«Notre époque médiatique neutralise et affadit le journalisme à mesure qu'elle le promeut et qu'elle le sacralise. Grands témoins de la vie qui va, les journalistes semblent devenus les oracles d'un avenir auquel ils n'auraient pas part. L'opinion commune les enferme dans une illusoire objectivité où ils se contenteraient de tenir les comptes d'apothicaire d'une actualité qui leur serait extérieure. Or, dans ce métier, nous savons que nous produisons cette réalité, que nous l'organisons et la construisons au travers de nos choix et de nos tris, de nos hiérarchies et de nos curiosités. Nous sommes aussi acteurs, impliqués par nos commentaires, nos reportages, nos enquêtes qui minimisent tel fait, en grossissent un autre, en oublient un troisième. Nous pouvons être honnêtes, nous ne serons jamais objectifs. Nous pouvons être professionnels, nous serons toujours subjectifs. C'est tromper notre monde, lecteurs, auditeurs, téléspectateurs, que de nous représenter comme des êtres asexués culturellement ou politiquement, au-dessus de la mêlée, de ses drames et de ses espoirs »[1]
Moins proches des fondateurs de SOS-Racisme que ne le seront les journalistes de Libération, les rédacteurs du Monde ont pourtant participé en 1985 à l'établissement de la notoriété de la nouvelle association. Le Monde est en effet l'un des journaux qui a le plus publié sur SOS-Racisme[2]. La tonalité générale des articles est en moyenne beaucoup plus favorable à l'association que celle des articles publiés dans Le Figaro ou dans Le Quotidien de Paris[3]. Mais les responsables de l'association ressentent beaucoup plus durement les « attaques » envers leur organisation qu'ils perçoivent dans certains articles du Monde et, en général, dans les journaux identifiés comme « de gauche ». Les militants de l'association, très attentifs à ce qu'on dit d'elle, accueillent souvent avec un mélange d'incompréhension et de colère, les articles critiques qu'ils peuvent lire dans Le Monde ou Libération, journaux qu'ils considèrent comme « proches » et de sensibilité antiraciste. Les acteurs militants semblent penser que le succès de leur organisation peut être amoindri par les critiques publiques qui lui sont adressées. De fait, nous constaterons que le succès social de SOS-Racisme évoluera parallèlement à la tonalité générale des commentaires de presse à son égard.
La couverture que Le Monde, comme Libération, consacre à SOS-Racisme ne peut être considérée comme uniformément positive. Les choix de couverture et la tonalité des journaux à l'égard de SOS-Racisme ne peuvent être seulement rapportés aux préférences politiques des rédactions et des journalistes. Il est également nécessaire d'analyser le rôle des choix commerciaux et des stratégies de démarcation que chaque organe de presse adopte vis-à-vis de ses concurrents. Comme Louis Pinto peut repérer un « angle Nouvel Obs » qui identifie les articles de l'hebdomadaire par-delà la variété des sujets et les différences de tonalité politique des rédacteurs[4], on peut discerner un « ton Le Monde » qui tire son origine du travail de mise en forme des produits journalistiques opéré par les rédacteurs du journal et qui contribue à définir l'orientation générale des articles du titre. Dans l'espace de concurrence journalistique français Le Monde entend être le « journal de référence »[5], c'est-à-dire celui qui accomplit un travail documentaire de citation de déclarations et de documents mais également celui auquel les lecteurs et les concurrents se réfèrent pour évaluer la fiabilité ou l'importance relative d'une information. Nous verrons que si la notion de « journal de référence » est indissociablement une revendication professionnelle, une communication interne d'entreprise et un slogan commercial, la position institutionnelle du Monde rend la tonalité de sa couverture particulièrement cruciale pour l'image publique d'une organisation politique. Nous nous attacherons à donner un aperçu des articles publiés par Le Monde sur SOS en mettant en évidence les commentaires et les jugements que les rédacteurs ont portés sur l'association. En nous appuyant sur les interviews des principaux journalistes ayant écrit sur l'association, nous montrerons que les caractéristiques de la couverture de SOS par Le Monde s'expliquent en partie par la trajectoire sociale et les préférences de ceux-ci[6]. Nous analyserons les logiques de la stratégie politique, commerciale et éditoriale du journal et nous rechercherons ce que leur doit le traitement que les journalistes du Monde ont donné de SOS. Enfin, nous mettrons en évidence que les contraintes journalistiques et commerciales du Monde tendent, à partir d'un certain moment, à engendrer une tonalité systématiquement critique envers l'association.
Les premiers articles que Le Monde consacre à SOS-Racisme ne sont pas défavorables à l'association. Le 21 février 1985, Le Monde publie un article non signé qui rend compte de la conférence de presse donnée le 19 février à l'hôtel Lutétia. Cet article est suivi par une tribune de Marek Halter qui dit tout le bien qu'il pense de cette initiative[7]. Toutefois, entre février et mars 1985, alors que l'association est encore inconnue, Le Monde publie peu d'articles consacrés à SOS et ne lui fait donc que peu de publicité, contrairement au Nouvel Observateur, au Matin de Paris puis à Libération. Le Monde n'anticipe pas sur la notoriété de SOS-Racisme et n'a pas l'attitude presque militante et promotionnelle qu'ont eue certains journaux vis-à-vis de SOS-Racisme. Comme nous le verrons ensuite plus en détail, l'attitude de la rédaction et des journalistes du Monde vis-à-vis de SOS-Racisme au moment de son apparition ne peut se comprendre sans analyser l'attitude générale du journal dans le traitement des informations et les stratégies de démarquage de son offre journalistique qu'il met en œuvre par rapport aux autres titres. Si la rédaction du Monde comme celles des autres journaux est attentive à la nouveauté, elle cherche à la traiter à la façon du Monde, en exhibant vis-à-vis de ses lecteurs toutes les apparences de la rigueur et de la circonspection professionnelle :
Robert Solé – Un journal est toujours à l'affût de ce qui est nouveau et important. À l'époque, le phénomène SOS-Racisme nous était apparu nouveau, et on s'y était int&eacRute;ressé normalement, comme un phénomène qui émerge, qui est nouveau, voilà [...] À partir du moment où il y avait nouveau, il était normal qu'on s'y intéresse. D'autres nous avaient peut-être devancés, l'avaient vu plus vite, avaient perçu peut-être plus vite le phénomène, mais nous on s'en est occupé à la façon du Monde. C'est-à-dire avec une certaine retenue, une certaine prudence, heu, en attendant de voir, etc.[8].
