncer le concert, à rien. L'autre cas de figure, qui a existé un jour, c'était donc le samedi, il y avait la manchette et l'événement, et puis bon c'était une fête tout à fait classique : il y avait pas grand chose à dire et il y avait une certaine mauvaise conscience du journal, en disant “quand même, on leur sert un petit peu trop la soupe” ; et dans le journal du lundi, il n'y avait plus que deux feuillets ou un feuillet et demi, donc c'était assez bizarre de faire trois pages avant l'événement, si tant est que ce soit un événement, et deux feuillets après [il s'agit du concert de 1989]. On voyait bien la valse hésitation de Libé, c'est-à-dire un minimum de mauvaise conscience[249].
Les liens entre SOS et la rédaction de Libération vont donc se relâcher progressivement à partir de 1988, sans qu'un événement ou une action de SOS puisse permettre d'identifier nettement la rupture. Si les polémiques autour du « foulard islamique » au cours desquelles Serge July avait pris une position qu'on pouvait rapprocher de celle de SOS, ou celles consécutives à la guerre du Golfe, qui avait profondément divisé la rédaction du journal n'ont pas suscité de divergences flagrantes entre les prises de position de Libération et celles de SOS, on pourra cependant observer une baisse sensible du nombre d'articles publiés à partir de novembre 1989 et plus encore après janvier 1991. Le relâchement de l'intérêt de Libération pour SOS va se manifester notamment par la disparition presque totale des articles consacrés par des journalistes du service société aux initiatives de second plan de SOS mais aussi par la fin de l'habitude d'accorder la rubrique « événement » au concert – ce qui va se traduire par la baisse brutale du nombre d'articles ayant SOS pour sujet (voir tableau 8) –.
La réélection de
François Mitterrand en 1988 modifie durablement la
configuration politique puisque SOS qui s'opposait depuis deux ans au
gouvernement de Jacques Chirac est confronté à un
nouveau gouvernement de gauche dirigé par Michel Rocard.
SOS-Racisme va avoir plus de difficultés qu'auparavant pour
parvenir à faire paraître des articles
à l'occasion des actions qu'il organise. À Libération,
cette période sera marquée par le
départ de Laurent Joffrin en septembre 1988 et par le
passage progressif de Gilles Millet du service
société au service étranger
à partir de 1989. Ces deux départs vont affaiblir
les soutiens de SOS au sein de la rédaction et restreindre
le nombre des journalistes que l'association était
susceptible de mobiliser pour tenter d'obtenir des articles. Pourtant Libération
publiera moins de textes délibérément
hostiles à SOS que la plupart des journaux (une quarantaines
d'articles codés négatifs sur les 420 du corpus,
voir tableau 1). Lorsque Dominique Pouchin et la rédaction
du journal se trouveront en désaccord avec certaines des
options défendues par SOS, ils
préféreront consacrer moins d'articles
à l'association, plutôt que de la mettre
régulièrement en cause dans le journal. Les
années 1988-1992 verront donc la réduction du
nombre d'articles codés positifs et la
raréfaction des textes consacrés à SOS
dont la fréquence passe dans notre corpus d'un article tous
les 4 jours entre août 1987 et mai 1988 à la fin
de la période de cohabitation, à un article tous
les huit jours de juin 1988 à janvier 1991 puis à
un article tous les 19 jours de février 1991 à
décembre 1992 (voir tableau 1).
À partir de novembre 1989, les relations entre Michel Rocard
et les animateurs de SOS-Racisme vont devenir conflictuelles pour des
raisons que nous avons évoquées ailleurs. C'est
en novembre que le porte-parole de SOS critique pour la
première fois, lors d'une interview donnée
à Jean Quatremer, l'action de Michel Rocard en matière de politique d' intégration[250].
Durant les mois suivants, les dirigeants de SOS-Racisme vont mettre en
cause à de nombreuses reprises
« l'immobilisme » du premier
ministre et ce qu'ils estiment être le manque de perspectives
données aux « jeunes issus de
l'immigration ». Harlem Désir demande au
nouveau gouvernement l'application des propositions de l'association
pour favoriser l'intégration dont il réclamait
déjà la mise en œuvre au gouvernement
précédant, mais les observateurs politiques
voient surtout dans l'attitude critique de SOS-Racisme un effet des
luttes internes au Parti socialiste entre
« rocardiens » et
« mitterrandistes » ou
« fabiusiens », les seconds se
démarquant des premiers en adoptant des prises de position
qui apparaissent « plus à
gauche ». Au sein de la rédaction de Libération,
l'attitude d'Harlem Désir et de Julien Dray gêne
certains journalistes qui considèrent que SOS-Racisme sort
de son rôle en « faisant de la
politique » :
Dominique Pouchin – La période la plus folle, la plus folle, c'est après 88. C'est la période rocardienne, où là, quand je les rencontre, je leur dis : “non, mais attendez, qu'est ce qui vous arrive ?” [...]. Je me souviens de discussions qui ont lieu dans l'année 88-89, donc en pleine gestion rocardienne, où je leur dis : “mais attendez, bon, d'accord, vous faites ce que vous voulez, mais vous êtes fous”. Ils deviennent vraiment fous. C'est un dérapage vers une logique politique qui est “pour Mitterrand contre l'ouverture”. Ils inscrivent leur mouvement, leur organisation contre toute politique d'ouverture, voilà c'est tout. [...] Alors à mon avis il y a plusieurs facteurs, je crois que pour ce qui est de Julien en tout cas, il devient député, donc il se désinvestit fortement de SOS. Et puis je pense qu'ils font une bêtise. [...] Je pense que ceux qui se trouvent être encore les dirigeants de SOS à ce moment-là, se dogmatisent. Ils font de la politique, au sens à la fois le plus noble et rudimentaire du terme : ils appartiennent à la partie de la famille socialiste qui se bat contre l'ouverture et qui a peur que Tonton cède vraiment trop : surtout pas d'accord programmatique avec les centristes[251].
Dominique Pouchin et la plupart des
dirigeants de Libération, qui avaient
été particulièrement sensibles
à l'aspect
« consensuel » du premier
discours des fondateurs de SOS et à leur souci d'obtenir
l'appui de parrains politiques « de
droite », n'étaient sans doute pas
disposés à suivre Julien Dray et Harlem
Désir dans une mise en cause systématique de
l'action de Michel Rocard alors que celui-ci apparaissait en position
« d'échapper au clivage
droite-gauche » et à l'union avec le
Parti communiste en organisant le rapprochement plus ou moins
formalisé du Parti socialiste et des formations
politiques « centristes »[252].
En effet, la ligne éditoriale suivie depuis 1981 par la
rédaction de Libération
apparaissait plus proche des thèses politiques
défendues par Michel Rocard (Europe,
« modernisation » de l'industrie,
« orthodoxie » et
« rigueur » de la politique
économique, critique de la stratégie d'union de
la gauche, etc.) que de celles de la Nouvelle école
socialiste qui entendait se placer à la gauche du PS. La
direction du quotidien pouvait donc difficilement se montrer
défavorable à Michel Rocard dont la trajectoire
politique était parallèle à celle des
fondateurs du journal et qui, depuis plusieurs années,
défendait au sein du Parti socialiste des thèses
qui étaient proches de celles que la rédaction de
Libération soutenait depuis 1981. En
outre, continuer d'appuyer SOS-Racisme alors même qu'Harlem
Désir attaquait l'action du gouvernement aurait sans doute
été interprété par les
observateurs politiques professionnels et par les partisans de Michel
Rocard comme un soutien implicite à leurs adversaires, ce
qui aurait engagé le principal quotidien
« de gauche » dans la
rivalité coopérative opposant les fractions du PS
détentrices de Matignon et de l'Elysée[253].
On peut ainsi expliquer la
diminution du nombre d'articles publiés sur SOS-Racisme dans
Libération et l'utilisation croissante
par les rédacteurs d'approches critiques et de techniques
journalistiques de prise de distance, par la conjonction de plusieurs
facteurs : la fin de la période de luttes
politiques aiguës de la cohabitation qui libère
partiellement le journal de
« l'obligation » tacite de ne pas
critiquer ouvertement les organisations de son camp politique, la
transformation de l'image publique de l'association qui la place en
contradiction avec la ligne éditoriale suivie par Libération,
le départ ou le changement de fonction des journalistes les
plus favorables à SOS, l'affaiblissement du
caractère de nouveauté de SOS et de sa
capacité à susciter l'attention des
médias et du public qui en faisait un support publicitaire
profitable pour le journal et enfin le soutien politique de la
direction du journal à Michel Rocard. Ce que les
responsables de SOS ont pu analyser comme un
« état de
grâce » de Michel Rocard rendant la presse
et en particulier Libération hostile aux
attaques dirigées contre le nouveau premier ministre
découle donc à la fois des
caractéristiques de la trajectoire politique des dirigeants
du journal, de la ligne éditoriale et de la position de Libération
au sein des configurations politiques après la
réélection de François Mitterrand et
de la détérioration de l'image publique de SOS
qui entraîne l'affaiblissement des profits que la
rédaction du journal peut espérer retirer d'une
couverture fournie et favorable de l'association.
Lors du quatrième concert,
suivant immédiatement l'élection
présidentielle de 1988, le journal est une nouvelle fois
« partenaire » de
SOS[254] et consacre
à la fête la formule
« événement »
du jour comprenant cinq pages dont la
« une ». La couverture du concert
est assurée par deux journalistes favorables à
l'association, Béatrice Vallaeys et Gilles
Millet[255]. Répondant
peut-être à certaines critiques internes
à la rédaction, Béatrice Vallaeys tend
une nouvelle fois à justifier l'engagement antichiraquien de
SOS durant la campagne électorale, jugeant que
« l'association antiraciste pouvait difficilement
conserver un discours empreint de strict humanisme. Elle
était, de son propre aveu, entraînée
dans une « bipolarisation »
qu'elle refusait à tout crin jusque
là ». La journaliste ne se montre
d'ailleurs nullement sceptique lorsqu'Harlem Désir
déclare vouloir maintenir l'indépendance de SOS
face au nouveau gouvernement et au Parti socialiste. Elle estime en
reprenant à son compte des propos d'Harlem Désir
qu'il n'est « pas question pour l'association des
“potes” de perdre son
indépendance » avant de citer le
président de SOS : « nous
n'adhérons pas au Parti socialiste, même si nous
ne sommes pas neutres. Il faut conserver un rapport conflictuel, c'est
plus constructif ». En outre, Béatrice
Vallaeys cite abondamment les déclarations d'intention de
SOS sans introduire de prise de distance critique contrairement
à ce que d'autres journalistes du quotidien faisaient depuis
quelques mois : « priorité
à l'implantation sociale : c'est la nouvelle
stratégie antiraciste. Puisque les réseaux
lepénistes bricolent le tissu social abandonné
par les partis de gauche, SOS descend sur ce terrain.
