Chapitre deuxième

La couverture de SOS-Racisme par le journal Libération :
du soutien à l'indifférence

« Si on fait une revue de presse de tous les articles parus sur SOS-Racisme, on s'aperçoit que, mis à part les six premiers mois de notre existence, peu de mouvements sans doute ont été aussi critiqués que le nôtre. On ne nous a pas fait beaucoup de cadeaux, contrairement à ce qu'on croit. Ce qui a fait la force de SOS, ce n'était pas d'être chouchouté, c'est de rassembler derrière nous des milliers de gens qui se retrouvaient pour protester contre le Code de la nationalité, contre la loi Pasqua... C'est cela qui a fait la légitimité de SOS-Racisme. Pas le fait d'être plus ou moins bien traité »[1]

Harlem Désir

L’analyse de la couverture de SOS-Racisme par les journalistes du Monde nous a montré qu’ils concevaient l’orientation de leurs commentaires envers SOS et le volume des articles qu’ils lui consacraient aux caractéristiques de la couverture de leurs concurents du Figaro et surtout du Nouvel Observateur et de Libération. Il est vrai que ce journal a joué, conjointement au Matin de Paris un rôle essentiel dans la croissance initiale de l’association. En effet, Libération est le quotidien de la presse nationale qui a consacré le plus d'articles à SOS-Racisme et de manière la plus constante. Depuis sa fondation en 1973, le journal accordait une attention particulière au « racisme » et aux problèmes rencontrés par les immigrés et disposait, comme Le Matin ou Le Monde, d'un rédacteur spécialisé dans le « secteur de l'immigration »[2]. Lors de la première marche des « beurs », Libération avait été le journal qui avait suivi le plus étroitement la progression des marcheurs vers Paris et qui avait contribué à faire d'un groupe peu connu un mouvement auquel s'étaient intéressés les journaux télévisés et l'ensemble de la presse[3]. Quelques mois plus tard, l’initiative des fondateurs de SOS-Racisme reçoit un soutien similaire provenant de la direction de Libération. Nous chercherons à mettre en évidence les raisons qui ont conduit Libération à s'intéresser de près à SOS-Racisme et nous montrerons que la forme (un mouvement de jeunes antiraciste et apolitique) et l'orientation (contre le FN) données à l'association par ses fondateurs étaient particulièrement pertinentes et attrayantes pour les journalistes et les dirigeants de Libération. Nous étudierons ainsi les modalités de la couverture de SOS par Libération en nous attachant à donner au lecteur un aperçu de l'orientation des articles que le journal consacre aux actions de l'organisation. Nous essayerons notamment de mettre en évidence les inflexions successives qu'a connues le traitement de SOS par les journalistes de Libération et, en nous intéressant aux raisons de la baisse progressive du nombre d'articles ayant SOS pour sujet, nous chercherons à confirmer les hypothèses formulées auparavant pour rendre compte de l'intérêt du journal pour cette association.

Tableau 1

répartition des articles de Libération selon leur orientation à l’égard
de SOS entre 1985 et 1992 (n=420).

Période

articles positifs

articles neutres

articles négatifs

densité

1985
03-1986

77

63 %

23

19 %

22

18 %

3

03-1986
22-08-1987

65

87 %

7

9 %

3

4 %

7

22-08-1987 05-1988

43

74 %

12

21 %

3

5 %

4

06-1988
09-1989

43

60 %

25

36 %

5

4 %

7

10-1989
01-1991

32

60 %

17

31 %

5

9 %

9

02-1991
1992

14

35 %

19

50 %

5

13 %

19

A) SOS-Racisme critiqué par Libération

Libération n'est pas le journal qui fait paraître le plus d'articles sur SOS durant les tout premiers mois d'existence de l'association car Le Matin et Le Nouvel Observateur ont accordé davantage d'attention à l'association quelques semaines avant Libération. Le premier article de ce journal consacré à SOS est publié à l'occasion de la conférence de presse donnée par Harlem Désir à l'hôtel Lutétia le 19 février 1985. Il n'est pas signé par le journaliste du service société, spécialiste des « questions de l'immigration » mais par Michel Chemin, dans une section du journal intitulée « modes de vie » alors dirigée par Laurent Joffrin. Dans ce premier article le journaliste insiste sur le succès du badge auprès des jeunes et sur le caractère apolitique d'un mouvement qu'il présente comme cherchant à s'éloigner des « associations [telles que] le MRAP ou la LICRA » qui, selon les fondateurs de l'association, « " ronronnent sans imagination et font un peu figure de vieilles barbes " », mais aussi de « " l'extrême gauche, comme la LCR par exemple, qui intervient avec des gros sabots " »[4]. Michel Chemin ne reprend pas la version dite « de Diégo » de la fondation de SOS[5] mais donne à l'organisation, en citant Harlem Désir, une origine plus militante : « après les deux meurtres de Châteaubriant, nous avons pris la décision à une quinzaine de créer une association »[6]. S'il n'est pas muet sur le passé politique des membres fondateurs puisqu'il les décrit comme des « transfuges du mouvement socio-éducatif pour la plupart, de l'extrême gauche pour certains », il ne précise cependant pas de quels mouvements ils ont fait partie ni les responsabilités qu'ils ont exercées, ni enfin s'ils appartiennent encore à une organisation politique. En outre, il utilise un terme qui connote un fort éloignement (« transfuges ») pour décrire les relations qu'ils entretiennent avec leurs anciennes organisations. Citant de larges extraits de la conférence de presse d'Harlem Désir qui donnent au lecteur un aperçu des thèmes défendus par la nouvelle association, Michel Chemin conclut sa présentation de SOS en décrivant favorablement les fondateurs comme une « quinzaine de personnes qui ont eu envie un jour de mettre la main au cul du racisme », c'est-à-dire comme un groupe dont la motivation antiraciste est première et ne fait pas de doute. L'angle journalistique adopté par Michel Chemin qui accepte le mode de présentation de SOS proposé par ses fondateurs apparaît donc très favorable à l'association. Le 15 mars Libération publie un deuxième article, surtitré « vent en poupe », qui rend compte d'une conférence de presse de SOS et reproduit partiellement le bulletin d'information diffusé par l'association où plusieurs responsables politiques doivent répondre à deux questions : « Le Front national est-il un parti fasciste ? » et « quelle serait votre réaction si un de vos enfants épousait un étranger ? » Cet article non signé publié dans les pages « faits divers » de Libération n'a d'autre objet que la conférence de presse de SOS et n'émane pas du journaliste chargé des « questions de l'immigration ». Ainsi, entre la première apparition télévisée d'Harlem Désir en janvier 1985 et le 24 mars, Libération ne consacre à l'association que deux articles dont aucun d'eux n'est écrit par Eric Favereau, alors chargé de la rubrique « antiracisme et immigration » après avoir suivi la seconde marche de Convergence. Pourtant, Eric Favereau n'ignorait pas l'existence de SOS-Racisme puisque, comme la plupart des journalistes chargés du « secteur de l'immigration », il avait rencontré en 1984 ses fondateurs. Cependant, il avait été surpris par un discours qui lui semblait très différent de celui des militants « beurs » :

Eric Favereau – Je me souviens très bien de les avoir vus en décembre 84, avant l'arrivée de Convergence. J'ai pensé que c'étaient des rigolos. Là, j'ai fait une erreur totale, parce que je les ai pris pour des rigolos. Je les ai pris pour une bande de boy-scouts, qui me racontaient une histoire. Je me disais « mais attends, on est où, là ? ». Alors là, j'ai pas du tout saisi, et à mon avis, ils ont dû essayer d'autres relais qui n'ont pas marché, mais pas du tout... [...]. Ils étaient quand même des gens absolument insupportables au niveau de l'histoire officielle qu'ils voulaient imposer, les fameuses histoires de Diego...[7].

Entre janvier et mars 1985, Eric Favereau connaît donc les efforts des fondateurs de SOS pour obtenir une plus grande attention des journalistes. Cependant, il se refuse à leur consacrer le moindre article. Eric Favereau, comme la plupart des journalistes qui avaient suivi les marches et qui avaient établi des liens d'amitié avec les membres des organisations « beurs »[8], partageait l'appréciation négative que ceux-ci portaient sur SOS.

Eric Favereau – Il y a eu un mouvement beur original, extrêmement particulier, singulier, au début des années 80, avec les marches des beurs et la constitution d'un premier réseau. C'était très particulier parce que c'étaient les beurs qui étaient maîtres de leurs associations, les jeunes issus de l'immigration eux-mêmes. [...] Et le constat est très accablant : ce mouvement-là a été totalement cassé par l'arrivée des français militants professionnels. Ça a abouti, quand même, à ce que tout ce réseau soit complètement détruit par l'émergence de SOS. Au départ, pour de bonnes raisons mais quelques années plus tard les bonnes raisons ont toutes disparu. De ce point de vue-là, historiquement, les gens de SOS ont une responsabilité très grande dans le fait qu'il n'y a plus de mouvement dans les cités. Toute une série de personnes qui ont eu un rôle et une forte présence au début des années 80 ont totalement disparu dans la nature. [...] À SOS, ils avaient quand même des moyens absolument invraisemblables. Ils avaient des relais invraisemblables avec l'Elysée : avoir le secrétaire général de l'Elysée dans la poche, le président de la République, le ministre des Affaires sociales avecGeorgina Dufoix[9], c'étaient quand même des appuis invraisemblables. Et face à eux, il y avait des gens qui étaient dans un état de fragilité étonnant, et pour cause, c'étaient quand même des gens qui vivaient dans des situations aussi bien familiales, personnelles qu'urbaines très compliquées. Donc il était très facile de les faire tomber, très facile, surtout que ce n'étaient pas des professionnels, c'est facile de faire tomber un gosse[10]

Eric Favereau semble faire de l'émergence de SOS-Racisme la cause efficiente du déclin des organisations « beurs ». Cependant, même si les ressources supérieures de SOS peuvent permettre d'expliquer sa rapide croissance et une éventuelle stagnation des associations « beurs », elles ne permettent pas de rendre compte du recul et de la quasi-disparition du mouvement « beur », sauf si on fait de celui-ci le produit, tout aussi « artificiel » que SOS, de l'activité des médias lors des marches : le mouvement « beur » serait ainsi entré en concurrence avec SOS pour l'accès aux médias plus que pour le public militant potentiel. Reprenant les critiques formulées par les militants « beurs », le cadre d'interprétation d'Eric Favereau à l'égard de SOS et des mouvements « beurs » était structuré autour des notions de « représentativité » des populations immigrées et « d'autonomie » vis-à-vis des organisations « françaises ». Pour Eric Favereau, il était positif que les « jeunes issus de l'immigration » développent leur propre mouvement et leurs propres associations, face aux autorités politiques mais aussi face aux organisations antiracistes « de soutien » que Farida Belghoul avait critiquées dans le discours prononcé lors de l'arrivée de la seconde marche et qui étaient essentiellement composées de membres d'origine française[11]. Le principal handicap des fondateurs de SOS était donc de ne pas être, pour la plupart d'entre eux, « issus de l'immigration » et d'apparaître soutenus par un gouvernement que les associations « beurs » critiquaient. Le discours « antiraciste » tenu par les fondateurs de SOS – que certains militants « beurs » considéraient comme une tentative pour désamorcer le mouvement revendicatif issu des marches – était donc difficilement compréhensible pour des journalistes qui s'étaient souvent engagés personnellement dans la couverture des marches des beurs : il n'était pas porté par des individus disposant des stigmates qui les légitimaient et il n'était pas revendicatif mais seulement antiraciste, ce qui leur apparaissait comme une régression vers l'antiracisme généraliste « français » qui avait cours avant les marches. Eric Favereau percevait donc en partie la nouvelle association antiraciste comme une usurpation, qui permettait à des individus qui n'avaient aucune qualité pour le faire, de parler au nom des « beurs » et de prétendre les représenter.
    Les responsables des rédactions[12] de journaux « de gauche », « traditionnellement antiracistes », ne pouvaient considérer les associations « beurs » et SOS qu'avec un égal préjugé favorable, en particulier depuis les municipales de 1983 et la progression du Front national, puisque toutes ces organisations leur apparaissaient œuvrer dans la bonne direction. Seuls les journalistes qui avaient suivi les marches ou qui étaient en relation avec les animateurs de ces mouvements, pouvaient être sensibles aux différences qui séparaient SOS des organisations « issues de l'immigration » et étaient susceptibles d'exprimer une préférence envers un mouvement autonome « beur » plutôt que pour une nouvelle association antiraciste généraliste. D'une certaine façon, pour les rédactions des journaux « de gauche », SOS-Racisme et le mouvement « beur » constituaient des équivalents fonctionnels puisqu'ils leur permettaient de la même façon de faire campagne contre le Front national en dénonçant le « racisme » du parti « d'extrême droite ». Cependant le discours radical des marcheurs de Convergence 84 présentait des inconvénients pour les rédactions. Le premier mouvement de sympathie passé[13], le mouvement « beur » risquait d'apparaître fondé sur une base ethnique ou raciale, ce qui est perçu comme plutôt illégitime dans la tradition politique française. SOS ne présentait pas ces inconvénients, puisque sa base était ethniquement plus large et son discours moins particulariste. La rédaction de Libération se trouve donc confrontée en février et mars 1985 à un mouvement dont la télévision et le reste de la presse parlent de plus en plus mais sur lequel le journaliste chargé des questions d'immigration refuse d'écrire, avant de se montrer résolu à le critiquer systématiquement.

Dominique Pouchin – Mon souvenir c'est que Libération a raté le début de SOS, mais raté comme on peut rater quand on est un journal, rater un événement, rater une tendance, rater quelque chose qui se passait qu'on ne voyait pas. J'ai le souvenir que le journal a mis du temps à se rendre compte qu'il se passait quelque chose. On n'a pas été beaucoup plus en avance sur les autres par rapport au phénomène de la petite main. Je doute qu'on en ait parlé vraiment avant les autres, peut-être même après d'autres, c'est bien possible[14].

Eric Favereau se trouve donc rapidement en conflit avec les fondateurs de SOS-Racisme qui sont peu satisfaits des articles publiés par Libération mais aussi avec les dirigeants du journal, qui souhaiteraient une couverture plus favorable à un mouvement à la mode dont l'antiracisme et l'antilepénisme leur apparaissent positifs et leur semblent correspondre au public du journal.

Eric Favereau – J'ai été très vite catalogué comme le soutien inconditionnel à Farida Belghoul contre les méchants de SOS. C'est vrai qu'ils ont employé toutes les armes par rapport à la direction de Libé, pour que je ne m'occupe plus de SOS. Ça a pas marché, c'est-à-dire que, moi, je m'en suis toujours occupé et quand j'en suis parti, ce n'était pas du tout parce qu'on ne voulait plus que je m'en occupe. Mais c'était pénible, c'était conflictuel et c'était brutal. Il y avait un conflit et la rédaction en chef a plus de pouvoir qu'un journaliste dans un journal. Bon, on ne m'a jamais fait réécrire des articles, mais on m'a critiqué violemment sur des articles. Je me souviens de rapports très brutaux, ici, avec la direction du journal qui disait qu'on traitait SOS de façon pas assez enthousiaste. Moi, j'ai eu des conflits simplement parce que je racontais le passé politique de chacun d'entre eux : c'était comme si on faisait un crime de lèse-majesté. Mais en même temps, on avait un chef de service, à cette époque-là, qui s'appelait René-Pierre Boullu et qui lui, était assez autonome. Et puis, il y avait des problèmes internes à la rédaction en chef, donc on peut toujours se débrouiller[15].

Au contraire de Libération, certains journaux concurrents comme Le Matin de Paris sont d’emblée plus favorables à SOS-Racisme. Le journaliste qui traitait le secteur de l’antiracisme au Matin de Paris, Frédéric Ploquin, considère rétrospectivement que l’attitude d’Eric Favereau contre SOS constituait un engagement militant en faveur des mouvements beurs : « Frédéric Ploquin – Eric Favereau et Nicolas Beau étaient plutôt contre SOS. Plutôt contre... mais moi j'étais pas là pour faire de l'idéologie, j'étais la pour faire du journalisme. Eux je crois qu'à un moment ils ont confondu, c'est-à-dire qu'ils ont confondu leurs amitiés politiques et leurs choix idéologiques probablement, et le journalisme. Ils n'avaient que méfiance pour les gens de SOS qui arrivaient et qui parlaient au nom des beurs alors qu'ils ne l'étaient pas, et qui racontaient des histoires. Mais c'était leur droit. Ils se sont tous les deux très impliqués idéologiquement dans les deux combats précédents, la Marche de 83 et Convergence 84, mais presque personnellement quoi. Donc à partir de ce moment-là quand les mouvement beurs classiques ont gueulé contre ces types-là donc ils se sont rangés d'un côté contre l'autre. Moi je n'ai pas fait, j'ai estimé que je n'avais aucune raison de tout mélanger. Je trouvais l'élan de SOS plutôt séduisant et sympathique, parce que je n'étais pas dans la rancœur... »[16]

Eric Favereau – Mais, à Libération, il y avait quand même, au niveau de la direction de ce journal, des relais très forts avec les gens de SOS et avec Bianco. Une seule version devait être écrite... Ça n'a pas été le cas parce qu'on a écrit toutes les autres versions mais ça a été au prix d'affrontements assez forts, avec la direction, avec Bouguereau, Pouchin, July, avec tous. Ils s'en foutaient mais ça leur paraissait important. Et puis en tout cas, ils n'avaient pas du tout compris le clivage qu'il y avait entre le mouvement beur, je simplifie, et le mouvement français si on peut dire...[17].

Laurent Joffrin et Dominique Pouchin confirment qu'eux-mêmes et les principaux responsables de la rédaction de Libération, Serge July, René-Pierre Boullu, chef du service société, Jean-Marcel Bouguereau, rédacteur en chef adjoint, souhaitaient une orientation plus conciliante de Libération à l'égard de SOS-Racisme et qu'Eric Favereau représentait un obstacle à l'approche qu'ils entendaient favoriser :

Q – Vous aviez eu des discussions avec Eric Favereau pour le... fléchir...
    Laurent Joffrin – Oui, il y a toujours des débats, bien sûr, on discutait. Il disait que SOS était artificiel, mais moi je ne pense pas que c'était artificiel, ça correspondait vraiment à l'état d'esprit de l'époque, donc ce n'était pas artificiel. Ce n'était pas une organisation structurée sur le terrain, militante, mais ça ne suffit pas à condamner un mouvement. [...] Pouchin était très favorable à SOS et moi ensuite quand je me suis occupé de ces affaires, moi aussi, j'étais très favorable. Mais il y avait souvent un article grinçant et puis un article favorable, [...] parce que moi, je n'ai jamais empêché quiconque d'écrire de manière très acide sur SOS-Racisme au sein de Libération »[18]

Q – À Libé qui s'occupait de SOS, qui prenait les décisions, qui fixait la ligne directrice... c'était Serge July, Dominique Pouchin...?
    Laurent Joffrin – C'était, Pouchin et moi, en gros. July était d'accord, mais c'était Pouchin et moi principalement. Bon, il y avait Véronique Brocard, il y avait Favereau, il y avait une ribambelle de journalistes, il y avait René-Pierre Boullu [chef du service société avant Laurent Joffrin] qui a soutenu SOS aussi. Le principal, c'était Pouchin. Pouchin et ensuite moi lorsque j'ai été chef du service société[19].

Dominique Pouchin estime aujourd'hui que l'attitude d'Eric Favereau conduisait le journal à passer sous silence, pour des raisons qu'il juge politiques[20], l'apparition d'une association qui constituait, selon lui, un « événement journalistique » que Libération ne devait pas ignorer.

Dominique Pouchin – Il se passait quelque chose, même Eric Favereau, je n'imagine même pas qu'Eric n'ait pas compris qu'il se passait quelque chose, je suis sûr qu'il avait compris. Même s'il pouvait continuer de penser tout ce qu'il pouvait penser sur SOS, mais enfin journalistiquement, ça existait ce machin, il ne faut quand même pas exagérer : on ne met pas 200.000 personnes dans la rue à la Concorde un beau jour comme ça. Un journal ne peut pas dire “ah ben non, on n'est pas d'accord avec les trois dirigeants, les douze dirigeants, les vingt-sept dirigeants et puis c'est mieux Convergence etc., et donc on n'en fait rien”. Alors oui, il y a eu d'autres journalistes parce que si on se mettait à faire la grosse caisse, oui, il fallait du monde. Mais ça n'a pas éteint le débat à l'intérieur du journal, ça a continué à la deuxième fête etc.[21].

La rédaction de Libération est donc prise entre la mauvaise volonté d'Eric Favereau et la concurrence des autres journaux, en particulier celle du Nouvel Observateur et du Matin de Paris qui consacrent alors beaucoup d'articles à SOS-Racisme. Entre le 15 février, date du premier dossier du Nouvel Observateur et les premiers articles sur le concert de la Concorde du 15 juin, Libération ne fait paraître que 28 articles consacrés à l'association dont seulement 13 en dehors du traitement des manifestations qui ont suivi la mort d'Aziz Madak[22] tandis que Le Matin de Paris en publiait respectivement 51 et 24. En dehors de la période allant du 25 au 29 mars, Eric Favereau n'écrit que peu d'articles sur SOS-Racisme et ceux-ci sont toujours critiques. Cette situation est embarrassante pour les responsables du journal car il leur est difficile, du fait des traditions journalistiques et militantes du journal, de dessaisir d'un sujet, pour des raisons d'ordre politique, un journaliste ayant fait normalement son travail et qui apparaît bien implanté dans les associations « beurs ». Cependant la rédaction n'entend pas « rater » plus longtemps un objet journalistique qui est alors présenté dans la presse comme ayant toutes les caractéristiques du sujet que Libération souhaite traiter : « moderne », « jeune » et à la mode.

Judith Waintraub – On ne dit pas à un journaliste, surtout à Libération, « hep toi, là, tu nous emmerdes, on va te décharger », simplement on fait en sorte que ses articles passent difficilement, qu'il y ait d'autres articles à côté qui disent le contraire, c'est beaucoup plus subtil que ça, enfin si vous connaissez la vie interne d'une rédaction, surtout une rédaction qui se prétend libertaire et tolérante[23].

Les responsables de la rédaction de Libération vont d'abord tenter de faire pression sur Eric Favereau, pour l'amener à euphémiser ses critiques ; puis, ne pouvant contourner l'obstacle constitué par le journaliste, ils donneront plus d'ampleur à la couverture de SOS, en « faisant la grosse caisse » autour de l'association selon l'expression de Dominique Pouchin : la réalisation d'une série de trois dossiers spéciaux lors du concert de la Concorde permet à la direction du journal d'engager plus de journalistes dans la couverture du mouvement et ainsi d'atténuer l'importance d'Eric Favereau qui n'est plus alors qu'un rédacteur[24] parmi d'autres contribuant aux dossiers. Ainsi pour la seule année 1985, outre Eric Favereau qui écrit 26 articles, pas moins de 32 rédacteurs vont écrire les 70 autres articles signés consacrés à SOS-Racisme (voir tableau 2). Toutefois, quels qu'aient été les désaccords entre la rédaction et Eric Favereau et les pressions exercées sur celui-ci, le journaliste va continuer d'écrire sur SOS jusqu'à la fin de 1985.

Tableau 2

Nombre d'articles du corpus signés par Eric Favereau ou d'autres
journalistes publiés par Libération en 1985

Nombre d'articles signés en 1985

95

100 %

Eric Favereau

26

27 %

Autres journalistes

69

73 %

dont René-Pierre Boullu

6

6 %

Nicolas Beau

5

5 %

Robert Marmoz

4

4 %



C'est à l'occasion des manifestations que SOS-Racisme organise après la mort d'Aziz Madak à Menton que Libération consacre pour la première fois plusieurs pages à la nouvelle organisation antiraciste (voir ci-dessous le tableau 5). Le lundi 25 mars, le journal annonce que SOS appelle à une minute de silence le lendemain à 11 heures et Harlem Désir est interviewé par deux journalistes, Eric Favereau auquel a été adjoint Michel Chemin, qui apparaît beaucoup moins hostile à SOS. Si deux des questions posées au porte-parole de l'association semblent embarrassantes[25], cette interview permet à Harlem Désir de faire connaître une action qui, sans la publicité que lui ont donnée Libération et Le Matin de Paris, n'aurait probablement rencontré que peu d'écho[26]. Eric Favereau reprend le lendemain le terme de « passage à l'acte « en conclusion d'un article décrivant l'agitation fébrile qui règne rue Martel pour préparer la minute de silence pour Aziz Madak : « S'il y a aujourd'hui un notable « passage à l'acte » des porteurs de badges, cela changera, à coup sûr, le paysage de l'antiracisme en France ». Eric Favereau écrit d'ailleurs que Christian Delorme soutient l'initiative de SOS et qu'il organisera une minute de silence à Lyon. Toutefois un autre texte (non signé) constate qu'il y a eu peu de réactions officielles positives à l'annonce de l'organisation de cette minute de silence « diffusée par voie de presse », que ce soit dans les lycées, dans les entreprises ou dans les municipalités, ce qui souligne le faible effet d'entraînement du mot d'ordre de SOS et sa faible implantation locale. À travers cette série d'articles, l'action de la nouvelle association apparaît positive, même si elle semble dépourvue de réseaux locaux, populaire surtout chez les lycéens et peu implantée chez les immigrés ou les « beurs ».
    Le lendemain, le 27 mars, Libération fait pour la première fois la « une » et les deux pages de la « formule événement »[27] sur une manifestation organisée par SOS-Racisme. Dans son article de « une » le journal juge que « la journée de mobilisation contre la montée du racisme lancée par « SOS-Racisme », en riposte au meurtre d'Aziz Madak [...], a obtenu hier matin un premier succès : des milliers de lycéens porteurs du badge « touche pas à mon pote » sont passés de l'acte vestimentaire aux paroles. Avec, comme mascotte, un Coluche revendiquant ses origines immigrées »[28]. Un article d'Eric Favereau raconte le déroulement de la minute de silence et de la manifestation de protestation à Montreuil. L'ensemble du texte intitulé « la rencontre peu ordinaire de “pas touche avec mon pote” » est construit sur une opposition entre les élèves du LEP Eugénie Cotton, dont « plus d'un tiers sont d'origine étrangère », dont « aucun ou presque dans l'établissement ne porte ces fameux badges qui font fureur » et où la participation à la manifestation se fera à l'initiative de leurs professeurs parce que « tout de même, c'est normal, c'est nous qui sommes touchés » et les élèves du lycée « classique » Jean-Jaurès qui eux « préparent le bac », ont « tous le badge à la boutonnière » et n'ont pas besoin de l'aide des professeurs pour aller manifester. « Résultat : une demi-heure plus tard, ce parfait mélange devant la mairie, les futurs étudiants porteurs de badges et les autres, pour une heure de défilé bruyant et coloré dans la ville »[29]. Dans un second article, Eric Favereau ajoute que si « ce passage à l'acte du “pas touche” parmi les potaches [constitue] un « frémissement remarquable », c'est surtout « les grands lycées parisiens – à commencer par Henri IV – [qui] ont bien sûr tenu la vedette, appuyés par quelques stars » et que « les manifestations de banlieues, plus inégales, ont eu le mérite de mettre enfin en présence les « pas touche » badgés des centre-villes avec leurs « potes » des collèges plus métissés »[30]. Dans ces deux textes, Eric Favereau semble estimer que ceux qui portent le badge, de jeunes bourgeois qui seront bientôt à l'université, sont rarement susceptibles d'être des « victimes du racisme » et que leur engagement apparaît donc d'autant plus suspect qu'il contraste avec la relative passivité des véritables « victimes » potentielles, les jeunes de banlieue qui connaîtront bientôt le chômage. À côté de ces articles subtilement hostiles, le compte-rendu du débat organisé au lycée Voltaire en présence d'Harlem Désir et de Costa-Gavras et l'éditorial de Gérard Dupuy apparaissent au contraire extrêmement favorables à l'association : « le bricolage d'urgence de SOS-Racisme a réussi là où la sagesse aguerrie des organisations et partis antiracistes avaient raté le coche : réussir à faire entendre un « non » résolu, à faire passer le cri du cœur. [...] Ce ne sont ni les batailles juridiques, ni les controverses politiques de bon aloi, qui pourront enrayer l'épidémie de peste xénophobe qui infecte la France. Tout cela est nécessaire mais insuffisant à défaut d'une réplique sentimentale. Puisque le maquereautage politique du racisme – dont on constate les dégâts électoraux – racole par la tripe, il convient de répondre aussi sur son terrain. C'est ce qu'ont intuitivement compris les jeunes pas bégueules sur la forme, pourvu qu'ils tiennent le fond »[31]. Malgré les réserves voilées exprimées par Eric Favereau, il ressort néanmoins de l'ensemble des articles de cette rubrique « événement » que SOS-Racisme est une association antiraciste active et dynamique et que, selon Eric Favereau lui-même, « le mouvement antiraciste a eu, à l'appel de SOS-Racisme une répercussion inattendue et imposante »[32].
    La mort d'Aziz Madak est suivie par celle de Nouredine Hassan Daouadj à Miramas. Comme lors du meurtre de Menton, SOS envoie quelques militants pour organiser localement la protestation publique contre un nouveau « crime raciste ». Si Libération suit plus modérément cette nouvelle initiative de l'association c'est sans doute seulement parce qu'elle n'organise qu'un rassemblement local à Miramas plutôt que des manifestations à Paris. Le journal envoie cependant un envoyé spécial, Michel Chemin, qui souligne le rôle joué selon lui par les membres de SOS dans la mise au jour de la dimension « raciste » du meurtre : « trois militants de l'association sont arrivés à Miramas pour mener une contre-enquête, peu satisfaits de la première version policière [...]. L'enquête menée par SOS-Racisme s'explique par le refus de l'association de voir, comme ce fut le cas à Menton, les crimes racistes expliqués comme des “règlements de compte” ou de simples faits divers. En conclusion d'un article consacré tout entier à l'intervention de SOS plutôt qu'à la mort de Nouredine, Michel Chemin annonce le rassemblement organisé à Miramas par SOS. Après la manifestation, la correspondante de Libération à Marseille présente l'association comme le principal soutien des jeunes « beurs » de Miramas dans leurs efforts pour manifester indépendamment des organisations politiques françaises ou immigrées : « dès le lendemain du meurtre de Nouredine, les jeunes Maghrébins de Miramas, encore sous le choc, avaient été pris de vitesse par les professionnels des “organisations responsables”. Le maire communiste de la ville et l'Amicale des Algériens en Europe organisaient dès lundi une belle manifestation. Lorsque, relayés par SOS-Racisme, les jeunes de la Rousse [quartier de Miramas] veulent à leur tour descendre dans la rue, la réponse du maire est cinglante [...] et l'Amicale des Algériens fait circuler un tract suggérant aux Maghrébins de ne pas bouger. [...] Mais ils voulaient leur manif, ils l'ont faite. [...] Ces manœuvres ont montré aux militants de SOS-Racisme que leur route était semée d'embûches »[33].

Durant les trois premiers mois d'apparition de SOS-Racisme dans les médias (février-avril 1985), Libération n'a donc publié que quelques articles ayant la nouvelle association antiraciste comme principal sujet, essentiellement parce qu'Eric Favereau n'a à aucun moment proposé d'article sur SOS ; au contraire, tous les textes consacrés à l'association qu'il a signés avaient pour sujet une initiative spectaculaire de l'association à laquelle la direction du journal avait décidé de s'intéresser. Le 10 mai 1985, à la suite de la parution dans Le Monde de la lettre critique adressée au journal par Christian Delorme[34], Eric Favereau publie un long article d'une page et demie consacré au bilan du développement de SOS et à l'état de ses relations avec les associations « beurs ». On peut faire l'hypothèse qu'à l'inverse des textes qu'il avait précédemment signés, cet article est publié à l'initiative d'Eric Favereau avec l'appui de René-Pierre Boullu, chef du service société, contre l'avis d'une partie de la rédaction. En effet, au sein de Libération, les critiques adressées à SOS par Christian Delorme, rapportées dans une courte « brève » du Monde, n'auraient probablement pas constitué un événement susceptible de retenir l'attention de la hiérarchie de la rédaction ou de tout autre journaliste. Eric Favereau s'étonne de la croissance de la nouvelle association antiraciste et souligne ainsi le caractère récent de l'engagement antiraciste des responsables de SOS : « qui aurait imaginé, il y a quatre mois tout juste, qu'un groupe d'inconnus, et sortis tout droit de leurs études, allaient vendre leur idée – ce badge Touche-pas-à-mon-pote – à plus d'un million de revers de veste ? Et du même coup réveiller une France, singulièrement passive devant des crimes à caractère raciste ». Eric Favereau dresse ensuite l'historique de l'association en paraissant mettre en doute l'authenticité de la version donnée par ses fondateurs : « en octobre 1984, le petit groupe apparaît. Il fait le tour des journaux, raconte une histoire “spontanée”, en forme de conte de fées. L'histoire d'un des leurs agressé dans le métro, et sur le champ l'idée qui leur est venue de réagir. Le petit groupe va chercher des appuis, trouve ainsi Christian Delorme ». Le journaliste souligne en outre que l'effort des responsables de SOS se porte plus en direction de la presse que d'une éventuelle « base » militante : « La stratégie souterraine se révèle sans équivoque : s'appuyer au maximum sur les médias. Mi-février, tandis que le badge s'infiltre dans chaque lycée, à travers une conférence de presse spectacle, à l'hôtel Lutétia, “SOS” s'impose définitivement sur les écrans de télévision ». L'association qu'Eric Favereau présente ainsi comme « médiatique », c'est-à-dire un peu artificielle, semble en outre soupçonnée d'illégitimité puisqu'elle est une nouvelle fois décrite comme une organisation qui n'est pas « issue de l'immigration » et qui n'intègre dans ses rangs que peu de « beurs » : « Déjà embarrassés par la nouvelle mode “beur”, les jeunes franco-maghrébins se retrouvent les “héros” d'une “pote-génération” qui ne leur fait guère de place ». Eric Favereau cite longuement les critiques de Christian Delorme, qui est présenté comme beaucoup plus réservé envers SOS après l'avoir soutenu : « Il avoue, avec pudeur, mais sans cacher son sentiment profond : " je me sens un peu trahi ; comme si on m'avait trompé et laissé croire que tout cela était spontané. [...] Je suis blessé, oui, et je suis bien obligé de me poser la question, même si je n'ai à présent que très peu d'éléments de réponse. Qu'est-ce qu'il y a derrière tout cela ? " »[35]. Le journaliste s'interroge à son tour : « l'épopée de SOS-Racisme serait-elle donc à double visage, avec en filigrane le fait que les principaux animateurs du mouvement avaient dès le départ des idées derrière la tête ? » avant de répondre à sa propre question en précisant l'origine politique des fondateurs de l'association et leur engagement actuel : « nul doute que pour un certain nombre d'entre eux, ils ont milité ensemble, quelques uns assidûment. Julien Dray, la trentaine, est l'un des penseurs de « SOS » : il a été dix ans à la Ligue communiste révolutionnaire et un temps membre du comité central. Aujourd'hui, il a sa carte au Parti socialiste. De même pour Patrick, qui s'occupe aujourd'hui des relations avec les lycées, et Rocky, l'inventeur du slogan, tous les deux anciens membres de la Ligue et aujourd'hui plutôt “socialisants”. Comme Bernard Pignerol, lui-même ancien assistant parlementaire d'un député socialiste. C'est l'évidence, les animateurs de SOS-Racisme, anciens trotskistes et nouveaux socialistes notamment, ne viennent pas de nulle part »[36]. C'était la première fois qu'étaient évoqués dans la presse non seulement l'organisation précise dans laquelle Julien Dray avait milité[37], mais aussi le fait que la plupart des fondateurs de SOS appartenaient au Parti socialiste.
    On peut s'étonner rétrospectivement qu'il ait fallu plusieurs mois aux journalistes qui écrivaient sur SOS pour s'intéresser aux origines militantes des fondateurs d'une association aussi populaire et qui était présentée comme le symbole d'une autre façon de faire de la politique. Interrogé quelques années plus tard, Dominique Pouchin assure qu'il n'était pas au courant du passé politique de Julien Dray et qu'il n'a donc pas aidé SOS à dissimuler ce stigmate politique, alors qu'Eric Favereau déclare au contraire avoir « eu des conflits [avec sa rédaction] simplement parce que [il] racontait le passé politique de chacun d'entre eux »[38] :

Dominique Pouchin – Moi je ne l'ai pas su au départ que Julien avait été à... Et pourtant j'étais militant des mêmes organisations pour ce qui est de Julien, de la même organisation pendant des années, sauf que moi je ne l'ai jamais connu à la Ligue, Julien. À mon avis, il est arrivé à la Ligue au moment où j'étais déjà parti. [...] Bon, moi je m'en fous qu'on le dise, leurs origines, si je l'avais su, je l'aurais dit, enfin bon, ça ne me choquait pas du tout qu'on mette dans un papier “ancien militant de l'Unef ou de la Ligue”[39].