Cette retenue dans le traitement de l'information se manifeste après la mort d'Aziz Madak à Menton par une couverture plus prudente que celle du Matin de Paris et de Libération. Bruno Frappat partage le diagnostic de SOS sur le racisme et considère que les discours du Front national et leur diffusion par les médias sont en partie responsables de la montée du racisme : « les thèses qui en [le racisme] favorisent l'émergence sont médiatisées et banalisées ». Le journaliste approuve donc les actions de SOS-Racisme même s'il doute de leur efficacité sur ce qu'il appelle « la bêtise des racistes » : « Voici l'heure des réactions. Communiqués, déclarations, meetings, grève d'une heure même, organisée mardi par “SOS-Racisme” : rien là qui surprenne vraiment, les arguments sont au point. L'indignation a son prix. Mais, là aussi, elle passera. Resteront, enfouis dans la crise, incrustés dans la France des " petits blancs ", les fondements du racisme : la bêtise et la peur. On doute qu'il soit possible de les anéantir »[9]. Cependant, Le Monde n'annonce la journée d'action proposée par SOS-Racisme que par un petit article, au contraire du Matin de Paris qui consacre plusieurs cahiers spéciaux à l'initiative de l'association. Toutefois, le journal publie après les manifestations un court article assez louangeur du correspondant régional du Monde à Marseille qui rapporte l'intervention d'Harlem Désir lors de la manifestation organisée à Menton par SOS-Racisme et le MRAP[10].
Robert Solé en retraçant l'histoire de SOS-Racisme dans un article paru quelques jours après la journée d'action pour la mort d'Aziz Madak, exprime d'ailleurs quelques réserves qu'il dit partagées par « beaucoup de Français » : « Cette campagne [du badge] a agacé beaucoup de Français. Ceux, bien sûr, qui se sentent menacés par les immigrés (“touche pas à nos femmes”, “touche pas à nos emplois”) mais aussi ceux qui ont l'impression d'être rejetés dans le camp des “racistes” parce qu'un tel slogan, formulé dans un langage “coluchien” leur paraît niais ou incongru »[11]. Toutefois, cet article est accompagné d'un autre plus favorable de Philippe Bernard sur le meeting commun de l'UEJF et de SOS-Racisme à la faculté d'Assas que le journaliste décrit comme « un véritable pied de nez collectif à “Assas la facho” » ; il ajoute que « l'espoir, les orateurs l'ont localisé dans cet amphithéâtre qui acclamait la tolérance, la société multiraciale, et sifflait l'extrême droite et les quotas d'étrangers »[12].
L'accueil fait par Le Monde à SOS-Racisme entre février 1985 et le concert de la Concorde n'est donc pas hostile sans toutefois contribuer au lancement de l'association comme celui des autres journaux identifiés à « la gauche ». Le Monde ne participe pas à la « mise à la mode » de SOS, autrement qu'en publiant quelques articles pour ne pas apparaître trop en décalage par rapport aux journaux qui se montrent beaucoup plus enthousiates[13]. Si Philippe Bernard ne paraît alors pas défavorable àl'association[14], Robert Solé semble dès ses premiers articles plutôt réservé envers une association dont il ne semble apprécier ni le langage, ni les thèmes.
période |
articles |
positifs |
articles |
neutres |
articles |
négatifs |
densité |
1986 03-1986 |
41 |
62 % |
20 |
30 % |
5 |
8 % |
6 |
03-1986
|
27 |
50 % |
24 |
44 % |
3 |
6 % |
10 |
22-8-1987
|
18 |
67 % |
7 |
26 % |
2 |
7 % |
10 |
06-1988
|
20 |
34 % |
39 |
66 % |
0 |
0 % |
9 |
10-1989
|
17 |
39 % |
22 |
50 % |
5 |
11 % |
10 |
16-01-1991
|
7 |
22 % |
18 |
56 % |
7 |
22 % |
22 |
Nicolas Beau, le journaliste du Monde qui avait été chargé de couvrir les marches des « beurs » de 1983 et 1984 vient de quitter le journal lorsque paraissent les premiers articles sur SOS-Racisme. Si Nicolas Beau, qui avait eu une attitude presque militante vis-à-vis du mouvement beur[15], était resté au Monde, il est probable que le ton de ses articles aurait été aussi critique vis-à-vis de SOS que celui d'Eric Favereau de Libération avec qui il avait suivi les marches[16]. Après son départ du Monde, SOS a été couvert, non par un spécialiste des « questions de l'immigration », mais par Philippe Bernard, jeune journaliste détaché de la rubrique éducation, probablement jugée la plus proche d'un mouvement antiraciste composé de jeunes[17]. Il n'a pas, en 1985, la connaissance des « milieux antiracistes » et des « milieux beurs » qu'avait Nicolas Beau : ce n'est qu'en 1989 qu'il deviendra l'un des deux journalistes spécialisés du Monde, responsable d'une rubrique immigration renforcée. Cependant, il n'est pas engagé auprès des militants beurs, comme son prédécesseur et les premiers articles qu'il écrit sur SOS-Racisme ne sont pas défavorables à l'association. Il demande d'ailleurs plus de surface rédactionnelle pour couvrir l'association :
Philippe Bernard – Voilà c'est ça, c'est le papier que j'ai fait sur la conférence de presse de l'hôtel Lutétia. Bon, c'était vraiment petit. Moi, à l'époque je me souviens que je disais que ça valait plus. [...] Je crois que [au Monde] notre premier réflexe c'est par rapport à la mode. Moi qui étais plus jeune que maintenant et donc, dans le milieu, ayant plutôt tendance à défendre mon sujet (je ne parle pas de défendre telle ou telle cause, mais, jeune journaliste, on défend toujours les sujets qu'on traite), je me souviens très bien qu'au début j'ai insisté pour qu'on en fasse plus. Les plus anciens freinaient mes ardeurs en me disant qu'on allait voir ce que ça allait donner, mais que ce n'était pas parce qu'il y avait Coluche qui... donc bon, ça c'était au début. Après, c'est vrai que quand on a vu l'ampleur que ça prenait dans Libé ou dans L'Observateur, il y a eu des sujets plus nombreux[18].
Pour demander à sa rédaction plus de « place » pour traiter SOS-Racisme, Philippe Bernard reconnaît avoir utilisé l'importance donnée à l'association par d'autres journaux mais selon une logique professionnelle plutôt que militante. Si les rédacteurs sont jugés sur la qualité journalistique de leurs articles, ceux qui ne sont pas encore « établis » et qui sont en phase professionnelle ascendante seront enclins à vouloir traiter les sujets les plus visibles et faire valoir l'importance intrinsèque de ceux-ci pour obtenir l'attention de leurs supérieurs et une surface rédactionnelle plus grande. Toutefois, Philippe Bernard peut alors s'appuyer sur l'organisation interne du Monde qui contribue à accorder à l'antiracisme une plus grande place que dans d'autres titres. En effet, l'effort de SOS-Racisme pour mettre en scène des actions spectaculaires n'explique pas la publication de nombreux articles en dehors des actions principales de SOS. Le Monde consacre beaucoup plus d'articles à SOS-Racisme mais aussi, plus largement, aux « problèmes de racisme » et « de l'immigration » que d'autres journaux en particulier La Croix, Le Figaro, Le Quotidien de Paris ou même Le Matin de Paris[19] :
Q – Le Monde a fait plus d'articles sur SOS que des journaux comme Le Figaro...