[...] L'expérience de terrain montre qu'il faut
apporter une réponse à ce qui fait le terreau de
l'extrême droite : “les exclusions
sociales, dit Harlem Désir, toutes les discriminations et
pas seulement raciales.” Bref il faut, dit-on à
SOS-Racisme, inverser ce mouvement et réinvestir le terrain
“laissé à peu près libre
depuis 1970”. Entendez, les réseaux d'action
sociale entretenus par les militants communistes. [...] On mesure
l'ampleur de la tâche, mais telle est bien la nouvelle
priorité de l'association des
" potes " »[256].
Ce texte dont l'angle journalistique employé accepte et
utilise le cadre d'interprétation que les animateurs de SOS
cherchent à donner de leur action peut être
considéré comme le modèle de l'article
favorable à SOS. C'est la raréfaction de ce type
d'article après 1988 qui sera le signe le plus clair de la
dégradation de l'image de SOS et de l'affaiblissement du
soutien de Libération[257].
Le concert de 1988 sera donc le
dernier pour l'organisation duquel Libération
et SOS seront « partenaires ».
Interrogé quelques années plus tard, Dominique
Pouchin estime que la non reconduction du partenariat est avant tout la
conséquence des frictions engendrées par les
problèmes d'organisation et par les exigences des dirigeants
de SOS :
Dominique Pouchin – Bon, il se révèle alors que le type de partenariat qu'on pouvait entretenir avec SOS, pfff... Ben moi j'apprends, parce que c'est un métier qui s'apprend. Je n'avais jamais fait ça, je n'avais jamais été organisateur de fêtes en tout genre. Bon, in fine, on éprouve vite des difficultés, qui ne sont pas d'abord des difficultés d'ordre politique : ça n'en finit pas quoi. Il suffit d'être partenaire pour un bout d'ongle et c'est la moitié du corps qui y passe quoi : ils n'en n'ont jamais assez. Et c'est vrai, même si je le dis avec le sourire, ils réclamaient tout le temps. Il y en avait jamais assez. Alors Michel Vidal-Subias qui était directeur commercial, n'en pouvait plus de négocier des pubs qui n'étaient jamais payées, tout devait être gratuit et il y en avait jamais assez, jamais. Et là-dedans, je ne compte pas la couverture rédactionnelle qui était quand même non négligeable : couverture, la une, “l'événement”... Non, c'était au-delà de ça, c'était qu'il y en avait jamais assez quoi [...]. Ça faisait franchement vieux couple qui commençait à se fâcher sur le thème, “tu m'as pas mis la pub où il fallait”, et nous “tu n'as pas mis le logo où il fallait sur la scène le soir du concert”. Grosso modo, les premières difficultés étaient autour de ça, négligeables, ridicules, un peu éreintantes, énervantes parce qu'il fallait donner 12 coups de téléphone, etc. Là, j'ai commencé à en avoir un peu ras le bol, d'abord parce que ce n'était pas mon boulot. J'en avais ras le bol de faire des négociations de ce type. Les lobbyistes commençaient à devenir un peu encombrants pour tout dire, même si j'ai toujours gardé de la sympathie pour eux[258].
Toutefois, même si Dominique
Pouchin présente la rupture de sa collaboration avec SOS
comme la simple conséquence des tensions
engendrées par les exigences des organisateurs et les
contraintes logistiques de la fête, on peut supposer que les
profits publicitaires de la participation de Libération
commençaient à s'émousser depuis que
l'association était moins qu'auparavant
identifiée par la presse à la
« jeunesse » et à la
« modernité » et
qu'elle ne suscitait plus autant d'articles et de sujets
d'actualités télévisées. Il
est en outre probable que les responsables du journal ne souhaitaient
plus associer Libération à
une organisation qui était de façon croissante
assimilée à François Mitterrand et
à « la gauche » alors
même que la popularité du Parti socialiste
paraissait s'établir durablement à la baisse, en
tout cas selon le mode de mesure de l'opinion en usage dans le champ journalistique[259].
Mais certains membres de la
rédaction, en particulier le chef adjoint du service
société, Gilles Millet, restent sensibles
à l'action de l'association et continuent de publier, en
dehors des périodes de concerts, des articles sur des
initiatives secondaires de SOS. Entre 1988 et 1990, Gilles Millet qui
avait été l'un des premiers au sein de la
rédaction de Libération
à souhaiter que le journal s'intéresse
à SOS, demeure le journaliste le plus susceptible de
favoriser la publication d'articles sur l'action de l'association et
d'en contrôler l'orientation. D'ailleurs, le service de
presse de SOS propose à certains rédacteurs de Libération
des sujets préconstitués (l'accès
discriminatoire dans les boîtes de nuit, les
problèmes des jeunes d'une cité où SOS
est implanté, etc.) qui permettent aux journalistes
d'écrire des reportages plus originaux et mieux
documentés en réalisant une économie
substantielle sur le temps d'enquête tandis que SOS
maîtrise en partie le mode de présentation
adopté. L'association conserve ainsi la
possibilité d'intéresser certains journalistes du
service société à la publication
d'articles qui, s'ils n'ont pas toujours comme sujet principal l'action
de SOS, évoquent cependant favorablement celle-ci. En 1988,
Gilles Millet s'inquiète de la mort
présentée comme
« suspecte » d'un militant de SOS[260], puis fait un
article sur l'intervention de SOS dans le conflit qui oppose les
habitants de la cité des Chamards à la
municipalité de Dreux qui leur couperait l'eau
« parce que sur 187 familles,
il n'y en a qu'une qui est française »[261].
Libération accepte d'envoyer un
journaliste constater avec les militants de SOS les conditions
d'accueil des étrangers à la
préfecture de police et dénoncer les techniques
de l'administration pour placer
délibérément les immigrés
en situation irrégulière[262].
Gilles Millet signe un article sur les « Premiers
Etats-généraux européens de la
jeunesse », colloque organisé par SOS
à la Sorbonne en présence de Jacques
Delors[263]. Alain Frilet raconte comment SOS a
aidé une délégation de locataires
« évacués »
d'un immeuble déclaré insalubre à
rencontrer l'adjointe au logement et le directeur de cabinet de Didier
Bariani, maire du vingtième arrondissement[264].
Mais les journalistes qui sont
envoyés couvrir les actions de SOS ne se montrent pas
toujours favorables à l'association. Ainsi le correspondant
de Libération à Marseille
livre un compte rendu très critique de l'intervention
d'Harlem Désir aux côtés de Robert
Vigouroux dans la campagne des élections municipales de 1989[265]. De
même, lorsqu'un militant de SOS-Racisme, Olivier
Léonhardt, est envoyé à Montataire
pour « enquêter » sur
le meurtre d'Ahmed Boussina comme l'association l'avait fait
après la mort d'Aziz Madak, la journaliste
dépêchée sur place, Florence Aubenas,
ne se prête pas aussi bien à
l'établissement de la thèse du
« crime raciste » que ne
l'avaient fait ses confrères en 1985 à Menton.
Elle cherche au contraire à ne pas choisir entre la
« thèse de la police »
et celle défendue par SOS-Racisme :
« À coup de communiqués, le
parquet du tribunal de Senlis et l'association SOS-Racisme soutiennent
pour le premier qu'il s'agit d'une querelle de comptoir, pour les
seconds d'un crime raciste ». La journaliste ne
semble pas avoir plus de certitudes à la fin de l'article
qu'au début et conclut en citant chacun des protagonistes
« Ce qui est dommage, c'est de faire monter la
mayonnaise pour un délit ignoble mais relevant de toute
évidence du droit commun. Cela
décrédibilise tout le monde »
tranche un magistrat. « Ce qui est scandaleux, c'est
de ne pas oser parler de racisme » conclut l'association »[266].
Après la manifestation organisée à
Montataire par les proches de la victime, Florence Aubenas montre que
l'association n'a pas été bien accueillie par les
« jeunes issus de l'immigration »
et qu'elle s'est trouvée écartée du
comité « Justice pour
Ahmed » et « en position
très discrète d'une manifestation qu'elle avait
pourtant largement contribué à
lancer » : « C'est vrai,
SOS était là depuis le début, ils ont
médiatisé le combat, bravo »,
indique Faid Abdeslam, membre du nouveau comité qui en
compte une douzaine, « mais nous leur avons demandé de ne pas se
poser en
tuteur »[267].
Mais plus grave que quelques
articles ponctuellement défavorables, Jean Quatremer,
journaliste chargé du secteur immigration depuis la fin de
1987 et jusqu'alors plutôt favorable à
l'association, commence à se montrer plus
réservé à partir de 1989. Ainsi, lors
d'une intervention d'Harlem Désir au cours d'une
réunion du « triangle institutionnel
européen » (conseil des
ministres – commission – Parlement
européen) intitulé « l'Europe
contre le racisme » dont l'objectif était
« d'associer les parlements nationaux à
l'esquisse d'une politique communautaire
antiraciste », Jean Quatremer met en cause le
« maximalisme un peu stérile de
SOS-Racisme qui s'est opposé hier à
Strasbourg – appuyé par le
groupe Arc-en-ciel (écologiste), le groupe communiste et une
partie du groupe socialiste – à
un droit de vote aux élections municipales
réservé aux seuls européens. Harlem
Désir, le leader des “potes”, estime
qu'un tel droit « créerait des
discriminations inadmissibles entre
immigrés », oubliant un peu vite que
l'ensemble du droit européen est discriminatoire puisqu'il
protège les seuls européens [rappelons cependant
qu'il s'agit là d'une revendication constante de
l'association depuis
1985] »[268].
En 1989, pour la première fois, le concert de SOS-Racisme ne
fait pas le titre principal de la
« une » et n'est
annoncé qu'à la page dix-huit qui lui est
cependant entièrement consacrée. Outre l'habituel
article informatif donnant le programme et les thèmes de la
fête, on peut lire un article de Gilbert Laval, journaliste
du service politique, qui montre que Julien Dray et plusieurs membres
fondateurs de SOS ont acquis des fonctions officielles au sein des
réseaux socialistes, à l'Assemblée,
à l'Elysée, dans le cabinet de Laurent Fabius ou
au Parlement européen. Cependant, juge Gilbert Laval,
« Ces postes occupés, les têtes
d'affiche de SOS ne les ont pas conquis. On les leur a offerts.