Laurent Joffrin déclare également qu'il n'était pas informé du passé politique de Julien Dray dans les premiers mois d'existence de SOS-Racisme et qu'il a cru de bonne foi à l'histoire des origines racontée par les responsables de SOS, histoire qu'Eric Favereau qualifie de « conte de fées ». D'ailleurs, Laurent Joffrin ne paraît pas leur tenir rigueur de ces quelques accommodements avec la vérité journalistique et considère que cela fait partie de « la politique » :

Laurent Joffrin – Moi à l'époque j'avais écrit sur eux, moi je ne connaissais pas cette histoire, leur passé, donc moi j'ai raconté l'histoire qu'ils m'avaient racontée, l'histoire de Diégo, mais qui était un peu... (rire), mais je n'avais pas de raison de la suspecter tellement, pourquoi pas, après tout..
Q – Ça ne vous semblait pas un peu gros, quand même ?
R – Ah, c'est possible : moi je voyais bien que ce n'était pas que ça. Mais on a vite compris que c'étaient des militants politiques chevronnés. On s'est dit : “pourquoi pas, s'ils ont trouvé cette idée de badge”, mais on ne savait rien. [...] Bon, c'est la politique ça. Et puis s'ils n'avaient pas été un peu manœuvriers, ils n'auraient jamais réussi à faire ce qu'ils ont fait (rire). C'est ça la politique. [...] On ne peut pas leur reprocher d'être un peu malins. En plus, je connaissais un peu la musique, puisque j'étais militant quand j'étais jeune, donc je savais comment ça se passait (rire). Tout le monde fait ça quoi : les journalistes, on ne leur raconte pas tout, si on raconte tout aux journalistes où est-ce qu'on va (rire) ?[40].

Pourtant, selon Eric Dupin, même lorsque les dirigeants de Libération furent informés du passé politique des fondateurs de SOS-Racisme, ils préférèrent ne pas insister sur ce point, de peur de nuire à l'association et de faire « le jeu de la droite et de l'extrême droite ».

Q – Et alors comment expliquer que l'image de neutralité de SOS-Racisme ait tenu aussi longtemps ?
Eric Dupin – Je me souviens de discussions que j'avais eues, avec Favereau notamment, et avec d'autres qui connaissaient ça, et quand ils me racontaient leurs débats internes, c'était : “qui étaient ces zigotos ?”. Evidemment, ce n'était pas du tout apolitique, c'étaient des militants politiques très très estampillés. [...] Alors, en plus, tous les journalistes qui devaient suivre ça devaient le savoir. Alors on a là un phénomène d'autocensure, intéressant, un phénomène d'autocensure. Alors là, je crois que c'est le militantisme, inconscient, en plus. Il devait y avoir dans le Fig. Mag. deux trois trucs disant : “SOS, c'est animé par les trotskes”. Je me souviens d'ailleurs de débats à Libération, où notamment j'avais dit “mais pourquoi on ne dit pas que c'est des militants politiques”, et on me répondait, “mais si on dit ça, on fait le jeu de la droite et de l'extrême droite, parce qu'on dégonfle le truc”[41].

Rendant compte de la réunion du 10 mai 1985 entre SOS et les associations « beurs », Eric Favereau atténue quelque peu les critiques dont il s'était fait l'écho quelques jours auparavant. Il écrit ainsi qu'en « quatre heures de débat, SOS-Racisme et les associations de la mouvance beur ont fait le point de leur rôle respectif. Les premiers se sont définis comme « la caisse de résonance » de l'action associative. Et la cause semble avoir été entendue ». Cependant, le journaliste constate que « Christian Delorme a été très sévèrement attaqué. On lui a reproché d'avoir étalé au grand jour ses propres inquiétudes – “un mauvais coup...” » mais il juge qu'il y a eu dialogue entre SOS et les associations « issues de l'immigration » et que SOS a apporté des réponses aux accusations de Christian Delorme sur ses tendances à l'hégémonie sur le mouvement associatif antiraciste : « quand à l'hégémonie supposée de SOS-Racisme qui écraserait tout sur son passage, et surtout les expressions fragiles du mouvement associatif maghrébin, les réponses de Julien Dray, un des personnages-clés avec Harlem Désir de SOS-Racisme ont été sans équivoque : “Hégémonique ? Ce n'est nullement notre intention. Nous n'avons aucune prétention à nous substituer à ce mouvement associatif, d'autant que nous avons besoin de lui. Autrement, d'une certaine façon nous reposerions sur du vide. [...] Grâce à SOS, on va pouvoir porter de manière mille fois plus efficace les exigences d'associations de diverses communautés”. Eric Favereau juge d'ailleurs que « les associations présentes ont semblé prêtes à répondre, et même à jouer franc-jeu. “Passés les malentendus et les non-dits, la situation s'est clarifiée” a expliqué Farid Aïchoune du journal Sans-Frontière. [...] En filigrane se dessine donc un modus vivendi, une sorte d'acceptation de démarches parfois parallèles, d'autres fois convergentes »[42]. Bien que l'article du 13 mai 1985 d'Eric Favereau soit beaucoup moins défavorable pour SOS-Racisme que celui du 10, le bilan de cette polémique semble plutôt négatif pour l'association. La lettre de Christian Delorme publiée dans le Monde et les longs articles écrits à ce sujet dans Libération et Le Matin de Paris tendent à faire apparaître l'association sous un jour radicalement différent de celui sous lequel elle se présentait jusqu'alors : d'une part elle est décrite comme une association distincte de la mouvance « beur » et constituée essentiellement de militants « blancs » et « juifs », d'autre part l'appartenance politique passée et présente de ses fondateurs est rendue publique. Ceux-ci sont très mécontents de la polémique suscitée par la publication de la lettre de Christian Delorme dans Le Monde qu'ils qualifient de « quasi-déclaration de guerre »[43] et de l'image qu'Eric Favereau donne d'eux dans les colonnes de Libération.


B) Les stratégies de « recentrage » de Libération

Si l'on comprend que le démenti flagrant et frontal opposé par Eric Favereau à l'image de représentativité « beur » et de virginité politique que les fondateurs de SOS-Racisme avaient donnée à leur association ait pu mécontenter ceux-ci, il est sans doute plus difficile d'expliquer le souci des dirigeants de Libération d'éviter que l'association antiraciste dont ils semblaient favoriser le développement (en particulier au moment du concert de 1985) puisse apparaître « partisane » ou pourvue d'une couleur politique trop marquée. Ce qui se joue dans les luttes symboliques pour définir la véritable nature de l'association, c'est la crédibilité publique et la capacité d'attraction de SOS, c'est-à-dire l'intérêt qu'elle est susceptible de provoquer et les soutiens qu'elle est capable de mobiliser[44]. Nous nous proposons de montrer que le type d'article publié par Libération à propos d'une association qui n'apparaît pas engagée en politique ne peut être le même que celui adopté vis-à-vis d'une organisation considérée comme « politisée » et « de gauche » parce que la politique éditoriale et commerciale des dirigeants de Libération à partir de 1978 et jusqu'à la création de SOS, vise à transformer l'image publique « gauchiste » puis « de gauche » du journal pour faire un quotidien « indépendant » de centre gauche, pourvu d'une image proche de celle du Monde. Dans une logique de démarcation politique, les journalistes de Libération sont donc encouragés à manifester une prise de distance critique avec toutes les organisations et les institutions identifiées au gouvernement ou au Parti socialiste. Sous cet aspect, l'image d'apolitisme construite par les fondateurs de l'association durant ses premiers mois d'existence et rendue manifeste par la présence de parrains politiques appartenant à l'UDF et au RPR, permettait à Libération de consacrer beaucoup d'articles à SOS sans mettre en cause sa ligne éditoriale « neutralisée ». Au contraire, l'effort d'Eric Favereau pour rendre publiques les caractéristiques politiques de Julien Dray et d'Harlem Désir et leurs ressources institutionnelles menaçait de porter atteinte à la capacité de Libération de parler positivement de SOS en risquant de faire apparaître Libération comme un journal « de gauche » soutenant selon une logique militante les organisations de son « camp » politique, en particulier si celles-ci sont appuyées par le gouvernement et le PS. Si jusqu'en 1988, l'image apolitique de SOS demeure suffisamment crédible pour que Libération maintienne un niveau élevé de couverture, ce ne sera progressivement plus le cas après les élections présidentielles de 1988 à mesure que l'association apparaîtra liée au Parti socialiste et que décroîtra la cote de popularité de celui-ci.

Libération a été fondé en 1973 par des militants issus de courants politiques qui s'étaient développés après Mai 1968 : le mouvement maoïste de la Gauche prolétarienne autour de Serge July et de Jean-Jacques Vernier auxquels se sont joints, par souci tactique d'ouverture des premiers, des non-maoïstes « libertaires » ou « sartriens » autour de Philippe Gavi. Les objectifs déclarés de ses fondateurs relevaient d'une logique politique plutôt que journalistique ou entrepreneuriale au sens économique[45]. Il s'agissait de construire un quotidien qui se démarquerait nettement du reste de la presse pour donner un éclairage politique différent[46] aux informations traitées par les autres journaux selon la logique ordinaire des médias[47]. Toutefois, la politique rédactionnelle de Libération évolue rapidement : Serge July et Philippe Gavi cherchent progressivement à faire un quotidien qui apparaisse moins militant et plus « professionnel »[48]. À partir de juin 1974, ceux des membres fondateurs qui sont le plus attachés à l'aspect politique et engagé de Libération tendent à le quitter, aussi bien ceux qui appartiennent à la tendance qu'au sein du journal on nomme « mao » que ceux de la tendance appelée « démocrate ». Cependant malgré cette évolution, Libération continuera au moins jusqu'en 1981 à être considéré comme le journal le plus « à gauche » au sein du champ de la presse quotidienne[49].
Si le contenu éditorial du journal a évolué parallèlement à la perte d'influence des mouvements « gauchistes » après 1974[50], la traduction des principes politiques des fondateurs de Libération dans son mode d'organisation a été plus durable ; en effet en 1981, les trois règles sur lesquelles le journal a été constitué sont toujours en vigueur : égalité des salaires, relations professionnelles peu hiérarchisées, et prohibition de la publicité[51]. Ces caractéristiques tendent à définir l'organisation et le mode de fonctionnement du journal : l'absence de publicité contribue à faire de Libération un journal pauvre qui n'a pas toujours les moyens de faire des enquêtes, d'entretenir des correspondants ou de payer ses rédacteurs autant que ses concurrents. L'égalité des rémunérations encourage donc les journalistes susceptibles d'être embauchés ailleurs pour un salaire supérieur à quitter le quotidien[52]. Progressivement, le journal tend à se réduire à ceux qui sont impliqués dans sa direction et à ceux qui ne peuvent être engagés ailleurs. Libération aura ainsi jusqu'en 1981 beaucoup de difficulté à engager des journalistes expérimentés en provenance d'autres rédactions[53].
    Entre 1973 et 1981, l'image publique du journal le démarque nettement du reste de la presse : Libération apparaît comme « gauchiste » et « libertaire ». Les nombreux procès que le gouvernement et le garde des Sceaux, Alain Peyrefitte, intentent à Libération, notamment pour la publication de plusieurs interviews de Mesrine[54], de petites annonces et de lettres de lecteurs « outrageant » les bonnes mœurs et de nombreux articles favorables à la dépénalisation des drogues douces ou indiquant leur mode d'emploi, contribuent à entretenir son image de journal marginal qui lui permet d'avoir un lectorat de fidèles mais qui limite probablement son public potentiel par rapport à celui des autres quotidiens et en particulier au Matin de Paris ou au Monde. En 1980, Libération dispose d'environ 41.000 acheteurs quotidiens alors que Serge July fixe le seuil de développement du journal à 50.000 exemplaires.
    À partir de 1978, les membres de la direction de Libération[55] s'engagent dans une nouvelle politique éditoriale. Ils souhaitent augmenter le tirage du journal et pour cela élaborer un produit journalistique plus proche de ce que proposent les quotidiens concurrents. Serge July entend rompre en premier lieu avec l'image de journal « gauchiste » qui ne lui apparaît plus que comme un « carcan ». On pourrait supposer que les transformations du contenu éditorial du journal entre 1974 et 1981 sont induites par l'évolution idéologique collective de ses fondateurs qui les a éloignés de « l'extrême gauche », mais on peut aussi faire l'hypothèse que c'est l'étroitesse de plus en plus grande du lectorat potentiel de Libération, tendant à décroître avec le recul de la mouvance née de Mai 68, qui conduit la direction à changer sa ligne rédactionnelle pour élargir le public du journal[56].

En mars dernier [1980], la direction avait également tenté de changer l'image “gauchiste-porno-marginale-délinquante” du journal dans le public, pour être en phase avec l'évolution des mœurs et donner aux lecteurs le grand quotidien qu'ils attendaient. [...] “c'est cette stratégie qui a échoué” écrit Serge July (dans un rapport présenté le 6 février 1981 devant l'assemblée générale de la rédaction], à cause de la résistance de la majorité de l'équipe [...]. La question des licenciements notamment (entre vingt et trente personnes, jugées “pas assez compétentes” ou “pas à leur place”) a constitué une pierre d'achoppement[57].

Dès 1978, une partie de la rédaction prépare une « nouvelle formule de Libération », qui implique « embauches, nouvelle maquette, sondage sur le lectorat, étude sur un éventuel passage à la publicité, [...] campagne de promotion nationale pour le lancement »[58]. Serge July entend faire un « quotidien libéral-libertaire » qui ne soit plus encombré d'une « image marginalo-gauchiste qui est un carcan, plus qu'un tremplin, qui surtout ne correspond plus à la réalité du journal et de ce que nous pensons »[59]. Pour changer cette image qu'il juge néfaste au développement du titre, il envisage de faire de la publicité pour le journal mais aussi d'en accueillir dans ses pages afin de montrer que les journalistes de Libération considèrent désormais qu'ils appartiennent à un média comme les autres[60].
    Mais le changement de stratégie commerciale et journalistique de Libération nécessite aussi, selon Serge July, une transformation radicale des structures et du mode de fonctionnement du quotidien. Les responsables de Libération soutiennent que pour faire un produit journalistique plus proche de ce que propose le reste de la presse, il faut abandonner une organisation interne ne comportant ni hiérarchie fonctionnelle formelle, ni inégalité des salaires et où toutes les décisions importantes sont prises au sein d'assemblées générales[61]. Entre 1978 et 1981, le principal souci de ce qui n'est pas encore la « direction » de Libération est de faire admettre au personnel du journal le principe de la généralisation de rapports hiérarchiques formalisés au sein de la rédaction. En 1980, dans un article collectif, Serge July et trois autres membres du journal estiment que « le système autogestionnaire qui régit le mode de décision depuis sa création s'est dégradé au point de paralyser à peu près totalement l'entreprise, rendant en particulier la direction inopérante »[62]. Parce que, selon lui, « le mode de production influe de manière négative sur le contenu du journal »[63], Serge July cherche donc à instaurer à Libération une structure hiérarchique permanente pour avoir des moyens de contraintes sur les journalistes et ainsi plus de prise sur la définition d'une ligneéditoriale[64]. En 1980, le quotidien qui embauche une quinzaine de journalistes est divisé en quatre principaux services, société, étranger, culture et politique-social-économie. Mais même Serge July, qui cumule durant quelques mois en 1980, la direction du service société avec la direction du journal a beaucoup de mal à imposer sa vision des choses aux membres de son service[65]. La réforme des statuts du journal soulève de très fortes oppositions. L'introduction d'une hiérarchie exerçant des « fonctions de responsabilité rédactionnelle » implique à court terme la remise en cause de l'unicité de traitement des salariés de Libération et l'éviction des journalistes les moins favorables aux transformations du quotidien. Serge July juge que l'égalité des salaires est « une égalité par le bas », fondée sur « la médiocrité, les bas rendements, le « j'm'en-foutisme, la sécurité »[66]. Il considère que l'évolution du journal qu'il estime nécessaire « ne se fera pas sans toucher au fonctionnement du journal, sans toucher à l'équipe » car seule « une partie de l'équipe actuelle est grosse d'un avenir pour Libération »[67].

Le 13 mars [1981], chaque salarié de Libération reçoit une lettre individuelle de Serge July l'informant des mesures de relance du journal. Trente-huit licenciements économiques sont demandés à l'Inspection du travail : dont vingt et un journalistes et onze fabricants [...]. Dans sa lettre Serge July n'exclut pas une autre charrette, composée de ceux qui seraient en désaccord avec leurs propositions de poste ou avec l'ensemble du projet[68].

Les journalistes licenciés sont ceux que la direction juge être les plus éloignés des exigences professionnelles en vigueur dans le reste de la presse, c'est-à-dire ceux qui n'apparaissent « pas assez compétents » ou ceux qui, encore attachés au projet politique originel de Libération, n'ont pas suivi la même évolution idéologique que les responsables du journal[69]. Ce changement d'orientation ne va pas sans conflit avec les membres du journal qui ne l'acceptent pas ou qui en font les frais[70]. Pourtant, le 30 octobre 1981, une majorité des journalistes acceptent le principe de la hiérarchie des salaires (limitée dans les premiers projets de la direction à une amplitude de un à cinq, puis, devant les protestations du personnel, à une amplitude de une à deux), l'introduction de la publicité (dans un premier temps pas plus de trois pleines pages par jour sans publicité politique), et le principe de la prise de participation d'actionnaires extérieurs (pas plus de 30 % du capital). L'introduction de la publicité représente un changement radical dans le mode de fonctionnement du journal. Fondé sur un refus des logiques commerciales en vigueur dans le reste de la presse, Libération avait constitué son lectorat sur la base de l'originalité rédactionnelle et formelle permise par un moindre souci de l'audience[71]. L'évolution de Libération impliquait donc une transformation partielle de ce lectorat, même si la direction préfère alors parler d'un « élargissement » de la clientèle du journal au delà des 40.000 acheteurs quotidiens. L'augmentation continue du nombre des lecteurs montre simplement que Libération gagne plus de lecteurs qu'il n'en perd[72]. La direction de Libération cherche à partir de 1981 à développer l'audience du journal chez les « cadres », catégorie sociale qui n'était pas auparavant ouvertement recherchée par le journal.

Sur la base de son lectorat acquis (41.000 acheteurs en moyenne en 1980), le journal doit avoir pour objectif 50.000 à 70.000 exemplaires vendus, “sans copier Le Matin pour détourner une partie du lectorat du Matin ou copier le Figaro ou encore le Parisien libéré, autrement dit “faire le plein de son créneau” (cadres urbains qui souhaitent plus de rigueur dans l'information et attachent une importance intellectuelle à leur mode de vie”[73].

On peut faire l'hypothèse que la recherche de nouvelles ressources financières et l'introduction de la publicité ont fortement contribué à imposer à la direction du quotidien une évolution de l'offre rédactionnelle du journal et par conséquent une transformation des propriétés de son lectorat. L'ancien Libération, qui avait une image publique « gauchiste », une audience réduite et des lecteurs qui n'avaient pas la réputation de disposer de revenus élevés, accumulait les handicaps pour servir de support publicitaire. Recherchant des « annonceurs », les dirigeants de Libération devaient se procurer des lecteurs dotés d'un profil plus en adéquation avec les préférences de leurs clients. Le nouveau Libération, pour accroître son tirage, cherche donc à échanger son image « d'extrême gauche » pour une image « branchée », transforme ses lecteurs en « cadres urbains » intellectuels et « recentre » son offre journalistique aussi bien dans le contenu éditorial que dans la maquette et la mise en forme de l'information[74]. Pour donner au journal l'apparence « libéral-libertaire » qu'ils souhaitent imposer, Serge July et la hiérarchie de la rédaction devront donc donner une image plus « professionnelle » du journalisme de Libération, ce qui conduira à une « neutralisation » relative de la ligne éditoriale[75]. Le discours tenu à cette époque par la hiérarchie de Libération aux rédacteurs, utilisant l'image d'un journalisme « à l'anglo-saxonne », fondé sur « les faits » et une « neutralité » affichée, avait pour objectif, à l'intérieur du journal, de définir la nouvelle norme professionnelle devant entrer en usage et, à l'extérieur, de montrer que Libération avait changé.

Eric Favereau – En 1985, c'était l'époque où à Libération, on avait soi-disant un positionnement “journalistique”, c'était quand même l'époque où le journal devait être neutre, quoi. C'était le mythe de la presse à l'américaine. Mais là, pour l'antiracisme version SOS, notre rédacteur en chef disait, “militer pour eux c'est bien”[76].

L'introduction de la publicité va donc amener les dirigeants de Libération à dédifférencier leur offre journalistique de celle des quotidiens concurrents pour rendre le journal susceptible d'être acheté par un public plus large. Mais Libération est simultanément tenu de maintenir une certaine originalité pour démarquer le journal des autres titres de la presse quotidienne. Puisque Libération cherche à rapprocher son contenu éditorial et journalistique de ceux du Matin de Paris et du Monde, ceux-ci deviennent ses principaux rivaux. La logique concurrentielle de la rédaction de Libération obéira donc à un double principe : dans les pages politiques et économiques le journal essayera d'apparaître comme un quotidien « sérieux », et pour contrebalancer son image publique « de gauche », se montrera plus « neutre » vis-à-vis de l'UDF et du RPR et plus fréquemment critique à l'égard du parti et du gouvernement socialistes que Le Matin de Paris ou Le Monde ; dans les pages « société » et « culture », les journalistes de Libération chercheront à apparaître plus attentifs aux « transformations culturelles » et aux « changements de société », c'est-à-dire plus « à la mode » et plus « branchés » (selon la terminologie qui se diffuse alors) que leurs concurrents dont la présentation et les thèmes resteront plus traditionnels.

L'évolution des rubriques et des genres sur le thème de l'immigration nous semble refléter l'évolution de Libération, passé du statut de journal gauchiste à celui de grand quotidien d'une gauche majoritaire. Elle révèle l'effort de la rédaction pour se distinguer des autres quotidiens d'opinion voisine (Le Monde et Le Matin) tout en s'en approchant. La solution trouvée consiste, outre une rhétorique qui n'est pas ici notre propos, à traiter l'essentiel de l'information de la même façon que les autres, mais à se démarquer dans des rubriques annexes où peut se donner libre cours un certain goût de l'exotisme, du singulier et du marginal[77].

Serge July déclare ainsi vouloir faire de Libération une « équipe qui décrypte les bouleversements souterrains en cours »[78]. Nous verrons que l'importance donnée par le journal à SOS-Racisme proviendra en partie de la volonté de la rédaction de Libération d'apparaître sensible aux modes et aux « phénomènes de société », en particulier lorsqu'ils touchent « la jeunesse ». À partir de 1981, les dirigeants de Libération sont donc amenés à manifester avec ostentation la rupture avec l'histoire du journal. En critiquant le gouvernement de Pierre Mauroy sur sa politique économique, la rédaction de Libération montre qu'elle sait prendre ses distances avec des hommes politiques dont elle est réputée proche et qu'elle a rompu avec des conceptions économiques et politiques qu'elle contribue alors à présenter comme des idées « archaïques »[79].

Laurent Joffrin  .Le journal, et en particulier le service économie, a pris ses distances très vite par rapport aux mythes de la gauche. Nous faisions dans la dérision, l'impertinence. Nous avons été très critiques sur les nationalisations[80].

La mise en cause de ce que Laurent Joffrin appelle les « mythes » économiques de la gauche et le passage du journal à la promotion de « l'économie de marché » sont d'autant moins douloureux pour Serge July et les dirigeants de Libération, qu'ils ont passé plus de six ans à transformer une entreprise autogérée qu'ils considéraient comme ingouvernable et d'un niveau journalistique médiocre en une entreprise de presse « comme les autres » dotée d'une hiérarchie rédactionnelle et d'une régie publicitaire prospère. Les services politique et économie du journal sont les premiers concernés par la nouvelle stratégie de respectabilité de Libération. Entre 1981 et 1986, Pierre Briançon et Laurent Joffrin du service économie et Jean-Michel Helvig du service politique, marquent, par l'adoption d'un angle très fréquemment critique à l'égard du gouvernement, la prise de distance de Libération avec le PS[81]. La lutte commerciale avec Le Matin de Paris et Le Monde est une conséquence de ce travail symbolique de transformation de l'image du journal : en dédifférenciant son offre journalistique vis-à-vis de celles de ses concurents, en apparaissant plus « indépendant » et moins « gouvernemental » que Le Matin de Paris[82], mais aussi plus ouvertement « de gauche » que Le Monde qui essayait également de se défaire d'une image « socialiste », Libération pouvait espérer « prendre des lecteurs » à chacun de ces titres[83].
    L'émission télévisée intitulée « Vive la crise » accompagnée d'un numéro « hors série » de Libération permettra aux dirigeants du journal de montrer de façon spectaculaire que Libération avait changé à des lecteurs potentiels qui n'avaient pas toujours eu l'occasion d'apercevoir l'évolution idéologique et éditoriale du journal. En participant à ce qui va apparaître comme l'enterrement officieux des « mythes » de « la gauche » d'avant 1981 et la mise à la mode des idées « libérales » – hier encore identifiées au personnel politique « de droite »[84] – par des acteurs publics s'affirmant « de gauche » (Yves Montand, Alain Minc, Bernard Tapie), l'équipe dirigeante de Libération va donner une publicité inespérée à sa nouvelle ligne éditoriale et contribuer à justifier les nouvelles orientations économiques des responsables gouvernementaux socialistes[85].

Le livre saint-simonien de Michel Albert, Le Pari français (Seuil), ayant fait un malheur, Guillebaud [ancien journaliste du Monde, directeur de collection au Seuil et membre de la Fondation Saint-Simon] avait décidé d'en faire un scénario. Il a demandé à Joffrin de l'aider. Alain Minc était dans le coup [...]. L'acteur chantant Yves Montand, en plein trip de communiste repenti et reaganien, qui parlait même d'être candidat à la présidence de la République, prêtait son concours. Serge July a participé avec empressement à cette opération de recentrage. [...] “Vive la crise” a fait exploser l'audimat. Le supplément concomitamment réalisé par Libération a fait plus de cent mille exemplaires. Tenant en main la preuve que Libé était vendu au patronat, le délégué C.G.T. Jean-Paul Cruse était aux anges. C'était du gâteau : Bernard Tapie, repreneur d'entreprises en difficulté expliquait noir sur blanc comment résorber le chômage en virant les gens. Le syndicalisme était ouvertement insulté [...] L'ultra-vendéen Philippe de Villiers, énarque du Puy-du-Fou, passait pour un gentilhomme de conte de fées grâce à un papier de dernière minute. Une assemblée générale a été convoquée d'urgence. Envoyé au casse-pipe dans la fosse aux lions, Laurent Joffrin se faisait l'effet du mec qui a tiré la chasse d'eau et sent tout l'immeuble lui dégringoler dessus[86].

Si le changement de ligne éditoriale ne suscite pas que des réactions favorables à l'intérieur même du quotidien[87], la publicité donnée à l'émission consolide et diffuse la nouvelle image « gauche moderne » de Libération qui le rapproche de la position occupée dans l'espace de la presse par Le Nouvel Observateur[88]. La nouvelle orientation du quotidien, qui passe par une attitude fréquemment critique envers le gouvernement socialiste et ceux qui lui semblent liés, n'est donc pas sans conséquence pour SOS-Racisme : tant que l'association apparaîtra comme une organisation apolitique ou au moins non-partisane, les rédacteurs de Libération pourront lui consacrer des articles nombreux et positifs, en cumulant les profits de la fidélité aux traditions antiracistes du quotidien et ceux de la sensibilité journalistique aux nouveaux courants de la jeunesse ; mais lorsque SOS-Racisme sera identifié au Parti socialiste et à François Mitterrand, ils seront conduits, par la logique structurelle de leur politique éditoriale et commerciale, à critiquer l'association, ou, s'ils répugnent encore à mettre en cause une organisation antiraciste, à lui consacrer moins d'articles.

C) Le revirement de la rédaction de Libération à l'égard de SOS-Racisme : une stratégie publicitaire

Jusqu'au concert de juin 1985, SOS-Racisme s'était fait connaître essentiellement par les ventes de son badge et pour la « minute de silence » organisée dans quelques lycées parisiens après le meurtre d'Aziz Madak. Libération n'a publié, début juin, que 35 articles sur les 120 que le journal va consacrer à l'association en 1985, contre respectivement 47 sur 126 pour Le Matin de Paris[89]. Le concert va permettre à SOS d'asseoir durablement son image de première association antiraciste et de devenir le principal interlocuteur des journalistes et des pouvoirs publics en matière de racisme. Cependant malgré l'importance des artistes présents, le succès n'aurait pas été assuré sans les nombreux articles que Le Matin de Paris et Libération lui ont consacrés. Le Matin de Paris va publier plusieurs textes annonçant le concert les 12 et 13 juin, une page le 14 et un cahier spécial de 8 pages le jour de la fête (ce journal publie en particulier pour chaque région la liste des associations ou des individus qui organisent l'affrètement de cars pour se rendre à Paris). Libération va également largement participer à la campagne d'annonce du concert en faisant paraître les 13, 14 et 15 juin trois encarts spéciaux de respectivement 8, 6 et 7 pages sur le « racisme » et SOS. La décision de consacrer 21 pages à SOS-Racisme les trois jours précédant le concert, c'est-à-dire selon l'expression de Dominique Pouchin de « faire la grosse caisse », n'a bien sûr pu être prise qu'au niveau de la direction de Libération et en collaboration avec les responsables de l'association[90]. Ainsi, Eric Ghébali, alors secrétaire général de SOS-Racisme, assure que l'accord de principe pour la publication par Libération d'une série d'articles avant le concert a été discuté au cours d'une réunion rassemblant, en l'absence d'Eric Favereau, Jean-Marcel Bouguereau et plusieurs membres de la rédaction de Libération :

Eric Ghébali – Quelques semaines avant le concert du 15, j'ai appelé Bouguereau, et je lui ai dit, “voilà on fait un grand concert, je voulais t'en parler, est-ce qu'on peut se voir ?”. Il me reçoit, il était au téléphone. Et puis, [...] il y a un mec qui vient s'asseoir à coté de moi, puis un deuxième, un troisième, il y a 8 personnes qui se sont retrouvées assises à la table autour de Bouguereau qui était toujours en ligne. Puis il raccroche au bout d'un moment. Je me suis dis “il démarre une réunion, il ne va pas me recevoir”. “Comment vas-tu etc., bon, on t'écoute”. Avec Bouguereau, il y avait 8 à 10 journalistes, et il n'y avait pas Favereau. “Comment se présente votre concert ?”, “voilà, on va faire un grand truc, un concert à la Concorde, on va avoir un tel et un tel et un tel”. Il dit“ah bon, c'est impressionnant, tu es sûr du plateau ?”, “Oui, quasiment”. “Il faudra que tu nous le confirmes” [...]. Et il me dit “qu'est-ce qu'on peut faire pour vous ? Qu'est-ce que vous voulez ?”. “Ecoute, moi je crois que ce serait bien que vous fassiez un supplément, qu'on distribuerait à la fête, sur SOS-Racisme, sur le racisme”. “Très bonne idée, on n'y avait pas pensé”. Bon, je lui ai confirmé le plateau, il me dit “écoute, moi, je suis tout à fait favorable, on se lance dans l'affaire”. Et de là est né un supplément, la veille du concert de SOS-Racisme, il y a eu un supplément dans Libé pendant une semaine[91].

Eric Favereau confirme avoir appris ultérieurement que la direction de la rédaction de Libération entretenait des relations régulières avec les fondateurs de SOS-Racisme :

Eric Favereau – Lorsqu'ils [les dirigeants de SOS, Julien Dray, Eric Ghébali et Harlem Désir] avaient leurs réunions ici, avec la direction du journal, je n'étais jamais là, alors que ça ne se fait jamais. Si ça s'était su ça se serait très mal passé quand même. Non, j'ai appris ça plus tard, je n'étais même pas au courant. J'étais assez nouveau à l'époque. Moi, je n'ai pas du tout un passé politique, je ne saisissais pas du tout les enjeux, je n'imaginais pas du tout un monde souterrain, c'est SOS qui m'a fait découvrir quel pouvait être... Qu'on pouvait réfléchir quoi, avant de lancer les actions, donc là, j'était très naïf, très très naïf[92].