Philippe Bernard – Mais bien sûr, mais parce que Le Monde parle beaucoup plus des manifestations antiracistes que.. Evidemment, on choisit les sujets. Consultez les journaux au lendemain des événements des banlieues, bon ben, vous connaissez bien la différence de tonalité, mais là, je crois que ce n'est pas simplement de tonalité, c'est le choix des sujets et que, oui, on a plus la sensibilité antiraciste que Le Quotidien de Paris, oui, c'est évident[20].
Cette « sensibilité antiraciste », sans doute liée à la ligne politique du journal depuis l'accession de Jacques Fauvet à la direction du Monde, s'appuie sur une hiérarchisation de l'information et de l'importance des sujets qui attribue à certains journalistes une rubrique consacrée à « l'immigration et au racisme ». Sauf durant une courte période après le départ de Nicolas Beau, le Monde a toujours disposé d'un ou plusieurs journalistes chargés d'écrire sur les « questions de l'immigration » :
Q – Le Monde est pourtant un des journaux qui écrit le plus d'articles sur l'immigration, depuis 85 et même depuis les années 70...
Robert
Solé – Oui,
on a beaucoup écrit sur tout ça, parce que
c'était dans l'actualité..
Q – Mais vous donnez aux
questions touchant
à l'immigration une plus grande importance que par exemple Le
Figaro ou Le Parisien ou Le
Quotidien de Paris
R – Oui, mais on avait vu
juste,
c'était vraiment un problème qui naissait. C'est
bien.. je pense. Et aujourd'hui on en parle beaucoup aussi. [...] Un
quotidien c'est au jour le jour. On ne sait pas. En 86, quand on
écrivait sur SOS-Racisme, on ne savait pas ce qu'allait
devenir SOS, donc c'est au jour le jour, de la façon la plus
honnête possible, en se trompant, en étant
approximatifs, en étant incomplets. Surtout qu'à
l'époque on n'était pas, enfin moi, je
n'étais pas consacré à cela,
j'étais en charge d'un service, on faisait ça en
plus, moi tous ces articles, je les faisais en plus de mon travail. Actuellement,
on est mieux outillé, on a deux personnes qui ne font que
ça. Enfin, ils ne font pas que l'immigration, mais
ils font essentiellement ça quand même, donc on
est devenu mieux outillés, plus complets. [...] C'est
toujours comme ça dans un journal, l'absence de journaliste
et l'absence de place, pour bien traiter un sujet, il faut un
spécialiste et de la place consacrés
à ça, si vous n'avez ni l'un ni l'autre, ou l'un
ou l'autre...[21].
Le nombre des articles consacrés aux « problèmes de l'immigration » par les journaux dépend donc en partie de l'existence de journalistes spécialisés dans le traitement de ce registre d'information. Dans des journaux comme Le Monde ou Libération, les actes « racistes » et les « problèmes de l'immigration » étaient considérés, bien avant la création de SOS-Racisme, comme des « questions de société » dont devait parler la presse et en particulier la presse « de gauche »[22]. La montée du Front national et les deux « marches des beurs » avaient accentué l'attention des rédactions envers les « actes de racisme » et les mouvements antiracistes et avaient donc entraîné l'accroissement, dans les journaux ayant une « sensibilité antiraciste », de la surface rédactionnelle accordée aux journalistes spécialisés. L'existence de journalistes chargés d'être attentifs aux nouvelles touchant l'immigration implique que feront l'objet d'un article, non seulement les principales informations sur l'immigration, mais aussi des informations moins importantes. En outre, pour exister professionnellement au sein de leur journal, de tels spécialistes ou « rubricards » sont conduits à proposer régulièrement à la rédaction des articles sur les sujets qu'ils traitent. Même en l'absence d'événements particuliers, les journalistes spécialisés tendent donc à engendrer des articles consacrés à leur domaine de compétence. Il est possible que le nombre relativement réduit d'articles consacrés à SOS en 1985 par Le Monde soit en partie dû à la position, au sein de la rédaction, de Philippe Bernard, à la fois jeune journaliste et rédacteur nouvellement chargé d'une rubrique qu'il ne maîtrise pas encore.
Journaux |
1985 |
1986 |
1987 |
1988 |
1989 |
1990 |
1991 |
1992 |
Total |
Libération |
116 |
48 |
65 |
56 |
57 |
38 |
24 |
15 |
419 |
Le Monde |
64 |
39 |
31 |
35 |
50 |
30 |
21 |
12 |
282 |
Le Matin |
126 |
27 |
52 |
1 |
0 |
0 |
0 |
0 |
206 |
Le Quotidien |
25 |
4 |
29 |
27 |
19 |
14 |
14 |
15 |
147 |
La Croix |
25 |
4 |
13 |
7 |
9 |
7 |
11 |
14 |
90 |
Le Figaro |
13 |
4 |
7 |
5 |
9 |
14 |
9 |
6 |
67 |
L'Humanité |
14 |
2 |
11 |
5 |
6 |
13 |
8 |
15 |
74 |
Le Nouvel Obs |
11 |
3 |
12 |
4 |
5 |
3 |
4 |
8 |
50 |
L'Express |
2 |
0 |
10 |
0 |
3 |
1 |
4 |
1 |
21 |
L'EDJ |
3 |
0 |
12 |
4 |
2 |
3 |
4 |
1 |
29 |
Total |
399 |
131 |
242 |
144 |
160 |
123 |
99 |
87 |
1385 |
Bien que ses premiers articles consacrés à SOS n'aient pas été défavorables, Le Monde est à l'origine de la première attaque importante contre l'association : début mai 1985, le journal publie la lettre envoyée par Christian Delorme à SOS pour critiquer son « attitude hégémonique » et son manque de considération pour le mouvement « beur ». Robert Solé, qui rédige cet article non signé, considère que SOS-Racisme « ne fait [...] pas toujours l'unanimité dans les milieux antiracistes », avant de citer de larges extraits de la lettre[23]. C'est la première fois que la représentativité de SOS-Racisme à l'égard des « beurs » est publiquement remise en cause dans la presse. Deux jours plus tard, Robert Solé reprend les critiques de Christian Delorme et écrit que « depuis sa création, il y a quelques mois, cette association originale est accusée par certains de servir de paravent à tel ou tel parti politique, tandis que d'autres tentent grossièrement de la récupérer. Et, à mesure que son succès grandit [...], elle suscite des réserves chez ceux qui auraient dû être ses meilleurs alliés : les autres militants antiracistes. C'est vrai d'institutions traditionnelles comme la LICRA ou le MRAP, bousculées par un langage et des moyens nouveaux, mais aussi de jeunes maghrébins qui ne se retrouvent pas dans cette campagne d'opinion habilement médiatisée »[24]. Les dirigeants de SOS-Racisme ressentent durement cette remise en cause de leur légitimité à un moment où leur assise n'est pas vraiment assurée. Ils perçoivent cet article comme une attaque délibérée de la part de Christian Delorme, qui a envoyé la lettre au Monde et de Robert Solé qui l'a publiée.