François Mitterrand a voulu à tout prix caser
Isabelle Thomas qui se demandait il y a un an si elle devait
« faire de la politique ou chercher un
travail ». Il estime que Julien Dray doit son
élection de 1988 plus à
« l'imposition des mains de François
Mitterrand » qu'à son propre travail
politique et qu'il est donc naturel que la
« bande » de SOS soit plus proche
de Laurent Fabius que de Michel Rocard à l'image de Laurence
Rossignol, conseillère aux affaires familiales et sociales
dans le cabinet de Laurent Fabius : « On ne
peut pas être à la fois chez celui-là
et chez Rocard à la fois ; SOS-Racisme n'a pas de
relais à Matignon ». Ayant ainsi
« établi » les
relations que les fondateurs de SOS entretiennent avec le Parti
socialiste et sa fraction fabiusienne, Gilbert Laval estime que
l'affichage des relations existant entre SOS-Racisme et une partie des
socialistes risque de nuire à l'association :
« cette fuite des cerveaux de SOS par la hotte
aspirante du pouvoir et ses liens sentimentaux et organiques avec
l'Elysée qui ne sont plus dissimulés pourraient
fatiguer le mouvement. Le message filmé de
François Mitterrand aux potes de SOS rassemblés
en mars 1988 sur la pelouse de Reuilly avait
déjà, par réaction, essuyé
quelques sifflets ». Il se montre ainsi dubitatif
quand à l'indépendance de SOS et de Julien Dray
vis-à-vis de l'Elysée et des
fabiusiens : « Les infirmières,
Julien Dray les a défendues si fort contre les rocardiens
pendant leur grève que cela a fini par faire craindre
à Laurent Fabius d'être en porte-à-faux
avec Matignon. Et ce sont entre autres, les copains de
“Juju” du cabinet de Fabius qui lui ont
demandé de mettre une sourdine.
Grandeur et dépendance »[269].
Libération publie donc à peu
près en même temps que le Monde
des articles issus de journalistes du service politique qui soulignent
les « liens » de SOS avec le
Parti socialiste et qui contribuent à donner à
l'association un image moins
« apolitique » que celle qui
était la sienne auparavant. L'angle journalistique de
l'article de Gilbert Laval – le
dévoilement d'une affiliation politique
considérée comme vaguement occulte et
honteuse – est tout à fait
comparable à celui qu'adoptent les journalistes du Monde
durant la même période[270].
Cependant, alors que le Monde
soulignera l'affiliation politique des animateurs de SOS-Racisme dans
un plus grand nombre d'articles, Libération
le fera moins systématiquement et de façon moins
appuyée, probablement parce que la rédaction de Libération
n'a sans doute pas intérêt à insister
sur les proximités partisanes d'une association dont elle a
été la partenaire durant quatre ans pour
l'organisation des concerts. Celà explique qu'une grande
partie de la couverture de l'association à Libération
demeure prise en charge par des journalistes plutôt
favorables à SOS ou au militantisme antiraciste en
général, tels Gilles Millet ou Marie-Laure Colson.
Après le concert, Libération
ne publie pour la première fois qu'un court compte rendu sur
une seule colonne signé par une journaliste du service
politique, Françoise
Berger[271]. Ce petit article ironique qui
s'intéresse surtout aux coulisses de la fête
où l'on voit passer Arlette Laguiller, Mgr Gaillot, Philippe
Herzog et « à la fin du match
Marseille-Monaco [il s'agit de la coupe de France de
football] », Lionel Jospin et Laurent Fabius,
expédie le concert dans la toute dernière
phrase : « De l'autre
côté des barrières et canisses, les
organisateurs ont compté 300.000 personnes et l'A.F.P. des
dizaines de milliers. De l'avis général, il y
avait moins de monde que l'année
dernière »[272]. La
baisse de l'attention de la rédaction de Libération
pour le concert de SOS et l'article de Françoise Berger
provoquent une vive réaction de Julien Dray et de
l'attachée de presse de SOS, Laure Skoutelski qui reprochent
aux journalistes et en particulier à Dominique Pouchin la
minoration du succès du concert et l'adoption d'un angle
journalistique s'intéressant surtout aux aspects les plus
anecdotiques de la fête et à l'activité
politique des fondateurs de l'association :
Dominique Pouchin – Ça doit être à cette fête là, que Françoise Berger rend compte le lundi sur une colonne, en politique. On n'en fait pas des tonnes [...]. Le lundi on fait un compte rendu, succinct et peut-être un peu impertinent. Elle fait un numéro comme elle sait les faire sur le gratin des fêtes de SOS, donc aussitôt après leur attachée de presse [Laure Scoutelski] téléphone : “quand il y a 200.000 jeunes qui assistent au concert etc., tout ce que vous trouvez à raconter c'est le gratin en coulisses. Ah ! vous voyez, vous avez choisi de faire les coulisses plutôt que le mouvement etc.,”, Laure était folle de rage[273]. Bon, ça m'énervait, et puis le lendemain, le mardi, j'ai reçu une lettre à en-tête de l'Assemblée nationale, du député Julien Dray, qui me rentre dedans sur le thème, c'est tout juste si c'est pas Monsieur le rédacteur en chef. Bon, j'ai fait savoir à Julien que un, je ne répondrai sûrement pas, mais que désormais c'était, effectivement, monsieur le rédacteur en chef, [...] mais que ça suffisait quoi : j'avais pas de leçons de journalisme à recevoir de lui. Les choses au moins avaient le mérite de la clarté, c'est lui qui l'avait voulu mais maintenant les choses étaient parfaitement claires, limpides[274].
Pourtant les relations entre les fondateurs de SOS et la hiérarchie de la rédaction de Libération et en particulier le rédacteur en chef, Dominique Pouchin, qui à partir de 1990, apparaît comme le principal responsable des orientations du quotidien à l'égard de l'association ne sont pas rompues. En effet, Libération, à l'inverse de la plupart des autres journaux ne se montrera jamais véritablement hostile à SOS-Racisme, même si des articles critiques seront parfois publiés.
Marie-Laure Colson – Quand je suis arrivée [embauchée en 1989, Marie-Laure Colson succède à Jean Quatremer à la rubrique « immigration » à la fin de l'année 1990] [...] SOS était devenu, les années précédentes, une association presque comme les autres pour Libération. [...] Quand je suis arrivée, il y avait une espèce de relation entre la rédaction en chef et SOS, avec Pouchin surtout, qui était un mélange de “on a été copains, on l'est toujours, mais on se méfie de vous”, donc, j'ai pris les choses telles qu'elles étaient, sur le coup j'ai continué exactement dans la même ligne. Bon, après ça a évolué[275].
Après 1988, la hiérarchie du journal exerce sur le traitement de SOS par le journaliste chargé du secteur de l'immigration un contrôle probablement plus étroit qu'elle ne le fait alors pour d'autres organisations politiques. La rédaction comprend des journalistes qui souhaitent que le journal se démarque de l'approche qui avait prévalu entre 1985 et 1988 et ne veulent pas que Libération consacre à l'association trop d'articles ni que ceux-ci puissent apparaître « complaisants », en particulier lors des concerts pour la couverture desquels le journal avait été critiqué. Marie-Laure Colson est donc exposée à voir ses propositions d'articles repoussées et elle doit insister et trouver des angles journalistiques nouveaux – la mise en avant de l'OBU et de son président Fodé Sylla – pour imposer la publication de textes sur SOS.
Marie-Laure Colson – À une certaine époque, SOS a un petit peu changé, [...] il y a eu l'apparition de l'OBU, donc de Fodé et moi j'ai insisté pour qu'on le fasse passer. J'ai fait un petit forcing pour faire passer Fodé parce qu'il y avait quand même une petite résistance sur SOS : Libération s'était trop engagé à une certaine époque, il y avait cette espèce de retour de bâton qui était, “on ne va pas retomber dans les mêmes travers, on ne va pas recommencer”. Je trouvais un peu stupide que, d'une certaine manière, SOS soit minoré : quand on voulait faire une interview de quelqu'un de SOS, il y avait une fatigue, c'est classique ça, jusqu'au point où ça devenait un peu énervant. Et l'OBU a été une manière de reparler de SOS. Très habilement d'ailleurs, SOS a élu Fodé à la succession d'Harlem[276].
Marie-Laure Colson estime donc que lorsqu'elle a repris la rubrique immigration, SOS-Racisme était « minoré » par la rédaction du journal. On peut en effet constater qu'au sein de notre corpus, non seulement le nombre des articles de Libération consacrés à l'association a diminué entre la période de 1986 à 1988 et celle de 1988 à 1990, mais que la part du journal dans l'ensemble des articles publiés sur SOS n'a cessé de décroître de 1987 à 1992. Ainsi, au sein de notre corpus, Libération représente 29 % des articles (hors brèves) consacrés à SOS en 1987, 44 % en 1988, 35 % en 1989, 29 % en 1990 et 18 % seulement en 1991 (voir tableau 2bis ). L'entrée en fonction de Marie-Laure Colson marque donc moins la reprise de relations privilégiées entre SOS et Libération, qu'un retour à une orientation généralement positive des articles – pourtant sensiblement plus rares qu'auparavant – écrits sur SOS par le « rubricard » chargé du secteur du racisme et de l'immigration.
Marie-Laure Colson – Il continue à y avoir une tradition de soutien tout en maugréant, c'est-à-dire que je crois que ces encarts publicitaires sont gratuits ou quasi-gratuits, il faudrait demander à Michel [Vidal-Subias, responsable de la régie publicitaire]. Ils étaient traditionnellement gratuits, avant, je ne sais pas maintenant s'ils les font payer ou non, il faudrait demander à Michel qui s'occupe de tout ce qui est pub. Et puis il y a chaque année le dîner des parrains où on cotise, Libé paye, 1000 francs, comme tout le monde, enfin comme tous les anciens, c'est une espèce de tradition qui reste[277].