Eric Favereau va progressivement écrire moins d'articles ayant pour sujet SOS-Racisme. Les « cahiers spéciaux » d'avant le concert constituent un moyen de diluer son emprise sur le traitement des « questions de l'immigration » sans que cela apparaisse comme un dessaisissement. Ainsi, la part des articles consacrés à SOS-Racisme signés par Eric Favereau passe de 36 % avant le concert, à 17 % dans les cahiers spéciaux (voir tableau 3). Après le concert, sa contribution à la couverture de SOS augmente à nouveau pour représenter 27 % des articles, mais ceux-ci sont bien plus nombreux et le journaliste spécialisé du secteur « immigration » ne constitue plus autant qu'auparavant un goulot d'étranglement pour la couverture de SOS-Racisme puisqu'il apparaît établi que le rédacteur du secteur immigration n'est plus le seul journaliste à pouvoir écrire légitimement sur SOS, devenu une priorité de la direction du journal.


Tableau 3

Proportion d'articles écrits par Eric Favereau au sein de Libération
durant l'année 1985.

Période

articles d'Eric Favereau

nombre d'articles signés

part des articles d'Eric Favereau

avant le concert

10

28

36 %

période du concert

4

23

17 %

après le concert

12

45

27 %

total en 1985

26

96

27 %



L'intérêt de la rédaction de Libération à l'égard de SOS-Racisme entre mai et juin 1985, rendu perceptible, nous l'avons vu, à travers les efforts déployés pour écarter Eric Favereau, peut être interprété comme l'effet de la sensibilité particulière des responsables du journal aux questions de racisme et de leur désir d'apparaître participer à la lutte contre le Front national. On peut aussi y voir la conséquence de la popularité de l'association et du sentiment des rédacteurs d'avoir « pris du retard » sur les journaux concurrents dans la couverture de SOS : Libération était tenu d'accorder une certaine attention à un mouvement dont les autres journaux de presse écrite et surtout télévisée parlaient beaucoup. Il est ainsi possible de faire l'hypothèse que l'intérêt des journalistes de Libération à l'égard de SOS-Racisme durant l'année 1985 n'est pas exempt d'arrière-pensées commerciales : lorsqu'une association parvient à vendre en quelques mois des centaines de milliers de badges dans les collèges et les lycées, les dirigeants de Libération peuvent supposer qu'il existe un public susceptible d'acheter, par sympathie ou curiosité, un journal qui accorderait une large place au mouvement.

Laurent Joffrin – Il y a un raisonnement de journaliste qui consiste à parier sur un mouvement et sur son succès, et donc à se dire : “il faut absolument qu'on traite ça très largement parce qu'il y aura beaucoup de lecteurs pour le lire”. C'est logique. Quand on sent un mouvement comme ça, on va faire 15 pages, dès lors qu'on est d'accord avec lui. Si on est contre, bien souvent, on fait aussi 15 pages, comme sur le Front national[93].

La rédaction de Libération pouvait penser que ses lecteurs étaient particulièrement sensibles aux « problèmes de racisme » et à la progression de l'extrême droite. En effet, lorsque Libération avait, en février 1985, fait plusieurs fois sa rubrique « événement » sur Jean-Marie Le Pen, l'accusant d'avoir pratiqué la torture durant la guerre d'Algérie[94], le tirage du journal avait significativement augmenté, de même que lorsque Libération avait publié un dossier après la mort d'Aziz Madak[95]. Les trois encarts spéciaux sur le concert, en plaçant SOS-Racisme en première page, constituaient donc aussi pour Libération un moyen de s'attacher des lecteurs particulièrement intéressés par les sujets du « racisme » et de « l'antiracisme »[96]. Les rédacteurs de Libération qui tendent, comme les journalistes des autres quotidiens, à choisir les sujets placés à la « une » en fonction des préférences supposées de leur lectorat pouvaient donc présumer que des titres consacrés à SOS permettraient de mieux vendre le journal[97].

Eric Dupin – Sur l'attitude de Libé vis-à-vis de SOS, il y avait aussi qu'on pensait que nos lecteurs étaient là-dedans. Ça compte. C'est-à-dire si on faisait la manchette événement sur les fêtes de SOS, c'est parce qu'on se disait que tous les mecs, les 100.000 ou 50.000 mecs qui vont être là, ils vont tous acheter Libé. Il y avait aussi des logiques commerciales, pas forcément au sens le plus vulgaire, mais de dire “c'est notre public”, comme n'importe quel journal dit, “ça, c'est pour nous, c'est notre public”. Quand il y a par exemple vingt viols à la suite dans le métro, Le Parisien dit “c'est notre public”[98].

Les cahiers spéciaux et plus largement la couverture importante que le journal consacre à SOS-Racisme en 1985 peuvent ainsi être en partie expliqués par l'intérêt que la rédaction de Libération, dans une logique d'élargissement de sa diffusion, pouvait porter aux jeunes acheteurs de badges et à tous ceux qui éprouvaient de la curiosité à l'égard du nouveau mouvement antiraciste. Le public de SOS-Racisme, qui était alors présenté dans la presse comme principalement constitué de jeunes scolarisés, généralement lycéens, amateurs de concerts et de musique pop, prêts à défendre des causes généreuses mais n'ayant pas de préférences partisanes bien affirmées[99], présentaient des caractéristiques sociales et culturelles proches de celles des lecteurs potentiels que les responsables de Libération pouvaient penser être en mesure d'attirer[100]. En devenant, malgré les réticences d'Eric Favereau, le quotidien qui publiait le plus grand nombre d'articles consacrés à SOS, Libération était amené à apparaître comme le « journal officiel » du mouvement selon l'expression ironique de Philippe Bernard qui analyse la politique éditoriale des dirigeants de Libération vis-à-vis de SOS comme une stratégie commerciale destinée à capter de jeunes lecteurs :

Philippe Bernard – Favereau était en décalage par rapport à son journal : Libération en faisait des tonnes depuis le début, il y en avait des pages et des pages [...]. Libé voulait être un peu, entre guillemets, le journal officiel du mouvement. Ils voulaient aussi d'une certaine manière récupérer les jeunes qui allaient dans ce genre de concert. Ce qui a priori se conçoit : on peut penser que les jeunes étaient plus des lecteurs de Libé que du Monde. Ce qui n'est pas forcément évident, c'est une idée toute faite que les jeunes lisent plus Libé que Le Monde. En volume ce n'est pas vrai : comme on a un tirage beaucoup plus important, les jeunes lisent plus Le Monde[101].

La publicité apportée par la rédaction de Libération à SOS-Racisme avait aussi pour effet de participer à la constitution de l'image publique du journal, qui cherchait alors à apparaître à la fois « engagé » mais non « partisan », « de gauche » mais « moderne » et « branché ». Les dirigeants de Libération, qui mettaient au principe des campagnes d'auto-promotion qu'ils menaient, en particulier face au Monde et au Matin de Paris, la sensibilité du journal aux jeunes, aux modes nouvelles et aux « phénomènes de société » étaient d'une certaine façon tenus, noblesse oblige, de suivre un mouvement présentant les caractéristiques mêmes mises en avant par leur discours publicitaire.

Laurent Joffrin – Cette alliance de militantisme moral et de savoir-faire médiatique était tout à fait dans l'air du temps des années 80, comme Libération était aussi l'expression de l'air du temps des années 80. Les deux entités se trouvaient en phase. Il y avait cette réconciliation avec le monde des médias, avec le monde de la publicité, avec le monde de l'apparence quoi [...]. Mais il y avait un côté mode, d'effet d'air du temps, qui incitait Libération à traiter très largement pour être dans le coup.[102].

Le concert de la Concorde représentait donc pour le journal un support promotionnel disponible et adéquat pour diffuser l'image de Libération, au sein d'un public qui semblait spécifiquement constituéde jeunes[103]. Puisque le quotidien ne sponsorisait pas officiellement le spectacle et ne disposait pas de son « logo » sur la tribune, la publication des cahiers spéciaux durant la semaine précédant le concert et la distribution de ces pages sous forme de supplément gratuit pendant la fête représentaient ainsi pour Libération un moyen de s'associer à l'opération. La rédaction du journal entendait ainsi ne pas laisser les thèmes de « la jeunesse » et de « l'antiraciste » à des concurrents comme Le Nouvel Observateur, Actuel ou encore Le Matin de Paris qui avaient, eux aussi, consacré de nombreuses pages à l'événement.

Dominique Pouchin – Mes premiers souvenirs forts [sur SOS] ce sont des discussions sur le thème [...] : « Mais pourquoi n'a-t-on pas sponsorisé le concert de la Concorde ? Pourquoi est-ce qu'on n'était pas à la Concorde ? Pourquoi on a laissé ça à Actuel ? » Je crois qu'Actuel était le sponsor de la première fête à la Concorde, et qu'on n'y était pas. Comme la Concorde avait été un gros événement, je me souviens qu'il y avait eu une première discussion qui avait été relativement courte, mais assez animée, sur le thème : “pourquoi on est en dehors de ça ?”[104].

Libération qui avait « manqué » la fête de 1985 deviendra le sponsor de presse officiel des concerts de SOS-Racisme jusqu'en 1988 et assurera gratuitement leur promotion dans les pages du quotidien. Cependant, le caractère, pour certains trop visiblement publicitaire et commercial de l'intérêt de Libération envers les concerts de SOS-Racisme, comportait le risque d'affaiblir la crédibilité journalistique du quotidien. Le mélange entre une couverture rédactionnelle abondante et favorable et la promotion conjointe de l'association et du journal était parfois sévèrement jugé par le reste de la presse et en particulier par les journalistes du Monde qui n'hésitaient pas, en adoptant une attitude plus retenue, à donner des leçons de déontologie journalistique à leurs collègues de Libération :

Q – Quel jugement vous portez par exemple sur le traitement de SOS qu'a fait Libération, [...] quand ils ont fait des cahiers spéciaux au moment des concerts ?
Robert Solé – Oui, oui, ils jouaient à fond la carte SOS, c'était leur public, c'était commercial, nous au Monde, on ne faisait pas ça..
Q – Vous pensez que c'était commercial ?
R – Bien sûr[105].

La rédaction de Libération se trouvait donc toujours à la limite de ce qu'il était possible de faire pour SOS-Racisme sans mettre en danger sa réputation professionnelle dans le champ de la presse. En 1985, cette perte de crédibilité publique est faible parce que SOS-Racisme est une association nouvelle dont les adversaires sont encore peu nombreux et elle est contrebalancée par les profits publicitaires que le journal peut en retirer. Lorsque le coût du soutien à SOS-Racisme augmentera, c'est-à-dire quand l'association sera moins à la mode et que son image apparaîtra plus liée à celle du Parti socialiste, la rédaction de Libération tendra à trouver moins de charmes à l'association antiraciste.

1) La couverture pléthorique du premier concert

Nous allons étudier en détail le contenu des encarts spéciaux que Libération publie sur SOS du 13 au 15 juin 1985 pour mettre en évidence les modes de présentation de l'association mis en œuvre par les journalistes à la veille du concert. Nous verrons que si la ligne éditoriale est clairement favorable à l'action de SOS-Racisme, il est possible de constater qu'une part non négligeable des articles semble assez critique à l'égard de l'association. Il est difficile de déterminer aujourd'hui s'il s'agissait là d'une stratégie du journal pour éviter d'apparaître trop complaisant à l'égard de l'association ou si les membres de la rédaction favorables à SOS n'étaient pas alors en mesure de contrôler plus étroitement la désignation des journalistes chargés du dossier. Toutefois, le fait qu'Eric Favereau signe quatre articles entre le 13 et le 15 juin et qu'il soit chargé d'écrire le texte retraçant la courte histoire de SOS peut laisser penser que si les dirigeants de Libération cherchaient à promouvoir l'association et à profiter du concert, ils souhaitaient éviter d'être accusés de complaisance et n'entendaient pas être soupçonnés d'avoir écarté un journaliste.
    Le premier supplément de Libération commence par un article introductif très louangeur de René-Pierre Boullu, chef du service société, qui estime que « le “touche pas à mon pote”, formule négative pour un mouvement farci de positivité, avait ce zeste d'agressivité juste nécessaire à déclencher l'onde de choc non violente ». Le journaliste juge que l'engagement des hommes politiques au côté de SOS-Racisme est modeste et plus motivé par le souci de leur image publique que par celui de l'action antiraciste : « le nouvel antiracisme badgé a su, jusqu'à maintenant, tourner ce racisme fait d'antiphrases, par son flanc mou. Qui a peur du grand gentil look de SOS-Racisme, sinon les politiciens, de divers bords, qui craignent de s'afficher plus avant dans son projet de lobby antiraciste, mais peur aussi de refuser trop nettement cette main tendue ? » En faisant de SOS un mouvement qui utilise les hommes politiques « de divers bords » mais aussi les critique, René-Pierre Boullu reconnaît implicitement SOS comme une association « indépendante » des pouvoirs et des partis. Pourtant, le journaliste n'ignore pas les rumeurs sur l'engagement socialiste des fondateurs de l'association : « Look ou lobby, l'effet “main” est-il cousu de fil blanc, ou rose ? ». Cependant, il juge que les « milliers de jeunes » qui portent le badge ne le font pas pour des raisons partisanes mais par une conviction antiraciste qu'il estime sincère : « la réponse est dans la main de milliers de “kids” qui au gré des passages à l'acte raciste [...] seront défiés dans les mois qui viennent, à vivre leur “pas touche” en Sainte-Nitouche ou plutôt comme un serment collectif, un engagement à mettre la main à la pâte »[106]. René-Pierre Boullu semble estimer que quoiqu'on puisse penser de SOS-Racisme en tant qu'organisation, le mouvement du badge, réunissant des milliers de jeunes contre le racisme ne peut être considéré qu'avec faveur. Dans un autre article, Pierre Mangetout souligne que l'engouement pour le badge doit beaucoup à la volonté de réagir contre le Front national : « si les mômes sont sortis du cocon où ils semblaient s'être frileusement repliés, s'ils ont quitté la forêt qui leur masquait les vrais espaces, c'est d'abord à cause du grand méchant loup : Jean-Marie Le Pen. [...] Un élève du lycée Michelet de Vanves donne cette définition saisissante de SOS-Racisme : c'est l'inverse du Front national ». « Dans le ventre mou des lycées, cela a été reçu comme un exorcisme contre Le Pen et la haine »[107]. Apparaissant comme une association anti-Le Pen, SOS-Racisme semble ne pouvoir être considéré que positivement par un journaliste ou un lecteur de Libération.
    Cependant ces deux textes sont les seuls que les animateurs de SOS puissent estimer satisfaisants au sein de ce premier supplément. Les autres articles apparaissent dans le contexte de cette période ouvertement ou implicitement hostiles. Ainsi Eric Favereau envisage l'aspect publicitaire et « marketing » de SOS-Racisme. Le journaliste écrit que « chaque publicitaire a un regret : ne pas avoir trouvé seul la petite main et le slogan à l'intérieur [...] »[108] et livre les réactions de quelques professionnels de la publicité reconnus. Celui, pessimiste de Daniel Robert qui juge que « ça ne va pas tarder à s'essouffler. Qui porte encore le badge de Solidarnosc ? Il n'y a pas d'exemple de ce type de mouvement qui ait pu tenir plus de six mois » et celui plus politique de Jacques Ségéla qui paraît enthousiasmé par la cause défendue et la forme du slogan (« Génial ! ça a la force des mots, ça rentre dans les tripes, ça décoiffe ») mais apparaît très « déçu » par un mouvement qu'il juge “récupéré” : « maintenant, c'est foutu. Ça n'a plus d'avenir, parce que l'affaire a été récupérée, politisée et le drame, c'est que ça soit venu de l'Elysée. Dommage, c'était une réussite exceptionnelle »[109]. On peut supposer qu'Eric Favereau aura été assez satisfait de parvenir à mentionner l'orientation politique des fondateurs de SOS-Racisme et le rôle de « l'Elysée » dans un article qui, dans la logique hagiographique d'un « cahier spécial concert » aurait dû être consacré à glorifier le flair publicitaire des animateurs de l'association. Un second article d'Eric Favereau a pour sujet le processus d'invention du badge et du slogan qui est présenté comme un simple travail de marketing, très éloigné du mode d'action ordinairement associé à un mouvement militant ou à une organisation « de terrain ». En outre, Eric Favereau écrit que les fondateurs de l'association ont sollicité le soutien des « réseaux juifs et socialistes » : « à partir du mot [le slogan Touche pas à mon pote], l'objet n'est pas allé de soi. [...] Mais chacun dans la petit troupe se prend au jeu [...] et fait le tour de ses relations dans le milieu publicitaire. Les réseaux juifs et socialistes sont mis à contribution, mais de façon avant tout individuelle ». Une citation d'Eric Ghébali lui permet de souligner l'influence de l'UEJF au sein de SOS et le sens dans lequel s'exerce cette influence, à l'opposé des intérêts des « beurs » : « au départ [dit Eric Ghébali], je n'étais pas convaincu [par le badge], je trouvais que ça faisait trop beur, et on ne voulait pas s'appuyer sur une communauté en particulier. Il y a même eu un vote du bureau national de l'UEJF pour s'y opposer »[110]. La description qu'Eric Favereau fait de l'élaboration du slogan, du badge et des thèmes de SOS-Racisme qui apparaît artificielle et publicitaire, s'oppose terme à terme à celle qu'il faisait des mouvements « beurs » lors des marches, lorsqu'il insistait sur « l'authenticité » et la « proximité avec le terrain » des militants « beurs ». Eric Favereau réalise en outre, conjointement avec Véronique Brocard, une courte interview d'Harlem Désir, dans laquelle, sur quatre questions, deux apparaissent plutôt « inamicales » : « mais ne craignez-vous pas aussi une “récupération” politique ? SOS-Racisme roule pour la gauche, oui ou non ? » et « y-a-t-il toujours un problème entre les associations beurs et SOS-Racisme ? La quasi-totalité de ces associations n'ont pas en effet signé l'appel à la fête de la Concorde »[111].
    Dans le même cahier, Jean-Paul Cruse, journaliste aux informations générales, dont les relations avec la direction du journal ont souvent été conflictuelles[112], s'intéresse au nombre de badges vendus et aux revenus que cette vente auraient engendrés. Il montre d'abord que les responsables de SOS-Racisme ont tendance à surestimer les ventes de badges mais aussi leur prix de revient lorsqu'ils s'adressent à la presse : « Laure qui a réalisé la première série [...] contesta absolument avoir produit 500.000 badges. “C'est beaucoup moins que cela. Mais je comprends pourquoi ils ont dit ça. S'ils avaient dit que ça marchait mal personne n'aurait parlé d'eux” ». Le journaliste constate en outre qu'il est difficile d'estimer le prix de revient du badge pour SOS (de un à trois francs par badge) parce que « les artisans et les petits industriels » qui travaillent pour le badge de SOS constituent « un maquis de sous-traitance et de travail plus ou moins clandestin [...], un milieu où, traditionnellement, sur les presses en plastique pour gadgets, s'aventurent les mains des “potes” arabes payés au noir... ». En conclusion de son article Jean-Paul Cruse estime que SOS-Racisme qui hésitait « à fournir des renseignements sur “ses” fabricants par crainte d'un coup de main des partisans de Le Pen » ne court probablement plus aucun risque puisque « la maison Moret, après avoir fabriqué 400.000 badges « Solidarnosc », travaille aujourd'hui parallèlement pour SOS-Racisme... et pour [le badge] “touche pas à mon peuple” de Jean-Marie Le Pen »[113]. Libération affirmant que les badges des potes et ceux du Front national sont fabriqués dans la même usine par des travailleurs immigrés sans doute « payés au noir », voilà qui n'a pas dû satisfaire les responsables de SOS. Nicolas Beau, journaliste qui vient de quitter Le Monde après y avoir couvert les marches des « beurs », étudie de son côté les soutiens politiques dont dispose SOS et estime que « quelques mois après le baptême, les parrains sont moins “trans-partisans” que prévu ». Le journaliste constate que seul le gouvernement et en particulier le ministre de la culture, Jack Lang, apporte son soutien à une initiative qui semble surtout servir les intérêts politiques de la gauche : « ce mouvement peut contribuer, dit Jack Lang, à dégeler la vie politique, emprisonnée dans des étiquettes qui ne correspondent pas à la vie des gens, à leurs aspirations ». Autrement dit : « le rassemblement d'accord, mais tant qu'à faire plutôt sur des valeurs défendues traditionnellement par la gauche. Pourquoi pas, à la Concorde, une foultitude antiraciste en forme de pied de nez au rassemblement de juin dernier pour l'école privée ?... semble rêver tout haut ce mitterrandiste... de première main »[114].
    Les journalistes de Libération apparaissent donc divisés sur « l'angle » qu'ils doivent donner aux articles consacrés à SOS-Racisme. Le clivage est le suivant : d'un côté Eric Favereau et certains rédacteurs qui traitent de l'association en utilisant un ensemble de schèmes interprétatifs critiques, mettant en cause le caractère partisan de l'association, l'absence de militants « beurs » en son sein, la faible implantation de SOS auprès des populations immigrées et les pratiques militantes des dirigeants de l'association, qu'ils jugent plus proches du « marketing » que de ce qu'ils considèrent être le « travail de terrain » militant authentique ; de l'autre la hiérarchie de la rédaction qui estime que l'action de l'association a permis à beaucoup de jeunes un engagement antiraciste qu'ils n'auraient jamais eu sans elle et qu'en période de croissance du Front national, cette action est utile.

Laurent Joffrin – Donc quand on envoyait des gens faire des enquêtes sur le terrain, en général, ils revenaient en disant “mais ça n'existe pas sur le terrain, c'est de la connerie etc., c'est un pur phénomène de télévision, d'ailleurs sur le terrain les gens peuvent pas les voir, d'ailleurs il y a des associations qui font un travail formidable et qui vont être gênées parce qu'ils captent toute l'attention etc.” Et puis il y avait à côté un autre reportage au siège de SOS-Racisme où au contraire c'était plutôt l'imagerie positive : ce sont des jeunes, formidables, il y a des beurs, c'est mélangé. Et puis il y avait les éditos. Là, la ligne éditoriale du journal, c'était clair, c'était de soutenir, parce que ça allait dans le bon sens, c'est simple..[115].

Eric Favereau confirme l'opposition entre d'un côté la plupart des dirigeants de Libération qui souhaiteraient que le journal publie des articles à la fois plus nombreux et plus favorables sur SOS-Racisme et de l'autre des journalistes qui se montrent irrités par les méthodes des responsables de l'association envers eux, en particulier leur faible tolérance à l'égard des critiques journalistiques et leur tendance à s'en plaindre à la direction du journal :

Eric Favereau – Ils [les fondateurs de SOS] ont voulu jouer Libé. À Libé, il y avait de vraies réticences, de vrais blocages et qui ne tenaient pas qu'à moi d'ailleurs. Parce que les autres journalistes, qui au départ étaient plutôt assez sensibles à SOS, avaient toujours des problèmes avec les gens de SOS, parce qu'ils ne supportaient pas la moindre critique. Il y avait une autre journaliste, qui était pourtant au départ très ouverte à SOS, qui s'appelait Véronique Brocard : elle a eu des problèmes. Tous les journalistes de base qui ont suivi SOS ont eu des problèmes. Mais en haut, ça marchait bien, vu que July, Pouchin, Bouguereau étaient pour. Au niveau de la base, ça ne s'est pas bien passé ; donc à SOS, ils ont trouvé que Libération s'est très mal comporté avec eux, dans les années décisives, dans les mois décisifs, au début. Même pour les trois cahiers spéciaux du concert, ça a été des injures parce qu'ils trouvaient qu'ils étaient trop critiques. [...] Mais Harlem Désir et Julien Dray ont quand même bénéficié d'une complaisance invraisemblable de la presse, invraisemblable[116].

Si les articles du deuxième encart, plus centrés sur le « racisme » que sur l'association apparaissent plus favorables, ceux du troisième cahier se révèlent au contraire assez critiques et moins susceptibles de satisfaire les exigences publicitaires des fondateurs de l'association. Libération accorde une tribune à Christian Delorme qui reprend les attaques qu'il formule depuis deux mois. Delorme estime qu'à « trop vouloir exister, SOS étouffe les associations de jeunes issues de l'immigration maghrébine qui voudraient pouvoir enfin être reconnues dans leur autonomie » et juge que SOS-Racisme place son action dans une logique électorale : « il y a derrière SOS des stratégies inavouées. Une stratégie électoraliste tendant à créer autour de l'antiracisme un rassemblement dépassant les frontières de la gauche, et susceptible de constituer une force d'appoint pour le Parti socialiste en mars 86. Une stratégie aussi de la fraction de gauche de l'UEJF, seule organisation présente en tant que telle dans les instances de décision de SOS et qui s'inscrirait dans une volonté de leadership ». En outre, Christian Delorme met en cause la stratégie de culpabilisation des racistes adoptée par SOS qui risque, selon lui, d'avoir un effet contraire à celui recherché : « si ces campagnes [celles de l'extrême droite] ont une certaine audience, c'est parce que se manifestent de réelles difficultés de coexistence des communautés dans une situation économique et un urbanisme défavorable. Et à trop rapidement faire peser la culpabilité de « racisme » sur des gens qui souffrent de la mal-vie ensemble, ne court-on pas le risque de les jeter dans les bras des racistes politiques ». Il considère donc que la nouvelle association antiraciste fait une analyse erronée du « racisme » et omet d'en examiner les « causes profondes » : « en se limitant à une position éthique nécessaire mais insuffisante [...] SOS néglige de prendre en compte les causes profondes de la xénophobie et passe au-dessus des situations concrètes d'injustice, ne s'attaquant qu'aux manifestations les plus voyantes. [...] Et le débat sur l'égalité réelle des communautés, l'égalité des droits et des chances peut être trop facilement occulté »[117]. L'article de Christian Delorme est suivi d'une tribune de Mogniss Abdallah, l'un des premiers promoteurs de mobilisations spécifiquement « beurs » et le créateur en France de « rock against police », série de concerts destinés à protester contre les expulsions et les méthodes de la police entre 1979 et 1981. La critique de Mognissh est très proche de celle que développent Eric Favereau et Christian Delorme. Il juge que « l'hostilité à l'égard de SOS-Racisme fait désormais l'unanimité parmi les “Beurs” organisés » et reproche à Harlem Désir et à Julien Dray « la présence de l'UEJF dans l'état-major de SOS et ses prises de position en faveur d'Israël » qui « ont été vécues comme une O.P.A., une véritable provocation, voire comme une humiliation supplémentaire venant corroborer le sentiment diffus de se faire déposséder de sa propre histoire ». Mognissh condamne en outre le caractère sélectif des campagnes de SOS-Racisme qui ne protesterait que lorsque la motivation raciste est clairement affichée par les agresseurs et lorsqu'ils se réclament du Front national. SOS ne servirait alors que les intérêts électoraux du Parti socialiste et de Laurent Fabius : « l'antiracisme prôné par SOS nous paraît sujet à caution. Il est sélectif, prétend ne s'attaquer qu'aux “vrais” crimes racistes, les autres affaires n'étant pas exploitables parce qu'insuffisamment ciblées, nous dit-on. Qu'est-ce que définit le « vrai » crime raciste ? À suivre les dires et les mobilisations de SOS-Racisme, il s'agit des crimes commis par des racistes se revendiquant comme tels [...] et qui de préférence ont partie liée avec le Front national. Ainsi il y a les vrais racistes et en face d'eux les vrais antiracistes regroupés derrière le drapeau républicain, celui de Fabius s'entend »[118]. Paul Thibaud, directeur de la revue Esprit, signe une autre tribune dans laquelle il déclare « [éprouver] toujours un peu de gêne devant les déploiements de la vertu antiraciste ». Il se demande si crier encore que l'on va écraser l'infâme, [...] sert à autre chose qu'à se donner bonne conscience, à se poser en prédicateur, voire en inquisiteur face à la méchanceté ou à la perversion commune ». Paul Thibaud conteste aussi le diagnostic implicite que SOS-Racisme fait du racisme car il juge percevoir moins la montée d'un véritable racisme que des manifestations de xénophobie, dues au « désarroi devant un sentiment de dépossession » de « perte des repères » qu'exploite Jean-Marie Le Pen. Il s'agit donc pour lui de s'attaquer aux causes sociales de ce « désarroi » plutôt que de condamner des discours ou des actes racistes qui ne constitueraient que des « symptômes » : « ça ne veut pas dire qu'il ne faut jamais condamner, mais qu'il ne faudrait pas le faire en répandant la panique et en criant au loup pour se donner l'air héroïque. Mieux vaudrait essayer de soigner le mal au lieu de s'acharner contre les symptômes »[119]. Les fondateurs de SOS sont ainsi accusés d'utiliser les actions « racistes » pour faire parler de l'association.
    Enfin, dans le principal article du cahier intitulé « comment ils ont lancé SOS », Eric Favereau retrace la jeune histoire de l'association en reprenant certains éléments de ses articles du 27 mars et du 10 mai 1985[120]. Le journaliste rappelle que « certains [membres de SOS] ont un passé politique très marqué, comme Rocky, ou bien Julien Dray, ancien membre du comité central de la Ligue communiste révolutionnaire, passé au PS » et qu'ils ont tendance à raconter une « histoire en forme de conte de fées pour expliquer leur naissance ». Il insiste également sur le caractère essentiellement médiatique de l'action de l'association : « ils [Harlem Désir et Julien Dray] ne démordent pas de leur stratégie initiale, à savoir jouer sur les médias. Ainsi le choix de leur porte-parole : “il fallait que notre affaire ne soit pas directement liée à une communauté particulière, ce qui avait été la faiblesse du mouvement beur” [...]. On l'a compris, leur initiative, “entre potes” est pensée au millimètre, à mille lieux de l'improvisation ». Reprenant l'argumentation de Mognissh Abdallah, Eric Favereau juge que le caractère selon lui soigneusement réfléchi de l'association permet de soupçonner que sa création n'est pas sans rapport avec les manœuvres électorales de certains dirigeants socialistes : « les mauvaises langues constatent que leur stratégie et leur développement convergent avec toute l'ambiance politique “fabiusienne”, toute de “minimalisme”, de consensus et de show sur les droits de l'homme. [...] Par temps de pré-campagne électorale, avec des candidats aux aguets des moindres phénomènes, SOS est à coup sûr un enjeu de taille »[121]. Bien qu'Eric Favereau veille à ne pas introduire formellement de commentaire dans son article, celui-ci apparaît pourtant comme un catalogue de toutes les critiques qui pouvaient alors être adressées à SOS[122].
    Les articles de Libération précédant le concert sont donc loin d'être toujours complaisants envers l'association. Toutefois, même si tous les articles publiés ne sont pas favorables à SOS, le nombre de pages consacrées au concert constitue à lui seul une publicité importante qui contribuera à assurer le succès de la fête de la Concorde. Si les commentaires et les modes de présentation défavorables seront parfaitement décodés par les associations « beurs », par les journalistes spécialisés ou par les animateurs de SOS qui protesteront auprès de la direction du journal, on peut douter que le grand public ait perçu l'ampleur des réserves exprimées par certains rédacteurs. Même dans les articles d'Eric Favereau les attaques demeurent relativement euphémisées. Les critiques que plusieurs journalistes de Libération laissent transparaître sont d'ailleurs bien plus mesurées que celles qui seront adressées à l'association quelques années plus tard et tout se passe comme si les éditoriaux enthousiastes envers SOS et l'effet de masse produit par la publication d'autant d'articles consacrés au racisme et au concert contribuaient à rendre positifs et favorables des articles isolément plutôt hostiles. On peut en outre faire l'hypothèse que l'image publique de SOS-Racisme est, en 1985, tellement favorable que les schèmes d'interprétation des articles spontanément mis en œuvre par les lecteurs de Libération conduisent à une neutralisation de toutes les informations en contradiction avec ce qu'ils connaissent par ailleurs de l'association au travers des autres médias et en particulier de la télévision (organisation jeune, sympathique, luttant de façon désintéressée contre le racisme). Alors que dans un contexte moins célébratif, une plus grande part du public aurait été susceptible de « lire entre les lignes » les réserves et les critiques formulées par les journalistes, tout se passe alors comme si les informations défavorables n'étaient pas perçues comme telles par les lecteurs. Il est d'ailleurs significatif, lorsqu'on interroge rétrospectivement des rédacteurs du journal ou d'autres quotidiens sur la couverture que Libération a consacrée à SOS-Racisme durant l'année 1985 et en particulier lors du concert de juin, de constater que tous parlent d'un soutien sans réserve accordé à l'association par Libération[123].

2) Les raisons politiques du soutien de SOS par Libération

Comme nous venons de le montrer dans le cas du premier concert, Libération se distingue des autres journaux – excepté du Matin de Paris – par le caractère massif de sa couverture de SOS-Racisme puisque le journal publie, en juin 1985, trois fois plus d'articles sur l'association que le Monde. En 1985, le journal accorde quatre fois sa formule « événement » à l'association et consacre à de nombreuses reprises plusieurs pages à SOS au sein d'un même numéro (voir tableau 5). Dans le corpus rassemblé, 52 articles sur 96, soit 54 % des articles signés parus en 1985 ont été publiés en 11 numéros de Libération et 27 articles, soit 28 %, en quatre numéros du journal[124]. En 1985, 50 articles, soit 52 % des articles signés de Libération, sont suscités par seulement cinq actions de SOS-Racisme[125] et trois d'entre elles en rassemblent 45, soit 47 % des articles signés en 1985. Il apparaît donc que la couverture de Libération n'est pas limitée et régulière comme le serait le traitement ordinaire d'une organisation antiraciste par le rédacteur spécialisé, mais au contraire que la rédaction du journal, en réunissant de nombreux articles dans un nombre restreint de numéros, contribue à attirer sur SOS-Racisme l'attention de ses lecteurs et des autres médias. En outre, plus de la moitié des articles que publie le journal ne sont pas écrits après les actions organisées par SOS mais au contraire avant (voir tableaux 4 et 5).


Tableau 4

Nombre d'articles signés et de pages du journal Libération consa-
crés en 1985 à SOS publiés avant ou après un événement organisé par SOS.

 

Avant l'événement

Après l'événement

 

Nombre d'articles avant un événement

Nombre de pages avant un événement

Nombre d'articles après un événement

Nombre de pages après un événement

année 1985

38

34

32

22

Il était probablement difficile pour les dirigeants de Libération de justifier le nombre et la tonalité des articles qu'ils publiaient sur SOS selon le mode de légitimation strictement « professionnel » en usage dans le champ des médias qui privilégie une description réaliste des « faits » et l'établissement d'une stricte proportion entre « l'importance » d'un événement et sa traduction dans la presse[126]. La couverture « prévisionnelle » de Libération n'avait aucune commune mesure avec ce que la presse accorde ordinairement à une manifestation avant qu'elle ait eu lieu[127]. Il apparaît hors de doute que la publication par Libération d'un aussi grand nombre d'articles, qui pour beaucoup d'entre eux annoncent les actions de SOS plutôt qu'ils n'en rendent compte, a pour origine une stratégie de promotion de SOS-Racisme suivie par les principaux dirigeants de la rédaction du journal, stratégie qui a probablement fortement contribué à l'essor de l'association[128].