Journeaux |
1985 |
1986 |
1987 |
1988 |
1989 |
1990 |
1991 |
1992 |
Libération |
29 % |
36 % |
27 % |
39 % |
36 % |
31 % |
25 % |
17 % |
le Monde |
16 % |
30 % |
13 % |
24 % |
31 % |
24 % |
22 % |
14 % |
Le Matin |
32 % |
20 % |
21 % |
1 % |
- |
- |
- |
- |
Le Quotidien |
6 % |
4 % |
12 % |
19 % |
12 % |
11 % |
15 % |
17 % |
La Croix |
6 % |
3 % |
5 % |
5 % |
6 % |
6 % |
11 % |
16 % |
Le Figaro |
3 % |
3 % |
3 % |
3 % |
6 % |
11 % |
9 % |
7 % |
L'Humanité |
4 % |
2 % |
5 % |
3 % |
4 % |
11 % |
8 % |
17 % |
Le Nouvel Obs |
3 % |
2 % |
5 % |
3 % |
3 % |
2 % |
4 % |
9 % |
L'Express |
1 % |
0 % |
4 % |
0 % |
2 % |
1 % |
4 % |
1 % |
L'EDJ |
1 % |
0 % |
5 % |
3 % |
1 % |
2 % |
1 % |
1 % |
Le Point |
0 % |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
Total |
101 % |
100 % |
100 % |
100 % |
101 % |
99 % |
99 % |
99 % |
Les réticences
exprimées par les journalistes du Monde
durant les premiers mois d'existence de SOS-Racisme n'ont pas pour
origine la simple mauvaise humeur des journalistes du quotidien ou une
opposition a priori envers l'association mais relèvent au
contraire des stratégies ordinaires de mise en forme des
biens journalistiques proposés par le journal Le
Monde. Dans l'espace de concurrence journalistique, les
différents journaux se distinguent selon le mode de
traitement de l'information qu'ils adoptent. Cette
différenciation de la mise en forme de l'information propre
à chaque titre ne concerne pas seulement les orientations
politiques de journaux,
différences généralement assez bien
connues des lecteurs disposant d'une certaine compétence politique[25], mais aussi
l'ensemble des traits caractéristiques propres au journal.
Les stratégies symboliques de démarquage
compétitif des produits journalistiques sur le
marché de la presse sont indissociablement commerciales,
politiques, et culturelles[26].
Elles visent, par la mise en valeur d'éléments
distinctifs, à sélectionner et à
satisfaire une fraction des lecteurs de journaux,
c'est-à-dire, selon le langage propre à la
presse, à prendre des « parts de marché »[27].
La mise en forme des informations propre au Monde
donne au journal un ensemble de caractéristiques qui le
distinguent des produits journalistiques offerts par ses concurrents[28] et tend donc
à le définir comme complexe plutôt que
simple, traditionnel plutôt que moderne ou
« branché »,
sérieux plutôt que ludique ou amusant,
intellectuel plutôt que populaire,
« objectif » plutôt que
partisan[29].
La stratégie
journalistique et commerciale du Monde est en
partie issue de l'ambition de Hubert Beuve-Méry et du
gouvernement français à la libération
de faire un « journal de
référence » qui
succèderait au Temps de Paris, un
« Times à la
française », privilégiant la
politique étrangère et la politique
française, politiquement plus neutre que ses concurrents et
dont le public serait constitué par les lecteurs les plus
« exigeants », les cadres, les
étudiants, les intellectuels, c'est-à-dire en
pratique ceux dont le niveau d'instruction est le plus élevé[30].
Ce choix d'un ton
« sérieux » conduisait
à limiter délibérément le
public susceptible d'acheter le journal mais plaçait Le
Monde dans une situation de monopole sur un
secteur – la presse quotidienne haut de
gamme – qui n'était pas occupé[31]. Les
efforts de la rédaction pour donner au produit
journalistique la forme de la rigueur et de
« l'objectivité »
répondait aux exigences du fondateur mais cette
propriété de
« neutralité »
relative permettaient aussi au quotidien d'attirer des lecteurs proches
de l'ensemble des sensibilités politiques et donc
d'accroître le nombre des acheteurs potentiels alors qu'un
journal adoptant une mise en forme aussi austère
n'était sans doute susceptible d'intéresser
qu'une population limitée de lecteurs[32].
Les caractéristiques
de l'offre de biens journalistiques propre à un titre
tendent à sélectionner un certain type de lecteur[33]. Mais une fois
constitué et stabilisé, le lectorat restreint les
possibilités d'évolution de l'offre
journalistique. Il est en effet difficile de modifier brutalement les propriétés
d'un journal (par exemple changer radicalement de ligne politique ou
d'heure de parution, devenir un quotidien populaire[34])
et donc le type de lecteur auquel il s'adresse. Les
caractéristiques des lecteurs, connues au moyen
d'enquêtes régulières[35],
contribuent ainsi à maintenir les orientations de la
rédaction du journal, qui ne peut envisager de viser un
lectorat différent qu'en modifiant progressivement sa ligne rédactionnelle[36].
Le Monde, journal de l'information
« rigoureuse » et
« objective » est donc
partiellement contraint par les propriétés de ses
lecteurs de maintenir une offre journalistique de
ce type[37].
La mise en conformité des
produits journalistiques concrets des rédacteurs avec les
stratégies symboliques et commerciales du titre est obtenue
d'une part par la sélection et la formation des journalistes
embauchés, d'autre part par le contrôle de la
hiérarchie du journal sur les rédacteurs[38].
Toutefois, dans le cas du Monde, qui entend se
situer au plus haut de la hiérarchie professionnelle[39],
le respect des règles de mise en forme du
« sérieux » fait
partie de l'identité professionnelle de ses journalistes et
le mode d'écriture journalistique propre au titre tend
à être défendu par l'ensemble des
rédacteurs du
journal[40]. Les profits symboliques qui sont
attachés, à l'intérieur comme
à l'extérieur de la profession, au fait
« d'être du Monde »,
conduisent les journalistes à faire leurs, noblesse
oblige, les contraintes de mise en forme de l'information
propres au journal[41].
Les journalistes disposent de
modèles de construction des articles relativement
routinisés où se succèdent,
l'exposition des faits, la citation des réactions des
acteurs concernés et le commentaire raisonné, de
préférence légèrement
critique, éventuellement séparé de
l'article factuel et placé en
éditorial[42]. Une des techniques
rédactionnelles les plus économiques pour
manifester l'indépendance et la neutralité du
journal consiste à introduire dans les articles un ton
critique, généralement peu appuyé mais
constant envers les acteurs publics concernés. Un
journaliste qui reprendrait à son compte les discours d'une
organisation sans introduire, au sein de son texte, une ostensible
distance critique, risquerait d'entacher son crédit
professionnel, en apparaissant soit partisan, soit naïf. Cette
technologie ordinaire de la prise de distance montre aux lecteurs que
le journaliste reste vigilant vis-à-vis des discours des
acteurs et contribue à placer le journal en position
d'arbitre, en dehors ou au-dessus des luttes sociales, en situation de
donner un avis « raisonnable » et
« neutre ». En outre
l'introduction d'un angle critique permet au journaliste de manifester
son originalité et de singulariser son offre
rédactionnelle. Cette pratique tend cependant à
entretenir un ressentiment structurel des acteurs sociaux à
l'égard de la presse.