Cependant, à Libération comme au Monde, l'existence au sein du service société d'un journaliste dédié au « secteur de l'immigration » tend à engendrer plus d'articles ayant pour sujet ou citant SOS-Racisme que dans les journaux qui n'ont pas de journalistes spécialisés et qui ne s'intéressent à l'association que lorsque celle-ci organise une action spectaculaire ou est prise dans une polémique de grande ampleur[278]. Devant rendre compte des actions de SOS, Libération n'est cependant pas toujours en mesure de les critiquer, car il est difficile aux journalistes d'un quotidien associé à « la gauche » de mettre en cause une association antiraciste protestant contre un « crime raciste » ou organisant une campagne pour la rénovation des cités des banlieues. Ainsi en septembre 1989, Libération publie un article consacré à deux bavures policières que des membres de SOS présentent au cours d'une conférence de presse. Le rôle de SOS qui, « une fois encore, réclame la création d'une haute autorité composée de représentants des associations, des syndicats de policiers, de l'Intérieur, des magistrats [...] » apparaît sous un jour favorable[279]. Un mois plus tard, Michel Henry signe un long article ayant pour sujet un « concours d'idées d'architecture et d'urbanisme » « parrainé par SOS » et baptisé « couleurs de la ville, couleurs de la vie »[280] montrant l'activité de SOS sur les questions de politiques de la ville.
Le mois d'octobre 1989 est marqué par la polémique sur le port du « foulard islamique » dans les lycées. Cette « affaire » est traitée avec prudence par les journalistes de Libération qui sont sans doute sur cette question aussi divisés qu'ils le seront lors de la guerre du Golfe[281]. Serge July apparaît plutôt défavorable à l'exclusion pure et simple des jeunes filles portant le voile des établissement scolaires[282]. Les prises de position de SOS-Racisme ne sont d'ailleurs pas ouvertement critiquées dans les colonnes du journal qui offre même à Harlem Désir, dans une longue interview conjointe avec Arezki Dahmani, une tribune pour expliquer la logique de la position de l'association[283]. Pourtant Laurent Joffrin estime que c'est lors de « l'affaire des foulards » que des hommes politiques et des journalistes classés « à gauche » critiquent pour la première fois ouvertement SOS-Racisme et que l'image de l'association commence à se détériorer[284]. Mais le processus de transformation des représentations de SOS en usage dans les réseaux politiques et journalistiques « de gauche » ne progressera que lentement, à mesure que les prises de position de ses porte-parole lors de l'affaire des foulards seront mobilisées comme ressources argumentatives par leurs concurrents politiques – en particulier les « rocardiens » –. Cependant, à partir de novembre 1988, lorsque les porte-parole de SOS-Racisme commenceront à critiquer la politique de Michel Rocard, et surtout après la participation de Julien Dray et de Jean-Luc Mélenchon aux grèves des infirmières, de la RATP et des lycéens, les partisans du Premier ministre chercheront à mettre en cause la légitimité de SOS-Racisme, principal moyen d'influence et d'action de la Gauche Socialiste, en particulier par le financement et la promotion d'une autre organisation antiraciste, France-Plus :
Marie-Laure Colson – Oui, France-Plus a été l'association que Rocard a joué contre SOS. Ils étaient encouragés à prendre systématiquement le contre-pied de SOS. Moi, je suis arrivée en cours de route sur cette histoire mais c'est vrai qu'on a joué le jeu, quand il se passait quelque chose, on allait demander son avis à Harlem puis à Arezki [Dahmani][285].
Eric Dupin – Bon, ils prenaient chaque fois le contre-pied de SOS, jusqu'au délire intégral... Et puis ils étaient aussi soutenus par des fractions du PS. France-Plus a été à un moment très soutenu par les rocardiens, de façon très officielle, parce qu'ils considéraient que SOS avec Dray était leur adversaire principal, donc il y a eu tout un petit jeu : quand c'était Mitterrand-Rocard, l'Elysée soutenait SOS et Matignon soutenait France-Plus, de façon quasiment ouverte[286].
Le subventionnement de France-Plus par les
services du Premier ministre va très vite augmenter le
niveau d'activité de cette association et lui donner de
l'importance par rapport à SOS-Racisme. L'existence d'une
organisation prenant souvent le contre-pied des prises de position de
SOS contribuera à affaiblir son crédit et
à relativiser la portée de son discours
auprès des journalistes alors qu'il se trouvait auparavant
en situation de quasi-monopole. En outre, l'accroissement des tensions
entre les « rocardiens » et les
« mitterrandistes » va conduire
les partisans de Michel Rocard et les services du premier ministre
à faire discrètement campagne auprès
des journalistes contre Julien Dray et SOS-Racisme dont ils
considèrent l'action comme gênante[287].
Les prises de position d'Harlem Désir lors de l'affaire du
foulard vont notamment être utilisées pour
souligner le caractère
« maximaliste » et
« extrémiste » des
interventions de l'association. Les journalistes, et en particulier
ceux de Libération, Jean Quatremer et
Marie-Laure Colson, vont être d'autant plus sensibles
à ces critiques qu'elles proviendront des rangs du Parti
socialiste et aussi bien de son aile droite, les
« rocardiens », que de ses ailes
gauches, les tendances de Jean-Pierre Chevènement et de Jean
Poperen.
Pourtant, durant quelques mois,
« l'affaire des foulards »
semblera n'avoir eu aucune conséquence sur l'orientation
toujours positive des articles de Libération
concernant SOS. En octobre, Nicole Gauthier qui appartient au service
politique fait un portrait de Carine Seiler, nouvelle
présidente de la FIDL, qui est
présentée comme une
jeune militante précoce et attendrissante[288].
En novembre, Libération rend compte d'un
« colloque que SOS-Racisme consacrait aux questions
d'urbanisme sous le titre " la ville contre les
ghettos " ». SOS est
présenté comme une association capable d'un
travail de réflexion et susceptible de provoquer une
« prise de conscience » des
injustices faites aux étrangers :
« à une tribune où se
trouvaient réunis des gestionnaires d'HLM, des
élus, des représentants de l'administration, tout
le monde a constaté d'une même voix
qu'effectivement, en France, un postulant de couleur, même
français, même solvable, n'avait presque aucune
chance de se voir attribuer un logement social. Et que
l'immigré non solvable, lui, n'avait plus qu'à
retourner vers l'hôtel meublé ou
le taudis »[289].
Comme dans d'autres journaux, le
Monde mais aussi le Figaro, la
tonalité des articles de Libération
reste durant toute l'année 1989 favorable à
l'association – au sein de notre corpus,
seuls 5 articles sur 57 soit 9 % ont été
codés négatifs durant l'année
1989 –. La plupart des journalistes de Libération
continuent d'utiliser dans leurs articles un cadre
d'interprétation de l'action de SOS très positif.
Nous allons analyser ci-dessous le travail symbolique de
présentation de l'association effectué par Gilles
Millet pour montrer que le journaliste tend à
réfuter les critiques qui pourraient être faites
à SOS concernant sa politisation, son éloignement
du « terrain », le faible nombre
de « beurs » dans ses rangs ou le
rejet dont il serait l'objet en banlieue. Publié
à la veille du concert donné en
décembre 1989 par SOS aux Arcs près de
Draguignan, l'article relate la rencontre entre les militants de SOS et
des jeunes de la banlieue marseillaise lors d'une étape du
« tour de France »
organisé par l'association. Le journaliste ne cache pas que
SOS est « accusé d'être
coupé de la
réalité » et qu'il n'est donc
pas toujours accueilli à bras ouverts :
« Cela fait cinq ans qu'on nous demande de soutenir
SOS-Racisme... Et pourquoi on soutiendrait SOS-Racisme ? C'est
SOS qui va nous trouver du boulot ? On
préfère voir une assistante sociale. On n'en a
rien à foutre de soutenir SOS pour qu'Harlem
Désir aille faire le pitre à la
télévision. Où on le trouve, nous,
SOS ? À Paris ? Au centre
ville ? » Réunion dans les
cités nord de Marseille entre une
délégation des « marcheurs de
SOS » partis pour un tour de France et des jeunes
d'origine arabe. L'accent du Midi est garanti. L'agressivité
et le mordant des critiques aussi. [...] En vrac, on évoque
tous les problèmes : le chômage, le
manque de logements, les tracasseries policières et le
fameux foulard... Là aussi, SOS se fait
critiquer ». Pourtant Gilles Millet montre que si
SOS est mis en cause par les jeunes de Marseille, il n'est pas
rejeté et le dialogue ne tarde pas à
s'instaurer : « Les
représentants d'Harlem Désir tentent de renverser
la vapeur. On passe de la critique
de « nos précédentes
interventions à Marseille »[290]
à une nouvelle tentative : « SOS
ne veut pas le monopole de l'organisation. Ce n'est pas à
lui d'amener la bonne parole. SOS, c'est vous, si ça vous
intéresse de la construire ». [...] Un
fois de plus les marcheurs réexpliquent leur position,
prônent la tolérance ». Le
journaliste tend pourtant à montrer que, malgré
les divergences ou les malentendus, les militants de SOS sont
finalement acceptés par les jeunes de Marseille :
« la réunion se termine. On va boire de
l'Orangina et du Coca avant de remonter dans le bus de SOS.
Entre-temps, on a fait la paix. On s'est donné des claques
dans le dos et on a repris quelques slogans favorables à
l'OM ». Gilles Millet conclut son article en
dressant un bilan laudatif de l'action menée par les
militants de SOS : « Aujourd'hui, les
« marcheurs », Fodé,
Pierre, Zohra, Meriem et les autres se retrouveront aux Arcs,
près de Draguignan, pour un grand concert. Histoire de
montrer que SOS-Racisme n'est pas qu'une organisation parisienne.
Ensuite, ils rentreront chez eux. Epuisés sans doute. Mais
la mémoire pleine d'une France qu'ils
dénonçaient sans jusqu'ici vraiment la
connaître. Une manière pour eux de se convaincre
de la justesse de leur
lutte. »[291]. La citation des
prénoms de quatre marcheurs, dont trois sont de toute
évidence « d'origine
étrangère », tend à
montrer que SOS-Racisme dont on a mis en cause la
représentativité
« beur » est une association
comprenant aussi des « jeunes issus de
l'immigration ». Au total SOS est donc
présenté comme une organisation antiraciste
capable « d'aller sur le
terrain », qui se montre à
l'écoute des revendications des habitants des
cités de banlieue et dont ses militants diffèrent
finalement très peu puisqu'ils sont souvent
eux-mêmes enfants d'immigrés.