Tableau 5

Numéros de Libération comportant au moins deux articles
signés consacrés à SOS-Racisme durant l'année 1985.

Date

nombre d'articles

nombre de pages

sujet

13-6

10

8

annonce du concert

15-6

7

7

annonce du concert

7-12

5

4

annonce de l'arrivée de la marche

9-12

5

4

après l'arrivée de la marche

14-6

4

6

annonce du concert

27-3

4

4

mort d'Aziz Madak après la minute de silence

17-6

4

3

après le concert

9-11

4

2

après le débat Désir-Peyrefitte

30-10

3

2

avant l'arrivée de la marche "beur"

23-11

3

2

annonce du colloque de SOS à l'Athénée

6-12

3

2

annonce de l'arrivée de la marche

25-3

2

2

mort d'Aziz Madak avant la minute de silence

5-12

2

2

annonce de l'arrivée de la marche

26-3

2

1

mort d'Aziz Madak avant la minute de silence

1-4

2

1

après des manifestations antiracistes

22-5

2

1

après l'agression d'un porteur de badge

21-10

2

1

après le départ des marches

22-10

2

1

après le départ des marches

25-11

2

1

après le colloque de SOS à l'Athénée

Total

68

54

nombre total d'articles signés en 1985 : 96

Il nous faut alors expliquer pourquoi les dirigeants de Libération ont déployé un « militantisme journalistique » aussi important et aussi durable à l'égard de SOS-Racisme. Le soutien dont a bénéficié SOS-Racisme à Libération[129] nous apparaît fortement connecté aux transformations des configurations politiques après 1981 et en particulier à l'émergence du Front national, premier parti identifié à « l'extrême droite » à augmenter son audience depuis le déclin du « mouvement poujadiste ». Nous avons déjà montré que si la concurrence au sein du champ journalistique conduisait les rédacteurs de Libération à des stratégies de « neutralisation » relative de leur offre journalistique et de prise de distance vis-à-vis du gouvernement, le journal conservait une orientation « de gauche », ne fût-ce que parce qu'il aurait été commercialement difficile de faire évoluer trop rapidement la ligne éditoriale sans risquer de perdre un grand nombre de lecteurs. Bien qu'ils aient rompu avec leur militantisme passé et qu'ils aient considérablement « neutralisé » la ligne politique du journal, on ne saurait négliger dans l'explication des attitudes des journalistes vis-à-vis de SOS, le rôle des préférences politiques des dirigeants de Libération et en particulier leur hostilité à « l'extrême droite ». Lorsqu'aux élections municipales de 1983 puis aux élections européennes de 1984, le Front national progresse notablement, les journalistes de Libération sont logiquement conduits à s'inquiéter des progrès de ce parti.

Eric Dupin – Alors le Front national, quand il a émergé en 84, c'était pour Libération, pour les anciens gauchistes pour qui le fascisme c'était... – les extrêmes se fascinent mutuellement –. Donc pour eux, voir le Front national arriver comme ça à 11 %, c'était un coup de tonnerre extraordinaire. Je me souviens de la soirée des élections européennes de 84 au journal, c'était quelque chose d'extraordinaire[130]. Et donc ensuite, il fallait lutter contre Satan. Et là je crois de manière assez sincère, le fait de promotionner SOS-Racisme était considéré comme un moyen de faire reculer le Front national, de façon assez sincère, [...]. Pour Libération, ce serait erroné de penser qu'on aurait promu SOS par un jeu de miroirs pour faire monter le FN par rapport à la droite, on n'en est pas à ces niveaux de raisonnement. Ce qui est vrai, par contre, c'est que, par un phénomène de fascination à l'égard de l'adversaire, Libération a parfois objectivement fait le jeu du Front national, c'est-à-dire qu'un certain nombre de unes faites sur le Front national, ça le fait exister [...]. Mais je crois que c'était surtout l'univers idéologique : il y avait le bien et le mal, SOS-Racisme et le Front national, c'est ça qui est le plus critiquable d'un point de vue journalistique. [...] Je pense que ce qui a entraîné la mobilisation de beaucoup de gens, c'était l'existence du Front national, la légitimation politique du racisme, donc de SOS, avant 81, c'est impossible à concevoir, si vous voulez[131].

L'inquiétude à l'égard des progrès du Front national est alors un état d'esprit très répandu au sein des rédactions. Certains journalistes s'interrogent publiquement sur la responsabilité des médias dans la progression du Front national et considèrent que la profession serait fondée à tenter d'empêcher Jean-Marie Le Pen d'accéder à la radio ou à la télévision[132]. D'autres, s'ils acceptent de l'inviter à parler, déclarent vouloir le mettre en difficulté. Face à un parti qui est alors couramment qualifié de « fasciste », toute action visant à entraver sa progression apparaît légitime, même si elle ne provient pas d'acteurs politiques professionnels mais de journalistes. En se présentant comme un mouvement qui veut organiser une riposte à ce qu'ils nomment la « banalisation des idées racistes » dans la sphère politique consécutive à l'émergence du Front national, les fondateurs de SOS vont bénéficier de la sympathie spontanée de beaucoup de journalistes et de rédactions, en particulier celle de Libération, où le « racisme » faisait déjà l'objet depuis longtemps d'une couverture abondante[133]. Interrogés quelques années plus tard, les journalistes de Libération justifient leur engagement pour SOS-Racisme par l'inquiétude éprouvée face à l'émergence du Front national.

Laurent Joffrin – Il faut bien voir, qu'à l'époque de l'apparition de SOS, c'était la montée de Le Pen, c'était l'inquiétude devant la montée de l'extrême droite. Alors les gens qui s'opposaient traditionnellement à la montée de l'extrême droite, c'était soit la gauche classique, mais elle était au gouvernement, soit les associations antiracistes à l'ancienne, et donc c'était logique que les journalistes soient séduits par un mouvement nouveau, qui en plus faisait la preuve, en tout cas, donnait l'impression de faire la preuve de son efficacité, en réunissant beaucoup de monde et en touchant des jeunes. Une des angoisses devant la montée de l'extrême droite, c'était que les jeunes basculent de ce côté-là, qu'il soient touchés par ça. Alors SOS-Racisme donnait le sentiment d'avoir inventé une méthode, qui servait de garde-fou, qui servait de cordon sanitaire[134].

Le 12 février 1985, Libération avait publié un dossier de huit pages consacré au passé de Jean-Marie Le Pen durant la guerre d'Algérie, rassemblant cinq témoins qui accusaient le leader du Front national de les avoir torturés en 1957 à la Villa des Roses d'Alger[135]. Le journal est alors accusé par Jean-Marie Le Pen mais aussi par certains journalistes de participer à la campagne du Parti socialiste contre le Front national. En cherchant à publier des informations tendant à discréditer Jean-Marie Le Pen, c'est-à-dire en faisant à l'encontre du Front national un « coup journalistique » qui peut être aussi interprété comme un acte politique, les rédacteurs de Libération s'exposent à être accusés de prendre parti. L'engagement direct du quotidien donne prise à la critique et risque de porter atteinte à sa crédibilité journalistique et de rétablir l'image de journal « politique » que ses dirigeants avaient chercher à faire disparaître. En ce sens, la publication d'articles consacrés à SOS-Racisme pouvait représenter pour les journalistes de Libération un moyen de continuer à mener une action contre le Front national sans encourir une mise en cause directe.

Q – Qu'est-ce que le soutien à SOS devait à la montée de Le Pen ?
Dominique Pouchin – À mon avis beaucoup. C'est quand les européennes ? C'est 84, l'arrivée de Le Pen à plus de 10 %, c'est 84. Bon, ben oui, c'est la réplique, et c'est une bonne réplique. Je pense que la corrélation est à la fois considérable et étroite, c'était sain[136].

Pourtant, le soutien de Libération à SOS-Racisme ne peut s'expliquer par la seule hostilité des journalistes envers le Front national. Il est en effet possible de discerner une certaine adéquation entre la nouvelle ligne éditoriale de Libération et la forme donnée par ses fondateurs à SOS et à son discours. Le quotidien avait suivi avec beaucoup d'attention les deux marches des « beurs », sans doute parce que les rédacteurs chargés des « questions de l'immigration », et en particulier Eric Favereau, éprouvaient de la sympathie envers leur mouvement, mais aussi parce que la direction du journal voyait déjà dans une telle action antiraciste un moyen de lutter contre les progrès du Front national. Toutefois, la rédaction ne pouvait longtemps considérer favorablement les militants « beurs » qui faisaient preuve d'un radicalisme politique difficilement compatible avec la ligne éditoriale du journal[137]. Les fondateurs de SOS-Racisme présentaient au contraire beaucoup d'affinités avec les responsables du journal puisqu'ils partageaient une trajectoire politique semblable, étant issus comme eux du militantisme étudiant et ayant souvent fait partie des mêmes organisations d'extrême gauche. Leur évolution commune de l'extrême gauche vers la gauche modérée contribuait à leur donner une perception sensiblement proche de l'espace et des luttes politiques[138]. Au contraire du mouvement « beur », toujours susceptible d'apparaître particulariste et « identitaire », l'action de SOS-Racisme, qui recherchait le rassemblement le plus large[139], respectait la grammaire « universaliste » en usage dans le champ politique français tout en innovant dans les formes de la mobilisation. Les thèmes « consensuels », le caractère multipartisan des parrains politiques et les objectifs affichés de SOS-Racisme – la lutte contre le « racisme » et le Front national – convenaient beaucoup mieux aux modes de pensée et aux préoccupations des responsables des rédactions de la presse parisienne que ceux des militants « beurs » dont les méthodes d'action plus rugueuses et le discours alors plus « protestataire », mettant en cause les discriminations raciales dont ils s'estimaient victimes et en particulier l'attitude de la police à leur égard, apparaissaient beaucoup plus éloignés des formes politiques légitimes que les journalistes étaient habitués à traiter et donc moins utilisables dans le cadre des débats et des luttes politiques ordinaires entre factions politiques « de gauche » et « de droite »[140]. Selon Laurent Joffrin, SOS-Racisme correspondait à une forme nouvelle de militantisme, qui n'apparaissait plus fondée sur ce qu'il nomme la « culture politique traditionnelle » de la gauche, posant en préalable la nécessité d'une transformation globale du système économique mais au contraire sur un mode de justification faisant référence à la morale, aux « droits de l'homme » ou à la « Révolution française »[141]. Pourtant, l'opposition entre l'antiracisme de SOS et un attachement à la « culture politique traditionnelle » de la gauche est d'autant moins évidente que Julien Dray ancrera la Nouvelle école socialiste à la gauche du Parti socialiste[142]. Il est donc plus probable que si Laurent Joffrin et ceux des dirigeants du journal qui affirmaient un certain militantisme journalistique pour des « valeurs de gauche »[143] se trouvaient en affinité avec le discours des fondateurs de SOS-Racisme, c'est qu'en développant un mouvement fondé sur une « morale antiraciste » et sur la solidarité avec les « potes », SOS fournissait au journal « de gauche » une cause « progressiste » n'apparaissant pas directement dépendante d'une organisation politique et qui n'était pas contradictoire avec la nouvelle ligne éditoriale de Libération[144]. On peut ainsi faire l'hypothèse, avec Eric Dupin, que le militantisme antiraciste de Libération était également un moyen pour la rédaction de réaffirmer l'ancrage « à gauche » du quotidien alors que celui-ci était souvent critiqué pour les idées économiques « libérales » qu'il défendait[145]. Interrogé quelques années plus tard, Laurent Joffrin estime qu'en 1985, SOS-Racisme représentait un mouvement dont l'action et la forme étaient en adéquation avec les idées qu'il cherchait alors à défendre dans ses livres ou dans son travail de journaliste :

Q – Vous, vous avez soutenu SOS pour des raisons politiques ?
Laurent Joffrin – Oui, pour des raisons politiques, oui, bien sûr. Dans mon premier bouquin sur la gauche, en 1983, qui s'appelait “La gauche en voie de disparition”, ma thèse était que la gauche devait abandonner sa culture politique traditionnelle, qui avait volé en éclats au contact du pouvoir, qui était une culture marxisante, étatiste, protectionniste, genre Chevènement, l'ancienne culture, celle du congrès de Metz, du Mitterrand des années 78, au profit d'une nouvelle idéologie dont le fondement aurait été l'extension continue de la démocratie, de la démocratie formelle, de la démocratie sociale etc. [...] Mon idée c'est qu'il fallait militer avec des valeurs qui étaient celles des droits de l'homme, déduire la politique non pas du catéchisme socialiste, mais du catéchisme révolutionnaire, de la Révolution Française, [...]. Et puis arrive ce mouvement, que je ne connaissais pas et qui dit exactement la même chose : “il ne faut plus parler de socialisme, il faut prendre les droits de l'homme comme source, et puis on applique ça sur le terrain”. Donc c'était exactement ce que je pensais. Donc là, la sympathie idéologique était immédiate. [...] Au sein de Libération, il y avait de manière dominante une sympathie pour SOS, notamment pour le fait que c'était un mouvement qui ressemblait aux mouvements des années 60-70 mais avec des bases idéologiques démocratiques, qu'il n'y avait pas là-dedans de critique générale de la société, comme il pouvait y avoir dans les années 70. Donc ça avait l'air d'un mouvement qui avait tenu compte, au fond, des impasses de l'extrême gauche, mais qui luttait quand même de manière efficace pour une cause juste [...]. Et puis c'était des socialistes, moi j'ai été jeune socialiste, militant des Jeunesses socialistes. Et puis, après je les ai connus, on est devenu amis, bon, c'est la vie. Et c'était amusant d'être dans un petit sérail politique[146].

Nous avons montré qu'à partir de 1982, la direction de Libération et les responsables du service économique qui cherchent à transformer l'image « gauchiste » du journal, adoptent une attitude critique à l'égard de la « culture du congrès de Metz »[147] et des idées économiques du programme de François Mitterrand, qui culmine avec la participation de Laurent Joffrin et de Libération à l'émission « Vive la crise » en 1984. Cette ligne éditoriale s'était traduite par la publication dans les colonnes de Libération d'articles mettant en cause « l'archaïsme » des organisations les plus proches de cette « culture traditionnelle de la gauche », le Parti communiste[148], certains syndicats ou les courants situés à la gauche du Parti socialiste, ceux de Jean Poperen ou de Jean-Pierre Chevènement[149]. Parallèlement, la rupture avec le militantisme d'extrême gauche des principaux dirigeants de Libération et l'évolution de leurs convictions politiques vers des conceptions « social-démocrates » et « libérales », les avaient conduits à considérer avec méfiance tout discours politique de forme « économiste » ou « marxiste » attribuant essentiellement à des causes structurelles ou économiques l'origine des problèmes sociaux ou des tensions raciales[150]. On peut donc faire l'hypothèse que les dirigeants de Libération auraient accueilli beaucoup moins favorablement une association antiraciste faisant, comme le MRAP ou le Parti communiste en 1985, de la crise économique et de la croissance du chômage le principe de l'augmentation des actes « racistes »[151]. En proposant une interprétation du « racisme » qui ne faisait pas de l'immigration un « problème » mais une « richesse sociale »[152], qui n'attribuait pas de causes d'ordre économique à l'augmentation des comportements « xénophobes » mais en faisait le seul produit de la diffusion des idées et des thèses du Front national, les fondateurs de SOS présentaient donc une explication des « problèmes de racisme » qui était conforme à la façon dont les responsables de la direction de Libération étaient susceptibles de les percevoir[153].

Eric Dupin – Le terrain sur lequel s'est créé SOS, celui de la morale antiraciste, essentiellement une réaction morale, ça rentrait très fortement en résonance avec la manière dont Libération concevait la question de l'immigration et du racisme. C'est-à-dire qu'il y avait un débat, peu important parce que les gens comme moi étaient très minoritaires, entre ceux qui disaient que le phénomène du racisme – qui à l'époque se développait et avait une traduction politique avec le Front national – devait être relié à la crise économique, à des réalités sociales, etc., et donc que le racisme ne devait pas être uniquement condamnable moralement, même si c'était un préalable indispensable, mais que si on voulait le faire reculer dans la société française, il fallait poser la question des formes de l'immigration, celle de la crise économique et de la marginalisation de beaucoup de gens, enfin les nouveaux pauvres etc. Et je me souviens très bien que ce discours-là, que je tenais avec quelques autres, était très minoritaire. D'abord, il était considéré comme suspect, puisqu'il reconnaissait qu'il pouvait y avoir un problème de l'immigration. Reconnaître que l'immigration pouvait être un problème dans le contexte social et économique était déjà une concession aux racistes, suivant la thèse majoritaire à l'époque à Libé. René-Pierre Boullu, qui s'occupait du service société, était le grand théoricien de cette ligne-là. Il me disait “non Eric, non, si tu commences à dire ça, tu vas reconnaître qu'il y a un problème de l'immigration, ensuite tu vas reconnaître qu'il y a trop d'immigrés et ensuite, tu vas basculer dans le racisme”. Bon, je caricature là, mais c'est pour ça que la thématique de SOS, “Touche pas à mon pote”, avec le côté convivial, pour eux, pour le service société de Libération, pour Libération de façon plus générale, correspondait tout à fait à leur approche, c'est-à-dire les racistes sont des méchants, il faut les dénoncer et il faut que le racisme soit considéré comme quelque chose de très mal (...)[154].

Conçu pour susciter peu de critiques et d'oppositions, le discours de SOS-Racisme se révèle donc particulièrement adapté aux représentations politiques et aux modes de pensée des principaux dirigeants de Libération[155] qui peuvent faire des usages symboliques multiples de la nouvelle association antiraciste : montrer qu'ils participent selon leurs moyens à la lutte contre le Front national, manifester que le quotidien est encore attaché à une valeur « de gauche » traditionnelle (l'antiracisme), contribuer, par la forme œcuménique de l'association et le soutien de parrains centristes, au travail symbolique de « dégauchisation » de l'image du quotidien. L'habileté des fondateurs de SOS aura été de ne pas développer dans un premier temps de programme de revendications qui les aurait amenés à préciser leurs orientations politiques et aurait contraint les acteurs politiques et donc les journalistes à se situer par rapport à celles-ci. Durant ses premiers mois d'existence, les multiples soutiens que reçoit SOS-Racisme s'ordonnent selon une logique du flou qui autorise des acteurs situés dans des espaces sociaux différents et pourvus d'intérêts contradictoires à concourir à l'établissement de sa notoriété et à l'accroissement de ses ressources[156].

 

D) Le retour à des logiques partisanes : le soutien à une association « de gauche » en période de cohabitation

La victoire de l'opposition aux élections législatives de 1986 transforme la configuration politique et amène SOS à modifier son mode d'action et ses thèmes de campagnes pour devenir plus revendicatif et contestataire. La participation de SOS-Racisme aux protestations contre les « bavures » durant l'été 1986 et aux manifestations contre la loi Devaquet vont conduire à une opposition ouverte entre l'association et le gouvernement de Jacques Chirac. La ligne de clivage politique sur l'immigration se confond alors largement avec la frontière entre « la droite » et « la gauche ». Cette nouvelle configuration permet à la rédaction de Libération de concilier, plus facilement qu'entre 1981 et 1986, une politique rédactionnelle d'opposition au gouvernement et le maintien d'une « identité » de journal « de gauche ». L'image publique encore relativement « apolitique » de SOS-Racisme permettra à Libération de montrer qu'il reste un journal antiraciste de gauche capable de se mobiliser pour des causes justes sans toutefois apparaître comme un quotidien « partisan » proche du Parti socialiste. Ce n'est qu'au moment de l'engagement de SOS-Racisme dans la campagne des élections présidentielles de 1988 que l'on verra le journal prendre ses distances avec l'affiliation politique de Julien Dray. Entre 1986 et 1988, la rédaction va continuer à se montrer très attentive aux actions de l'association : Libération restera le journal qui consacrera le plus d'articles à SOS-Racisme et celui dans lequel le nombre d'articles hostiles envers l'association sera le plus faible.
    Quelques mois avant les élections législatives s'opère, au sein de la rédaction de Libération, un changement des responsables hiérarchiques du journaliste chargé de la rubrique « immigration ». Laurent Joffrin remplace René-Pierre Boullu à la direction du service société tandis que Dominique Pouchin devient rédacteur en chef adjoint. Ces journalistes qui vont être durant deux ans au sein du journal les principaux soutiens de SOS-Racisme, conduiront Libération à se montrer particulièrement attentif aux initiatives de l'association que celles-ci soient liées ou non à la lutte contre le racisme : entre 1986 et 1988, le journal consacrera sa formule « événement » à chacun des concerts organisés par SOS ; lors des « bavures » de Fontenay-sous-Bois et de la rue de Mogador, le journal donnera un écho important aux conférences de presse organisées par SOS-Racisme, contribuant ainsi à faire de ces morts un enjeu politique national ; en décembre 1986, le journal accordera beaucoup d'importance aux premières grèves étudiantes de l'université de Villetaneuse et à leur leader, Isabelle Thomas, membre fondateur de SOS-Racisme.

Eric Favereau – Laurent Joffrin a été l'un des relais les plus forts, les plus solides et les plus constants de SOS à Libération avant de partir au Nouvel Observateur, au point qu'il participait aux colloques de SOS. [...] Il arrive fin 85 début 86, à la tête de notre service et il est l'ancrage des gens de SOS. Et plus que l'ancrage parce qu'il est, par exemple, à la fondation St-Simon ; il y avait aussi d'autres réseaux que je ne connais pas, mais [...] Laurent Joffrin participait à égalité avec Harlem ou Julien Dray dans tous les trucs. Et ils étaient exactement sur la même ligne, qui était aussi la ligne de modernisation du PS etc.[157].

Eric Dupin – Historiquement, dans le journal, ça a été le service société, et notamment, le chef du service société qui était Laurent Joffrin qui était très intéressé par tout ça, et donc qui avait la haute main sur le traitement des questions d'immigration et de SOS en particulier [...]. Il était très proche de SOS. Je crois qu'il y avait typiquement un phénomène d'osmose entre les journalistes et une organisation politique et que là typiquement on est dans la problématique de l'engagement des journalistes, c'est-à-dire qu'on considère qu'une cause est bonne et c'est de façon, là, je pense assez consciente, qu'on favorise cette cause, la bonne cause. D'ailleurs je ne prétends pas du tout, moi, être étranger à cette tentation qu'ont tous les journalistes et généralement tous les observateurs et tous les intellectuels. [...] Sur certains points, il y a une bonne cause, il y a quelque chose à défendre et on ne peut pas rester d'une neutralité parfaite en toute circonstance [...][158].

Eric Favereau quitte le secteur « immigration » peu après l'arrivée de Laurent Joffrin à la tête du service société[159]. Après son départ, la rédaction ne désignera pas d'autre journaliste chargé de cette rubrique avant la nomination de Jean Quatremer en septembre 1987 : les articles seront écrits par de multiples journalistes désignés par le chef du service société et généralement moins hostiles à SOS que ne l'était Eric Favereau. On peut faire l'hypothèse que plutôt que de confier le secteur de l'antiracisme et de l'immigration à un journaliste pouvant sur le long terme se révéler mal disposé envers SOS, Laurent Joffrin préfère que plusieurs rédacteurs soient susceptibles d'écrire sur le sujet, ce qui lui permet d'avoir plus d'emprise sur le contenu des articles et sur l'orientation de la couverture. Outre l'influence qu'il exerce au sein du journal, Laurent Joffrin prête également son concours à SOS entre 1986 et 1988 lors de l'organisation de colloques et de la préparation de la participation d'Harlem Désir à l'Heure de vérité.

Dominique Pouchin – Joffrin arrive un peu plus tard, parce qu'à ce moment-là, il devient chef du service société, quand je deviens moi rédacteur en chef adjoint, ça se fait presque en même temps. Je suis assez sensible à sa sympathie pour SOS. Je partage assez volontiers, à ce moment-là, la sympathie de Joffrin. [...] Laurent Joffrin les accompagnait davantage que moi, Laurent a fait du conseil, il a fait ingénieur-conseil chez eux. Moi, j'ai été toujours plus en recul parce que je ne pouvais pas me permettre, moi, d'être davantage impliqué. [...] Après ça, c'est vrai, c'est surtout Joffrin qui a couvert ça, il a pris la responsabilité de ça,c'est vrai[160].

Dominique Pouchin et Laurent Joffrin reconnaissent tous les deux que les articles que Libération publie entre 1986 et 1988 sont délibérément « favorables » à SOS, et beaucoup plus nombreux que ce qu'un journal soucieux de proportionner l'importance de la couverture de l'organisation à son « poids social » véritable (mesuré, par exemple, en terme d'adhérents ou de potentiel de mobilisation) aurait dû consacrer à SOS.

Laurent Joffrin – Pouchin était très favorable à SOS et moi ensuite quand je me suis occupé de ces affaires, moi aussi, j'étais très favorable [...]. Oui, mais les articles favorables... Enfin je veux dire, (rire) ils ne faisaient pas partie d'un plan de communication de SOS-Racisme. [...] Moi, je les ai pris en sympathie au départ, et après je les ai aidés pendant environ deux ans dans ce groupe d'experts qui s'appelait Brain-pote. Les articles favorables que je pouvais écrire, c'est parce que je trouvais que c'était bien, mais je n'ai pas écrit des articles simplement pour les aider, d'ailleurs parfois j'en ai écrit qui les ont pas aidés du tout (rire), notamment au moment du foulard. Au moment du foulard, ils l'avaient quand même mal pris[161].

Cet engagement de certains rédacteurs de Libération au côté de SOS n'est cependant pas sans intérêt journalistique. Lorsque le quotidien a besoin de la réaction d'une organisation antiraciste à un quelconque événement, de l'interview d'un « beur », d'un contact dans un quartier « sensible » ou d'un sujet de société permettant un éclairage original, SOS-Racisme peut le procurer au journaliste à moindres frais. Lors du mouvement étudiant de novembre-décembre, les services politique et société bénéficient des informations que leur donnent Julien Dray et Isabelle Thomas sur le déroulement de la manifestation et les débats au sein de la coordination. Libération peut alors entretenir ou renforcer son image de journal sensible aux évolutions et aux mobilisations de la jeunesse. En contrepartie, Libération participe à la diffusion du mouvement étudiant et à l'établissement de la notoriété d'Isabelle Thomas. Laurent Joffrin utilise le terme de « symbiose » pour décrire les relations que le journal entretient avec les fondateurs de SOS à cette époque.

Laurent Joffrin – En 86, SOS-Racisme a été en partie à l'origine du mouvement des étudiants et des lycéens. Je me souviens, Julien et Harlem nous avaient prévenus : " on sent qu'il y a quelque chose, cette loi Devaquet ne passera pas, et d'ailleurs il y a des comités étudiants, à Villetaneuse, qui commençaient à s'agiter là-dessus ", Alors moi, je dirigeais le service société, donc j'avais envoyé immédiatement quelqu'un en reporter à Villetaneuse pour suivre ça. Du coup, on a eu un coup d'avance dans le traitement pendant tous les événements. On a vu ça avant les autres journaux et on a fait donc gros tout de suite. Notamment, on a mis une photo d'Isabelle Thomas pour montrer une des leadeuses, une des chefs de file du mouvement, et [...] on a fait un traitement favorable au mouvement, mais vraiment très gros quoi. À juste titre d'ailleurs, parce que c'était l'énorme épreuve du gouvernement Chirac, et donc on était un peu en symbiose avec eux. Tout en racontant, en même temps, toutes les manœuvres qu'il y avait au sein du mouvement. C'était pas complaisant, c'était favorable dans les éditos, ça leur laissait une place importante, mais en même temps il y avait des papiers assez désagréables pour eux, parce qu'ils ont un côté manipulateur d'AG : enfin comme tous ces mouvements étudiants, qui passent une grande partie de leur temps à faire des manœuvres de couloirs, donc on les racontait...[162].

Entre 1986 et 1988, le partenariat de Libération avec SOS-Racisme est également financier et publicitaire puisqu'en échange de la distribution de journaux et de la présence du losange rouge de Libération sur la scène du concert, le journal donne à l'association des espaces publicitaires gratuits annonçant la fête accompagnés par une surface rédactionnelle importante. Il n'est ainsi pas étonnant que Libération fasse paraître avant les concerts beaucoup plus d'articles que les autres journaux puisque la direction du quotidien est directement intéressée au succès de la fête. Lors du concert de 1986, Libération publie six articles avant la soirée (le journal lui consacre les deux premières pages de sa formule « événement ») et trois articles après. En 1987, Libération fait quatre articles avant le concert et deux après (voir tableau 6).

Dominique Pouchin – Que le journal joue lucidement le jeu de la sympathie avec un lobbying de ce type, du point de vue des valeurs et des valeurs qu'il portait me paraissait parfaitement estimable. Ça nous a conduit à la deuxième fête, celle de la Bastille sur laquelle on est intervenu en partenaire. On a du intervenir deux ou trois fois en partenaire, je pense, ça a dû être 86-87-88[163].

Durant les deux années que va durer la cohabitation, Libération va donc suivre de très près les actions de SOS, entraînant en partie les autres journaux et les télévisions. Appuyée sur un grand média d'audience nationale (deux avec Le Matin de Paris, mais la diffusion et le crédit professionnel de celui-ci tendra à décroître entre 1985 et sa disparition en 1988), l'association va s'imposer face aux autres organisations antiracistes qui ne bénéficient ni du même budget, ni de la même attention médiatique, et contribuer, par les manifestations auxquelles elle va participer et par le travail symbolique de rapprochement des images publiques de Charles Pasqua et du Front national, à mettre en difficulté le gouvernement de Jacques Chirac et à amoindrir les chances de celui-ci aux élections présidentielles de 1988.


Tableau 6

articles de Libération consacrés aux concerts de SOS
publiés 6 jours avant et 6 jours après les concerts.

Année

Articles publiés avant le concert

Articles publiés après le concert

Total

1985

23

5

28

1986

6

3

9

1987

4

2

6

1988

6

3

9

1989

2

2

4

1990

0

2

2

1991

2

1

3

1992

1

1

2

Total

44

19

63

La première grande campagne de l'association en 1986 va être celle menée contre une série de « bavures » policières. Dès le 28 mars, quelques jours après les élections législatives, SOS donne une première conférence de presse pour protester contre le « tabassage » dans un commissariat de Patrick Deguin dont la mère est martiniquaise[164]. Dans les mois qui vont suivre, affirmant que « jamais la commission juridique de SOS-Racisme n'a reçu autant d'appels [puisque] les passages à tabac d'immigrés ont augmenté de façon exponentielle »[165], les dirigeants de l'association vont tenter de rendre publiques les affaires de « bavures » en essayant d'imposer, face à ce qu'ils nomment « la version policière », une interprétation des faits tendant à présenter les protagonistes impliqués non comme des « délinquants » mais comme des « victimes ». Libération va régulièrement répercuter les conférences de presse de l'association et participer directement à la campagne de SOS contre Charles Pasqua[166]. Si Libération est le journal qui publie le plus d'articles dénonçant des « bavures » ou des « crimes racistes », il est aussi celui qui associe le plus souvent la protestation contre les « bavures » avec SOS (voir tableau 7[167].


Tableau 7

nombre d'articles du corpus citant SOS-Racisme consacrés à des
bavures » et à des « crimes racistes » en 1986 et 1987.

Journaux

nombre d'articles citant SOS consacrés aux « bavures »

nombre d'articles citant SOS consacrés aux « bavures » et aux « crimes racistes »

Libération

14

18

Le Monde

4

5

Le Matin

4

7

Le Quotidien

0

1

Le Figaro

0

0

Dans un premier temps, avant la mort de Loïc Lefevre et celle de William Lenormand[168], survenues le 4 et le 31 juillet 1986, les dirigeants de SOS veillent à ne pas apparaître comme des opposants systématiques du gouvernement ou du ministre de l'intérieur[169]. Rendant compte d'une conférence de presse sur quelques « bavures » donnée le 4 juin 1986, Alain Frilet cite une prise de position d'Harlem Désir où celui-ci entend rester mesuré : « “Nous ne voulons pas, affirme Harlem Désir, condamner globalement la politique de tel ou tel ministre de ce gouvernement. Le problème des bavures n'est pas un problème de droite ou de gauche, mais un problème qui touche au respect des droits de l'homme” », puis décode la stratégie de SOS : « refus officiel du jeu droite-gauche, langage modéré : SOS-Racisme s'en tient à la tactique appliquée depuis le 16 mars. Souvent accusée d'être liée aux socialistes, l'association tient à se démarquer autant que possible de toute démarche d'opposition. Pour cette raison, elle a soigneusement attendu que la multiplication des contrôles policiers produise des effets concrets – une impressionnante série de bavures – pour les dénoncer avec éclat »[170]. Si Alain Frilet prend ici soin d'expliquer à ses lecteurs les stratégies de SOS sans toutefois sembler les désapprouver, les journalistes de Libération ne prennent pas toujours la précaution de marquer une distance entre les déclarations de l'association et les commentaires qu'ils font eux-mêmes, l'indignation du porte-parole de SOS se confondant souvent avec celle du rédacteur de l'article. Voici la présentation d'une affaire de « bavure » mise en avant par SOS que donne le sous-titre d'un article de Libération : « À l'initiative de SOS-Racisme, adolescents, familles et avocats ont dénoncé les interventions policières de samedi dernier à la cité de la Cuve à Choisy. Une opération musclée que les policiers n'ont toujours pas justifiée »[171]. Dans ce court passage, la police est d'emblée mise en accusation (« opération musclée » qui ne semble « toujours pas justifiée »), tandis que SOS apparaît comme un intermédiaire qui permet aux « victimes » de demander justice, sans que ses éventuelles intentions soient mentionnées. Concernant la même affaire, le sous-titre de l'article d'une autre journaliste, Anne Fouchard, est encore plus explicite : « Le 4 avril dernier, les jeunes d'une cité de Choisy-le-Roi étaient victimes d'une « ratonnade » policière. Avec l'aide de SOS-Racisme et de plusieurs organisations ils ont décidé de porter plainte avec constitution de partie civile »[172].
    Tout se passe, dans le processus de dénonciation des « bavures », comme si SOS-Racisme et Libération tenaient des rôles complémentaires. L'association antiraciste fournit la matière en collectant dans sa permanence juridique des affaires susceptibles d'être utilisées et en organisant des conférences de presse servant de support événementiel à la publication d'articles. Le service société de Libération reprend l'information « selon SOS » en lui adjoignant toutefois un commentaire critique et accusateur à l'égard de la police ou de Charles Pasqua. Les cadres interprétatifs que les journalistes de Libération emploient et diffusent dans leurs articles se révèlent systématiquement défavorables à la police et aux responsables gouvernementaux. Le reste de la presse, sensibilisé par les conférences de presse de SOS et par le suivi et la crédibilité que leur donnent les articles publiés par Libération, va progressivement accorder plus d'importance aux « bavures »[173]. On peut faire l'hypothèse que les deux grandes affaires de « bavures » de l'année 1986 et plus tard la mort de Malik Oussekine n'auraient pas connu le retentissement public qu'elles ont eu sans le travail symbolique de constitution de l'image « répressive » du gouvernement mené auparavant « en collaboration » par les dirigeants de SOS-Racisme et le service société de Libération[174]. Les profits pour l'association sont doubles : d'une part, elle montre sa capacité à défendre les « jeunes issus de l'immigration » sur la question des rapports avec la police qui constitue le principal thème revendicatif des militants « beurs » et limite ainsi les possibilités de critique de ceux-ci ; d'autre part, elle contribue à mettre en cause la politique du gouvernement en matière de sécurité et d'immigration. Pour sa part, Libération, qui affecte de ne faire que couvrir de façon « journalistiquement objective » les actions de SOS, renforce son image de principal quotidien d'opposition et montre qu'il est encore susceptible de participer à une campagne sur le thème des libertés publiques contre les abus des policiers, cumulant ainsi les profits symboliques issus de la fidélité à l'histoire du journal et ceux qui découlent de l'adoption d'une stratégie commerciale agressive. Lorsque le débat public au sujet des « bavures » deviendra plus tendu entre le gouvernement et l'opposition, on verra la rédaction de Libération engager plus directement le journal contre le gouvernement en adoptant une ligne éditoriale beaucoup plus critique [175] :

Tous ceux qui, en France, pour une raison ou pour une autre, rêvent de déstabiliser l'institution policière, ont deux alliés de choix : Charles Pasqua et Robert Pandraud. En effet, ces messieurs, dont l'âge et l'histoire expliquent peut-être la facilité avec laquelle ils ont su incarner la sensibilité des électeurs du Front national à l'intérieur du gouvernement Chirac, ont réussi à ternir un peu plus qu'elle ne l'était l'image de la police dans l'opinion publique[176].