La concurrence symbolique et
commerciale entre les journaux tend donc à structurer
jusqu'au style du traitement de l'information et au contenu
rédactionnel des articles. La stratégie
symbolique et commerciale du Monde le conduit
à prendre systématiquement de la distance
vis-à-vis des acteurs publics dont il rend compte,
c'est-à-dire à déployer toutes les
apparences de l'objectivité et du sérieux que des
lecteurs « exigeants » demandent
à un « journal de
qualité ». Cette pratique journalistique
conduit Le Monde d'une part à publier
sur SOS-Racisme beaucoup moins d'articles que les autres journaux
proches de la gauche, Libération et Le
Matin de Paris, mais aussi à se montrer plus
rapidement critique que ceux-ci envers l'association. Le mode
d'intervention de SOS, qui s'appuyait sur des personnalités
de la chanson puis sur le soutien d'un concurrent du Monde
(Libération) pour amener la presse
à parler de lui, ne pouvait que susciter la
méfiance des journalistes du Monde,
habitués à des méthodes politiques
plus traditionnelles. L'action de l'association ne correspondait pas au
mode de fonctionnement et au type d'information
privilégiés par les pratiques de mise en forme des nouvelles de
rédaction du Monde[43].
L'attitude du journal par rapport à SOS-Racisme
apparaît donc dictée, lors de la
création de l'association, moins par des
considérations de ligne politique ou
rédactionnelle concernant l'immigration, que par des
logiques tenant au mode d'écriture même des
journalistes du Monde.
Philippe Bernard – Moi je ne peux pas parler de l'attitude du Monde par rapport à SOS, indépendamment de l'attitude du journal en général. C'est à dire, on est toujours très réticent par rapport aux modes, par rapport à tout ce qui est à la mode, bon, avec l'idée que ce qui est à la mode se démode, et peut-être encore plus à cette époque. [...] À l'époque ça n'apparaissait pas tellement comme venant du Nouvel Observateur, [...] on n'a pas de réflexe par rapport au Nouvel Observateur, par rapport au fait qu'ils apparaissent dans Le Nouvel Observateur. C'était plutôt par rapport, si je me souviens bien, par rapport au fait que Libération en faisait des tonnes depuis le début, c'est-à-dire qu'il y en avait des pages et des pages, si vous regardez les couvertures de Libé sur les manifs de SOS. [...] En volume, par rapport à ce qu'on a fait sur le rassemblement de la Concorde, on a fait un papier comme pour une manif, mais à Libé, je crois me souvenir qu'ils ont fait trois pages le samedi... [...] Libé voulait être un peu le journal officiel entre guillemets du mouvement, voulait aussi d'une certaine manière récupérer les jeunes qui allaient dans ce genre de concert. Ce qui a priori se conçoit : on peut penser que les jeunes étaient plus des lecteurs de Libé que du Monde, ce qui n'est pas forcément évident mais ça c'est une idée toute faite que les jeunes lisent plus Libé que Le Monde. En volume ce n'est pas vrai, parce que, en proportion, comme on a un tirage beaucoup plus important, les jeunes lisent plus Le Monde, enfin bon... Dès le début, bien avant qu'il y ait toute la polémique sur l'Elysée et Bianco etc., notre attitude était de ne pas se laisser prendre par une mode et par le fait qu'il y avait des vedettes. On pensait que ce n'était pas forcément en soi un événement. Là où ça a sûrement commencé à changer c'est après la Concorde, quand on a vu qu'il y avait vraiment du monde[44].
La couverture que Le Monde donne à l'association est partiellement contrainte par la façon dont les autres journaux ont traité le sujet. Si les nombreux articles que Libération publiait sur SOS au moment du premier concert apparaissaient excessifs aux journalistes du Monde, ils ne pouvaient ignorer l'importance que l'attention de la presse et de la télévision avait contribuée à donner à l'association. Pourtant, faire relativement peu d'articles sur SOS-Racisme alors que d'autres journaux comme Le Matin de Paris, Libération ou Le Nouvel Observateur en publiaient beaucoup, permettait aussi au Monde de réaffirmer sa prééminence symbolique au sein de la presse française en donnant une leçon de rigueur journalistique aux autres rédactions[45]. Mais la logique de démarcation journalistique qui conduit la rédaction du Monde à accorder plus d'attention aux sujets les plus difficiles (en particulier les aspects les plus techniques et les plus administratifs de l'action gouvernementale) et à traiter avec plus de retenue ceux auxquels ses concurrents accordent plus d'espace constitue aussi une logique commerciale dont les journalistes ne sont pas toujours inconscients[46] :
Philippe Bernard – Nous par exemple, c'est vrai en général, on est dans une situation particulière du fait qu'on est un journal du soir et qu'on ne peut pas se contenter de donner le soir la même chose que ce qu'ont lu les gens le matin[47] ; donc on est dans une situation où on cherche toujours à se démarquer voilà, à anticiper surtout, parce qu'en plus on n'est distribué que le lendemain en province. Et puis, à aller au delà, à se démarquer des modes, ou des trucs. Enfin, par rapport à un événement qui a eu lieu la veille, dont on va donc parler l'après-midi, notre seul avantage c'est d'avoir du recul par rapport au sujet. D'avoir du recul, d'avoir une doc ancienne et d'avoir des rubricards, comme on dit, très spécialisés qui connaissent bien leur domaine. Bon, c'est ça qu'on peut donner. Bon, si l'événement a eu lieu dans la nuit ou le matin, là c'est différent. Mais, donc, on cherche à se démarquer comme ça et puis je crois qu'on ne fonctionne pas du tout sur le même mode, par rapport aux journaux comme Le Figaro : là c'est une différence de choix dans les sujets quelquefois, ou en tout cas d'importance qu'on donne aux sujets. Enfin nous, nos deux références, c'est Le Figaro et Libé, et avec Libé, c'est plus une différence de formule du journal. C'est-à-dire que Libé avec ses trois ou ses cinq premières pages “événement”, pour tenir la formule, il faut quelquefois être obligé de gonfler les sujets, d'en rajouter, de gonfler, de donner beaucoup d'ampleur à des sujets parce que la formule veut ça. Nous, quelquefois, on se dit : ils en ont donné beaucoup plus que nous, donc on cherche à compenser... Sur un événement prévisible, on sait qu'ils vont faire une page là-dessus, donc on cherche à anticiper, à trouver des éclairages différents »[48].