Le lendemain, dans le compte
rendu du concert, Gilles Millet souligne que celui-ci a
soulevé une vive opposition des militants locaux du Front
national et par conséquent que SOS-Racisme demeure un
élément actif de la lutte contre ce parti
puisqu'il suscite l'hostilité de ses membres :
« c'est dans une ville morte, par peur des
provocations du Front national, que les marcheurs de SOS-Racisme ont
terminé leur tour de France. 8 000 personnes
pourtant étaient aux Arcs, pour un concert sans couacs.
[...] Pas de problème pour trouver le chapiteau de
SOS-Racisme ; il suffit de suivre les sigles du Front national
sur la route de Draguignan menant à la petite
cité voisine des Arcs dans le Var. [...] À la fin
de l'après-midi, entre cinq et dix mille jeunes, la plupart
d'origine maghrébine, ont convergé vers la petite
bourgade ». En écrivant que la plupart
des spectateurs du concert des Arcs étaient
« d'origine
maghrébine », comme lorsqu'il cite les
prénoms des marcheurs de SOS ou les montre avec les jeunes
des quartiers nord de Marseille, Gilles Millet tend à
suggérer que l'association est acceptée par les
« beurs » c'est-à-dire
beaucoup plus
« représentative » des
populations « issues de
l'immigration » que certains journalistes ne
l'écrivent alors. Par ailleurs, Gilles Millet cite
longuement les critiques d'Harlem Désir concernant la
politique suivie par le gouvernement de Michel Rocard dans les
banlieues qui permettent au porte-parole de SOS de marquer une prise de distance à
l'égard du PS[292].
L'article semble ainsi conçu pour donner une image positive
d'une organisation qui est présentée comme la
cible de la vindicte du Front national et pour répondre aux
deux principales critiques alors adressées à SOS
concernant son manque de
« représentativité »
chez les « beurs » et son
affiliation au Parti socialiste. Le mode de mise en scène de
l'association employé par Gilles Millet a ainsi pour effet
de répondre à la transformation des
représentations journalistiques de SOS qui s'amorce alors.
Dans les premiers mois de
l'année 1990, les actions secondaires de SOS sont encore
assez bien suivies par Libération. Ainsi
en janvier, sans doute à la suite d'une
conférence de presse donnée par Harlem
Désir, Florence Aubenas annonce dans un long article le
programme et l'organisation du concert de juin censé se
dérouler à la fois à Paris,
à Prague et à Moscou[293].
Libération fait aussi un article
lorsqu'une militante de SOS déclare avoir
été victime d'une agression « raciste »[294].
En mars, après les « crimes
racistes » de Roanne, de La Ciotat et de
Saint-Florentin, les journalistes qui rendent compte des manifestations
de protestation ne manquent pas de mentionner la participation de SOS
à l'organisation et au déroulement des
défilés au côté des familles
des victimes[295].
Enfin lors de l'organisation annuelle de la
« semaine de l'éducation contre le
racisme », le journal donne un large écho
aux propos de Jean-Marie Le Pen qui considère que
« " Harlem Désir, facteur
d'agitation subventionné par le gouvernement " n'a
pas à aller faire " sa propagande de gauche dans
les écoles " », prenant
implicitement position en faveur de SOS-Racisme[296].
Cependant, si au
début de 1990 les articles que le journal publie sur
SOS-Racisme sont encore nombreux et bien orientés, le
congrès de Longjumeau auquel cinq long textes seront
consacrés marquera une rupture dans l'attitude de la
rédaction de Libération
vis-à-vis de l'association. Avant le congrès,
Jean Quatremer et Fabien Roland-Lévy réalisent
une longue interview d'Harlem Désir annoncée par
un sous-titre dans lequel les journalistes établissent les
« enjeux » d'un
congrès qu'ils déclarent être celui de
« tous les dangers » :
« Ce congrès, où un millier de
participants représentant les 300 comités
« stop racisme » de France sont
attendus, apparaît comme celui de tous les dangers. Jamais
depuis sa création en 1984, l'organisation antiraciste n'a
eu à affronter autant de critiques, non seulement
de l'extrême droite, mais aussi, depuis l'affaire du foulard
islamique, de certains de ses amis au sein du pouvoir »[297].
Les questions posées par Jean Quatremer et Fabien
Roland-Lévy sont parfois assez
rudes[298] mais permettent à Harlem
Désir de répondre aux
« critiques » que lui
adresseraient « ses amis au sein du
pouvoir » et de marquer une nouvelle fois une prise
de distance avec le gouvernement et le Parti socialiste. Deux jours
plus tard, Libération consacre pour la
dernière fois sa rubrique
« événement »
à SOS-Racisme (quatre pages dont la une), avec deux longs
articles ayant pour sujet le congrès de Longjumeau et
l'évolution des relations entre le gouvernement socialiste
et l'association. Le premier est écrit par Jean-Michel
Thénard, membre du service politique en charge de la
couverture du PS, qui se montre habituellement critique à
l'égard des ministres et des dirigeants du Parti socialiste
auxquels il reproche une politique trop oublieuse de leur programme
social et de leurs électeurs populaires. Il semble donc
plutôt satisfait de la rupture intervenue entre SOS et ceux
qu'il présente comme les anciens soutiens politiques de
l'association : « Après avoir
désespéré des socialistes et du
gouvernement Rocard, la pote-génération ne croit
plus – pour le moment en tout
cas – en François Mitterrand.
Finie la génération morale, celle qui se bat pour
des valeurs et fait confiance aux politiques pour les inscrire dans des
projets de loi. [...] Malade d'avoir trop flirté avec les
socialistes, SOS a coupé les ponts pour ne pas se couper de
sa base, la jeunesse lycéenne, qui, elle, avait
déjà décroché du pouvoir.
En s'affichant avec Antoine Waechter, leader d'un parti qui monte, elle
a signifié clairement qu'à ses yeux le PS, lui,
est une force qui descend »[299].
Soucieux avant tout de mettre en évidence le
déclin de la popularité des socialistes,
Jean-Michel Thénard montre que SOS est devenu
indépendant du PS et y voit le signe de
l'éloignement entre « la
jeunesse » et le gouvernement. L'association ne
pourrait que se féliciter de la tonalité de
l'article s'il ne soulignait pas ainsi l'étroitesse
passée des liens avec François Mitterrand,
mettant ainsi en cause (une nouvelle fois) l'image originelle
d'apolitisme de SOS et si le compte-rendu des nombreuses attaques
d'Harlem Désir et de Malek Boutih vis-à-vis de la
politique suivie depuis longtemps par les socialistes ne risquait pas
de leur aliéner leurs derniers soutiens au gouvernement.
Le second article est
signé par Jean Quatremer qui, comme Jean-Michel
Thénard, insiste sur la détérioration
des relations entre SOS et le PS et souligne qu'à la suite
de la polémique du « foulard
islamique » l'association a
été publiquement critiquée par des
membres du Parti socialiste, ce qui n'était auparavant
jamais arrivé : « SOS est depuis
l'affaire du foulard en butte aux attaques violentes et sans complexes
de la droite qui l'accuse
d'être à l'origine du racisme et de la
montée du Front national, mais aussi d'une partie de la
gauche et singulièrement du Parti socialiste »[300].
Le journaliste juge en outre que SOS est en 1990 plutôt en
recul : « Ce congrès est sans
doute celui de la gueule de bois, après celui, triomphant,
d'avril 1988, où elle avait alors appelé
implicitement à voter pour François Mitterrand
contre les « tenants de
l'exclusion » avec la certitude d'être une
force qui compte. Aujourd'hui, l'association se sent isolée
sur l'échiquier politique,
trahie – beaucoup – par
le gouvernement et – un
peu – par François
Mitterrand ». Jean Quatremer donne ainsi un large
écho aux critiques croisées des responsables
socialistes et des dirigeants de SOS-Racisme, ce qui satisfait en
partie ceux-ci puisqu'un des objectifs du congrès est
justement de mettre en scène l'indépendance de
SOS vis-à-vis du
gouvernement[301]. Enfin, après avoir
détaillé le nouveau programme de SOS qu'il juge favorablement[302], Jean
Quatremer écrit, en conclusion d'un article qui
jusque-là pouvait satisfaire les dirigeants de SOS, que leur
doctrine sur l'immigration a considérablement
évolué depuis quelques mois puisque, selon lui,
ils ne défendent plus le droit de vote des
étrangers aux élections locales et se montrent
favorables à la « maîtrise des
flux migratoires » :
« au nom du principe de
réalité, le leader des potes a signé
hier l'abandon d'une revendication de l'association : le droit
de vote pour les étrangers aux élections
municipales. [...] Rendant un
hommage – involontaire ? – au
premier ministre, Harlem Désir a
répété son attachement à la
“maîtrise des flux migratoires” car
“la France ne peut pas bien sûr accueillir toute la
misère du
monde” – phrase
fétiche de Michel
Rocard »[303]. L'annonce par la
presse d'un changement aussi spectaculaire des principes
défendus par SOS allait immédiatement provoquer
les critiques des associations
« beurs » et des autres
organisations antiracistes mais aussi celles de la minorité
issue de la Ligue communiste révolutionnaire. Le lendemain,
le représentant de Libération
se trouvait pris à parti dans les couloirs du
congrès et Harlem Désir devait
démentir ce qui avait été
perçu comme un alignement de SOS sur les positions de Michel
Rocard et du gouvernement.
L'article de Jean Quatremer qui
suit le congrès est accompagné d'une
brève intitulée « la tentation
de la censure » signalant que « Libération
a été déclaré lundi non
grata au congrès de SOS-Racisme par un service d'ordre
zélé. [...] Le journaliste de Libération
[il s'agit de Jean Quatremer] qui est allé
s'enquérir auprès du service d'ordre des
conditions de l'incident, s'est même fait traiter de
“provocateur” et de “fouteur de
merde” par les membres du service d'ordre. [...] Finalement
en milieu d'après midi, Malek Boutih,
vice-président de SOS, présentait ses
“excuses” pour l'incident en expliquant que
“les journalistes
étaient libres d'écrire” »[304].