Lors du deuxième concert de l'association, Libération accepte de publier plusieurs publicités présentant le programme et les horaires de la fête auxquelles s'ajoute une importante surface rédactionnelle (la formule « événement » du jour, soit quatre pages et demie dont la « une ») consacrée également à l'annonce du concert et au bilan de l'action de l'association. Même si tous les articles sont loin de satisfaire les responsables de SOS-Racisme, l'effet de masse produit par la formule « événement » contribue une nouvelle fois à la réussite de la fête en attirant sur elle l'attention des journalistes et en particulier de ceux des télévisions. Dans l'un des articles publiés le jour du concert, Laurent Joffrin s'interroge sur la véritable « nature » politique de l'association : « L'histoire de SOS depuis un an, [...] c'est celle de la gestion calculée du spontané, qui a transformé SOS en un mouvement national inédit, qui fait de la politique à la nouvelle manière : en jurant qu'il n'en fait pas ». Le chef du service société apparaît reprendre à son compte les justifications avancées par Julien Dray et estimer que si les responsables de SOS ont des préférences politiques, SOS n'a pas un caractère partisan : « L'ornière aurait été la mise sous tutelle. La proximité avec les socialistes est connue de tous. Nous avons tout de suite joué l'autonomie, dit Julien Dray. [...] En Allemagne ou aux Etats-Unis, nous aurions sans doute eu des liens organiques avec le SPD ou le Parti démocrate. En France le PS est trop petit, trop isolé de la société. C'était le piège ». Laurent Joffrin estime en conclusion de son article que SOS a non seulement réussi à garder son indépendance vis-à-vis du Parti socialiste, mais manifeste un esprit d'ouverture remarquable à l'égard du nouveau gouvernement : « SOS refuse, avec une obstination qui trouble souvent les militants de l'antiracisme, toute prise de position directement politique. Le mouvement refuse de se prononcer pendant la campagne électorale. Il affiche sa volonté de dialogue avec le gouvernement Chirac, attend avec prudence – pusillanimité, diront certains – pour commencer à critiquer le comportement de la police sous Pandraud et cherche constamment le contact avec les fractions les plus libérales de la nouvelle majorité, avec un bonheur très inégal »[177]. En reprochant presque à SOS de ne pas se montrer assez sévère avec le gouvernement, Laurent Joffrin tend à disculper l'association des accusations de subordination politique qui lui sont alors adressées. Le même jour, Sorj Chalandon fait un portrait de Julien Dray et décrit l'activité du local de SOS avant le concert en insistant sur la pagaille joyeuse et le désordre militant. Il ne semble pas partager l'avis de Laurent Joffrin sur le caractère non politique de SOS, mais il en fait plutôt une qualité : « La radio télévision luxembourgeoise pose ses trois questions puis amène Julien Dray sur le terrain battu de la délinquance immigrée. Dray a réponse à tout. Normal. Il fait de la politique, à l'opposé du gnangnan ou de l'antiracisme bêlant d'arrière-salles paroissiales »[178].
    Même si la tonalité générale du dossier est plutôt favorable à l'association, Libération publie néanmoins deux articles acides dont on pourrait penser, si l'on ne craignait pas de surestimer la cohérence et la rationalité rédactionnelle du journal, qu'ils constituent le contrepoint critique des deux premiers. Dans un court article, Marianne Rougé fait écho au départ de l'association de deux anciens permanents, Serge Malik et Hervé Chevalariat, qui sont décrits comme « pas vraiment « dissidents » de SOS-Racisme [dont ils] sont partis pour explorer d'autres terrains » mais qui reprennent à leur compte une critique habituelle faite par les militants des mouvements « beurs » : le caractère écrasant de « l'ombre que le géant [SOS] porte sur la multitude des associations de province »[179]. Enfin, dans un long article, Véronique Brocard – qu'Eric Favereau et Laurent Joffrin estiment plutôt critique envers SOS – décrit différents comités SOS de province et montre qu'ils sont souvent en conflit avec le bureau national de l'association et qu'ils peuvent être investis par des militants d'extrême gauche, par des membres du Parti socialiste ou d'associations humanitaires. Si Véronique Brocard souligne que les comités de Lyon et de Besançon sont dirigés par des « maghrébins », elle considère cependant que « riches ou non, les comités de SOS ont un point commun : ils entretiennent très peu de relations (et souvent aucune) avec les associations beurs ou immigrées. » Elle ajoute que « selon la région, ces dernières accusent SOS-Racisme d'être “lié au sionistes”, d'être infiltré par les trotskistes, d'être vendu aux socialistes. Enfin bref, d'être globalement pas aussi apolitique qu'il l'assure », avant de donner la réponse du président du comité de Lyon à ces accusations : « À Lyon, on nous a tout reproché s'amuse à rappeler Robaï qui ajoute en souriant : Si vous commencez à vous occuper de ces questions-là, c'est à y perdre son badge »[180]. Après le concert, Sorj Chalandon décrit sur une page et demie le déroulement de la fête reprenant le chiffre de participation (200.000 personnes) avancé par les organisateurs. Le journaliste semble chercher à mettre en avant l'aspect festif du concert et le mélange culturel qu'il suscite. Il conclut son article sur une apostrophe qu'Harlem Désir adresse de la tribune aux spectateurs et que le journaliste paraît partager « vous êtes l'avenir de ce pays, et aucune bombe [c'est l'époque des attentats de 1986], aucun excité, fût-il membre de l'assemblée nationale, ne peut nier cette évidence »[181]. L'éditorial de Laurent Joffrin dresse un bilan très positif de la fête et donne « l'opinion du journal » à l'égard de SOS. Il reprend à son compte l'ensemble des thèmes de SOS et apparaît en accord avec ce qui est alors la principale revendication politique de l'association, l'abandon du projet de réforme du Code de la nationalité :

À la Bastille, trop petite pour contenir une assistance qui débordait dans les rues courbes d'un quartier mi-branché mi-populaire, la France du mélange s'épanouissait chez elle, au cœur du Paris frondeur. L'image fait symbole et la leçon de la fête est claire, qui fera glapir les défenseurs atrabilaires de la France fermée : SOS s'enracine. En réunissant une foule où les immigrés étaient encore plus nombreux, où les classes d'âge se mélangeaient plus volontiers et en lui faisant applaudir à tout rompre le triptyque ancien du fronton des mairies, SOS subvertit par la masse et la musique le pays étriqué du sang et de la tradition, pour y substituer celui du lien juridique et moral. Une éclatante manière de démontrer qu'il existe un autre versant de l'identité française, plus fort, pour la bonne raison qu'il s'enracine non dans le passé mais dans l'avenir d'une France par hypothèse métissée. Reste à gérer le succès. SOS a choisi son terrain : le refus de la modification du code de la nationalité prévue par la nouvelle majorité[182]

L'attention du service société de Libération envers SOS-Racisme se manifeste en outre par la publication de nombreux articles ayant pour sujet des initiatives locales ou des actions secondaires de l'association qui ne susciteront généralement d'écho dans aucun autre journal[183]. L'intérêt de ces articles pour l'association est de faire parler d'elle en dehors des périodes de concerts ou de manifestations, et de montrer qu'elle mène des actions de « terrain »[184], alors que les association « beurs » l'accusent d'être trop exclusivement tournée vers les médias. Ainsi Libération rend compte de la création par SOS d'une radio[185], du soutien de l'association aux lycéens d'un LEP face à leur proviseur[186], d'un cas de discrimination raciale à l'embauche[187] ou à l'entrée d'une boîte de nuit[188], d'un concert antiraciste à Vitrolles[189], d'un défilé de mode organisé par SOS-Lyon[190], de la venue d'Harlem Désir dans un lycée à Sarcelle[191] ou à Boulogne[192]. Lorsqu'Harlem Désir demande, durant sa participation à l'Heure de vérité, la mise en place de politiques de rénovation urbaine, Libération réalise une série d'articles décrivant des cas de réhabilitation de quartiers « en difficulté » et illustrant le propos du porte-parole de SOS[193]. Véronique Brocard fait le portrait d'Hayette Boudjema[194] et Nicole Gauthier montre que SOS tente de mobiliser l'université de Villetaneuse contre la réforme du Code de la nationalité après l'avoir fait contre la loi Devaquet[195]. Béatrice Vallaeys et Gilles Millet assistent à un colloque organisé par SOS et le mensuel Globe[196] sur le « retour à l'ordre moral »[197]. En outre, Libération consacre plusieurs articles à la manifestation du 15 mars 1987 contre la réforme du Code et souligne le rôle tenu par SOS-Racisme dans son organisation[198]. Enfin, on pourrait ajouter ici certains des nombreux articles sur le mouvement de novembre-décembre 1986 qui, s'ils ne concernent pas directement SOS et citent rarement l'association, ont pour objet un mouvement que les militants de SOS se flattent d'avoir déclenché puis animé[199].

E) Les premières critiques

Lors du troisième concert de SOS, le caractère de plus en plus ouvertement politique de l'association semble gêner les responsables du quotidien qui, pour la première fois, n'en font pas le sujet de la formule « événement », mais lui accordent cependant deux pages et demie le jour de le fête. Durant les mois suivants, les journalistes de Libération vont de plus en plus fréquemment constater l'implication de Julien Dray et des membres fondateurs au sein du Parti socialiste. Cette attention nouvelle est bien sûr le produit de la visibilité croissante de cet engagement politique, mais aussi sans doute des contradictions entre les idées politiques défendues par Julien Dray au sein du PS et la ligne éditoriale du journal qui conduisent certains journalistes à remettre en cause la place que le quotidien accorde à l'association. En outre, les journaux concurrents (en particulier le Quotidien de Paris et le Monde) publient de plus en plus souvent des articles évoquant les liens existant entre les fondateurs de l'association et le PS, et il est alors sans doute difficile pour Libération de continuer à faire de la publicité pour SOS sans s'intéresser au moins ponctuellement à cette question. Cependant, les articles qui mettent en évidence l'appartenance partisane des fondateurs de SOS tendent à transformer l'image publique politiquement non-engagée sur laquelle a été constituée l'association et que ses dirigeants cherchent à préserver. Ils constituent donc pour SOS un enjeu symbolique crucial et chaque nouvel article de Libération concernant ce sujet sera perçu au sein de l'association comme une agression.
    Le principal article du dossier publié lors du troisième concert en 1987 est ainsi consacré à l'analyse des stratégies politiques de Julien Dray et des animateurs de SOS, au sein du Parti socialiste, que Nicole Gauthier semble ne pas savoir situer à la frontière de la politique et de l'antiracisme. La journaliste juge qu'il « n'est un secret pour personne que les dirigeants de SOS sont militants ou anciens militants de gauche et d'extrême gauche » mais elle semble les supposer de bonne foi lorsqu'ils déclarent être convaincus « qu'un mouvement antiraciste peut exister en dehors des contingences politiciennes ». D'ailleurs, elle écrit qu'en 1986 « l'association a refusé de se prononcer pendant la campagne électorale puis a manifesté sa volonté de dialogue avec le gouvernement Chirac. Le mouvement entretient des contacts avec les membres de la majorité comme de l'opposition ». La journaliste estime en outre, reprenant ainsi la thèse de SOS, que l'évolution de l'association vers un engagement politique croissant est la conséquence de la politique suivie par le gouvernement : « Pourtant, peu à peu, le fossé se creuse entre le gouvernement et SOS. Après les bavures policières, la première version du projet de réforme du Code de la nationalité sonne le glas de ce bref pacte de non-agression. En novembre et en décembre, tous les militants de l'association lancent leurs forces dans la bataille contre les projets Devaquet etMonory. »[200]. Cependant Nicole Gauthier constate que Julien Dray et Isabelle Thomas s'impliquent de façon croissante au sein du Parti socialiste : « Julien Dray ainsi qu'Isabelle Thomas ont fait alliance avec Jean Poperen pour concocter une motion destinée à symboliser un “courant de gauche” dans le PS. [...] Au congrès de Lille, Isabelle Thomas est élue suppléante au comité directeur »[201]. Même si la journaliste apparaît bien disposée envers SOS, l'angle adopté dans l'article – l'engagement politique de Julien Dray et des autres fondateurs au sein du Parti socialiste – ne peut conduire qu'à une remise en cause du principal fondement de SOS : son image de non-engagement politique. On peut s'interroger sur l'attitude de Libération qui publie des articles comportant une tonalité critique au sein des dossiers les plus manifestement destinés à favoriser SOS. Sans écarter totalement l'hypothèse de clivages au sein du journal qui se traduiraient par la juxtaposition d'articles contradictoires, nous verrons qu'il s'agit là d'une constante du traitement de SOS par Libération : tout se passe comme si, pour éviter qu'on puisse mettre en cause sa complaisance à l'égard de SOS, la rédaction avait d'autant plus besoin de manifester des réserves ou des critiques envers SOS qu'elle apparaît par ailleurs soutenir l'association. Après le concert Gilles Millet fera sur une page entière un compte rendu très favorable de la soirée, reprenant le chiffre de participation donné par les organisateurs : « plus de 200 000 personnes, beurs, blancs, black, se sont retrouvées devant le château de Vincennes samedi, malgré le mauvais temps. On est sans doute venu autant pour la musique que pour militer contre le projet de réforme du Code de la nationalité. La culture du mélange a néanmoins marqué un nouveau point »[202].
    Cependant, pour SOS, le principal événement de l'année 1987 est la participation d'Harlem Désir à l'Heure de vérité. Si le journal, sans doute à l'initiative de Laurent Joffrin, consacre une nouvelle fois la formule « événement » du jour à SOS lors de cette émission, la rédaction apparaît beaucoup plus partagée dans son soutien à l'organisation antiraciste. Comme lors du concert de juin, certains journalistes considèrent que l'action de l'association devient plus contestable depuis que ses fondateurs font trop ouvertement de la politique. Jean-Michel Helvig, chef du service politique, signe un éditorial critique dans lequel il considère que SOS-Racisme a « perdu de sa crédibilité » du fait que « certains leaders du mouvement des “potes” se sont impliqués au PS dans de dérisoires tractations de courants » :

SOS-Racisme, qui s'est érigé sinon organisé en lobby des droits démocratiques, s'efforce de constituer autour du Front national un cordon sanitaire sans exclusive. La stratégie est intelligente mais délicate dans un pays surpolitisé où toute instance associative d'envergure a bien du mal à échapper à l'instrumentalisation partisane. Or depuis quelques mois SOS-Racisme a perdu de sa crédibilité en la matière. Une opération “présidentielle” qui aurait vu Harlem Désir faire mine de se présenter pour convaincre les jeunes de s'inscrire sur les listes électorales aurait été manigancée dans les couloirs élyséens. Certains leaders du mouvement des “potes” se sont impliqués au PS dans de dérisoires tractations de courants. Bref, même si la mouvance générationnelle qui porte SOS-Racisme reste étrangère à tout cela, il y a un léger brouillard sur l'autonomie réelle de l'organisation et de ses dirigeants qu'il reviendra à Harlem Désir de lever. C'est un préalable indispensable à l'heure où jamais, à droite, la ligne de fracture n'a été aussi nette entre ceux qui sont prêts à “perdre leur âme” à s'allier avec Le Pen, et ceux qui s'y refusent[203].

Les faits évoqués par Jean-Michel Helvig ne sont pas connus du grand public et peu de journaux en ont parlé : on peut donc faire l'hypothèse qu'il s'agit moins pour l'éditorialiste de marquer une distance publique avec un mouvement qui apparaîtrait « politisé » puisque l'image de non-engagement de SOS ne s'est pas encore détériorée que de montrer aux professionnels de la politique et de l'information que Libération, à quelques mois des élections présidentielles, conserve une ligne éditoriale recentrée et n'entend pas soutenir inconditionnellement les campagnes de l'association antiraciste. Une partie de la rédaction de Libération semble donc attacher une grande importance à l'aspect « apolitique » de l'association, sans doute pour ne pas apparaître rétrospectivement avoir soutenu une association proche du Parti socialiste pour des raisons d'affinité politique. Il est d'ailleurs logique que si certains membres de la rédaction de Libération avaient favorisé l'association parce qu'elle semblait pouvoir isoler le Front national en réalisant un « consensus » réunissant les hommes politiques des « partis de gouvernement », son engagement dans les luttes politiques ordinaires qui compromet cet objectif tend à entraîner la publication d'articles moins positifs. Ainsi Dominique Pouchin reproche à SOS-Racisme d'avoir trop vite abandonné toute idée de front commun contre le Front national comprenant les « centristes ».

Dominique Pouchin – Pour moi la période que je trouve la plus sympathique de SOS, la plus intelligente, et la plus intelligible, [...] c'est la période que, l'histoire étant écrite, on appellera consensuelle, ouverte, etc. C'était un discours très ouvert [...]. Et je pense que cette ouverture-là, cet état d'esprit-là, cette empathie-là, cette façon de canaliser des énergies dans le bon sens, pour la bonne cause... Il y avait une générosité qui était forte, y compris dans leur façon d'agir. Et d'une certaine manière, je pense que jusqu'à l'histoire de Malik Oussekine tout ça existe. Je le leur ai dit très vite, je trouvais qu'ils avaient trop vite fait l'économie de leurs soutiens centristes. Je pense que c'était une chance inouïe, que Baudis, Simone Veil valaient beaucoup de concessions de leur part, qu'ils n'ont pas faites, ils ont eu tort. Ils ont été très prégnants pendant toute cette période à travers ça, à travers une adéquation entre la cause et le comportement. En cela, ce ne sont pas des militants politiques classiques à cette période, même s'ils le sont quand même. Y compris les dirigeants, ils n'agissent pas comme des politicards dogmatiques, sectaires et intéressés, ils sont sur un autre registre [...]. Allez me dire après ça qu'il font des réunions de sous-fractions pour savoir comment ils vont tirer les marrons du feu, possible, et alors ? Les détracteurs diront : “ils n'ont jamais cru au côté transpolitique”, si c'est vrai, ce que je n'exclus pas, c'est là qu'ils ont eu tort. Moi, je n'exclus pas du tout que sur cette période il y avait la possibilité de faire ça et de le faire durer. [...] Je pense qu'il y avait là quelque chose qu'il fallait savoir protéger[204].

Mais si Dominique Pouchin et Jean-Michel Helvig considèrent que Julien Dray et Harlem Désir font une erreur en paraissant mettre l'association au service du Parti socialiste, Laurent Joffrin semble conserver son soutien à SOS. Dans l'article qu'il signe le 19 août, il reprend les thèmes des éditoriaux consacrés depuis deux ans à SOS qu'il a développés dans son livre la génération morale. Il estime que « ce qu'annoncent les fêtes politico-musicales de SOS, c'est plutôt une nouvelle manière de faire de la politique » : « la génération nouvelle se défie des pyramides militantes et des projets de société. Elle se coule spontanément dans la démocratie fin de siècle, pacifiée et médiatisée, préférant les solutions partielles qui aboutissent aux plans généraux qui restent dans les cartons. Elle est souvent rejointe sur ce plan par des sympathisants plus âgés, souvent rescapés des années soixante-dix ». Laurent Joffrin continue donc de présenter l'action de SOS-Racisme comme un phénomène générationnel se traduisant par des formes de militantisme originales et moins « politiques ». Il justifie cependant la participation de l'association au mouvement de décembre 1986 alors que le « racisme » ne semblait pas en cause : « très vite, constatant que la petite main se vendait surtout dans les lycées, ils ont conçu l'idée maîtresse qui préside au destin de l'organisation : devenir avant tout le porte-parole des 15-25 ans. [...] C'est la raison d'un engagement total dans le mouvement étudiant de décembre, alors même qu'il était bien difficile, même avec la plus grande audace polémique de présenter Alain Devaquet en fourrier du racisme »[205]. Le propos de Laurent Joffrin semble être précisément ici de justifier les interventions politiques de SOS que l'éditorial de Jean-Michel Helvig avait mises en cause. Si Laurent Joffrin n'approuve pas explicitement les « dérisoires tractations de couloirs », il ne semble pas considérer que l'engagement politique de SOS implique que celui-ci ait « perdu de sa crédibilité ». Au contraire, il paraît juger positif que le nouveau type de militantisme développé selon lui par SOS parvienne à amener les jeunes à une forme de participation à la politique. Laurent Joffrin, qui avait lui-même aidé Harlem Désir à préparer sa participation à l'Heure de vérité ne pouvait bien entendu adopter une position aussi critique que celle de Jean-Michel Helvig. On peut en outre supposer que Laurent Joffrin, qui a été militant au Parti socialiste et au CERES[206] jusqu'en 1978 et n'avait pas rompu avec le militantisme aussi tôt et aussi radicalement que les membres de la direction de Libération issus de mouvements « gauchistes »[207], avait une perception plus positive que ceux-ci du Parti socialiste[208].

Laurent Joffrin – Je les [Julien Dray et Harlem Désir] avais vus avant l'Heure de vérité. J'avais alors discuté avec Harlem pour le conseiller puisqu'il voyait beaucoup de gens pour préparer son émission. C'était dur, c'était un homme jeune. Il devait parler, alors il a vu beaucoup de gens. Moi, il m'a vu parmi 35 autres, mais avec d'autres copains, on a travaillé un peu avec eux. On avait monté un truc qu'on avait appelé Brain-pote, avec d'autres experts entre guillemets et donc on leur avait donné des conseils, on avait fait des papiers, même des notes, des dossiers. On leur avait dit qu'il fallait d'abord parler aux gens de leurs problèmes concrets, des banlieues, et ensuite qu'ils ne pouvaient pas avoir un discours extrémiste parce qu'ils allaient se faire complètement sabrer. Il fallait dire que les immigrés n'avaient pas tous les droits, qu'il y avait des problèmes et qu'il y avait une intégration. Enfin, on leur avait conseillé de tenir un discours républicain, une idéologie républicaine, d'intégration républicaine. Ce qu'il a fait avec un succès incroyable, parce que tout le monde attendait une espèce de discours extrémiste[209].

Le lendemain de l'émission, le compte rendu de la prestation d'Harlem Désir dans Libération apparaît très neutre, à l'opposé de ce que sont les commentaires de la plupart des quotidiens. Ne sachant pas quelle sera la tonalité des réactions, ni l'accueil du reste de la presse, la rédaction semble avoir adopté une position prudente en ne publiant qu'un seul article, long mais très factuel, composé essentiellement de citations des propos d' Harlem Désir[210]. Le journal se retranche derrière le verdict exprimé par le sondage réalisé au terme de l'émission[211] pour exprimer une opinion positive sur la prestation d'Harlem Désir : « le plus jeune invité de “l'Heure de vérité” a aussi été hier le plus convaincant si on en croit les bonnes opinions exprimées par les téléspectateurs. Le président de SOS-Racisme a plaidé pour l'intégration et pour la lutte contre toutes les « insuffisances » de la société »[212]. Mais le surlendemain de l'émission, devant les réactions très favorables de la plupart des commentateurs de la presse, le ton des journalistes de Libération se fait plus chaleureux. Fabien Roland-Lévy se félicite des réactions hostiles du Front national et du Parti communiste : « Forcés de reconnaître l'efficacité du “parler vrai” du “jeune homme français” (c'est ainsi que s'est défini Harlem Désir), les porte-parole du Front national ont dénoncé dans le discours “relativement modéré” de Désir le “festival des sophismes” qui, selon le député Bruno Mégret, est destiné à “tromper les français”. [...] Le Parti communiste s'est également montré critique vis-à-vis de cette Heure de vérité exceptionnelle : “les raisons économiques et sociales du racisme ont été rapidement esquivées”, écrit l'Humanité d'hier en ajoutant qu'Harlem Désir avait “adopté un profil bas. Il s'est rogné les ongles, poursuit le quotidien, il ne s'est pas battu contre Le Pen. Il n'a pas attaqué les responsables du racisme”, prétend encore le journal avec une évidente mauvaise foi ». Fabien Roland-Lévy estime en conclusion que la plupart des hommes politiques et des journalistes ont accueilli favorablement la prestation d'Harlem Désir : « excepté le PCF et le Front national, la classe politique a réagi favorablement à la prestation du jeune leader. [...] Dans la presse, une quasi-unanimité a salué la performance télévisée d'Harlem Désir qui a accédé en une soirée à la consécration médiatique et devient un inévitable interlocuteur pour le monde politique »[213].
    Laurent Joffrin qui signe également un article se montre évidemment très laudatif envers la prestation d'Harlem Désir, estimant que si le discours du porte-parole de SOS a séduit nombre d'auditeurs et de commentateurs c'est en raisons de la force des principes énoncés. Ce sont, selon Laurent Joffrin, les idées républicaines qu'Harlem Désir a défendues qui ont séduit l'auditoire, idées susceptibles de recueillir un large consensus, n'excluant que le seul Front national : « ce sont là principes tout bonnement républicains. Porte-parole de la nouvelle vague, Harlem Désir parle aussi comme un vieil instituteur radical socialiste. Sans trop se forcer, ses propos auraient pu être signés par un Chevènement version républicaine, voire un Poperen. [...] Du coup, il ratisse large, bien au-delà de la génération des potes qui l'a porté jusque là. C'est l'effet politique principal de la prestation. La droite classique peut difficilement rejeter ses propos. Mais comment après, justifier les alliances locales avec le Front national ? La prestation fut donc consensuelle, tout en portant sur le problème le moins consensuel de France : aussi bien, elle dessine une stratégie aux arêtes dures. Le contraire d'un placebo politique »[214]. Laurent Joffrin justifie ici la stratégie d'isolation du Front national et de critique de tout dialogue entre celui-ci et la « droite modérée » menée depuis 1986 par SOS et les journaux de gauche, et bientôt relayée par le PS. Libération, emboîtant le pas du reste de la presse se montre extrêmement favorable à l'égard d'Harlem Désir et de SOS-Racisme. Le discours public tenu par les porte-parole de l'association est très proche des options susceptibles d'être défendues par les journalistes de Libération – Laurent Joffrin parle d'idées républicaines –. Pourtant, après l'Heure de vérité, la tonalité des articles publiés par Libération ne redeviendra jamais aussi favorable qu'entre 1985 et 1987.

Trois mois plus tard, Libération consacre plusieurs articles à la manifestation organisée conjointement par SOS-Racisme et l'Unef-Id le 29 novembre 1987, un an après le mouvement de décembre 1986. Deux jours avant la manifestation, Alain Léauthier s'intéresse essentiellement aux divergences d'ordre politique entre les deux associations organisatrices[215]. Il écrit que SOS est très mécontent que l'Unef-Id ait encouragé le bureau national du Parti socialiste à signer et à publier dans le Monde un texte appelant à la manifestation : « ce sont des méthodes inqualifiables, [s'indigne un responsable de SOS] un véritable sabotage, désormais nous apparaissons comme des sous-marins du PS ». L'auteur juge que même si SOS cherche à « convaincre plusieurs personnalités de droite et du centre de se joindre aux manifestants », « l'appel du Monde donne la fâcheuse impression que seule la gauche est mobilisable sur le terrain de l'antiracisme. Et ce constat sonne douloureusement aux oreilles de SOS-Racisme qui depuis quatre ans, court après une sorte de “nouvelle majorité politique” sur quelques grands problèmes de société ». Le journaliste conclut que « dimanche, de toute manière, la manif sera on ne peut plus politique... »[216]. Si Alain Léauthier souligne la volonté des animateurs de SOS d'apparaître indépendants du Parti socialiste, tout son article est construit autour du caractère politique de la manifestation et des rivalités entre l'Unef-Id et SOS, alors que les organisateurs auraient souhaité un angle journalistique plus favorable, insistant par exemple sur l'anniversaire de la mort de Malik Oussekine et l'aspect commémoratif du mouvement de 1986, ce qui aurait contribué à replacer la mise en cause de Charles Pasqua et de la politique du gouvernement au centre du propos. En prenant pour objet de son article non pas les thèmes que les dirigeants des deux associations assignent à la manifestation mais les conditions de son organisation, le journaliste donne un angle implicitement critique à son texte qui ne peut en aucun cas être compris comme un appel à manifester, au contraire des dossiers précédemment publiés par le journal. Alain Léauthier conserve cette approche dans l'article publié le matin de la manifestation, qui semble présenter celle-ci sous le jour d'un plus ou moins sordide calcul politicien dans lequel Julien Dray et Jean-Christophe Cambadélis rivaliseraient de pratiques manipulatrices pour plaire au PS et à l'Elysée : « en fait, les deux partenaires [SOS et l'Unef-Id], à l'invitation de François Mitterrand s'étaient retrouvés le 11 juin à l'Elysée pour un déjeuner auquel participaient notamment Jean-Christophe Cambadélis et Isabelle Thomas, ancienne égérie du mouvement étudiant et unes des fondatrices de SOS. L'alliance entre les deux courants a été scellée au cours de l'été et concrétisée par de multiples contacts entre leurs différents dirigeants ». Léauthier fait de la manifestation du 29 novembre le résultat de la collaboration concurrentielle entre SOS et le mouvement de Jean-Christophe Cambadélis, Convergences socialistes : « forts déjà d'une présence plus significative au PS, les militants de Convergences socialistes continueront probablement à chasser sur le terrain de la jeunesse. Les potes, dès dimanche, auront certainement à cœur de remettre les pendules à l'heure... »[217]. Il souligne en outre ce qui lui semble être une contradiction entre le discours très large et « faussement apolitique » de SOS-Racisme et les prises de positions de Julien Dray au sein du Parti socialiste :

Depuis 1984, le mouvement présidé par Harlem Désir s'efforce de dégager une sorte de " no man's land " politique autour de quelques grands sujets de société, antiracisme en tête bien sûr. Ce pragmatisme, faussement apolitique, n'empêche pas Julien Dray, le vice-président et véritable tête pensante de SOS, d'animer à l'intérieur du PS un petit club de réflexion – Questions Socialistes (Q.S.) – aux positions furieusement anti-modernistes et anti-libérales. Ainsi lors d'une contribution présentée en janvier dernier, Q.S. affirmait le caractère révolutionnaire du parti, lui fixant comme objectif " la reconquête d'une majorité à gauche et l'union des forces populaires ". Rien à voir en somme avec la nouvelle majorité politique, élargie au centre, dont rêvent d'ores et déjà certains caciques du PS. À ceux qui lui reprochent son incohérence, sa " véritable schizophrénie politique ", Julien Dray répond, imperturbable : " le PS est une chose, SOS-Racisme en est une autre. Nous, nous ne faisons pas dépendre les mouvements sociaux de calculs politicards "[218].

Alain Léauthier semble reprocher à Julien Dray ses idées « furieusement anti-modernistes et anti-libérales »[219], effectivement à l'opposé de l'appui que le quotidien a apporté à l'évolution du discours politique du Parti socialiste. Cependant, Libération publie le même jour deux longs articles qui présentent au contraire SOS sous un jour plus satisfaisant pour l'association. Le premier est un portrait de Rabbah Hebbache, un jeune « beur » de 17 ans se trouvant sans papiers que SOS cherche à faire régulariser; [220] le second décrit la mise en place à Châteauroux, avec l'aide de SOS et en présence d'Harlem Désir, d'un conseil de prévention du racisme réunissant la municipalité, les associations antiracistes, les organisations immigrées, les églises, etc.[221]. Le cadre d'interprétation de l'action de SOS utilisé dans ces deux articles n'en fait pas, au contraire de ceux d'Alain Léauthier, une association engagée dans des rivalités politiques toujours susceptibles d'apparaître liées à des ambitions personnelles et négativement connotées, mais la présente au contraire comme soucieuse de se situer au plus près du « terrain » et essayant d'améliorer, y compris au cas par cas, la situation des « beurs » et des populations d'origine étrangère.