La rédaction du
Monde
cherche donc, en fonction des contraintes qui s'imposent à
elle, à démarquer, tant dans la forme que dans le
fond, son offre journalistique de celle de ses concurrents. Les
journalistes du Monde apparaissent attentifs
à la concurrence de Libération,
du Figaro, mais aussi à celle des journaux
télévisés. Pour Philippe Bernard, si Le
Monde diverge du Figaro tant dans sa
ligne politique que dans le choix de ses
sujets[49], Le Monde et Libération
ont au contraire des lignes politiques et des modes de traitement de
l'information assez proches, en partie parce que Libération
cherche, depuis le début des années 80,
à se rapprocher du modèle du Monde
en atténuant son image de journal « de
gauche » et en rapprochant son contenu
rédactionnel de celui des autres journaux. Puisque la
démarcation des produits journalistiques entre deux titres
est d'autant plus cruciale que leurs lignes politiques apparaissent plus proches[50], Libération
devient vers 1985 (lorsque Le Matin de Paris, en
crise, voit ses ventes décroître) le principal
concurrent du Monde[51].
Face à Libération, qui met en
avant un style particulier, ainsi qu'une image à la fois
plus « jeune », plus
« à la mode » et plus
«de gauche », Le Monde
est conduit à se démarquer non pas en imitant le
ton de son concurrent mais plutôt en cherchant à
renforcer son image de rigueur et en prétendant donner
à chaque sujet de l'actualité l'importance
relative qu'il mérite
« objectivement » selon les
critères du
« sérieux ».
La concurrence de Libération
est perçue par les journalistes du Monde
dès que la nouvelle stratégie de recentrage de
Serge July fait décoller les ventes de Libération.
Jacques Fauvet déclare en 1982 :
« Pour Libération,
nous venons d'avoir les résultats d'un sondage des lecteurs
et nous nous sommes aperçus que nous vivions sur une
idée fausse. Nous pensions que Libération
était lu surtout par des marginaux. En
réalité, il atteint exactement la même
cible sociologique que celle du Monde :
les étudiants, les jeunes de 15 à 24 ans, les
enfants de cadres moyens ou supérieurs. Nous avons
manqué de
réflexe »[52]. Selon
André Laurens « Le lecteur de Libération,
c'est l'ancien lecteur du Monde ;
même niveau socioculturel, même diplômes.
C'est peut-être inquiétant, mais il vaut mieux le savoir[53].
Philippe Bernard – Notre force [au Monde] ce serait plutôt justement d'entraîner les autres plutôt que d'avoir l'oeil rivé entre guillemets sur la concurrence. Ceci dit, on ne peut pas dans la situation où sont nos lecteurs aujourd'hui, on ne peut pas penser qu'un événement qui a été traité amplement par le journal télévisé de la veille soit totalement absent du journal ou alors c'est un choix pour une raison éthique et on n'en parlera pas. On est un peu forcé d'en tenir compte, hein. Mais pour prendre des exemples récents, exemple choisi à dessein parce qu'il est favorable au Monde, la semaine dernière, sur l'interview de Pasqua, c'est nous qui avons entraîné les autres. Sur le rapport Artus sur les délocalisations c'est nous aussi, enfin on l'a publié la veille. Bon, c'est des scoops entre guillemets, qui ont entretenu le petit système médiatique pendant la semaine. Bon, l'immigration zéro, ça a discuté là-dessus pendant toute la semaine, donc notre objectif c'est plutôt d'être dans cette position-là, ne pas avoir à ramer derrière le journal télévisé ou derrière Libé, parce que là ça n'intéresse plus personne. Je crois aussi que le fait d'écrire, ça permet de prendre du recul et de dire des choses un peu plus subtiles que le journal télévisé ; d'en dire plus en volume, mais d'en dire plus aussi en recul, en analyse. Nous, notre réflexe souvent, c'est presque de réagir contre ça, presque de dire : ils en font tant de tartines, est-ce que ça vaut vraiment le coup ?, et là je pense que SOS, c'est un bon exemple pour ça, alors peut-être parce qu'on avait été trop en retrait au début et qu'après on a en quelque sorte cherché à compenser une fois que SOS faisait plus clairement de la politique et que ça rentrait plus clairement dans nos schémas et dans notre organisation du journal, ça c'est possible, mais je crois que la place qui a été accordée à SOS dans Le Monde, je la défendrais encore aujourd'hui[54].
La position dominante du Monde lui permet de « créer l'événement » simplement en produisant dans ses colonnes une interview ou une tribune d'un responsable politique, ou encore en citant des extraits d'un rapport administratif. Les journaux qui reprennent l'information après sa publication dans Le Monde tendent à lui donner raison a posteriori, alors que c'est souvent la position du Monde dans le champ médiatique qui les a contraints à s'intéresser au sujet[55]. Arrivant au troisième ou quatrième rang dans le traitement de SOS-Racisme, après Le Matin de Paris, Libération[56] et les journaux télévisés) le Monde n'a aucune plus-value journalistique à attendre de la couverture de l'association. Apparaissant comme une organisation promue par Libération, qui en « faisait des tartines », SOS-Racisme ne pouvait donc que susciter les réserves de la rédaction du Monde, tentée de lui appliquer de la manière la plus stricte l'éthique journalistique du journal et d'estimer au plus bas l'intérêt et l'importance relative de l'association[57]. La couverture donnée par Le Monde à SOS-Racisme avant le concert de la Concorde n'est pas du même ordre que celle des autres journaux « de gauche » et n'est jamais en mesure de faire venir des gens aux manifestations de SOS : peu d'articles, souvent traités en brèves (Le Monde est le journal qui fait le plus de brèves sur SOS-Racisme, voir tableau 2 ), une présentation « factuelle » qui réduit au minimum la part du commentaire. Même lorsque l'appréciation du journaliste est plutôt positive, le commentaire reste très sobre.
Philippe Bernard – Mais je crois aussi que, ça paraît très prétentieux mais on a eu plus vite plus de recul par rapport à, pas tellement par rapport à SOS puisque c'est vrai que... Il y a eu un papier de Bertrand Le Gendre que vous avez dû voir il y a 3-4 ans, mais il n'y a jamais eu de grand papier comme il y a eu dans L'Express ou dans Le Point sur l'histoire cachée de SOS. Il y a eu, on en a parlé aussi, mais il n'y a jamais eu de sujet vraiment très très long là-dessus[58].