La colère des militants et des dirigeants de SOS est
liée au passage de l'article de Jean Quatremer
consacré à leur
« renonciation » à la
revendication du droit de vote des immigrés aux
élections locales, sujet qui apparaît
particulièrement sensible au sein de SOS. Jean Quatremer
revient d'ailleurs sur cette question dans un article publié
le 2 mai en reprenant les termes du démenti d'Harlem
Désir : « il n'y a pas
d'abandon, mais une démarche pédagogique, c'est
tout. [...] Il faut éviter d'agiter le droit de vote comme
un chiffon
rouge »[305]. Cet
« incident » est
révélateur des relations que les dirigeants de
SOS entretiennent après 1988 avec la rédaction de
Libération : le journal entend
reprendre sa liberté de critique vis-à-vis de SOS
après plusieurs années de
« partenariat » et poursuit une
stratégie de démarcation journalistique qui
conduit les rédacteurs à mettre en
évidence les aspects politiques des actions de SOS et son
rôle au sein des luttes de pouvoir à
l'intérieur du PS, comme le fait Le Monde
au même moment, alors que ses dirigeants cherchent au
contraire, en dotant SOS d'un programme revendicatif sur
l'intégration par l'école et la lutte contre les
« ghettos », à
maintenir l'image strictement
« antiraciste » et politiquement
neutre du mouvement. Il n'est donc pas étonnant que les
dirigeants de SOS réagissent violemment à ce
qu'ils perçoivent comme une agression de la part d'un
quotidien qui constituait auparavant leur principal relais
journalistique.
L'incident intervenu entre le
service d'ordre du congrès et Jean Quatremer va semble-t-il
être la cause ou le prétexte d'un sensible
refroidissement des relations que SOS entretient avec Libération :
17 des 24 articles du journal publiés en 1990
présents au sein de notre corpus paraissent durant les
quatre premiers mois de l'année, jusqu'au
congrès, tandis que durant les huit mois suivants nous ne
retrouvons que 7 autres articles. Jean Quatremer ne s'occupera plus
très longtemps du secteur
immigration – il deviendra le correspondant
du journal à Bruxelles – puisque
Marie-Laure Colson le remplacera à la fin de
l'année 1990, sans que l'on puisse établir un
lien de cause à effet entre la dégradation de ses
relations avec les dirigeants de SOS et son départ. Le
concert de 1990 ne sera pour la première fois
annoncé par aucun article, ce qui apparaît
nettement comme une mesure de rétorsion après
l'incident ayant marqué le congrès de Longjumeau[306] et le
compte rendu, assez étoffé toutefois, sera
écrit par Alain Léauthier et Florence Aubenas,
deux journalistes qui ont, auprès de la rédaction
du journal, la réputation de ne pas être
favorables à SOS. Pourtant, le commentaire suivant le
concert n'apparaît pas aussi négatif que les
animateurs de SOS auraient pu le redouter. Les journalistes estiment en
effet que malgré la pluie
et l'absence de vedettes marquantes[307],
les spectateurs étaient « des dizaines de
milliers » (le sous-titre de l'article reprend
même le chiffre de 150.000). Alain Léauthier et
Florence Aubenas citent en outre des propos de jeunes spectateurs
parlant de leur attachement à la fête de SOS[308] et
écrivent que « l'organisation a toujours
du mal à réguler ses relations avec les
socialistes », ce qui dans le continuum des
commentaires journalistiques possibles et probables sur l'orientation
politique de l'association apparaît
modéré et tend plutôt à
souligner les désaccords existant entre l'association et le
gouvernement sur « les problèmes de
l'immigration ».
Après le concert de
1990, les articles que Libération publie
sur SOS-Racisme sont encore souvent favorables mais ils sont de plus en
plus rares. Entre mai 1988 et le concert de juin 1990, Libération
fait paraître au moins un article tous les 7 jours citant
SOS, alors qu'entre juillet 1990 et décembre 1992, le
journal ne publie plus qu'un article tous les 19
jours[309]. Libération
est pourtant l'un des seuls journaux à
s'intéresser à certains
« événements »
organisés par l'association comme par exemple
l'université d'été de Dourdan en juillet 1990[310]. Mais Libération
fait également un article lors du procès d'un
animateur de SOS-Racisme, poursuivi pour « aide au
séjour irrégulier » en faveur
duquel viennent témoigner Mouloud Ahounit, Christian Delorme
et Harlem Désir, faisant apparaître SOS comme
particulièrement actif dans l'aide directe aux immigrés[311].
Enfin l'interview qu'Harlem Désir donne à Libération
lors de l'organisation des États
généraux des quartiers en décembre
1990 permet au journaliste qui l'interroge de présenter
SOS-Racisme comme un mouvement qui veut mener une action
« sur le terrain » :
« organisés par l'organisation
antiraciste, se déroulent ce week-end à Paris,
les premiers « Etats généraux
des quartiers ». L'occasion pour Harlem
Désir de préciser les nouveaux objectifs de SOS,
qui entend désormais jouer un rôle
« d'acteur de la recomposition des relations
humaines dans la vie quotidienne ». [...]
L'association antiraciste ne veut plus se limiter à tirer
les sonnettes d'alarme et six ans après sa
création en 1984, elle entend s'attaquer au terrain social »[312].
Le journaliste accepte ainsi de reprendre les grandes lignes du travail
symbolique des porte-parole de l'association pour la
présenter comme une organisation « de
terrain » engagée dans l'action sociale
en banlieue.
Durant la crise du Golfe la rédaction de Libération se trouve partagée entre ceux qui s'opposent à la guerre et à l'engagement de l'armée française (Jean-Louis Péninou, Marc Kravetz, Dominique Pouchin) et ceux qui y sont plutôt favorables (Serge July, Jean-Michel Helvig, Edouard Mir, chef du service société)[313]. Les articles décrivant des manifestations contre la guerre auxquelles participait SOS pouvaient donc difficilement adopter un tour critique sans donner lieu à des débats au sein même de la rédaction[314]. L'article de Catherine Erhel qui rend compte de la rupture de Pierre Bergé et de Guy Konopniki avec l'association et des divergences entre SOS et France-Plus ne semble pas hostile et donne une large place à la prise de position d'Eric Ghébali qui, s'il ne partage pas l'orientation de la direction de SOS, considère qu'il est nécessaire de continuer à soutenir une organisation qui représente, selon lui, « un espace de dialogue judéo-arabe » en France[315]. En outre Libération, comme il l'avait fait durant l'affaire du foulard, donne l'occasion à Harlem Désir d'exposer son point de vue sur la participation de la France à la guerre dans une longue interview conjointe avec François Hollande. Le porte-parole de l'association, en établissant un dialogue courtois avec un député du Parti socialiste sur un sujet qui vaut alors à SOS de nombreuses critiques, permet à celui-ci d'échapper à un trop grand isolement politique[316]. Cependant, c'est après la guerre du Golfe que Pierre-André Taguieff commence à mettre en cause publiquement l'antiracisme et en particulier SOS-Racisme. Les arguments critiques qu'il propose aux divers adversaires de SOS ne seront pourtant que rarement repris dans Libération[317], même si la journaliste spécialiste du secteur de l'immigration y parait sensible :
Marie-Laure Colson – Taguieff, c'est ça qui les a... Ça leur a porté un sacré coup. Les arguments de Taguieff contre l'antiracisme étaient bons ; enfin le débat était fondé, en tout cas, ça j'en suis sûre, mais ça a eu un effet assez terrible. Ça a discrédité la lutte antiraciste de façon globale. Ça a obligé aussi SOS à repenser ses thèmes de mobilisation, la manière dont ils traitaient leurs affiches, leurs images, de l'antiracisme ou de l'immigré. Oui, il y a eu une vraie crise identitaire, pour tout le monde. Ça a été bénéfique dans le sens où tout le monde s'est posé de vraies questions. Pour les militants ça a été dramatique aussi, comme si tout ce qu'ils avaient fait jusqu'ici était criminel (rire). Alors qu'il y a un tas de gens qui faisaient essentiellement du soutien sur le terrain et qui étaient sincères dans leur démarche. Les arguments de Taguieff étaient intelligents, c'est vrai, et puis, après cinq ans d'antiracisme, quelqu'un remet tout en cause avec des arguments intelligents : why not, c'est une espèce d'attitude un peu intello-snobinarde. Mais c'est un débat, et nous on rend compte des débats. Il y a eu les articles de journalistes mais il y a eu tout l'aspect débat d'idées qui apparaissaitailleurs que dans les pages actualité[318].
Ainsi, lors de la publication d'un rapport
de la Commission nationale consultative des droits de l'homme en mars
1992, alors que Philippe Bernard du Monde et
Pierre-Yves Le Priol de la Croix soulignent que la
Commission a fait une large place à la critique de
l'antiracisme effectuée par Pierre-André Taguieff
dont ils apparaissent approuver les grandes lignes, Marie-Laure Colson
n'accorde que très peu d'attention à la partie du
rapport qui remet en cause l'action des associations antiracistes,
c'est-à-dire essentiellement de
SOS[319]. Cependant, la guerre du Golfe et les
critiques de Pierre-André Taguieff, qui se traduisent par
une augmentation des attaques dirigées contre SOS dans les
médias, marquent une nouvelle baisse du nombre d'articles
consacrés par Libération
à SOS-Racisme, comme si le journal, pour ne pas s'isoler, ne
pouvait que réduire son soutien à une
organisation sévèrement mise en cause par le
reste de la presse.
Pourtant, le concert de 1991,
contrairement à celui de l'année
précédente, donne lieu à un article le
jour de la fête. Outre une longue interview conjointe
d'Harlem Désir et de Johnny Halliday qui est la principale
vedette à se produire[320],
Libération publie un article de
Marie-Laure Colson qui constate l'affaiblissement de l'association
consécutif à la guerre du
Golfe[321] mais estime qu'elle
« amorce un tournant » et
réoriente ses efforts vers « l'action
concrète » :
« Il faut d'abord pérenniser SOS, dont
l'image, selon son n° 2, Malek Boutih, souffre d'une
étrange schizophrénie : “il y
a deux SOS, celle d'Harlem, populaire, et l'association
elle-même qu'on prend souvent bille en
tête.” D'où l'apparition de
“filiales de SOS”, plus proches du
terrain ». Contrairement à d'autres
journalistes au cours de cette période, dont en particulier
ceux du Monde, Marie-Laure Colson ne rappelle pas
dans son article les proximités politiques de SOS, ni
l'hostilité à son égard que
manifestent beaucoup d'organisations beurs. Après le
concert, Libération consacre un long
article au compte rendu de la fête et les commentaires du
journaliste sont nettement positifs :
« sept ans après le mythique concert de
la Concorde, la magie, pourtant, a de nouveau fonctionné.