F) La mise en cause croissante de SOS-Racisme dans Libération lors de la campagne présidentielle de 1988

Le jour où SOS-Racisme organise son meeting « le Grand Rancard », destiné à permettre à l'association d'intervenir dans la campagne électorale, Libération consacre au rassemblement sa formule « événement » et deux pages entières. Les dirigeants de Libération, dont la ligne rédactionnelle n'est pourtant pas favorable à Jacques Chirac, semblent cependant embarrassés par la volonté de SOS de se prononcer en faveur de François Mitterrand. Dominique Pouchin fait rétrospectivement du « Grand Rancard », l'origine de la dissolution progressive des liens existant entre SOS-Racisme et Libération. Il estime que c'est la « politisation » de l'association antiraciste, l'entrée de Julien Dray dans ce qu'il considère être une logique d'utilisation de SOS au sein du Parti socialiste qui est à l'origine du changement d'attitude de la rédaction de Libération :

Dominique Pouchin – Les choses ont commencé à se gâter quand, de fait, SOS se politise. Ça ne veut pas dire qu'il n'était pas un mouvement politique au départ, mais quand, ostensiblement, le mouvement devient d'abord une organisation qui, d'une certaine manière, opte pour le champ politique, et accompagne ce qu'il est convenu d'appeler la crise de la gauche [...]. SOS a été une forme de renouvellement de la militance, de l'expression politique etc. Et on a l'impression qu'au lieu de nourrir cela jusqu'au bout et de se sauvegarder lui-même, il a accompagné la crise de la gauche et il en a été lui-même à la fois un vecteur et une victime, parce qu'au fur et à mesure que la crise de cette gauche s'accentuait, la direction du mouvement devenue organisation, rétrécissait son propre discours et donc son propre prisme d'intervention. Peu à peu, on est passé, en gros, du mouvement démocratique large à l'organisation politique plutôt de gauche et d'une organisation plutôt de gauche à une organisation franchement attachée, sinon au socialisme, en tout cas au mitterrandisme. [...] Il y a une forte responsabilité de la tête de l'organisation de rétrécir son propre champ d'activité, jusqu'à finir par être, non plus mitterrandiste, mais, en gros, par ce que je crois être alors là franchement choquant au bout du compte, par une utilisation du mouvement dans la bataille interne au PS [...] À ce moment-là, il y a un congrès de SOS qui doit prendre position pour Mitterrand en 88, et juste après, en tout cas là, ça commence à ne plus aller très bien entre SOS et Libération, je ne sais pas si on est sponsor en 88[222].

Ce que Dominique Pouchin semble rétrospectivement reprocher à SOS-Racisme, c'est de ne pas avoir maintenu une apparence « consensuelle », qui, d'une part, correspondait mieux à ses propres idées que les thèmes de la Nouvelle école socialiste et le projet de constitution d'un « courant de gauche » au sein du PS[223], et d'autre part permettait à Libération de « faire la grosse caisse » autour d'une association défendant « la bonne cause antiraciste » sans être considéré comme une « courroie de transmission » du Parti socialiste au sein de la presse. Dominique Pouchin estime ci-dessous que les journalistes de Libération ne peuvent écrire sur un mouvement faisant du « lobbying pour la Gauche socialiste », comme ils le feraient d'un mouvement non « marqué » politiquement qui apparaîtrait lutter pour une cause d'intérêt général. On peut en effet supposer que la rédaction de Libération peut justifier quelques entorses à la ligne rédactionnelle de « neutralité » et « d'objectivité » journalistique s'il s'agit de lutter contre le « racisme » ou le Front national mais pas si l'objet du soutien est engagé dans les luttes politiques ordinaires :

Dominique Pouchin – À l'époque de l'explosion de SOS [...], ils font du lobbying et tout va bien. Quand ce n'est plus la grosse caisse et qu'ils ont décidé d'en faire un groupe politique – parce que ce n'est jamais plus qu'un groupe politique, il ne faut pas me raconter d'histoires, ils l'ont voulu, ils l'ont fait – ben, c'est vrai que les journalistes ne peuvent plus être vis-à-vis d'eux dans le même rapport, même si c'est les journalistes de Libération. Et eux, ils en prennent ombrage, il faut quand même être cohérent. Je n'ai pas la même attitude vis-à-vis d'un lobbying pour la bonne cause antiraciste et d'un lobbying pour la Gauche socialiste. Je n'y peux rien, pour moi, ce n'est pas de même nature et je ne me comporte pas de la même manière vis-à-vis de l'un et vis-à-vis de l'autre [...]. Ce que Libération ne pouvait plus suivre, c'était le rétrécissement du champ à la fois, idéologique, politique, moral que présentait l'évolution de SOS et de fait on ne l'a pas suivi[224].

Durant la période qui précède l'élection présidentielle, la direction de Libération se trouve dans une position embarrassante vis-à-vis de SOS-Racisme : il lui est difficile de désapprouver formellement les prises de position de l'association contre la candidature de Jacques Chirac puisque la ligne éditoriale du journal n'est guère éloignée. Cependant, la rédaction ne peut se réjouir que l'association qu'elle a semblée soutenir pendant trois ans et dont elle a été partenaire dans l'organisation de plusieurs concerts, soit de manière croissante associée au PS, mettant ainsi en cause la crédibilité journalistique du quotidien. C'est ce qui explique que certains journalistes sont amenés à exprimer des réserves vis-à-vis de l'engagement politique de SOS, manifestant ainsi que l'attention que Libération lui avait auparavant accordée n'avait pas été suscitée par des logiques partisanes, mais seulement par la volonté de défendre la « cause antiraciste ». Nous verrons que l'intensité de ces stratégies de démarquage croîtra proportionnellement à la « politisation » de l'image de SOS mais indépendamment des caractéristiques de son discours public. Pour manifester cette prise de distance, la rédaction de Libération va confier certains des articles sur l'organisation antiraciste à des journalistes qu'elle sait plutôt hostiles à SOS. Ainsi, Alain Léauthier qui avait déjà couvert la manifestation du 29 novembre organisée conjointement par SOS et l'Unef-Id selon un angle qui ne pouvait que déplaire à l'association est à nouveau mis à contribution pour l'interview d'Harlem Désir lors du «  Grand Rancard » [225] :

Dominique Pouchin – En 88, on fait “l'événement” sur le concert, mais déjà, le ton n'est plus le même. Non, il y avait encore de la sympathie, il y a encore aujourd'hui de la sympathie, je ne vois pas pourquoi je nierais qu'il y a de la sympathie pour SOS-Racisme, Dieu merci, mais c'est déjà un peu différent. Mais on informe, et on analyse l'évolution de SOS dans cet événement, dans le troisième concert en 88. Pourquoi la politisation ? Si je me souviens bien, il y a une interview d'Harlem sur le thème : “mais pourquoi avoir voulu prendre parti comme ça”, et si je me souviens bien, c'est une interview faite par Léauthier, [cette interview est faite au moment du Grand Rancard, le 12 mars 1988] et Alain, à ce moment-là, est très contre SOS, est plutôt hostile à l'évolution de SOS[226]. Donc je sais qu'on fait travailler des gens sur cet événement, c'est parfaitement justifié, qui sont plutôt, hum... hostiles non, mais qui n'ont pas une sympathie profonde pour SOS. Pour la cause, ça oui, ils l'ont, mais en tout cas pas pour l'organisation elle-même. Je ne suis pas sûr qu'Harlem soit vraiment satisfait d'être interviewé par Léauthier, etc., mais on le fait volontairement, à l'époque, très volontairement, j'y veille à ce moment là[227].

Mais l'effort de Dominique Pouchin et de la direction de Libération pour faire travailler sur SOS, non pas les journalistes les plus favorables à l'association comme c'était souvent le cas auparavant, mais des rédacteurs qui apparaissent moins bien disposés, constitue, dans un premier temps, sans doute plus un signal envoyé aux animateurs de SOS et aux observateurs politiques professionnels qu'un véritable retournement de l'orientation du quotidien. En effet, le jounal consacre malgré tout sa rubrique « événement » du 12 mars au « Grand Rancard », ce qui ne paraissait nullement aller de soi puisque Libération est le seul journal à consacrer autant de surface rédactionnelle à cet « événement » avant qu'il n'ait eu lieu (Le Monde fait une « brève ») ; en outre, on peut penser que très peu de lecteurs sont susceptibles d'interpréter la présence d'Alain Léauthier lors de l'interview comme le signe d'une prise de distance du journal avec SOS, même si les questions posées se révèlent un peu abruptes et centrées sur l'engagement politique de l' association[228]. D'ailleurs, le principal article du dossier est celui de Laurent Joffrin qui tend au contraire à justifier l'action antiraciste passée de SOS et sa logique d'engagement politique.
    Laurent Joffrin estime en effet qu'à l'occasion de ce meeting, « SOS-Racisme entre en politique » puisque l'objectif implicite de la fête est bien d'engager publiquement l'association aux côtés de François Mitterrand : « Le contenu de la réunion ne laisse là-dessus aucun doute. [...] Comme les critiques que l'animateur de SOS adresse par ailleurs aux hommes politiques visent exclusivement ceux de la majorité actuelle, et que son discours ressemble comme deux gouttes d'eau à celui que pourrait tenir un candidat socialiste à n'importe quelle élection, il n'a pas besoin de citer de nom pour faire comprendre de quel côté il penche. La présence de François Mitterrand à Vincennes, sur laquelle on s'interrogeait encore hier soir, confirmerait, si besoin était, l'orientation choisie ». Cependant, contrairement à certains journalistes de Libération, Laurent Joffrin ne semble pas considérer comme inquiétant ou négatif un engagement politique qui, selon lui, « a pour but la transformation progressive de la génération morale en génération politique ». Il estime que l'appartenance de Julien Dray au Parti socialiste et sa participation « au jeu interne des courants du parti » étaient connues depuis plusieurs années, sans que, selon lui, les liens entre le PS et SOS n'aient « le caractère de subordination qu'on leur prête parfois »[229]. Il juge en outre que c'est le gouvernement de Jacques Chirac, par sa « maladresse » lors des affaires de bavures, du projet de réforme du Code de la nationalité[230] et surtout du mouvement étudiant de 1986 qui a conduit à l'engagement du mouvement antiraciste : « Le mouvement étudiant avait aussi accéléré une politisation qui était en filigrane derrière l'humanisme vague des origines. Critiquant un projet et non un gouvernement, les étudiants en grève, par suite de la maladresse avec laquelle le gouvernement leur avait répondu, en étaient venus, dans les dernières manifestations, à mettre en cause une politique, et bientôt une majorité ». Loin de critiquer la nouvelle orientation politique de SOS, Laurent Joffrin estime que « le moralisme teinté de pragmatisme » de l'association qui avait fait son succès en 1985 devenait insuffisant et que « son imprécision finissait par devenir un handicap »[231] et se félicite donc que « Cette fois, l'association [produise] un discours plus construit, fondé sur le principe de l'égalité, et décliné en propositions touchant non seulement à la situation des minorités d'origine étrangère en France, mais aussi au fonctionnement de l'école, à l'urbanisme ou bien à la position des femmes dans la société. Autour du thème de l'exclusion, qui motive l'action antiraciste, on développe une série de thèmes qui dessinent les contours d'une « démocratie de l'intégration », selon la formule avancée par Harlem Désir, et finissent par ressembler à l'esquisse d'un programme politique ». L'association qui développe des propositions ressemblant à un « programme politique » apparaît ainsi fondée à prendre position durant la campagne présidentielle en faveur du candidat le plus proche de ses recommandations. D'ailleurs, selon Laurent Joffrin, les jeunes qui soutenaient l'association, ceux qu'il appelait la « génération morale »[232], sont peu éloignés des options politiques défendues par l'association car « en dépit de sa méfiance à l'égard de l'idéologie et du jeu politique, la « génération morale » (du moins sa partie la plus engagée), n'avait jamais présenté un apolitisme complet. Bien au contraire, les valeurs qu'elle mettait en avant gardaient, même dans leur plus grande généralité, une connotation sans ambiguïté, traduisant dans la langue des clips et des banlieues une sorte de républicanisme new-look ». L'article de Laurent Joffrin apparaît donc comme une justification de la démarche politique de SOS-Racisme, et peut-être comme une réponse aux critiques que certains journalistes de Libération adressent à l'association[233]. On peut en effet voir dans la contradiction entre les articles d'Alain Léauthier et ceux de Laurent Joffrin un écho de luttes internes au quotidien[234] entre les rédacteurs qui souhaiteraient un engagement à gauche plus marqué et ceux qui cherchent au contraire à rapprocher les pratiques journalistiques de Libération de celles du Monde pour adopter une ligne éditoriale plus « neutralisée »[235].
    Après « le Grand Rancard », l'article qui doit en rendre compte est confié à Pierre Mangetout, qui apparaît plutôt réservé envers la nouvelle orientation de SOS. Le ton du journaliste est d'emblée ironique et impertinent à l'égard des organisateurs du meeting : après avoir annoncé au début de l'article que « bientôt, Tonton nous tombera des nues via un clip vidéo projeté sur grand écran », Pierre Mangetout signale que le discours de François Mitterrand dont il cite un long extrait commence par être sifflé par quelques personnes de l'assistance avant que les « “taisez-vous” imposent “in fine” un silence dont on ne sait s'il est poli ou religieux ». Puis il rectifie largement à la baisse les chiffres de participation annoncés par les organisateurs : « Harlem Désir citera le chiffre de 30.000 personnes. L'Agence France-presse se ralliera à 15.000. Une assistance plus qu'honorable s'est retrouvée à Reuilly, en retrait néanmoins des prévisions des organisateurs. En témoigne l'écran géant qui retransmettait le spectacle à l'extérieur du chapiteau devant un parterre clairsemé » alors que « le chapiteau ne pouvait contenir que 13.000 personnes debout » et qu'il « ne sera jamais plein à craquer ». En conclusion de son article, Pierre Mangetout propose une sorte de « micro-trottoir » censé donner un aperçu des réactions des participants qui lui permet de suggérer un jugement sur la réunion de SOS sans que le rédacteur ou son journal apparaissent prendre position : « sous le chapiteau, ce n'est pas l'unisson. Il y a les militants actifs de SOS, très mobilisés, qui tiennent résolument la droite dans leur ligne de mire. “on ne peut pas se mettre à côté des présidentielles sous prétexte de politique politicienne”, (Evelyne, de Seine Saint-Denis). Ceux que la tontonmanie chiffonne : « Il a eu sept ans pour faire ce qu'il dit. Ça fait un peu récup », (Pierre, rouennais). Ceux que la tontonmanie rassure : “J'aime mieux être récupéré par Tonton que par Chirac”. Ceux qui se frottent les yeux, ne sachant plus bien où ils sont : “On frôle la grosse récupération PS. Tant pis, c'est rigolo, on est tombé dans le piège...” (Patrick, Montpellier) »[236]. En présentant les militants de SOS comme très mobilisés contre la droite » et en concluant son article par la « citation » d'un participant qualifiant « le Grand Rancard » de « grosse récupération » – terme qu'il utilise d'ailleurs à deux reprises –, Pierre Mangetout tend à souligner l'engagement « partisan » de SOS dans la campagne présidentielle et montrer qu'il considère cette « tontonmanie » comme contradictoire avec l'objectif antiraciste de SOS et donc plutôt condamnable[237]. Quelques semaines plus tard, lors du congrès de SOS précédant de peu les élections, Jean Quatremer manifestera également une prise de distance critique avec l'engagement de SOS en faveur de François Mitterrand, même s'il se montrera nettement moins désapprobateur que Pierre Mangetout ou Alain Léauthier.


Tableau 8

Nombre de formules « événement » de Libération dont SOS
a été l'objet entre 1985 et 1992.

année

nombre « d'événements »

occasions

Date

1985

4
(auxquels on peut ajouter les 3 cahiers spéciaux publiés avant le concert de la Concorde)

après la mort d'Aziz Madak
après le concert
après le débat Désir-Peyrefitte
avant l'arrivée de la Marche

27 mars
16 juin
9 novembre
7 décembre

1986

1

avant le concert

14 juin

1987

2

avant l'Heure de vérité
après l'Heure de vérité

19 août
21 août

1988

2

avant « le Grand Rancard »
avant le concert

12 mars
19 juin

1989

0

 

 

1990

1

après le congrès de Longjumeau

30 mai

1991

0

 

 

1992

1

après la manifestation du 25 janvier

27 janvier

Lors du deuxième congrès de l'association à Noisiel, Jean Quatremer juge que « SOS-Racisme a bien fait les choses. Rien ne manque pour que cette grande messe se déroule dans le respect des meilleures traditions : ni les mandats, ni les délégués enthousiastes, ni les bans [...] scandés de longues minutes, ni, enfin, les votes unanimes à main levée. Sans oublier les inévitables messages de soutien, dont celui, désormais rituel, et accueilli par une salve exaltée, de François Mitterrand, qui s'adressant aux congressistes, a salué leur “générosité et leur soif de justice” et leur a rendu hommage par ces mots : « vous avez su donner un nouveau visage à la fraternité ». Même si Jean Quatremer laisse entendre avec ironie qu'il s'agit là des conventions habituelles des congrès syndicaux ou associatifs et paraît considérer que celui-ci reste dans les limites de ce qui est ordinairement admis, le déroulement du congrès n'est pas présenté sous un jour vraiment favorable. Le journaliste développe ensuite longuement les justifications de l'engagement de l'association dans la campagne électorale des présidentielles, avancées par les animateurs de SOS, sans toutefois mentionner leur appartenance au PS – ce qui constituait au contraire l'axe principal des articles d'Alain Léauthier et de Pierre Mangetout – : « Julien Dray s'est attaché à démontrer que “c'est le gouvernement de mars 86 qui a rompu le consensus que SOS-Racisme tentait de réaliser sur les thèmes de l'antiracisme et de l'intégration”. Pour preuve le vice-président de SOS a énuméré la liste des bavures policières, la loi Pasqua sur le séjour des immigrés, la tentative de réforme du Code de la nationalité, le charter des 101 Maliens »[238]. On peut toutefois faire l'hypothèse que cette argumentation a de bonnes chances d'apparaître au moins partiellement fondée à des lecteurs de Libération que leur orientation partisane moyenne ne pousse probablement pas à l'indulgence envers Jacques Chirac, alors même que la campagne électorale tend à ranimer les sentiments d'identification partisanes. Ainsi, le journaliste estime que la consigne de vote implicite des responsables de l'association découle de l'hostilité de SOS à certaines décisions adoptées par le gouvernement et n'est donc pas dictée par la simple logique des appartenances politiques comme le laissaient entendre Alain Léauthier et Pierre Mangetout : « soulignant que SOS-Racisme ne donnait à ses militants et sympathisants, aucune consigne de vote, le numéro 2 de l'organisation ne s'est cependant pas privé d'indiquer le “bon choix” version “pote” 1988. Dans un discours un rien langue de bois, il a accusé le gouvernement actuel de promouvoir une “démocratie de l'exclusion”. “Nous lui avons laissé une chance : nous avons accepté de discuter avec lui, adoptant une démarche pragmatique”. Mais la “logique implacable de la répression s'est enclenchée”. [...] “Nous ne roulons pour personne, mais nous sommes prêts à être récupérés par tout le monde, dès lors qu'il s'agit de l'égalité”, a poursuivi Julien Dray, ajoutant que la date du congrès avait été choisie afin de “peser sur les présidentielles” ». Jean Quatremer conclut son article en jugeant raisonnable et réaliste le catalogue de propositions avancées par l'association : « au total un programme fort sérieux, qui pourrait parfaitement être repris tel quel par un parti politique. La part du rêve est réduite à la portion congrue. D'où, peut-être, les réticences de certains “potes” »[239]. Cependant, le journaliste veille à marquer une nette distance critique à l'égard de l'association puisqu'il estime que les propos de Julien Dray sonnent « un peu langue de bois » et que l'association se situe aujourd'hui sur le « terrain mouvant de la politique voire de la politique trivialement politicienne ». Les réserves exprimées par Jean Quatremer s'ajoutent aux critiques d'Alain Léauthier et de Pierre Mangetout pour dessiner la nouvelle ligne éditoriale de Libération à l'égard de SOS. Mais plus grave que les critiques exprimées par le quotidien, on peut observer un changement de l'angle journalistique adopté pour rendre compte des initiatives de l'association : alors qu'auparavant les rédacteurs de Libération reprenaient souvent dans leurs articles le mode de présentation de la réalité proposé par les animateurs de SOS-Racisme et ne mettaient pas en cause leur bonne foi antiraciste, la nouvelle ligne éditoriale conduit au contraire les journalistes à focaliser leur attention sur les relations de l'association avec les acteurs politiques – c'est-à-dire à insister sur l'aspect tactique et « politicien » de l'activité des dirigeants de SOS – et à mettre en doute la version des événements que ceux-ci cherchent à promouvoir. On peut faire l'hypothèse que le changement de l'angle journalistique habituellement employé par le quotidien le plus favorable à SOS pour traiter de l'association a contribué à progressivement transformer les schèmes de perception que les lecteurs ordinaires mais aussi les journalistes d'autres titres étaient susceptibles de mettre en œuvre à propos de SOS.
L'attitude que le quotidien doit adopter envers SOS suscite, au sein de la rédaction, des débats et des luttes inégalement intenses en fonction de la période considérée. Au moment de la création de l'association, seuls Eric Favereau puis Véronique Brocard ont une attitude critique tandis que l'ensemble de la direction du journal lui est favorable. Durant la période de la cohabitation, Libération continue d'accorder à SOS une attention bienveillante : il serait sans doute inopportun pour les rédacteurs d'un journal « de gauche » de critiquer une association qui apparaît comme l'un des principaux opposants aux nouvelles lois concernant l'immigration et à Charles Pasqua. Toutefois, à partir de novembre 1987, on pourra lire – notamment sous la plume d'Alain Léauthier – des articles mettant en cause l'association (soit pour sa « politisation », soit pour son manque de représentativité « beur »)[240]. Mais ce n'est que lorsque SOS soutiendra ouvertement la candidature de François Mitterrand, que l'influence des journalistes critiquant l'association (pour des raisons souvent contradictoires) augmentera tandis que décroîtra l'empressement de Dominique Pouchin et de Laurent Joffrin à défendre une organisation qui ne possède plus les propriétés qui les avaient conduits à la soutenir[241].

Laurent Joffrin – Il y avait des journalistes qui étaient critiques : Brocard[242], Léauthier et Favereau. Leur argumentation c'était de dire : “les vrais militants sur le terrain c'est pas eux”, premier point. Deuxième point, “c'est médiatique”, ils voulaient dire artificiel. Troisième point, “c'est politique”[243].

À la liste que cite Laurent Joffrin, on peut ajouter au moins Pierre Mangetout et Eric Dupin[244]. En revanche, certains journalistes se montrent continûment favorables à SOS : Laurent Joffrin et Gilles Millet[245]. À partir du troisième concert de SOS en juin 1987, l'association a plus de mal à obtenir des articles de la rédaction, et ceux qui paraissent adoptent de manière croissante un angle critique. La publication de nombreux articles positifs sur SOS-Racisme (plus d'un tous les trois jours en 1985, voir tableau 1) avait pour origine un travail constant des membres de la rédaction les plus favorables à l'association pour imposer les sujets en conférence de rédaction, évaluer les opinions des journalistes chargés de rédiger les papiers et écarter ceux qui étaient susceptibles de se montrer hostiles. En effet, une part importante des articles consacrés à SOS par Libération était essentiellement suscitée par les relations existantes entre l'association et le service société. Lorsque la hiérarchie de la rédaction, après le départ de Laurent Joffrin pour le Nouvel Observateur en septembre 1988[246]et sous l'effet des tensions entre le journal et SOS, se révèle moins disposée à envoyer des journalistes couvrir des actions mineures de SOS et à sélectionner les rédacteurs les plus favorables, le nombre d'articles diminue rapidement (voir tableau 1), tandis qu'augmentent les chances de voir publiés dans Libération des commentaires critiques à l'égard d'une association qui apparaît moins en phase avec la ligne rédactionnelle du journal[247].

Dominique Pouchin – Il y a eu le problème de la réélection de Mitterrand en 88. Là, la césure se fait, enfin pour moi. À ce moment là, je vois bien que le fait qu'on intervienne en tant que journal avec SOS continue à cristalliser des oppositions du type “c'est un parti pris politique, pourquoi vous choisissez ? C'est quoi ? Et l'indépendance ?”Donc on se fait reprocher par une partie du journal, par des gens pour qui j'ai la plus grande sympathie par ailleurs, “mais enfin c'est quoi ? On joue avec qui ? C'est un engagement non dit etc.”. Jusqu'à ce moment-là, je continue à penser : “mais attendez, si c'est un engagement, c'est un bon engagement”. Le journal n'est pas neutre par principe, ça me paraît sain, normal, presque spontané et sain. Mais peut-être que je ne m'intéressais pas suffisamment aux dessous des cartes. Tout le jeu politique qui avait commencé à ce moment-là, mais qui n'était pas visible, dont je n'ignorais pas qu'il devait exister, mais qui ne m'intéressait pas, était plutôt mis en avant par ceux qui à l'intérieur du journal étaient hostiles à une complicité aussi ouverte, qui disaient : “grenouillage et compagnie, c'est le PS par rapport à d'autres etc.”[248].

La publication d'articles critiques peut être expliquée soit par l'affaiblissement de l'emprise de Laurent Joffrin et de Dominique Pouchin sur le traitement de SOS-Racisme et par la présence au sein de la direction du quotidien d'un groupe de journalistes contestant la façon dont Libération en rend compte, soit, plus probablement, par un désaccord croissant entre les journalistes proches de SOS et les animateurs de l'association sur l'engagement trop ouvertement « politique » de celle-ci. Cependant, même si les soutiens de SOS au sein du journal semblent s'affaiblir à partir de 1988, Libération demeure longtemps le journal qui publie le plus d'articles sur SOS. Mais les discussions internes à la rédaction ne tournent plus systématiquement au désavantage des journalistes hostiles à SOS et, lorsqu'en juin 1990 se pose à nouveau en conférence de rédaction la question de la place que le journal doit accorder à la fête annuelle de SOS, c'est, selon Eric Dupin, après un « débat terrible » que la direction du journal décide de ne pas publier d'article annonçant le concert.

Eric Dupin – Je me souviens d'une de ces fameuses fêtes de SOS, où il y avait eu un débat terrible pour savoir si on faisait l'événement le samedi, et il y avait une tradition qui s'était instaurée, qui faisait qu'on faisait la manchette et l'événement le samedi. Là, c'est un appel à participer objectif. Et un jour, il y a eu un débat interne “il y en a marre de servir la soupe à SOS, etc.”, et finalement il n'y a rien eu du tout [il s'agit du concert de 1990]. On passait d'un extrême à l'autre, c'est-à-dire de faire la manchette et trois pages derrière simplement pour annoncer le concert, à rien. L'autre cas de figure, qui a existé un jour, c'était donc le samedi, il y avait la manchette et l'événement, et puis bon c'était une fête tout à fait classique : il y avait pas grand chose à dire et il y avait une certaine mauvaise conscience du journal, en disant “quand même, on leur sert un petit peu trop la soupe” ; et dans le journal du lundi, il n'y avait plus que deux feuillets ou un feuillet et demi, donc c'était assez bizarre de faire trois pages avant l'événement, si tant est que ce soit un événement, et deux feuillets après [il s'agit du concert de 1989]. On voyait bien la valse hésitation de Libé, c'est-à-dire un minimum de mauvaise conscience[249].

Les liens entre SOS et la rédaction de Libération vont donc se relâcher progressivement à partir de 1988, sans qu'un événement ou une action de SOS puisse permettre d'identifier nettement la rupture. Si les polémiques autour du « foulard islamique » au cours desquelles Serge July avait pris une position qu'on pouvait rapprocher de celle de SOS, ou celles consécutives à la guerre du Golfe, qui avait profondément divisé la rédaction du journal n'ont pas suscité de divergences flagrantes entre les prises de position de Libération et celles de SOS, on pourra cependant observer une baisse sensible du nombre d'articles publiés à partir de novembre 1989 et plus encore après janvier 1991. Le relâchement de l'intérêt de Libération pour SOS va se manifester notamment par la disparition presque totale des articles consacrés par des journalistes du service société aux initiatives de second plan de SOS mais aussi par la fin de l'habitude d'accorder la rubrique « événement » au concert – ce qui va se traduire par la baisse brutale du nombre d'articles ayant SOS pour sujet (voir tableau 8) –.

G) Le déclin du soutien de Libération à SOS-Racisme après 1988

La réélection de François Mitterrand en 1988 modifie durablement la configuration politique puisque SOS qui s'opposait depuis deux ans au gouvernement de Jacques Chirac est confronté à un nouveau gouvernement de gauche dirigé par Michel Rocard. SOS-Racisme va avoir plus de difficultés qu'auparavant pour parvenir à faire paraître des articles à l'occasion des actions qu'il organise. À Libération, cette période sera marquée par le départ de Laurent Joffrin en septembre 1988 et par le passage progressif de Gilles Millet du service société au service étranger à partir de 1989. Ces deux départs vont affaiblir les soutiens de SOS au sein de la rédaction et restreindre le nombre des journalistes que l'association était susceptible de mobiliser pour tenter d'obtenir des articles. Pourtant Libération publiera moins de textes délibérément hostiles à SOS que la plupart des journaux (une quarantaines d'articles codés négatifs sur les 420 du corpus, voir tableau 1). Lorsque Dominique Pouchin et la rédaction du journal se trouveront en désaccord avec certaines des options défendues par SOS, ils préféreront consacrer moins d'articles à l'association, plutôt que de la mettre régulièrement en cause dans le journal. Les années 1988-1992 verront donc la réduction du nombre d'articles codés positifs et la raréfaction des textes consacrés à SOS dont la fréquence passe dans notre corpus d'un article tous les 4 jours entre août 1987 et mai 1988 à la fin de la période de cohabitation, à un article tous les huit jours de juin 1988 à janvier 1991 puis à un article tous les 19 jours de février 1991 à décembre 1992 (voir tableau 1).
À partir de novembre 1989, les relations entre Michel Rocard et les animateurs de SOS-Racisme vont devenir conflictuelles pour des raisons que nous avons évoquées ailleurs. C'est en novembre que le porte-parole de SOS critique pour la première fois, lors d'une interview donnée à Jean Quatremer, l'action de Michel Rocard en matière de politique d' intégration[250]. Durant les mois suivants, les dirigeants de SOS-Racisme vont mettre en cause à de nombreuses reprises « l'immobilisme » du premier ministre et ce qu'ils estiment être le manque de perspectives données aux « jeunes issus de l'immigration ». Harlem Désir demande au nouveau gouvernement l'application des propositions de l'association pour favoriser l'intégration dont il réclamait déjà la mise en œuvre au gouvernement précédant, mais les observateurs politiques voient surtout dans l'attitude critique de SOS-Racisme un effet des luttes internes au Parti socialiste entre « rocardiens » et « mitterrandistes » ou « fabiusiens », les seconds se démarquant des premiers en adoptant des prises de position qui apparaissent « plus à gauche ». Au sein de la rédaction de Libération, l'attitude d'Harlem Désir et de Julien Dray gêne certains journalistes qui considèrent que SOS-Racisme sort de son rôle en « faisant de la politique » :

Dominique Pouchin – La période la plus folle, la plus folle, c'est après 88. C'est la période rocardienne, où là, quand je les rencontre, je leur dis : “non, mais attendez, qu'est ce qui vous arrive ?” [...]. Je me souviens de discussions qui ont lieu dans l'année 88-89, donc en pleine gestion rocardienne, où je leur dis : “mais attendez, bon, d'accord, vous faites ce que vous voulez, mais vous êtes fous”. Ils deviennent vraiment fous. C'est un dérapage vers une logique politique qui est “pour Mitterrand contre l'ouverture”. Ils inscrivent leur mouvement, leur organisation contre toute politique d'ouverture, voilà c'est tout. [...] Alors à mon avis il y a plusieurs facteurs, je crois que pour ce qui est de Julien en tout cas, il devient député, donc il se désinvestit fortement de SOS. Et puis je pense qu'ils font une bêtise. [...] Je pense que ceux qui se trouvent être encore les dirigeants de SOS à ce moment-là, se dogmatisent. Ils font de la politique, au sens à la fois le plus noble et rudimentaire du terme : ils appartiennent à la partie de la famille socialiste qui se bat contre l'ouverture et qui a peur que Tonton cède vraiment trop : surtout pas d'accord programmatique avec les centristes[251].

Dominique Pouchin et la plupart des dirigeants de Libération, qui avaient été particulièrement sensibles à l'aspect « consensuel » du premier discours des fondateurs de SOS et à leur souci d'obtenir l'appui de parrains politiques « de droite », n'étaient sans doute pas disposés à suivre Julien Dray et Harlem Désir dans une mise en cause systématique de l'action de Michel Rocard alors que celui-ci apparaissait en position « d'échapper au clivage droite-gauche » et à l'union avec le Parti communiste en organisant le rapprochement plus ou moins formalisé du Parti socialiste et des formations politiques «  centristes »[252]. En effet, la ligne éditoriale suivie depuis 1981 par la rédaction de Libération apparaissait plus proche des thèses politiques défendues par Michel Rocard (Europe, « modernisation » de l'industrie, « orthodoxie » et « rigueur » de la politique économique, critique de la stratégie d'union de la gauche, etc.) que de celles de la Nouvelle école socialiste qui entendait se placer à la gauche du PS. La direction du quotidien pouvait donc difficilement se montrer défavorable à Michel Rocard dont la trajectoire politique était parallèle à celle des fondateurs du journal et qui, depuis plusieurs années, défendait au sein du Parti socialiste des thèses qui étaient proches de celles que la rédaction de Libération soutenait depuis 1981. En outre, continuer d'appuyer SOS-Racisme alors même qu'Harlem Désir attaquait l'action du gouvernement aurait sans doute été interprété par les observateurs politiques professionnels et par les partisans de Michel Rocard comme un soutien implicite à leurs adversaires, ce qui aurait engagé le principal quotidien « de gauche » dans la rivalité coopérative opposant les fractions du PS détentrices de Matignon et de l'Elysée[253].
    On peut ainsi expliquer la diminution du nombre d'articles publiés sur SOS-Racisme dans Libération et l'utilisation croissante par les rédacteurs d'approches critiques et de techniques journalistiques de prise de distance, par la conjonction de plusieurs facteurs : la fin de la période de luttes politiques aiguës de la cohabitation qui libère partiellement le journal de « l'obligation » tacite de ne pas critiquer ouvertement les organisations de son camp politique, la transformation de l'image publique de l'association qui la place en contradiction avec la ligne éditoriale suivie par Libération, le départ ou le changement de fonction des journalistes les plus favorables à SOS, l'affaiblissement du caractère de nouveauté de SOS et de sa capacité à susciter l'attention des médias et du public qui en faisait un support publicitaire profitable pour le journal et enfin le soutien politique de la direction du journal à Michel Rocard. Ce que les responsables de SOS ont pu analyser comme un « état de grâce » de Michel Rocard rendant la presse et en particulier Libération hostile aux attaques dirigées contre le nouveau premier ministre découle donc à la fois des caractéristiques de la trajectoire politique des dirigeants du journal, de la ligne éditoriale et de la position de Libération au sein des configurations politiques après la réélection de François Mitterrand et de la détérioration de l'image publique de SOS qui entraîne l'affaiblissement des profits que la rédaction du journal peut espérer retirer d'une couverture fournie et favorable de l'association.