Ne publiant jamais d'articles entièrement favorables à des acteurs publics, Le Monde n'en publie cependant pas de très défavorables. Le journal adopte envers SOS-Racisme un ton beaucoup plus neutre et moins enthousiaste que celui de Libération ou du Matin de Paris, mais cependant jamais aussi hostile que celui de L'Express, du Figaro ou du Quotidien de Paris[59]. Une pratique aussi retenue du journalisme ne pouvait servir à ses débuts le développement de SOS-Racisme qui avait besoin de l'aide de la presse lors du concert de la Concorde. Le Monde est d'ailleurs réticent à faire des articles uniquement centrés sur les acteurs publics. À part le service politique, conduit, par la logique ordinaire du traitement personnalisé des luttes pour le leadership politique, à privilégier les individus et leurs déclarations publiques, les journalistes du Monde préfèrent parler des « problèmes » eux-mêmes plutôt que des gens qui les soulèvent, en particulier dans les domaines les mieux institutionnalisés, où le « rubricard » du journal, spécialiste de son sujet depuis souvent de longues années, peut avoir le sentiment d'en savoir autant que les responsables chargés des dossiers, et peut être tenté, à la fois par la connaissance qu'il a du sujet et par la posture distanciée que cela lui procure, de proposer lui-même les orientations générales des politiques publiques[60].
Philippe Bernard – Non,
mais nous, on a fait beaucoup de papiers sur le fond du
problème, c'est à dire sur la double peine, sur
les zones d'attente, ah oui, on en a fait beaucoup des papiers
où ni le nom de SOS, ni celui d'aucune autre association
n'était mentionné. C'était vraiment
pas ça le problème. Il y a dû y avoir
la veille de la manif [du 6 février 1993] un papier
là-dessus mais sur ces questions là, avec un
chapeau de dix lignes qui disait une manifestation est
appelée par telle et telle organisation mais l'article
n'était pas fait là-dessus et je crois me
rappeler que Libé a fait pareil. Tout le
monde est passé à une attitude plus raisonnable.
Je vais défendre ma paroisse là, mais cette
attitude était plus la nôtre depuis le
début, c'est-à-dire de parler des sujets
plutôt que des manifs avant qu'elles aient eu
lieu »[61].
« Philippe Bernard – Mais
sur la question de l'antiracisme elle-même, là,
oui, on a pas mal donné de trucs, on a donné, on
a fait écho à toutes les critiques sur le droit
à la ressemblance[62],
le droit à la différence plutôt. On a
donné la parole à Taguieff, on a donné
la parole à Wieviorka, on a fait écho
à leurs bouquins, on a même fait écho
au bouquin de Paul Yonnet. Non, je crois qu'on est assez en retrait par
rapport à toutes les questions de boutique, ça,
ça ne me passionnait pas
tellement [...][63].
Le nombre d'articles que Le Monde consacre à SOS-Racisme durant les premiers mois de son existence dépend donc d'une part de l'attention que le journal accorde depuis de nombreuses années aux actes racistes et aux organisation antiracistes, et d'autre part de sa position au sein de la presse en France qui lui interdit de mener une campagne de soutien à SOS comme le faisaient Le Matin de Paris et Libération. La part réduite que Le Monde consacre aux mobilisations organisées par SOS-Racisme représente un choix de couverture qui est dans la logique des pratiques journalistiques ordinaires du journal.
Avant le concert de la
Concorde, Le
Monde ne participe pas à la campagne de Libération
et du Matin de Paris pour annoncer
l'événement. Le journal fait quatre articles
avant le concert (voir tableau 3 ) : une
brève de quelques lignes le jeudi 13, qui donne les noms des
artistes au programme, un
article court de Philippe Bernard, le vendredi 14, une autre
brève et une tribune de Marek Halter le jour du concert[64], alors que Libération
fait trois cahiers spéciaux les 13, 14 et 15 juin avec 23
articles pour un total de 21 pages.
Dans son article du vendredi,
Philippe Bernard écrit que « les
responsables de l'association SOS-Racisme déclarent attendre
cent mille personnes pour la fête musicale qu'ils organisent
samedi 15 juin [...] » mais
« qu'en réalité, les
organisateurs tablent sur une participation beaucoup plus
importante ». Il ajoute toutefois
qu'après « un succès
spectaculaire et une période d'état de
grâce, « touche pas à mon
pote » doit se défendre de multiples
accusations. Dans l'opposition, on a accusé ouvertement
l'association d'être soutenue, sinon d'avoir
été créée de toutes
pièces, par le pouvoir en place ; à
gauche, on a cité le nom de deux sympathisants
« suspects » de SOS :
MM. Lionel Stoléru (UDF) et Jacques Toubon (RPR).
Dans les milieux militants de la jeunesse maghrébine, c'est
le nombre important de responsables juifs de l'association qui a
été mis en cause ». Philippe
Bernard glisse cependant une phrase sur le financement de la
fête : « Coût de
l'opération : 3 millions de francs et un nouveau
sujet de polémique sur les bonnes grâces
gouvernementales à l'égard de
SOS-Racisme »[65]. Il est
probable que les responsables de l'association n'ont pas
été très satisfaits de la couverture
que Le Monde faisait du concert : dans un
contexte où la plupart des journaux apparaissaient
très favorables à SOS, les journalistes qui
faisaient des articles légèrement critiques,
étaient ressentis comme hostiles.
Année |
Articles avant le concert |
Articles après le concert |
Total |
1985 |
4 |
5 |
9 |
1986 |
1 |
3 |
4 |
1987 |
1 |
1 |
2 |
1988 |
1 |
1 |
2 |
1989 |
0 |
1 |
1 |
1990 |
1 |
1 |
2 |
1991 |
0 |
1 |
1 |
1992 |
1 |
1 |
2 |
Total |
9 |
14 |
23 |
Après le concert, la
rédaction du Monde modifie quelque peu
son attitude en constatant que la fête a
été un succès. L'article que Philippe
Bernard écrit après le concert est beaucoup plus
satisfaisant pour les responsables de l'association :
« si la grande majorité des spectateurs
ne portaient pas le badge à la main tendue, ils n'avaient
pas choisi par hasard cette fête là [...].
Impossible de dissocier la musique de
l'antiracisme ». Il ajoute :
« ce ne fut ni une manifestation, ni un simple
concert, mais une triomphale nuit blanche et... multicolore pour plus de 300.000
pèlerins tranquilles, réunis par la main ouverte
de “touche pas à mon
pote” »[66]. Robert
Solé juge de son côté que, si la
fête fut un succès, « l'attrait
d'un concert gratuit avec vingt-cinq artistes à l'affiche,
par une belle nuit d'été à la
Concorde, y est certainement pour quelque chose »,
mais il reconnaît que « pour
réunir un public aussi fervent, convaincre ces artistes de
se produire sans cachet, s'assurer le concours financier et technique
du ministère de la culture et
bénéficier de l'appui exceptionnel de divers
médias, il fallait viser juste, au bon moment, avec les mots
adéquats, – bref,
répondre à un besoin de se mobiliser autrement »[67].
Il émet cependant deux réserves
vis-à-vis de l'association :
« contrairement à ce qu'on pourrait
croire, les jeunes immigrés ne militent pas en masse
à SOS-Racisme. C'est d'abord un mouvement de
Français qui s'adressent aux
Français » et il souligne que SOS-Racisme
« a provoqué de grossières
tentatives de récupération politique ou
commerciale, suscité les réserves de groupes
antiracistes plus anciens et la méfiance de certains beurs,
tout en agaçant une partie des Français,
étrangers à son langage, sinon à ses
idées », thème qu'il avait
déjà développé dans son
article du 29 mars [68].