Ex-fans des sixties et home-boys de la nation rap, lycéens
en baskets et leurs mamans en impers, jeunes des cités et
militants de la Jeunesse communiste, déboutés du
droit d'asile, sérieux et immobiles derrière
leurs banderoles, blancs, blacks et beurs, ils étaient
plusieurs dizaines de milliers (150 à 200 000 selon
les organisateurs). Parisiens
mais surtout banlieusards etprovinciaux »[322].
Quelques jours plus tard, Marie-Laure Colson publie un article assez
long sur l'université d'été de
SOS-Racisme à Châtenay-Malabry dont le principal
invité est Jean-Louis Bianco, alors ministre des affaires
sociales et de l'intégration. La présentation que
la journaliste fait des débats met en évidence le
caractère très
« direct » et revendicatif des
questions que les militants de SOS et les « jeunes
des cités » posent à
Jean-Louis Bianco. En décrivant le travail de SOS pour
mettre en contact les institutions publiques avec les
« jeunes des cités »
et pour permettre à ceux-ci d'exprimer des revendications,
Marie-Laure Colson, comme elle l'avait fait lors du concert,
présente l'action de SOS sous un jour très
positif : celui du travail
« concret »,
« de terrain »[323].
Mais le caractère favorable de l'angle journalistique que
Marie-Laure Colson emploie pour traiter de SOS n'a sans doute pas pour
seule origine la bonne opinion que la journaliste peut avoir de
l'association. L'article qu'elle publie lors de l'université
d'été de SOS est sans doute aussi un moyen
d'évoquer la « question des
banlieues » et les politiques qui sont
censées la résoudre. Mis en position de devoir
écrire sur les problèmes de la
société, les journalistes sont conduits
à définir leur identité et leur
utilité professionnelle en fonction des questions qu'ils
doivent traiter, adoptant ainsi une attitude engagée
à l'égard des sujets dont ils rendent compte[324]. Dans l'extrait
d'entretien ci-dessous, Marie-Laure Colson montre comment les
journalistes sont amenés à s'appuyer sur les
actions publiques des organisations antiracistes, sur
« l'actu » que celles-ci sont en
mesure d'engendrer, pour pouvoir faire paraître des articles
sur les sujets qu'ils souhaitent voir traiter par leur journal,
c'est-à-dire pour avoir un motif légitime de
publier des textes et pour pouvoir les imposer en conférence
de rédaction. Il n'est dès lors pas
étonnant que la baisse de la popularité et des
moyens financiers de SOS-Racisme, c'est-à-dire de son niveau
d'activité et de sa capacité à
susciter de « l'actu » ait
rapidement conduit à une raréfaction des articles
qui lui étaient consacrés.
Q – Lors
des “6 heures contre les lois Pasqua”
[présentation publique en 1994 dans une salle de concert de
cas particuliers d'immigrés en situation
irrégulière du fait des lois Pasqua], ils ont eu
un fort écho dans la presse, le journal de France 2
a fait un reportage...
Marie-Laure Colson – Oui,
parce qu'ils [SOS] sont en plein sur l'actualité. Nous, on a
des cas comme ça qui arrivent tous les jours. Il n'y a pas
d'autres “actu” que des gens qui sont dans une
situation impossible du fait des lois Pasqua. Donc nous à Libération,
avec Dominique [Simonnot, autre journaliste susceptible
d'écrire sur le sujet], notre problème a toujours
été de savoir comment on va traiter
ça : on le traite par thème, par bloc.
Si SOS qui représente quelque chose, ne serait-ce que dans
le titre, dans l'intitulé, organise une manifestation sur
ces lois et sur les conséquences de ces lois, ils sont en
plein dans “l'actu”, et nous, normal, on s'y
raccroche, on en profite, pour faire passer les cas qu'on a en stock,
trop contents, trop contents d'avoir une “actu”. On
utilise leurs initiatives pour faire passer des choses, pas toujours,
mais ça sert. Donc c'est vrai qu'il y a une
espèce de relais presse-associations, enfin pas toute la
presse, ceux qui veulent bien. [...] C'est vrai qu'aujourd'hui, nous,
on se sert d'eux, d'une certaine façon, on se sert
du peu de choses qu'organisent les associations, SOS comme les autres,
pour essayer de ramener un projecteur d'actualité sur un
sujet dont on sent qu'il est en train de sombrer dans
l'indifférence, [...] qu'on trouve fondamentaux,
mais qui ne sont plus d'actualité. À la limite on
leur demanderait : “s'il vous plaît,
manifestez” (rire), parce qu'il n'y a plus de discours
politiques sur le sujet, il n'y a plus rien. [...] Tous ceux qui font
quelque chose, dès qu'on peut, on essaye d'en
parler : le MRAP fait un petit livre ou même le
ministère de la justice fait un petit livre sur le bilan des
lois antiracistes, et bien on le fait passer. C'est une
espèce d'attitude, un peu bêbête
militante mais qui n'est pas
seulement pour SOS[325].
L'année 1992 marque une
nouvelle diminution du nombre d'articles que Libération
publie sur SOS-Racisme qui n'obtient pratiquement plus aucune
couverture de presse en dehors de ses deux principales actions de
l'année, la manifestation antiraciste du 25 janvier et le
dernier concert en juillet. Si dans l'article qui
précède la manifestation du 25 janvier,
Marie-Laure Colson souligne qu'il s'agit d'un
« rassemblement à l'initiative de
SOS-Racisme », elle montre surtout l'opposition
entre le collectif d'associations antiracistes et le gouvernement de
Pierre Bérégovoy et les dirigeants du Parti
socialiste :
« Relégués en queue de
cortège, les socialistes sont là,
malgré la volée de bois vert que ne cessent de
leur envoyer les associations qui défilent en
tête »[326], car
« Bien entendu, le PS n'est pas là pour
dénoncer les zones de transit, ni d'ailleurs pour soutenir
le droit de vote aux élections locales des
étrangers, réclamé par le collectif,
mais pour faire de la journée du 25 janvier une
journée d'action contre l'extrême droite, contre Le Pen »[327].
Le même jour, un article de Jean-Michel Thénard
souligne une nouvelle fois les contradictions que les journalistes de Libération
perçoivent entre la stratégie des responsables
socialistes et celle des associations antiracistes et en particulier de
SOS-Racisme [328]:
« Le pari des socialistes est clair. Pour tenter de
faire oublier “affaires”, perquisitions et
chômage au “peuple de gauche”, ils
veulent jouer sur la peur que ne manque pas de susciter
l'extrême droite. Le pari sera-t-il payant ? Il
irrite, en tout cas, SOS et les organisations signataires de
l'appel n'entendent pas laisser le PS “se refaire une
virginité” en
“dénaturant” le sens de la manifestation »[329].
Le traitement du huitième et dernier concert
organisé par l'association (l'année suivante elle
ne disposera plus des subventions suffisantes) apparaît
symptomatique de la nouvelle approche que les dirigeants du journal
cherchent à adopter vis-à-vis de SOS. Si la
journaliste responsable de la rubrique immigration apparaît
toujours favorable à la cause défendue, la
direction du journal semble beaucoup plus
réservée. Avant le concert, Libération
ne publie qu'une petite interview du porte-parole de SOS, plus
consacrée à son remplacement à la
présidence de l'association qu'à la
fête elle-même[330].
Après le concert, Marie-Laure Colson écrit un
petit article sur l'ambiance d'une fête qui est devenue un
« marronnier » dont
même Libération ne parvient plus à
parler[331]. Le départ d'Harlem
Désir de la présidence de SOS, annoncé
lors de l'université d'été de 1992 est
cependant l'occasion de la publication de deux articles. Marie-Laure
Colson fait un papier qui correspond d'assez près
à l'angle journalistique souhaité par les
animateurs de SOS puisqu'elle reprend dans ses grandes lignes le
discours des porte-parole de SOS justifiant le renouvellement du Bureau
national – « une
équipe plus jeune et plus proche du
terrain » – :
« elle, c'est Delphine Batho, présidente
de la FIDL [...]. Lui, c'est Fodé Sylla, qui depuis
décembre 1990, trimballe obstinément sa grande
carcasse dans toute la France pour créer un
réseau de jeunes décidés à
faire bouger leurs cités : OBU, pour l'organisation
des banlieues unies. À eux deux, ils représentent
l'essentiel de la mouvance “jeune” de SOS-Racisme.
Mais le choix de Fodé pour remplacer Harlem traduit bien
l'importance que l'association tient à donner, à
l'avenir, à ceux des banlieues. [...] Au charismatique
Harlem, qui figura l'antiracisme français huit
années durant, succède une
génération issue des luttes lycéennes
et marquée par l'exclusion urbaine »[332].
Marie-Laure Colson ajoute que ce changement d'équipe
dirigeante correspond aussi à une nouvelle prise de distance
avec le Parti socialiste, concourant ainsi une nouvelle fois au travail
symbolique de démarquage de SOS :
« Il n'empêche que les petits nouveaux
n'ont pas la même histoire politique que leurs grands
frères. La génération qui prend le
pouvoir à SOS a coupé le cordon ombilical avec
les socialistes, sans états d'âme »[333].
Mais un autre article est publié le même jour, qui
dresse un bilan historique de l'action de SOS sur une
tonalité beaucoup moins positive que celui de Marie-Laure
Colson. On peut faire l'hypothèse que certains membres de la
direction de la rédaction de Libération
n'ont pas voulu laisser à Marie-Laure Colson, que l'on sait
favorable à SOS, le soin de déterminer seule la
position du journal. L'article de Dominique Conil,
rédactrice au service société, qui
n'avait encore jamais écrit sur SOS ressemble à
une compilation de la revue de presse considérée
sous un angle négatif mais où, bien entendu, le
rôle joué par Libération
et le reste de la presse dans l'essor de l'association est
passé sous silence. Après avoir
rappelé que Julien Dray et les fondateurs de SOS
étaient des « transfuges de la Ligue
communiste révolutionnaire », la
journaliste estime que dès ses débuts
l'association manque d'indépendance bien qu'elle
« s'annonce résolument hors
politique » :
« à SOS, quelques-uns râlent un
peu contre le parrain “envahissant” qu'est Jack
Lang. Mais le ministère de la culture finance la
fête du 15 juin. Et en 1986, Stoléru
commente : “ce fut une erreur majeure de demander de
l'argent au gouvernement.” Mais comment garder ses distances
avec le PS, quand l'échéance des
législatives de 1986 invite
au front commun ? »[334].