Lors du quatrième concert, suivant immédiatement l'élection présidentielle de 1988, le journal est une nouvelle fois « partenaire » de SOS[254] et consacre à la fête la formule « événement » du jour comprenant cinq pages dont la « une ». La couverture du concert est assurée par deux journalistes favorables à l'association, Béatrice Vallaeys et Gilles Millet[255]. Répondant peut-être à certaines critiques internes à la rédaction, Béatrice Vallaeys tend une nouvelle fois à justifier l'engagement antichiraquien de SOS durant la campagne électorale, jugeant que « l'association antiraciste pouvait difficilement conserver un discours empreint de strict humanisme. Elle était, de son propre aveu, entraînée dans une « bipolarisation » qu'elle refusait à tout crin jusque là ». La journaliste ne se montre d'ailleurs nullement sceptique lorsqu'Harlem Désir déclare vouloir maintenir l'indépendance de SOS face au nouveau gouvernement et au Parti socialiste. Elle estime en reprenant à son compte des propos d'Harlem Désir qu'il n'est « pas question pour l'association des “potes” de perdre son indépendance » avant de citer le président de SOS : « nous n'adhérons pas au Parti socialiste, même si nous ne sommes pas neutres. Il faut conserver un rapport conflictuel, c'est plus constructif ». En outre, Béatrice Vallaeys cite abondamment les déclarations d'intention de SOS sans introduire de prise de distance critique contrairement à ce que d'autres journalistes du quotidien faisaient depuis quelques mois : « priorité à l'implantation sociale : c'est la nouvelle stratégie antiraciste. Puisque les réseaux lepénistes bricolent le tissu social abandonné par les partis de gauche, SOS descend sur ce terrain. [...] L'expérience de terrain montre qu'il faut apporter une réponse à ce qui fait le terreau de l'extrême droite : “les exclusions sociales, dit Harlem Désir, toutes les discriminations et pas seulement raciales.” Bref il faut, dit-on à SOS-Racisme, inverser ce mouvement et réinvestir le terrain “laissé à peu près libre depuis 1970”. Entendez, les réseaux d'action sociale entretenus par les militants communistes. [...] On mesure l'ampleur de la tâche, mais telle est bien la nouvelle priorité de l'association des " potes " »[256]. Ce texte dont l'angle journalistique employé accepte et utilise le cadre d'interprétation que les animateurs de SOS cherchent à donner de leur action peut être considéré comme le modèle de l'article favorable à SOS. C'est la raréfaction de ce type d'article après 1988 qui sera le signe le plus clair de la dégradation de l'image de SOS et de l'affaiblissement du soutien de Libération[257].
    Le concert de 1988 sera donc le dernier pour l'organisation duquel Libération et SOS seront « partenaires ». Interrogé quelques années plus tard, Dominique Pouchin estime que la non reconduction du partenariat est avant tout la conséquence des frictions engendrées par les problèmes d'organisation et par les exigences des dirigeants de SOS :

Dominique Pouchin – Bon, il se révèle alors que le type de partenariat qu'on pouvait entretenir avec SOS, pfff... Ben moi j'apprends, parce que c'est un métier qui s'apprend. Je n'avais jamais fait ça, je n'avais jamais été organisateur de fêtes en tout genre. Bon, in fine, on éprouve vite des difficultés, qui ne sont pas d'abord des difficultés d'ordre politique : ça n'en finit pas quoi. Il suffit d'être partenaire pour un bout d'ongle et c'est la moitié du corps qui y passe quoi : ils n'en n'ont jamais assez. Et c'est vrai, même si je le dis avec le sourire, ils réclamaient tout le temps. Il y en avait jamais assez. Alors Michel Vidal-Subias qui était directeur commercial, n'en pouvait plus de négocier des pubs qui n'étaient jamais payées, tout devait être gratuit et il y en avait jamais assez, jamais. Et là-dedans, je ne compte pas la couverture rédactionnelle qui était quand même non négligeable : couverture, la une, l'événement... Non, c'était au-delà de ça, c'était qu'il y en avait jamais assez quoi [...]. Ça faisait franchement vieux couple qui commençait à se fâcher sur le thème, “tu m'as pas mis la pub où il fallait”, et nous “tu n'as pas mis le logo où il fallait sur la scène le soir du concert”. Grosso modo, les premières difficultés étaient autour de ça, négligeables, ridicules, un peu éreintantes, énervantes parce qu'il fallait donner 12 coups de téléphone, etc. Là, j'ai commencé à en avoir un peu ras le bol, d'abord parce que ce n'était pas mon boulot. J'en avais ras le bol de faire des négociations de ce type. Les lobbyistes commençaient à devenir un peu encombrants pour tout dire, même si j'ai toujours gardé de la sympathie pour eux[258].

Toutefois, même si Dominique Pouchin présente la rupture de sa collaboration avec SOS comme la simple conséquence des tensions engendrées par les exigences des organisateurs et les contraintes logistiques de la fête, on peut supposer que les profits publicitaires de la participation de Libération commençaient à s'émousser depuis que l'association était moins qu'auparavant identifiée par la presse à la « jeunesse » et à la « modernité » et qu'elle ne suscitait plus autant d'articles et de sujets d'actualités télévisées. Il est en outre probable que les responsables du journal ne souhaitaient plus associer Libération à une organisation qui était de façon croissante assimilée à François Mitterrand et à « la gauche » alors même que la popularité du Parti socialiste paraissait s'établir durablement à la baisse, en tout cas selon le mode de mesure de l'opinion en usage dans le champ journalistique[259].
    Mais certains membres de la rédaction, en particulier le chef adjoint du service société, Gilles Millet, restent sensibles à l'action de l'association et continuent de publier, en dehors des périodes de concerts, des articles sur des initiatives secondaires de SOS. Entre 1988 et 1990, Gilles Millet qui avait été l'un des premiers au sein de la rédaction de Libération à souhaiter que le journal s'intéresse à SOS, demeure le journaliste le plus susceptible de favoriser la publication d'articles sur l'action de l'association et d'en contrôler l'orientation. D'ailleurs, le service de presse de SOS propose à certains rédacteurs de Libération des sujets préconstitués (l'accès discriminatoire dans les boîtes de nuit, les problèmes des jeunes d'une cité où SOS est implanté, etc.) qui permettent aux journalistes d'écrire des reportages plus originaux et mieux documentés en réalisant une économie substantielle sur le temps d'enquête tandis que SOS maîtrise en partie le mode de présentation adopté. L'association conserve ainsi la possibilité d'intéresser certains journalistes du service société à la publication d'articles qui, s'ils n'ont pas toujours comme sujet principal l'action de SOS, évoquent cependant favorablement celle-ci. En 1988, Gilles Millet s'inquiète de la mort présentée comme « suspecte » d'un militant de SOS[260], puis fait un article sur l'intervention de SOS dans le conflit qui oppose les habitants de la cité des Chamards à la municipalité de Dreux qui leur couperait l'eau « parce que sur 187 familles, il n'y en a qu'une qui est française »[261]. Libération accepte d'envoyer un journaliste constater avec les militants de SOS les conditions d'accueil des étrangers à la préfecture de police et dénoncer les techniques de l'administration pour placer délibérément les immigrés en situation irrégulière[262]. Gilles Millet signe un article sur les « Premiers Etats-généraux européens de la jeunesse », colloque organisé par SOS à la Sorbonne en présence de Jacques Delors[263]. Alain Frilet raconte comment SOS a aidé une délégation de locataires « évacués » d'un immeuble déclaré insalubre à rencontrer l'adjointe au logement et le directeur de cabinet de Didier Bariani, maire du vingtième arrondissement[264].
    Mais les journalistes qui sont envoyés couvrir les actions de SOS ne se montrent pas toujours favorables à l'association. Ainsi le correspondant de Libération à Marseille livre un compte rendu très critique de l'intervention d'Harlem Désir aux côtés de Robert Vigouroux dans la campagne des élections municipales de 1989[265]. De même, lorsqu'un militant de SOS-Racisme, Olivier Léonhardt, est envoyé à Montataire pour « enquêter » sur le meurtre d'Ahmed Boussina comme l'association l'avait fait après la mort d'Aziz Madak, la journaliste dépêchée sur place, Florence Aubenas, ne se prête pas aussi bien à l'établissement de la thèse du « crime raciste » que ne l'avaient fait ses confrères en 1985 à Menton. Elle cherche au contraire à ne pas choisir entre la « thèse de la police » et celle défendue par SOS-Racisme : « À coup de communiqués, le parquet du tribunal de Senlis et l'association SOS-Racisme soutiennent pour le premier qu'il s'agit d'une querelle de comptoir, pour les seconds d'un crime raciste ». La journaliste ne semble pas avoir plus de certitudes à la fin de l'article qu'au début et conclut en citant chacun des protagonistes « Ce qui est dommage, c'est de faire monter la mayonnaise pour un délit ignoble mais relevant de toute évidence du droit commun. Cela décrédibilise tout le monde » tranche un magistrat. « Ce qui est scandaleux, c'est de ne pas oser parler de racisme » conclut l'association »[266]. Après la manifestation organisée à Montataire par les proches de la victime, Florence Aubenas montre que l'association n'a pas été bien accueillie par les « jeunes issus de l'immigration » et qu'elle s'est trouvée écartée du comité « Justice pour Ahmed » et « en position très discrète d'une manifestation qu'elle avait pourtant largement contribué à lancer » : « C'est vrai, SOS était là depuis le début, ils ont médiatisé le combat, bravo », indique Faid Abdeslam, membre du nouveau comité qui en compte une douzaine, « mais nous leur avons demandé de ne pas se poser en tuteur »[267].
    Mais plus grave que quelques articles ponctuellement défavorables, Jean Quatremer, journaliste chargé du secteur immigration depuis la fin de 1987 et jusqu'alors plutôt favorable à l'association, commence à se montrer plus réservé à partir de 1989. Ainsi, lors d'une intervention d'Harlem Désir au cours d'une réunion du « triangle institutionnel européen » (conseil des ministres – commission – Parlement européen) intitulé « l'Europe contre le racisme » dont l'objectif était « d'associer les parlements nationaux à l'esquisse d'une politique communautaire antiraciste », Jean Quatremer met en cause le « maximalisme un peu stérile de SOS-Racisme qui s'est opposé hier à Strasbourg – appuyé par le groupe Arc-en-ciel (écologiste), le groupe communiste et une partie du groupe socialiste – à un droit de vote aux élections municipales réservé aux seuls européens. Harlem Désir, le leader des “potes”, estime qu'un tel droit « créerait des discriminations inadmissibles entre immigrés », oubliant un peu vite que l'ensemble du droit européen est discriminatoire puisqu'il protège les seuls européens [rappelons cependant qu'il s'agit là d'une revendication constante de l'association depuis 1985] »[268].
En 1989, pour la première fois, le concert de SOS-Racisme ne fait pas le titre principal de la « une » et n'est annoncé qu'à la page dix-huit qui lui est cependant entièrement consacrée. Outre l'habituel article informatif donnant le programme et les thèmes de la fête, on peut lire un article de Gilbert Laval, journaliste du service politique, qui montre que Julien Dray et plusieurs membres fondateurs de SOS ont acquis des fonctions officielles au sein des réseaux socialistes, à l'Assemblée, à l'Elysée, dans le cabinet de Laurent Fabius ou au Parlement européen. Cependant, juge Gilbert Laval, « Ces postes occupés, les têtes d'affiche de SOS ne les ont pas conquis. On les leur a offerts. François Mitterrand a voulu à tout prix caser Isabelle Thomas qui se demandait il y a un an si elle devait « faire de la politique ou chercher un travail ». Il estime que Julien Dray doit son élection de 1988 plus à « l'imposition des mains de François Mitterrand » qu'à son propre travail politique et qu'il est donc naturel que la « bande » de SOS soit plus proche de Laurent Fabius que de Michel Rocard à l'image de Laurence Rossignol, conseillère aux affaires familiales et sociales dans le cabinet de Laurent Fabius : « On ne peut pas être à la fois chez celui-là et chez Rocard à la fois ; SOS-Racisme n'a pas de relais à Matignon ». Ayant ainsi « établi » les relations que les fondateurs de SOS entretiennent avec le Parti socialiste et sa fraction fabiusienne, Gilbert Laval estime que l'affichage des relations existant entre SOS-Racisme et une partie des socialistes risque de nuire à l'association : « cette fuite des cerveaux de SOS par la hotte aspirante du pouvoir et ses liens sentimentaux et organiques avec l'Elysée qui ne sont plus dissimulés pourraient fatiguer le mouvement. Le message filmé de François Mitterrand aux potes de SOS rassemblés en mars 1988 sur la pelouse de Reuilly avait déjà, par réaction, essuyé quelques sifflets ». Il se montre ainsi dubitatif quand à l'indépendance de SOS et de Julien Dray vis-à-vis de l'Elysée et des fabiusiens : « Les infirmières, Julien Dray les a défendues si fort contre les rocardiens pendant leur grève que cela a fini par faire craindre à Laurent Fabius d'être en porte-à-faux avec Matignon. Et ce sont entre autres, les copains de “Juju” du cabinet de Fabius qui lui ont demandé de mettre une sourdine. Grandeur et dépendance »[269]. Libération publie donc à peu près en même temps que le Monde des articles issus de journalistes du service politique qui soulignent les « liens » de SOS avec le Parti socialiste et qui contribuent à donner à l'association un image moins « apolitique » que celle qui était la sienne auparavant. L'angle journalistique de l'article de Gilbert Laval – le dévoilement d'une affiliation politique considérée comme vaguement occulte et honteuse – est tout à fait comparable à celui qu'adoptent les journalistes du Monde durant la même période[270]. Cependant, alors que le Monde soulignera l'affiliation politique des animateurs de SOS-Racisme dans un plus grand nombre d'articles, Libération le fera moins systématiquement et de façon moins appuyée, probablement parce que la rédaction de Libération n'a sans doute pas intérêt à insister sur les proximités partisanes d'une association dont elle a été la partenaire durant quatre ans pour l'organisation des concerts. Celà explique qu'une grande partie de la couverture de l'association à Libération demeure prise en charge par des journalistes plutôt favorables à SOS ou au militantisme antiraciste en général, tels Gilles Millet ou Marie-Laure Colson.
    Après le concert, Libération ne publie pour la première fois qu'un court compte rendu sur une seule colonne signé par une journaliste du service politique, Françoise Berger[271]. Ce petit article ironique qui s'intéresse surtout aux coulisses de la fête où l'on voit passer Arlette Laguiller, Mgr Gaillot, Philippe Herzog et « à la fin du match Marseille-Monaco [il s'agit de la coupe de France de football] », Lionel Jospin et Laurent Fabius, expédie le concert dans la toute dernière phrase : « De l'autre côté des barrières et canisses, les organisateurs ont compté 300.000 personnes et l'A.F.P. des dizaines de milliers. De l'avis général, il y avait moins de monde que l'année dernière »[272]. La baisse de l'attention de la rédaction de Libération pour le concert de SOS et l'article de Françoise Berger provoquent une vive réaction de Julien Dray et de l'attachée de presse de SOS, Laure Skoutelski qui reprochent aux journalistes et en particulier à Dominique Pouchin la minoration du succès du concert et l'adoption d'un angle journalistique s'intéressant surtout aux aspects les plus anecdotiques de la fête et à l'activité politique des fondateurs de l'association :

Dominique Pouchin – Ça doit être à cette fête là, que Françoise Berger rend compte le lundi sur une colonne, en politique. On n'en fait pas des tonnes [...]. Le lundi on fait un compte rendu, succinct et peut-être un peu impertinent. Elle fait un numéro comme elle sait les faire sur le gratin des fêtes de SOS, donc aussitôt après leur attachée de presse [Laure Scoutelski] téléphone : “quand il y a 200.000 jeunes qui assistent au concert etc., tout ce que vous trouvez à raconter c'est le gratin en coulisses. Ah ! vous voyez, vous avez choisi de faire les coulisses plutôt que le mouvement etc.,”, Laure était folle de rage[273]. Bon, ça m'énervait, et puis le lendemain, le mardi, j'ai reçu une lettre à en-tête de l'Assemblée nationale, du député Julien Dray, qui me rentre dedans sur le thème, c'est tout juste si c'est pas Monsieur le rédacteur en chef. Bon, j'ai fait savoir à Julien que un, je ne répondrai sûrement pas, mais que désormais c'était, effectivement, monsieur le rédacteur en chef, [...] mais que ça suffisait quoi : j'avais pas de leçons de journalisme à recevoir de lui. Les choses au moins avaient le mérite de la clarté, c'est lui qui l'avait voulu mais maintenant les choses étaient parfaitement claires, limpides[274].

Pourtant les relations entre les fondateurs de SOS et la hiérarchie de la rédaction de Libération et en particulier le rédacteur en chef, Dominique Pouchin, qui à partir de 1990, apparaît comme le principal responsable des orientations du quotidien à l'égard de l'association ne sont pas rompues. En effet, Libération, à l'inverse de la plupart des autres journaux ne se montrera jamais véritablement hostile à SOS-Racisme, même si des articles critiques seront parfois publiés.

Marie-Laure Colson – Quand je suis arrivée [embauchée en 1989, Marie-Laure Colson succède à Jean Quatremer à la rubrique « immigration » à la fin de l'année 1990] [...] SOS était devenu, les années précédentes, une association presque comme les autres pour Libération. [...] Quand je suis arrivée, il y avait une espèce de relation entre la rédaction en chef et SOS, avec Pouchin surtout, qui était un mélange de on a été copains, on l'est toujours, mais on se méfie de vous”, donc, j'ai pris les choses telles qu'elles étaient, sur le coup j'ai continué exactement dans la même ligne. Bon, après ça a évolué[275].

Après 1988, la hiérarchie du journal exerce sur le traitement de SOS par le journaliste chargé du secteur de l'immigration un contrôle probablement plus étroit qu'elle ne le fait alors pour d'autres organisations politiques. La rédaction comprend des journalistes qui souhaitent que le journal se démarque de l'approche qui avait prévalu entre 1985 et 1988 et ne veulent pas que Libération consacre à l'association trop d'articles ni que ceux-ci puissent apparaître « complaisants », en particulier lors des concerts pour la couverture desquels le journal avait été critiqué. Marie-Laure Colson est donc exposée à voir ses propositions d'articles repoussées et elle doit insister et trouver des angles journalistiques nouveaux – la mise en avant de l'OBU et de son président Fodé Sylla – pour imposer la publication de textes sur SOS.

Marie-Laure Colson – À une certaine époque, SOS a un petit peu changé, [...] il y a eu l'apparition de l'OBU, donc de Fodé et moi j'ai insisté pour qu'on le fasse passer. J'ai fait un petit forcing pour faire passer Fodé parce qu'il y avait quand même une petite résistance sur SOS : Libération s'était trop engagé à une certaine époque, il y avait cette espèce de retour de bâton qui était, “on ne va pas retomber dans les mêmes travers, on ne va pas recommencer”. Je trouvais un peu stupide que, d'une certaine manière, SOS soit minoré : quand on voulait faire une interview de quelqu'un de SOS, il y avait une fatigue, c'est classique ça, jusqu'au point où ça devenait un peu énervant. Et l'OBU a été une manière de reparler de SOS. Très habilement d'ailleurs, SOS a élu Fodé à la succession d'Harlem[276].

Marie-Laure Colson estime donc que lorsqu'elle a repris la rubrique immigration, SOS-Racisme était « minoré » par la rédaction du journal. On peut en effet constater qu'au sein de notre corpus, non seulement le nombre des articles de Libération consacrés à l'association a diminué entre la période de 1986 à 1988 et celle de 1988 à 1990, mais que la part du journal dans l'ensemble des articles publiés sur SOS n'a cessé de décroître de 1987 à 1992. Ainsi, au sein de notre corpus, Libération représente 29 % des articles (hors brèves) consacrés à SOS en 1987, 44 % en 1988, 35 % en 1989, 29 % en 1990 et 18 % seulement en 1991 (voir tableau 2bis ). L'entrée en fonction de Marie-Laure Colson marque donc moins la reprise de relations privilégiées entre SOS et Libération, qu'un retour à une orientation généralement positive des articles – pourtant sensiblement plus rares qu'auparavant – écrits sur SOS par le « rubricard » chargé du secteur du racisme et de l'immigration.

Marie-Laure Colson – Il continue à y avoir une tradition de soutien tout en maugréant, c'est-à-dire que je crois que ces encarts publicitaires sont gratuits ou quasi-gratuits, il faudrait demander à Michel [Vidal-Subias, responsable de la régie publicitaire]. Ils étaient traditionnellement gratuits, avant, je ne sais pas maintenant s'ils les font payer ou non, il faudrait demander à Michel qui s'occupe de tout ce qui est pub. Et puis il y a chaque année le dîner des parrains où on cotise, Libé paye, 1000 francs, comme tout le monde, enfin comme tous les anciens, c'est une espèce de tradition qui reste[277].

Cependant, à Libération comme au Monde, l'existence au sein du service société d'un journaliste dédié au « secteur de l'immigration » tend à engendrer plus d'articles ayant pour sujet ou citant SOS-Racisme que dans les journaux qui n'ont pas de journalistes spécialisés et qui ne s'intéressent à l'association que lorsque celle-ci organise une action spectaculaire ou est prise dans une polémique de grande ampleur[278]. Devant rendre compte des actions de SOS, Libération n'est cependant pas toujours en mesure de les critiquer, car il est difficile aux journalistes d'un quotidien associé à « la gauche » de mettre en cause une association antiraciste protestant contre un « crime raciste » ou organisant une campagne pour la rénovation des cités des banlieues. Ainsi en septembre 1989, Libération publie un article consacré à deux bavures policières que des membres de SOS présentent au cours d'une conférence de presse. Le rôle de SOS qui, « une fois encore, réclame la création d'une haute autorité composée de représentants des associations, des syndicats de policiers, de l'Intérieur, des magistrats [...] » apparaît sous un jour favorable[279]. Un mois plus tard, Michel Henry signe un long article ayant pour sujet un « concours d'idées d'architecture et d'urbanisme » « parrainé par SOS » et baptisé « couleurs de la ville, couleurs de la vie »[280] montrant l'activité de SOS sur les questions de politiques de la ville.

1) L'affaire du foulard

Le mois d'octobre 1989 est marqué par la polémique sur le port du « foulard islamique » dans les lycées. Cette « affaire » est traitée avec prudence par les journalistes de Libération qui sont sans doute sur cette question aussi divisés qu'ils le seront lors de la guerre du Golfe[281]. Serge July apparaît plutôt défavorable à l'exclusion pure et simple des jeunes filles portant le voile des établissement scolaires[282]. Les prises de position de SOS-Racisme ne sont d'ailleurs pas ouvertement critiquées dans les colonnes du journal qui offre même à Harlem Désir, dans une longue interview conjointe avec Arezki Dahmani, une tribune pour expliquer la logique de la position de l'association[283]. Pourtant Laurent Joffrin estime que c'est lors de « l'affaire des foulards » que des hommes politiques et des journalistes classés « à gauche » critiquent pour la première fois ouvertement SOS-Racisme et que l'image de l'association commence à se détériorer[284]. Mais le processus de transformation des représentations de SOS en usage dans les réseaux politiques et journalistiques « de gauche » ne progressera que lentement, à mesure que les prises de position de ses porte-parole lors de l'affaire des foulards seront mobilisées comme ressources argumentatives par leurs concurrents politiques – en particulier les « rocardiens » –. Cependant, à partir de novembre 1988, lorsque les porte-parole de SOS-Racisme commenceront à critiquer la politique de Michel Rocard, et surtout après la participation de Julien Dray et de Jean-Luc Mélenchon aux grèves des infirmières, de la RATP et des lycéens, les partisans du Premier ministre chercheront à mettre en cause la légitimité de SOS-Racisme, principal moyen d'influence et d'action de la Gauche Socialiste, en particulier par le financement et la promotion d'une autre organisation antiraciste, France-Plus :

Marie-Laure Colson – Oui, France-Plus a été l'association que Rocard a joué contre SOS. Ils étaient encouragés à prendre systématiquement le contre-pied de SOS. Moi, je suis arrivée en cours de route sur cette histoire mais c'est vrai qu'on a joué le jeu, quand il se passait quelque chose, on allait demander son avis à Harlem puis à Arezki [Dahmani][285].

Eric Dupin – Bon, ils prenaient chaque fois le contre-pied de SOS, jusqu'au délire intégral... Et puis ils étaient aussi soutenus par des fractions du PS. France-Plus a été à un moment très soutenu par les rocardiens, de façon très officielle, parce qu'ils considéraient que SOS avec Dray était leur adversaire principal, donc il y a eu tout un petit jeu : quand c'était Mitterrand-Rocard, l'Elysée soutenait SOS et Matignon soutenait France-Plus, de façon quasiment ouverte[286].

Le subventionnement de France-Plus par les services du Premier ministre va très vite augmenter le niveau d'activité de cette association et lui donner de l'importance par rapport à SOS-Racisme. L'existence d'une organisation prenant souvent le contre-pied des prises de position de SOS contribuera à affaiblir son crédit et à relativiser la portée de son discours auprès des journalistes alors qu'il se trouvait auparavant en situation de quasi-monopole. En outre, l'accroissement des tensions entre les « rocardiens » et les « mitterrandistes » va conduire les partisans de Michel Rocard et les services du premier ministre à faire discrètement campagne auprès des journalistes contre Julien Dray et SOS-Racisme dont ils considèrent l'action comme gênante[287]. Les prises de position d'Harlem Désir lors de l'affaire du foulard vont notamment être utilisées pour souligner le caractère « maximaliste » et « extrémiste » des interventions de l'association. Les journalistes, et en particulier ceux de Libération, Jean Quatremer et Marie-Laure Colson, vont être d'autant plus sensibles à ces critiques qu'elles proviendront des rangs du Parti socialiste et aussi bien de son aile droite, les « rocardiens », que de ses ailes gauches, les tendances de Jean-Pierre Chevènement et de Jean Poperen.
    Pourtant, durant quelques mois, « l'affaire des foulards » semblera n'avoir eu aucune conséquence sur l'orientation toujours positive des articles de Libération concernant SOS. En octobre, Nicole Gauthier qui appartient au service politique fait un portrait de Carine Seiler, nouvelle présidente de la FIDL, qui est présentée comme une jeune militante précoce et attendrissante[288]. En novembre, Libération rend compte d'un « colloque que SOS-Racisme consacrait aux questions d'urbanisme sous le titre " la ville contre les ghettos " ». SOS est présenté comme une association capable d'un travail de réflexion et susceptible de provoquer une « prise de conscience » des injustices faites aux étrangers : « à une tribune où se trouvaient réunis des gestionnaires d'HLM, des élus, des représentants de l'administration, tout le monde a constaté d'une même voix qu'effectivement, en France, un postulant de couleur, même français, même solvable, n'avait presque aucune chance de se voir attribuer un logement social. Et que l'immigré non solvable, lui, n'avait plus qu'à retourner vers l'hôtel meublé ou le taudis »[289].

2) Une couverture exemplaire

Comme dans d'autres journaux, le Monde mais aussi le Figaro, la tonalité des articles de Libération reste durant toute l'année 1989 favorable à l'association – au sein de notre corpus, seuls 5 articles sur 57 soit 9 % ont été codés négatifs durant l'année 1989 –. La plupart des journalistes de Libération continuent d'utiliser dans leurs articles un cadre d'interprétation de l'action de SOS très positif. Nous allons analyser ci-dessous le travail symbolique de présentation de l'association effectué par Gilles Millet pour montrer que le journaliste tend à réfuter les critiques qui pourraient être faites à SOS concernant sa politisation, son éloignement du « terrain », le faible nombre de « beurs » dans ses rangs ou le rejet dont il serait l'objet en banlieue. Publié à la veille du concert donné en décembre 1989 par SOS aux Arcs près de Draguignan, l'article relate la rencontre entre les militants de SOS et des jeunes de la banlieue marseillaise lors d'une étape du « tour de France » organisé par l'association. Le journaliste ne cache pas que SOS est « accusé d'être coupé de la réalité » et qu'il n'est donc pas toujours accueilli à bras ouverts : « Cela fait cinq ans qu'on nous demande de soutenir SOS-Racisme... Et pourquoi on soutiendrait SOS-Racisme ? C'est SOS qui va nous trouver du boulot ? On préfère voir une assistante sociale. On n'en a rien à foutre de soutenir SOS pour qu'Harlem Désir aille faire le pitre à la télévision. Où on le trouve, nous, SOS ? À Paris ? Au centre ville ? » Réunion dans les cités nord de Marseille entre une délégation des « marcheurs de SOS » partis pour un tour de France et des jeunes d'origine arabe. L'accent du Midi est garanti. L'agressivité et le mordant des critiques aussi. [...] En vrac, on évoque tous les problèmes : le chômage, le manque de logements, les tracasseries policières et le fameux foulard... Là aussi, SOS se fait critiquer ». Pourtant Gilles Millet montre que si SOS est mis en cause par les jeunes de Marseille, il n'est pas rejeté et le dialogue ne tarde pas à s'instaurer : « Les représentants d'Harlem Désir tentent de renverser la vapeur. On passe de la critique de « nos précédentes interventions à Marseille »[290] à une nouvelle tentative : « SOS ne veut pas le monopole de l'organisation. Ce n'est pas à lui d'amener la bonne parole. SOS, c'est vous, si ça vous intéresse de la construire ». [...] Un fois de plus les marcheurs réexpliquent leur position, prônent la tolérance ». Le journaliste tend pourtant à montrer que, malgré les divergences ou les malentendus, les militants de SOS sont finalement acceptés par les jeunes de Marseille : « la réunion se termine. On va boire de l'Orangina et du Coca avant de remonter dans le bus de SOS. Entre-temps, on a fait la paix. On s'est donné des claques dans le dos et on a repris quelques slogans favorables à l'OM ». Gilles Millet conclut son article en dressant un bilan laudatif de l'action menée par les militants de SOS : « Aujourd'hui, les « marcheurs », Fodé, Pierre, Zohra, Meriem et les autres se retrouveront aux Arcs, près de Draguignan, pour un grand concert. Histoire de montrer que SOS-Racisme n'est pas qu'une organisation parisienne. Ensuite, ils rentreront chez eux. Epuisés sans doute. Mais la mémoire pleine d'une France qu'ils dénonçaient sans jusqu'ici vraiment la connaître. Une manière pour eux de se convaincre de la justesse de leur lutte. »[291]. La citation des prénoms de quatre marcheurs, dont trois sont de toute évidence « d'origine étrangère », tend à montrer que SOS-Racisme dont on a mis en cause la représentativité « beur » est une association comprenant aussi des « jeunes issus de l'immigration ». Au total SOS est donc présenté comme une organisation antiraciste capable « d'aller sur le terrain », qui se montre à l'écoute des revendications des habitants des cités de banlieue et dont ses militants diffèrent finalement très peu puisqu'ils sont souvent eux-mêmes enfants d'immigrés.
    Le lendemain, dans le compte rendu du concert, Gilles Millet souligne que celui-ci a soulevé une vive opposition des militants locaux du Front national et par conséquent que SOS-Racisme demeure un élément actif de la lutte contre ce parti puisqu'il suscite l'hostilité de ses membres : « c'est dans une ville morte, par peur des provocations du Front national, que les marcheurs de SOS-Racisme ont terminé leur tour de France. 8 000 personnes pourtant étaient aux Arcs, pour un concert sans couacs. [...] Pas de problème pour trouver le chapiteau de SOS-Racisme ; il suffit de suivre les sigles du Front national sur la route de Draguignan menant à la petite cité voisine des Arcs dans le Var. [...] À la fin de l'après-midi, entre cinq et dix mille jeunes, la plupart d'origine maghrébine, ont convergé vers la petite bourgade ». En écrivant que la plupart des spectateurs du concert des Arcs étaient « d'origine maghrébine », comme lorsqu'il cite les prénoms des marcheurs de SOS ou les montre avec les jeunes des quartiers nord de Marseille, Gilles Millet tend à suggérer que l'association est acceptée par les « beurs » c'est-à-dire beaucoup plus « représentative » des populations « issues de l'immigration » que certains journalistes ne l'écrivent alors. Par ailleurs, Gilles Millet cite longuement les critiques d'Harlem Désir concernant la politique suivie par le gouvernement de Michel Rocard dans les banlieues qui permettent au porte-parole de SOS de marquer une prise de distance à l'égard du PS[292]. L'article semble ainsi conçu pour donner une image positive d'une organisation qui est présentée comme la cible de la vindicte du Front national et pour répondre aux deux principales critiques alors adressées à SOS concernant son manque de « représentativité » chez les « beurs » et son affiliation au Parti socialiste. Le mode de mise en scène de l'association employé par Gilles Millet a ainsi pour effet de répondre à la transformation des représentations journalistiques de SOS qui s'amorce alors.