Pour la journaliste cette affiliation politique devient encore
manifeste lors des élections présidentielle de
1988 : « Avant même que ne
commence la campagne présidentielle, SOS prend position pour
Mitterrand. On est loin de “l'apolitisme” des
débuts. Quand les sympathisants se rassemblent à
20 000 sur la pelouse de Reuilly, un message du
président les y attend. Harlem dit qu'on est à
l'heure des choix ». Outre cette nouvelle mise en
cause de l'engagement politique de SOS, la journaliste reprend
à son compte les critiques que certains militants
“beurs” adressent à SOS depuis plusieurs
années : « Dès le
début des réserves se font jour contre
“l'antiracisme vague”. Les Beurs ont
déserté SOS, et Christian Delorme prend ses
distances avec le “rouleau compresseur” qui passe
sur les organisations beurs. Tandis que SOS occupe la Concorde, elles
se réunissent à Bondy. “SOS a
cassé les reins du mouvement. On nous a fait pire qu'avant.
Ces gens qui portaient la main, on aurait dit que ça lavait.
On voulait être partie prenante, on se retrouvait
exotique”, dit aujourd'hui un ancien de Convergence.
Dominique Conil constate qu'à partir de
« l'affaire des foulards » SOS
prend ses distances avec le Parti socialiste mais est plus que jamais
accusé d'en être proche :
« De plus en plus souvent, Harlem Désir
tire à boulets rouges sur la politique de
« non-intégration » du
gouvernement. [...] C'est pourtant la même année
qu'est publié le livre de Serge Malik, l'ex qui accuse SOS
de n'avoir été qu'une courroie de transmission du
PS, pilotée par Bianco et Attali ».
D'ailleurs la journaliste ne semble pas porter au crédit de
l'association son opposition à la politique de
l'Elysée et du gouvernement lors de la guerre du Golfe.
Voici comment elle décrit la participation d'Harlem
Désir à une manifestation contre la
guerre : « La cohorte des militants est
bien maigre, entre anars et communistes, qui marchent vers la place de
la Nation. Harlem Désir est bien seul, au soir tombant,
entre casseurs et lacrymos. Impassible, il regarde la scène.
Et pour la première fois, il n'apparaît plus
seulement comme le plus virtuose des porte-parole. Les relais
médiatiques, les réseaux financiers et mondains
viennent d'être mis à bas. Comme le disait un
ministre socialiste un an plus tôt, “c'est une
vipère qu'on a réchauffée dans notre
sein” »[335]. En 1992,
Libération paraît ainsi
s'être aligné sur le jugement majoritairement
hostile que l'ensemble de la presse porte sur SOS et dresser un bilan
très négatif de l'action de l'association. Les
dirigeants du journal ne semblent n'avoir plus aucune raison de ne pas
dire du mal de leur ancien partenaire.
Journaliste |
service et poste rédactionnel |
nombre d'articles |
date du premier article |
date du dernier article |
Favereau Eric |
société – rédacteur immigration |
31 |
25/03/1985 |
12/08/1986 |
Quatremer Jean |
société – rédacteur immigration |
24 |
14/03/1987 |
02/05/1990 |
Frilet Alain |
société – rédacteur |
15 |
28/03/1986 |
13/03/1990 |
Millet Gilles |
société – rédacteur faits divers |
14 |
05/12/1985 |
11/06/1990 |
Reynaert François |
société – rédacteur |
13 |
05/12/1985 |
14/05/1991 |
Colson Marie-Laure |
société – rédacteur immigration |
9 |
22/07/1990 |
15/09/1992 |
Gauthier Nicole |
politique – rédactrice |
9 |
17/12/1986 |
21/10/1989 |
Léauthier Alain |
société – rédacteur |
8 |
27/11/1987 |
11/06/1990 |
Joffrin Laurent |
société – chef de service |
7 |
15/06/1985 |
13/03/1988 |
Aubenas Florence |
société – rédactrice |
7 |
29/04/1988 |
11/06/1990 |
Brocard Véronique |
société – rédactrice justice |
7 |
13/06/1985 |
17/01/1991 |
Beau Nicolas |
société – rédacteur |
7 |
16/06/1985 |
25/11/1985 |
Boullu René-Pierre |
société – responsable immigration |
6 |
13/06/1985 |
25/11/1985 |
Laval Gilbert |
politique – rédacteur |
5 |
19/11/1987 |
02/07/1991 |
journaliste |
service et poste rédactionnel |
nombre d'articles |
date du premier article |
date du dernier article |
Nivelle Pascale |
correspondante à Bordeaux |
5 |
21/10/1985 |
01/11/1990 |
Groussard Daniel |
correspondant à Marseille |
5 |
08/04/1985 |
15/06/1985 |
Roland-Lévy Fabien |
politique – adjoint puis chef de service |
5 |
04/04/1985 |
28/04/1990 |
Fromentin Bernard |
correspondant à Lyon |
4 |
21/08/1987 |
16/03/1990 |
Thénard Jean-Marie |
politique – rédacteur |
4 |
29/03/1985 |
27/02/1985 |
Chalandon Sorj |
société – rédacteur |
4 |
14/06/1986 |
13/10/1988 |
Bresson Gilles |
n.c. |
3 |
31/12/1987 |
24/01/1991 |
Berger Françoise |
politique – rédactrice |
3 |
23/05/1986 |
12/06/1989 |
Vincedon Sybille |
société – rédactrice |
3 |
07/12/1985 |
20/11/1989 |
Erhel Catherine |
société – rédactrice justice |
3 |
04/04/1985 |
19/01/1991 |
Mangetout Pierre (François Devinat) |
n.c. |
3 |
22/05/1985 |
14/03/1988 |
Rosenzweig Luc |
société – rédacteur |
3 |
01/05/1985 |
15/06/1985 |
Conclusion
L’analyse de la façon
dont les journalistes de Libération ont
rendu compte et commenté l’action de SOS-Racisme a
permis de mettre en évidence un ensemble de
phénomènes propres au processus
d’émergence de l’association. En 1985,
le succès de SOS-Racisme n’aurait pu atteindre une
telle ampleur sans le soutien actif de certains des principaux organes
de presse – Le Matin de Paris
et Libération – qui
ont mobilisé leur propre lectorat mais qui ont
également conduit les journaux
télévisés à consacrer
plusieurs reportages laudatifs à une organisation dont les
seules actions militantes n’auraient alors probablement pas
suffi à lui assurer un tel intérêt.
Nous nous sommes attachés à montrer
qu’une couverture abondante de SOS par les
rédactions de gauche requérait un accord
politique de leurs principaux dirigeants avec les objectifs
affichés de l’association
antiraciste – s’opposer
à la montée du Front
national – mais était
également rendue possible par un ensemble plus large de
caractéristiques de la mise en forme de
l’association antiraciste. Alors que Libération,
Le Monde et, dans une moindre mesure Le Matin de
Paris, sont engagés dans une stratégie
de démarquage vis-à-vis de leur image publique de
journaux engagés « à
gauche », la mise en forme
« apolitique » de
l’antiracisme permet à ces rédactions
de mener une action politique contre le Front national et les partis
qui sont alors tentés de nouer une alliance
électorale avec celui-ci tout en minimisant les risques que
cette campagne partisane pourrait faire courir à leur
nouvelle image de rigueur journalistique et de
« professionnalisme ». Dans le
cas de Libération, le public auquel le
badge était destiné rendait
particulièrement forte l’affinité entre
la nouvelle association antiraciste destinée aux jeunes
scolarisés et le nouveau quotidien des cadres jeunes,
urbains et intellectuels. Le soutien à SOS-Racisme et
à ses concerts est alors susceptible de devenir un
élément parmi d’autres du style et de
l’attitude proposés par les journalistes de Libération :
culture Rock et alternative dans les pages culturelles,
libéralisme en matière de mœurs dans
les pages société et, en pages politique, les
nouveaux modes d’engagement politique
« modernes », en opposition au
« gauchisme » avec lequel
l’équipe dirigeante du journal a rompu. En outre,
l’homogénéité apparente du
public de SOS-Racisme – des jeunes
collégiens ou lycéens susceptibles d’un
engagement progressiste – rend possible un
investissement publicitaire dans les concerts de
l’association dont Actuel puis Libération
sera le sponsor de 1985 à 1988. Au contraire, la perte par
l’association de certaines propriétés
de mise en forme qui rendaient possible le soutien des journalistes
pour ses initiatives va entraîner la raréfaction
de l’intérêt des journalistes
à l’égard de ses initiatives.
Pour être plus
précis, il est possible de distinguer entre des
caractéristiques qui étaient susceptibles
d’engendrer l’intérêt des
journalistes pour SOS-Racisme – la
nouveauté de l’association et son public
lycéen, son opposition au Front national et le fait
qu’il était alors possible de penser que les
manifestations d’antiracisme entraveraient la croissance de
celui-ci – et des
propriétés qui n'empêchaient pas les
journalistes de s’intéresser à
SOS – par exemple son image
« apolitique »,
l’absence d’adversaires actifs qui permet un
traitement journalistique
« consensuel » de
l’association, etc.. Lorsqu’entre 1988 et 1989, les
propriétés qui faisaient la
particularité de SOS disparaissent ou
s’inversent – l’association
qui hier encore était
« nouvelle » devient
routinisée, l’association
« à la mode » qui
permettait à Libération
d’étaler son logo devant les jeunes devient une
association aussi « ringarde »
que les autres groupes militants, l’association qui
apparaissait « apolitique »
devient « proche du Parti
socialiste », l’organisation qui
était réputée pouvoir contenir la
progression du Front national est alors accusée de lui avoir
permis d'accroître sa notoriété, les
militants qui luttaient contre le racisme sont
présentés comme les défenseurs
d’un improbable « droit à la
différence », etc... Les
motivations des journalistes pour soutenir SOS-Racisme vont
décroître. Mais ce moindre
intérêt pour SOS va être encore
amplifié par l’inversion des
propriétés qui auparavant n'empêchaient
pas les journaux de s’intéresser à SOS,
seul groupe militant à susciter
l’intérêt de journalistes revenus du
militantisme : le caractère ouvertement
« politique » de SOS va rendre
plus coûteux pour la crédibilité
d’un journal de gauche d'apparaître soutenir son
action, l'existence d’opposants actifs va rendre difficile
pour les journalistes la reprise du discours de l'association sans
faire mention des critiques de ceux-ci.