3) La raréfaction des articles consacrés à SOS-Racisme

Dans les premiers mois de l'année 1990, les actions secondaires de SOS sont encore assez bien suivies par Libération. Ainsi en janvier, sans doute à la suite d'une conférence de presse donnée par Harlem Désir, Florence Aubenas annonce dans un long article le programme et l'organisation du concert de juin censé se dérouler à la fois à Paris, à Prague et à Moscou[293]. Libération fait aussi un article lorsqu'une militante de SOS déclare avoir été victime d'une agression « raciste »[294]. En mars, après les « crimes racistes » de Roanne, de La Ciotat et de Saint-Florentin, les journalistes qui rendent compte des manifestations de protestation ne manquent pas de mentionner la participation de SOS à l'organisation et au déroulement des défilés au côté des familles des victimes[295]. Enfin lors de l'organisation annuelle de la « semaine de l'éducation contre le racisme », le journal donne un large écho aux propos de Jean-Marie Le Pen qui considère que « " Harlem Désir, facteur d'agitation subventionné par le gouvernement " n'a pas à aller faire " sa propagande de gauche dans les écoles " », prenant implicitement position en faveur de SOS-Racisme[296].
    Cependant, si au début de 1990 les articles que le journal publie sur SOS-Racisme sont encore nombreux et bien orientés, le congrès de Longjumeau auquel cinq long textes seront consacrés marquera une rupture dans l'attitude de la rédaction de Libération vis-à-vis de l'association. Avant le congrès, Jean Quatremer et Fabien Roland-Lévy réalisent une longue interview d'Harlem Désir annoncée par un sous-titre dans lequel les journalistes établissent les « enjeux » d'un congrès qu'ils déclarent être celui de « tous les dangers » : « Ce congrès, où un millier de participants représentant les 300 comités « stop racisme » de France sont attendus, apparaît comme celui de tous les dangers. Jamais depuis sa création en 1984, l'organisation antiraciste n'a eu à affronter autant de critiques, non seulement de l'extrême droite, mais aussi, depuis l'affaire du foulard islamique, de certains de ses amis au sein du pouvoir »[297]. Les questions posées par Jean Quatremer et Fabien Roland-Lévy sont parfois assez rudes[298] mais permettent à Harlem Désir de répondre aux « critiques » que lui adresseraient « ses amis au sein du pouvoir » et de marquer une nouvelle fois une prise de distance avec le gouvernement et le Parti socialiste. Deux jours plus tard, Libération consacre pour la dernière fois sa rubrique « événement » à SOS-Racisme (quatre pages dont la une), avec deux longs articles ayant pour sujet le congrès de Longjumeau et l'évolution des relations entre le gouvernement socialiste et l'association. Le premier est écrit par Jean-Michel Thénard, membre du service politique en charge de la couverture du PS, qui se montre habituellement critique à l'égard des ministres et des dirigeants du Parti socialiste auxquels il reproche une politique trop oublieuse de leur programme social et de leurs électeurs populaires. Il semble donc plutôt satisfait de la rupture intervenue entre SOS et ceux qu'il présente comme les anciens soutiens politiques de l'association : « Après avoir désespéré des socialistes et du gouvernement Rocard, la pote-génération ne croit plus – pour le moment en tout cas – en François Mitterrand. Finie la génération morale, celle qui se bat pour des valeurs et fait confiance aux politiques pour les inscrire dans des projets de loi. [...] Malade d'avoir trop flirté avec les socialistes, SOS a coupé les ponts pour ne pas se couper de sa base, la jeunesse lycéenne, qui, elle, avait déjà décroché du pouvoir. En s'affichant avec Antoine Waechter, leader d'un parti qui monte, elle a signifié clairement qu'à ses yeux le PS, lui, est une force qui descend »[299]. Soucieux avant tout de mettre en évidence le déclin de la popularité des socialistes, Jean-Michel Thénard montre que SOS est devenu indépendant du PS et y voit le signe de l'éloignement entre « la jeunesse » et le gouvernement. L'association ne pourrait que se féliciter de la tonalité de l'article s'il ne soulignait pas ainsi l'étroitesse passée des liens avec François Mitterrand, mettant ainsi en cause (une nouvelle fois) l'image originelle d'apolitisme de SOS et si le compte-rendu des nombreuses attaques d'Harlem Désir et de Malek Boutih vis-à-vis de la politique suivie depuis longtemps par les socialistes ne risquait pas de leur aliéner leurs derniers soutiens au gouvernement.
    Le second article est signé par Jean Quatremer qui, comme Jean-Michel Thénard, insiste sur la détérioration des relations entre SOS et le PS et souligne qu'à la suite de la polémique du « foulard islamique » l'association a été publiquement critiquée par des membres du Parti socialiste, ce qui n'était auparavant jamais arrivé : « SOS est depuis l'affaire du foulard en butte aux attaques violentes et sans complexes de la droite qui l'accuse d'être à l'origine du racisme et de la montée du Front national, mais aussi d'une partie de la gauche et singulièrement du Parti socialiste »[300]. Le journaliste juge en outre que SOS est en 1990 plutôt en recul : « Ce congrès est sans doute celui de la gueule de bois, après celui, triomphant, d'avril 1988, où elle avait alors appelé implicitement à voter pour François Mitterrand contre les « tenants de l'exclusion » avec la certitude d'être une force qui compte. Aujourd'hui, l'association se sent isolée sur l'échiquier politique, trahie – beaucoup – par le gouvernement et – un peu – par François Mitterrand ». Jean Quatremer donne ainsi un large écho aux critiques croisées des responsables socialistes et des dirigeants de SOS-Racisme, ce qui satisfait en partie ceux-ci puisqu'un des objectifs du congrès est justement de mettre en scène l'indépendance de SOS vis-à-vis du gouvernement[301]. Enfin, après avoir détaillé le nouveau programme de SOS qu'il juge favorablement[302], Jean Quatremer écrit, en conclusion d'un article qui jusque-là pouvait satisfaire les dirigeants de SOS, que leur doctrine sur l'immigration a considérablement évolué depuis quelques mois puisque, selon lui, ils ne défendent plus le droit de vote des étrangers aux élections locales et se montrent favorables à la « maîtrise des flux migratoires » : « au nom du principe de réalité, le leader des potes a signé hier l'abandon d'une revendication de l'association : le droit de vote pour les étrangers aux élections municipales. [...] Rendant un hommage – involontaire ? – au premier ministre, Harlem Désir a répété son attachement à la “maîtrise des flux migratoires” car “la France ne peut pas bien sûr accueillir toute la misère du monde” – phrase fétiche de Michel Rocard »[303]. L'annonce par la presse d'un changement aussi spectaculaire des principes défendus par SOS allait immédiatement provoquer les critiques des associations « beurs » et des autres organisations antiracistes mais aussi celles de la minorité issue de la Ligue communiste révolutionnaire. Le lendemain, le représentant de Libération se trouvait pris à parti dans les couloirs du congrès et Harlem Désir devait démentir ce qui avait été perçu comme un alignement de SOS sur les positions de Michel Rocard et du gouvernement.
    L'article de Jean Quatremer qui suit le congrès est accompagné d'une brève intitulée « la tentation de la censure » signalant que « Libération a été déclaré lundi non grata au congrès de SOS-Racisme par un service d'ordre zélé. [...] Le journaliste de Libération [il s'agit de Jean Quatremer] qui est allé s'enquérir auprès du service d'ordre des conditions de l'incident, s'est même fait traiter de “provocateur” et de “fouteur de merde” par les membres du service d'ordre. [...] Finalement en milieu d'après midi, Malek Boutih, vice-président de SOS, présentait ses “excuses” pour l'incident en expliquant que “les journalistes étaient libres d'écrire” »[304]. La colère des militants et des dirigeants de SOS est liée au passage de l'article de Jean Quatremer consacré à leur « renonciation » à la revendication du droit de vote des immigrés aux élections locales, sujet qui apparaît particulièrement sensible au sein de SOS. Jean Quatremer revient d'ailleurs sur cette question dans un article publié le 2 mai en reprenant les termes du démenti d'Harlem Désir : « il n'y a pas d'abandon, mais une démarche pédagogique, c'est tout. [...] Il faut éviter d'agiter le droit de vote comme un chiffon rouge »[305]. Cet « incident » est révélateur des relations que les dirigeants de SOS entretiennent après 1988 avec la rédaction de Libération : le journal entend reprendre sa liberté de critique vis-à-vis de SOS après plusieurs années de « partenariat » et poursuit une stratégie de démarcation journalistique qui conduit les rédacteurs à mettre en évidence les aspects politiques des actions de SOS et son rôle au sein des luttes de pouvoir à l'intérieur du PS, comme le fait Le Monde au même moment, alors que ses dirigeants cherchent au contraire, en dotant SOS d'un programme revendicatif sur l'intégration par l'école et la lutte contre les « ghettos », à maintenir l'image strictement « antiraciste » et politiquement neutre du mouvement. Il n'est donc pas étonnant que les dirigeants de SOS réagissent violemment à ce qu'ils perçoivent comme une agression de la part d'un quotidien qui constituait auparavant leur principal relais journalistique.
    L'incident intervenu entre le service d'ordre du congrès et Jean Quatremer va semble-t-il être la cause ou le prétexte d'un sensible refroidissement des relations que SOS entretient avec Libération : 17 des 24 articles du journal publiés en 1990 présents au sein de notre corpus paraissent durant les quatre premiers mois de l'année, jusqu'au congrès, tandis que durant les huit mois suivants nous ne retrouvons que 7 autres articles. Jean Quatremer ne s'occupera plus très longtemps du secteur immigration – il deviendra le correspondant du journal à Bruxelles – puisque Marie-Laure Colson le remplacera à la fin de l'année 1990, sans que l'on puisse établir un lien de cause à effet entre la dégradation de ses relations avec les dirigeants de SOS et son départ. Le concert de 1990 ne sera pour la première fois annoncé par aucun article, ce qui apparaît nettement comme une mesure de rétorsion après l'incident ayant marqué le congrès de Longjumeau[306] et le compte rendu, assez étoffé toutefois, sera écrit par Alain Léauthier et Florence Aubenas, deux journalistes qui ont, auprès de la rédaction du journal, la réputation de ne pas être favorables à SOS. Pourtant, le commentaire suivant le concert n'apparaît pas aussi négatif que les animateurs de SOS auraient pu le redouter. Les journalistes estiment en effet que malgré la pluie et l'absence de vedettes marquantes[307], les spectateurs étaient « des dizaines de milliers » (le sous-titre de l'article reprend même le chiffre de 150.000). Alain Léauthier et Florence Aubenas citent en outre des propos de jeunes spectateurs parlant de leur attachement à la fête de SOS[308] et écrivent que « l'organisation a toujours du mal à réguler ses relations avec les socialistes », ce qui dans le continuum des commentaires journalistiques possibles et probables sur l'orientation politique de l'association apparaît modéré et tend plutôt à souligner les désaccords existant entre l'association et le gouvernement sur « les problèmes de l'immigration ».
    Après le concert de 1990, les articles que Libération publie sur SOS-Racisme sont encore souvent favorables mais ils sont de plus en plus rares. Entre mai 1988 et le concert de juin 1990, Libération fait paraître au moins un article tous les 7 jours citant SOS, alors qu'entre juillet 1990 et décembre 1992, le journal ne publie plus qu'un article tous les 19 jours[309]. Libération est pourtant l'un des seuls journaux à s'intéresser à certains « événements » organisés par l'association comme par exemple l'université d'été de Dourdan en juillet 1990[310]. Mais Libération fait également un article lors du procès d'un animateur de SOS-Racisme, poursuivi pour « aide au séjour irrégulier » en faveur duquel viennent témoigner Mouloud Ahounit, Christian Delorme et Harlem Désir, faisant apparaître SOS comme particulièrement actif dans l'aide directe aux immigrés[311]. Enfin l'interview qu'Harlem Désir donne à Libération lors de l'organisation des États généraux des quartiers en décembre 1990 permet au journaliste qui l'interroge de présenter SOS-Racisme comme un mouvement qui veut mener une action « sur le terrain » : « organisés par l'organisation antiraciste, se déroulent ce week-end à Paris, les premiers « Etats généraux des quartiers ». L'occasion pour Harlem Désir de préciser les nouveaux objectifs de SOS, qui entend désormais jouer un rôle « d'acteur de la recomposition des relations humaines dans la vie quotidienne ». [...] L'association antiraciste ne veut plus se limiter à tirer les sonnettes d'alarme et six ans après sa création en 1984, elle entend s'attaquer au terrain social »[312]. Le journaliste accepte ainsi de reprendre les grandes lignes du travail symbolique des porte-parole de l'association pour la présenter comme une organisation « de terrain » engagée dans l'action sociale en banlieue.

H)La guerre du Golfe et l'accentuation de la baisse de l'attention de Libération envers SOS-Racisme

Durant la crise du Golfe la rédaction de Libération se trouve partagée entre ceux qui s'opposent à la guerre et à l'engagement de l'armée française (Jean-Louis Péninou, Marc Kravetz, Dominique Pouchin) et ceux qui y sont plutôt favorables (Serge July, Jean-Michel Helvig, Edouard Mir, chef du service société)[313]. Les articles décrivant des manifestations contre la guerre auxquelles participait SOS pouvaient donc difficilement adopter un tour critique sans donner lieu à des débats au sein même de la rédaction[314]. L'article de Catherine Erhel qui rend compte de la rupture de Pierre Bergé et de Guy Konopniki avec l'association et des divergences entre SOS et France-Plus ne semble pas hostile et donne une large place à la prise de position d'Eric Ghébali qui, s'il ne partage pas l'orientation de la direction de SOS, considère qu'il est nécessaire de continuer à soutenir une organisation qui représente, selon lui, « un espace de dialogue judéo-arabe » en France[315]. En outre Libération, comme il l'avait fait durant l'affaire du foulard, donne l'occasion à Harlem Désir d'exposer son point de vue sur la participation de la France à la guerre dans une longue interview conjointe avec François Hollande. Le porte-parole de l'association, en établissant un dialogue courtois avec un député du Parti socialiste sur un sujet qui vaut alors à SOS de nombreuses critiques, permet à celui-ci d'échapper à un trop grand isolement politique[316]. Cependant, c'est après la guerre du Golfe que Pierre-André Taguieff commence à mettre en cause publiquement l'antiracisme et en particulier SOS-Racisme. Les arguments critiques qu'il propose aux divers adversaires de SOS ne seront pourtant que rarement repris dans Libération[317], même si la journaliste spécialiste du secteur de l'immigration y parait sensible :

Marie-Laure Colson – Taguieff, c'est ça qui les a... Ça leur a porté un sacré coup. Les arguments de Taguieff contre l'antiracisme étaient bons ; enfin le débat était fondé, en tout cas, ça j'en suis sûre, mais ça a eu un effet assez terrible. Ça a discrédité la lutte antiraciste de façon globale. Ça a obligé aussi SOS à repenser ses thèmes de mobilisation, la manière dont ils traitaient leurs affiches, leurs images, de l'antiracisme ou de l'immigré. Oui, il y a eu une vraie crise identitaire, pour tout le monde. Ça a été bénéfique dans le sens où tout le monde s'est posé de vraies questions. Pour les militants ça a été dramatique aussi, comme si tout ce qu'ils avaient fait jusqu'ici était criminel (rire). Alors qu'il y a un tas de gens qui faisaient essentiellement du soutien sur le terrain et qui étaient sincères dans leur démarche. Les arguments de Taguieff étaient intelligents, c'est vrai, et puis, après cinq ans d'antiracisme, quelqu'un remet tout en cause avec des arguments intelligents : why not, c'est une espèce d'attitude un peu intello-snobinarde. Mais c'est un débat, et nous on rend compte des débats. Il y a eu les articles de journalistes mais il y a eu tout l'aspect débat d'idées qui apparaissaitailleurs que dans les pages actualité[318].

Ainsi, lors de la publication d'un rapport de la Commission nationale consultative des droits de l'homme en mars 1992, alors que Philippe Bernard du Monde et Pierre-Yves Le Priol de la Croix soulignent que la Commission a fait une large place à la critique de l'antiracisme effectuée par Pierre-André Taguieff dont ils apparaissent approuver les grandes lignes, Marie-Laure Colson n'accorde que très peu d'attention à la partie du rapport qui remet en cause l'action des associations antiracistes, c'est-à-dire essentiellement de SOS[319]. Cependant, la guerre du Golfe et les critiques de Pierre-André Taguieff, qui se traduisent par une augmentation des attaques dirigées contre SOS dans les médias, marquent une nouvelle baisse du nombre d'articles consacrés par Libération à SOS-Racisme, comme si le journal, pour ne pas s'isoler, ne pouvait que réduire son soutien à une organisation sévèrement mise en cause par le reste de la presse.
    Pourtant, le concert de 1991, contrairement à celui de l'année précédente, donne lieu à un article le jour de la fête. Outre une longue interview conjointe d'Harlem Désir et de Johnny Halliday qui est la principale vedette à se produire[320], Libération publie un article de Marie-Laure Colson qui constate l'affaiblissement de l'association consécutif à la guerre du Golfe[321] mais estime qu'elle « amorce un tournant » et réoriente ses efforts vers « l'action concrète » : « Il faut d'abord pérenniser SOS, dont l'image, selon son n° 2, Malek Boutih, souffre d'une étrange schizophrénie : “il y a deux SOS, celle d'Harlem, populaire, et l'association elle-même qu'on prend souvent bille en tête.” D'où l'apparition de “filiales de SOS”, plus proches du terrain ». Contrairement à d'autres journalistes au cours de cette période, dont en particulier ceux du Monde, Marie-Laure Colson ne rappelle pas dans son article les proximités politiques de SOS, ni l'hostilité à son égard que manifestent beaucoup d'organisations beurs. Après le concert, Libération consacre un long article au compte rendu de la fête et les commentaires du journaliste sont nettement positifs : « sept ans après le mythique concert de la Concorde, la magie, pourtant, a de nouveau fonctionné. Ex-fans des sixties et home-boys de la nation rap, lycéens en baskets et leurs mamans en impers, jeunes des cités et militants de la Jeunesse communiste, déboutés du droit d'asile, sérieux et immobiles derrière leurs banderoles, blancs, blacks et beurs, ils étaient plusieurs dizaines de milliers (150 à 200 000 selon les organisateurs). Parisiens mais surtout banlieusards etprovinciaux »[322]. Quelques jours plus tard, Marie-Laure Colson publie un article assez long sur l'université d'été de SOS-Racisme à Châtenay-Malabry dont le principal invité est Jean-Louis Bianco, alors ministre des affaires sociales et de l'intégration. La présentation que la journaliste fait des débats met en évidence le caractère très « direct » et revendicatif des questions que les militants de SOS et les « jeunes des cités » posent à Jean-Louis Bianco. En décrivant le travail de SOS pour mettre en contact les institutions publiques avec les « jeunes des cités » et pour permettre à ceux-ci d'exprimer des revendications, Marie-Laure Colson, comme elle l'avait fait lors du concert, présente l'action de SOS sous un jour très positif : celui du travail « concret », « de terrain »[323].
Mais le caractère favorable de l'angle journalistique que Marie-Laure Colson emploie pour traiter de SOS n'a sans doute pas pour seule origine la bonne opinion que la journaliste peut avoir de l'association. L'article qu'elle publie lors de l'université d'été de SOS est sans doute aussi un moyen d'évoquer la « question des banlieues » et les politiques qui sont censées la résoudre. Mis en position de devoir écrire sur les problèmes de la société, les journalistes sont conduits à définir leur identité et leur utilité professionnelle en fonction des questions qu'ils doivent traiter, adoptant ainsi une attitude engagée à l'égard des sujets dont ils rendent compte[324]. Dans l'extrait d'entretien ci-dessous, Marie-Laure Colson montre comment les journalistes sont amenés à s'appuyer sur les actions publiques des organisations antiracistes, sur « l'actu » que celles-ci sont en mesure d'engendrer, pour pouvoir faire paraître des articles sur les sujets qu'ils souhaitent voir traiter par leur journal, c'est-à-dire pour avoir un motif légitime de publier des textes et pour pouvoir les imposer en conférence de rédaction. Il n'est dès lors pas étonnant que la baisse de la popularité et des moyens financiers de SOS-Racisme, c'est-à-dire de son niveau d'activité et de sa capacité à susciter de « l'actu » ait rapidement conduit à une raréfaction des articles qui lui étaient consacrés.

Q – Lors des “6 heures contre les lois Pasqua” [présentation publique en 1994 dans une salle de concert de cas particuliers d'immigrés en situation irrégulière du fait des lois Pasqua], ils ont eu un fort écho dans la presse, le journal de France 2 a fait un reportage...
Marie-Laure Colson – Oui, parce qu'ils [SOS] sont en plein sur l'actualité. Nous, on a des cas comme ça qui arrivent tous les jours. Il n'y a pas d'autres “actu” que des gens qui sont dans une situation impossible du fait des lois Pasqua. Donc nous à Libération, avec Dominique [Simonnot, autre journaliste susceptible d'écrire sur le sujet], notre problème a toujours été de savoir comment on va traiter ça : on le traite par thème, par bloc. Si SOS qui représente quelque chose, ne serait-ce que dans le titre, dans l'intitulé, organise une manifestation sur ces lois et sur les conséquences de ces lois, ils sont en plein dans “l'actu”, et nous, normal, on s'y raccroche, on en profite, pour faire passer les cas qu'on a en stock, trop contents, trop contents d'avoir une “actu”. On utilise leurs initiatives pour faire passer des choses, pas toujours, mais ça sert. Donc c'est vrai qu'il y a une espèce de relais presse-associations, enfin pas toute la presse, ceux qui veulent bien. [...] C'est vrai qu'aujourd'hui, nous, on se sert d'eux, d'une certaine façon, on se sert du peu de choses qu'organisent les associations, SOS comme les autres, pour essayer de ramener un projecteur d'actualité sur un sujet dont on sent qu'il est en train de sombrer dans l'indifférence, [...] qu'on trouve fondamentaux, mais qui ne sont plus d'actualité. À la limite on leur demanderait : “s'il vous plaît, manifestez” (rire), parce qu'il n'y a plus de discours politiques sur le sujet, il n'y a plus rien. [...] Tous ceux qui font quelque chose, dès qu'on peut, on essaye d'en parler : le MRAP fait un petit livre ou même le ministère de la justice fait un petit livre sur le bilan des lois antiracistes, et bien on le fait passer. C'est une espèce d'attitude, un peu bêbête militante mais qui n'est pas seulement pour SOS[325].

L'année 1992 marque une nouvelle diminution du nombre d'articles que Libération publie sur SOS-Racisme qui n'obtient pratiquement plus aucune couverture de presse en dehors de ses deux principales actions de l'année, la manifestation antiraciste du 25 janvier et le dernier concert en juillet. Si dans l'article qui précède la manifestation du 25 janvier, Marie-Laure Colson souligne qu'il s'agit d'un « rassemblement à l'initiative de SOS-Racisme », elle montre surtout l'opposition entre le collectif d'associations antiracistes et le gouvernement de Pierre Bérégovoy et les dirigeants du Parti socialiste : « Relégués en queue de cortège, les socialistes sont là, malgré la volée de bois vert que ne cessent de leur envoyer les associations qui défilent en tête »[326], car « Bien entendu, le PS n'est pas là pour dénoncer les zones de transit, ni d'ailleurs pour soutenir le droit de vote aux élections locales des étrangers, réclamé par le collectif, mais pour faire de la journée du 25 janvier une journée d'action contre l'extrême droite, contre Le Pen »[327]. Le même jour, un article de Jean-Michel Thénard souligne une nouvelle fois les contradictions que les journalistes de Libération perçoivent entre la stratégie des responsables socialistes et celle des associations antiracistes et en particulier de SOS-Racisme [328]: « Le pari des socialistes est clair. Pour tenter de faire oublier “affaires”, perquisitions et chômage au “peuple de gauche”, ils veulent jouer sur la peur que ne manque pas de susciter l'extrême droite. Le pari sera-t-il payant ? Il irrite, en tout cas, SOS et les organisations signataires de l'appel n'entendent pas laisser le PS “se refaire une virginité” en “dénaturant” le sens de la manifestation »[329].
Le traitement du huitième et dernier concert organisé par l'association (l'année suivante elle ne disposera plus des subventions suffisantes) apparaît symptomatique de la nouvelle approche que les dirigeants du journal cherchent à adopter vis-à-vis de SOS. Si la journaliste responsable de la rubrique immigration apparaît toujours favorable à la cause défendue, la direction du journal semble beaucoup plus réservée. Avant le concert, Libération ne publie qu'une petite interview du porte-parole de SOS, plus consacrée à son remplacement à la présidence de l'association qu'à la fête elle-même[330]. Après le concert, Marie-Laure Colson écrit un petit article sur l'ambiance d'une fête qui est devenue un « marronnier » dont même Libération ne parvient plus à parler[331]. Le départ d'Harlem Désir de la présidence de SOS, annoncé lors de l'université d'été de 1992 est cependant l'occasion de la publication de deux articles. Marie-Laure Colson fait un papier qui correspond d'assez près à l'angle journalistique souhaité par les animateurs de SOS puisqu'elle reprend dans ses grandes lignes le discours des porte-parole de SOS justifiant le renouvellement du Bureau national – « une équipe plus jeune et plus proche du terrain » – : « elle, c'est Delphine Batho, présidente de la FIDL [...]. Lui, c'est Fodé Sylla, qui depuis décembre 1990, trimballe obstinément sa grande carcasse dans toute la France pour créer un réseau de jeunes décidés à faire bouger leurs cités : OBU, pour l'organisation des banlieues unies. À eux deux, ils représentent l'essentiel de la mouvance “jeune” de SOS-Racisme. Mais le choix de Fodé pour remplacer Harlem traduit bien l'importance que l'association tient à donner, à l'avenir, à ceux des banlieues. [...] Au charismatique Harlem, qui figura l'antiracisme français huit années durant, succède une génération issue des luttes lycéennes et marquée par l'exclusion urbaine »[332]. Marie-Laure Colson ajoute que ce changement d'équipe dirigeante correspond aussi à une nouvelle prise de distance avec le Parti socialiste, concourant ainsi une nouvelle fois au travail symbolique de démarquage de SOS : « Il n'empêche que les petits nouveaux n'ont pas la même histoire politique que leurs grands frères. La génération qui prend le pouvoir à SOS a coupé le cordon ombilical avec les socialistes, sans états d'âme »[333]. Mais un autre article est publié le même jour, qui dresse un bilan historique de l'action de SOS sur une tonalité beaucoup moins positive que celui de Marie-Laure Colson. On peut faire l'hypothèse que certains membres de la direction de la rédaction de Libération n'ont pas voulu laisser à Marie-Laure Colson, que l'on sait favorable à SOS, le soin de déterminer seule la position du journal. L'article de Dominique Conil, rédactrice au service société, qui n'avait encore jamais écrit sur SOS ressemble à une compilation de la revue de presse considérée sous un angle négatif mais où, bien entendu, le rôle joué par Libération et le reste de la presse dans l'essor de l'association est passé sous silence. Après avoir rappelé que Julien Dray et les fondateurs de SOS étaient des « transfuges de la Ligue communiste révolutionnaire », la journaliste estime que dès ses débuts l'association manque d'indépendance bien qu'elle « s'annonce résolument hors politique » : « à SOS, quelques-uns râlent un peu contre le parrain “envahissant” qu'est Jack Lang. Mais le ministère de la culture finance la fête du 15 juin. Et en 1986, Stoléru commente : “ce fut une erreur majeure de demander de l'argent au gouvernement.” Mais comment garder ses distances avec le PS, quand l'échéance des législatives de 1986 invite au front commun ? »[334]. Pour la journaliste cette affiliation politique devient encore manifeste lors des élections présidentielle de 1988 : « Avant même que ne commence la campagne présidentielle, SOS prend position pour Mitterrand. On est loin de “l'apolitisme” des débuts. Quand les sympathisants se rassemblent à 20 000 sur la pelouse de Reuilly, un message du président les y attend. Harlem dit qu'on est à l'heure des choix ». Outre cette nouvelle mise en cause de l'engagement politique de SOS, la journaliste reprend à son compte les critiques que certains militants “beurs” adressent à SOS depuis plusieurs années : « Dès le début des réserves se font jour contre “l'antiracisme vague”. Les Beurs ont déserté SOS, et Christian Delorme prend ses distances avec le “rouleau compresseur” qui passe sur les organisations beurs. Tandis que SOS occupe la Concorde, elles se réunissent à Bondy. “SOS a cassé les reins du mouvement. On nous a fait pire qu'avant. Ces gens qui portaient la main, on aurait dit que ça lavait. On voulait être partie prenante, on se retrouvait exotique”, dit aujourd'hui un ancien de Convergence. Dominique Conil constate qu'à partir de « l'affaire des foulards » SOS prend ses distances avec le Parti socialiste mais est plus que jamais accusé d'en être proche : « De plus en plus souvent, Harlem Désir tire à boulets rouges sur la politique de « non-intégration » du gouvernement. [...] C'est pourtant la même année qu'est publié le livre de Serge Malik, l'ex qui accuse SOS de n'avoir été qu'une courroie de transmission du PS, pilotée par Bianco et Attali ». D'ailleurs la journaliste ne semble pas porter au crédit de l'association son opposition à la politique de l'Elysée et du gouvernement lors de la guerre du Golfe. Voici comment elle décrit la participation d'Harlem Désir à une manifestation contre la guerre : « La cohorte des militants est bien maigre, entre anars et communistes, qui marchent vers la place de la Nation. Harlem Désir est bien seul, au soir tombant, entre casseurs et lacrymos. Impassible, il regarde la scène. Et pour la première fois, il n'apparaît plus seulement comme le plus virtuose des porte-parole. Les relais médiatiques, les réseaux financiers et mondains viennent d'être mis à bas. Comme le disait un ministre socialiste un an plus tôt, “c'est une vipère qu'on a réchauffée dans notre sein” »[335]. En 1992, Libération paraît ainsi s'être aligné sur le jugement majoritairement hostile que l'ensemble de la presse porte sur SOS et dresser un bilan très négatif de l'action de l'association. Les dirigeants du journal ne semblent n'avoir plus aucune raison de ne pas dire du mal de leur ancien partenaire.


Tableau 9

Nom et fonction des journalistes de Libération ayant écrit au moins trois
articles sur SOS-Racisme. Date de parution de leur premier et de leur dernier article.


Journaliste

service et poste rédactionnel

nombre d'articles

date du premier article

date du dernier article

Favereau Eric

société – rédacteur immigration

31

25/03/1985

12/08/1986

Quatremer Jean

société – rédacteur immigration

24

14/03/1987

02/05/1990

Frilet Alain

société – rédacteur

15

28/03/1986

13/03/1990

Millet Gilles

société – rédacteur faits divers

14

05/12/1985

11/06/1990

Reynaert François

société – rédacteur

13

05/12/1985

14/05/1991

Colson Marie-Laure

société – rédacteur immigration

9

22/07/1990

15/09/1992

Gauthier Nicole

politique – rédactrice

9

17/12/1986

21/10/1989

Léauthier Alain

société – rédacteur

8

27/11/1987

11/06/1990

Joffrin Laurent

société – chef de service

7

15/06/1985

13/03/1988

Aubenas Florence

société – rédactrice

7

29/04/1988

11/06/1990

Brocard Véronique

société – rédactrice justice

7

13/06/1985

17/01/1991

Beau Nicolas

société – rédacteur
immigration

7

16/06/1985

25/11/1985

Boullu René-Pierre

société – responsable immigration

6

13/06/1985

25/11/1985

Laval Gilbert

politique – rédacteur

5

19/11/1987

02/07/1991

journaliste

service et poste rédactionnel

nombre d'articles

date du premier article

date du dernier article

Nivelle Pascale

correspondante à Bordeaux

5

21/10/1985

01/11/1990

Groussard Daniel

correspondant à Marseille

5

08/04/1985

15/06/1985

Roland-Lévy Fabien

politique – adjoint puis chef de service

5

04/04/1985

28/04/1990

Fromentin Bernard

correspondant à Lyon

4

21/08/1987

16/03/1990

Thénard Jean-Marie

politique – rédacteur

4

29/03/1985

27/02/1985

Chalandon Sorj

société – rédacteur

4

14/06/1986

13/10/1988

Bresson Gilles

n.c.

3

31/12/1987

24/01/1991

Berger Françoise

politique – rédactrice

3

23/05/1986

12/06/1989

Vincedon Sybille

société – rédactrice

3

07/12/1985

20/11/1989

Erhel Catherine

société – rédactrice justice

3

04/04/1985

19/01/1991

Mangetout Pierre (François Devinat)

n.c.

3

22/05/1985

14/03/1988

Rosenzweig Luc

société – rédacteur

3

01/05/1985

15/06/1985


Conclusion

L’analyse de la façon dont les journalistes de Libération ont rendu compte et commenté l’action de SOS-Racisme a permis de mettre en évidence un ensemble de phénomènes propres au processus d’émergence de l’association. En 1985, le succès de SOS-Racisme n’aurait pu atteindre une telle ampleur sans le soutien actif de certains des principaux organes de presse – Le Matin de Paris et Libération – qui ont mobilisé leur propre lectorat mais qui ont également conduit les journaux télévisés à consacrer plusieurs reportages laudatifs à une organisation dont les seules actions militantes n’auraient alors probablement pas suffi à lui assurer un tel intérêt. Nous nous sommes attachés à montrer qu’une couverture abondante de SOS par les rédactions de gauche requérait un accord politique de leurs principaux dirigeants avec les objectifs affichés de l’association antiraciste – s’opposer à la montée du Front national – mais était également rendue possible par un ensemble plus large de caractéristiques de la mise en forme de l’association antiraciste. Alors que Libération, Le Monde et, dans une moindre mesure Le Matin de Paris, sont engagés dans une stratégie de démarquage vis-à-vis de leur image publique de journaux engagés « à gauche », la mise en forme « apolitique » de l’antiracisme permet à ces rédactions de mener une action politique contre le Front national et les partis qui sont alors tentés de nouer une alliance électorale avec celui-ci tout en minimisant les risques que cette campagne partisane pourrait faire courir à leur nouvelle image de rigueur journalistique et de « professionnalisme ». Dans le cas de Libération, le public auquel le badge était destiné rendait particulièrement forte l’affinité entre la nouvelle association antiraciste destinée aux jeunes scolarisés et le nouveau quotidien des cadres jeunes, urbains et intellectuels. Le soutien à SOS-Racisme et à ses concerts est alors susceptible de devenir un élément parmi d’autres du style et de l’attitude proposés par les journalistes de Libération : culture Rock et alternative dans les pages culturelles, libéralisme en matière de mœurs dans les pages société et, en pages politique, les nouveaux modes d’engagement politique « modernes », en opposition au « gauchisme » avec lequel l’équipe dirigeante du journal a rompu. En outre, l’homogénéité apparente du public de SOS-Racisme – des jeunes collégiens ou lycéens susceptibles d’un engagement progressiste – rend possible un investissement publicitaire dans les concerts de l’association dont Actuel puis Libération sera le sponsor de 1985 à 1988. Au contraire, la perte par l’association de certaines propriétés de mise en forme qui rendaient possible le soutien des journalistes pour ses initiatives va entraîner la raréfaction de l’intérêt des journalistes à l’égard de ses initiatives.
    Pour être plus précis, il est possible de distinguer entre des caractéristiques qui étaient susceptibles d’engendrer l’intérêt des journalistes pour SOS-Racisme – la nouveauté de l’association et son public lycéen, son opposition au Front national et le fait qu’il était alors possible de penser que les manifestations d’antiracisme entraveraient la croissance de celui-ci – et des propriétés qui n'empêchaient pas les journalistes de s’intéresser à SOS – par exemple son image « apolitique », l’absence d’adversaires actifs qui permet un traitement journalistique « consensuel » de l’association, etc.. Lorsqu’entre 1988 et 1989, les propriétés qui faisaient la particularité de SOS disparaissent ou s’inversent – l’association qui hier encore était « nouvelle » devient routinisée, l’association « à la mode » qui permettait à Libération d’étaler son logo devant les jeunes devient une association aussi « ringarde » que les autres groupes militants, l’association qui apparaissait « apolitique » devient « proche du Parti socialiste », l’organisation qui était réputée pouvoir contenir la progression du Front national est alors accusée de lui avoir permis d'accroître sa notoriété, les militants qui luttaient contre le racisme sont présentés comme les défenseurs d’un improbable « droit à la différence », etc... Les motivations des journalistes pour soutenir SOS-Racisme vont décroître. Mais ce moindre intérêt pour SOS va être encore amplifié par l’inversion des propriétés qui auparavant n'empêchaient pas les journaux de s’intéresser à SOS, seul groupe militant à susciter l’intérêt de journalistes revenus du militantisme : le caractère ouvertement « politique » de SOS va rendre plus coûteux pour la crédibilité d’un journal de gauche d'apparaître soutenir son action, l'existence d’opposants actifs va rendre difficile pour les journalistes la reprise du discours de l'association sans faire mention des critiques de ceux-ci.