Robert Solé conclut son article en abordant ce qu'il
considère comme la question essentielle du
« problème de
l'immigration », l'intégration :
« SOS-Racisme ne devrait pas faire oublier la
question essentielle : comment la France pourrait-elle
intégrer les millions d'étrangers qui vivent
légalement sur son sol et, en majorité, y
resteront ? Si cette intégration exige une lutte
contre la xénophobie, elle est loin de se limiter
à cela. Des mesures courageuses restent à
développer, pour mieux répartir les
étrangers entre les communes et les quartiers,
régler des problèmes de cohabitation souvent
difficile, adapter l'école et la formation professionnelle »[69].
Dans le même
numéro du 18 juin, Le Monde publie
également une tribune de Daniel Amson,
« avocat à la cour »,
qui considère que les campagnes antiracistes
récentes (l'auteur fait en particulier
référence à celle lancée
par SOS-Racisme qui avait demandé à plusieurs
hommes politiques s'ils admettraient que leur fille épouse
un étranger) abaissent dangereusement le seuil de vision du
racisme en le confondant avec un sentiment qu'il considère
comme parfaitement justifié,
« l'attachement à son
village » et à ses
« habitudes de
pensée ». L'auteur conclut en disant que
« banaliser le racisme »,
« le voir partout et sans cesse est, à
coup sûr, une grave erreur. Que certains responsables qui se
proclament antiracistes gardent leur sang-froid et réservent
leur indignation pour des événements qui le méritent »[70].
La rédaction du Monde a donc,
après le concert de la Concorde, une tonalité
nettement réservée à
l'égard de l'association, aussi bien par les tribunes
qu'elle accepte que par le contenu des articles de ses journalistes. Le
journal est donc en fort contraste avec le reste de la presse
« de gauche ».
Au moment de la
troisième marche, organisée
séparément par SOS et des beurs, Le
Monde publie un article de Philippe Bernard dont le titre
compare l'association
à un éléphant en train
d'écraser des
« beurs » transformés
en petites fourmis[71]
et dans lequel le journaliste se montre pour la première
fois nettement critique envers SOS. Philippe Bernard
considère d'une part que l'association s'oppose aux
mouvements « beurs » qui veulent
affirmer leur « droit à la
préservation d'une identité
culturelle » et d'autre part qu'elle est
« largement subventionnée par le
ministère de la culture, soutenue par le premier ministre
lui-même, avec l'espoir de susciter une grande vague
antiraciste dans la jeunesse avant les échéances
de mars
1986 »[72]. Cette
présentation fait de SOS un mouvement à la fois
récupéré par le gouvernement et peu
représentatif, puisque ne parvenant pas à
rassembler les « beurs ». Dans un
article publié un mois après, avant
l'arrivée du groupe de
« marcheurs » qui
« devrait regrouper ceux qui, face à
SOS-Racisme, défendent le principe d'une expression autonome
des maghrébins »[73],
Philippe Bernard écrit que
« mécontents de s'être fait
voler par SOS-Racisme l'idée d'une troisième
marche qu'elles nourrissaient depuis longtemps, des associations de
jeunes d'origine arabe se sont lancées dans une aventure
parallèle. Pour tenter de rallier ces opposants, les
“potes” de SOS-Racisme ont fini par
intégrer à leurs slogans les revendications en
faveur du droit de vote et celles concernant les discriminations
à l'école et dans le domaine du
logement » mais « ils ne limitent
pas leur horizon à mars 1986, accusant implicitement le
mouvement animé par Harlem Désir d'être
une machine au service du
PS »[74]. SOS est une nouvelle
fois présenté dans l'article comme une
organisation externe aux
« beurs » et aux associations
authentiquement « beurs », mais
aussi comme une organisation sans revendications propres et qui ne
réclame le droit de vote pour les immigrés et la
fin des discriminations à l'école et en
matière de logement que sous la pression des autres
associations « beurs » et par
simple tactique. Cette série d'articles, qui ne pouvait
être que mal accueillie par les responsables de SOS-Racisme,
jetait le doute sur la représentativité
« beur » de l'association,
élément essentiel de son dispositif de
légitimation, alors que l'association était
encore assez peu attaquée sur ce point dans Le
Figaro ou Le Quotidien
de Paris[75].
Quelques jours auparavant, lors du colloque organisé par Bernard-Henri Lévy et SOS-Racisme au théâtre de l'Athénée, Robert Solé, chef du service société du Monde, s'interroge : « peut-on tuer le racisme avec des mots ? ». L'auteur utilise le compte-rendu du colloque pour exprimer son opinion sur les « problèmes de l'immigration » : il se réjouit que « l'idée que les immigrés devraient faire des concessions, “raboter” un peu leurs particularités pour s'intégrer à la société française, ne fait plus pousser des cris d'orfraie à leurs défenseurs attitrés ». Il conclut son article en citant l'intervention d'un « maghrébin de l'assistance » qui tend à montrer que les problèmes en banlieue n'opposent pas les Français et les immigrés mais leurs sont communs : « “J'en ai assez de n'entendre parler des immigrés que sous l'angle de la morale et du fait divers. J'habite une cité HLM de banlieue. Nous avons les mêmes problèmes que les Français. Les mêmes problèmes d'insécurité, et pas de bus après 21 heures” »[76]. Nous voyons se dessiner les thèmes que Robert Solé défendra constamment dans les articles qu'il va consacrer entre 1985 et 1991 aux « problèmes de l'immigration » et à SOS-Racisme : l'assimilation des immigrés est souhaitable et nécessaire ; pour cela ils doivent renoncer (« raboter ») à leurs particularismes les plus irritants pour la population d'accueil. En contrepartie, l'Etat doit faire un effort pour « l'intégration » de ces populations, notamment en matière d'urbanisme et de lutte contre le chômage et l'échec scolaire. Accuser de « racisme » ceux qui rejettent les immigrés ne constitue donc pas, aux yeux de Robert Solé, une analyse adéquate de la situation et ne fait qu'accroître les tensions entre « communautés ». Il reprocha donc successivement à SOS de trop insister sur le « racisme », puis de prôner « la France multiculturelle » et enfin d'être favorable au « droit à la différence » :
Robert Solé – J'ai toujours eu une petite réticence et de nombreuses conversations et discussions avec Harlem Désir. Je n'ai pour ma part, instinctivement, jamais été favorable à l'accent mis sur l'antiracisme. J'ai toujours été favorable, au contraire, à la ressemblance, à un certain droit à la ressemblance. Dans mes articles vous trouverez cette expression très très tôt, avant qu'elle ne devienne banale. Vous allez retrouver ça, probablement, et j'ai souvent pensé, écrit, en tout cas discuté en privé, toujours pensé qu'ils auraient mieux fait de s'appeler SOS-Intégration et pas SOS-Racisme, et je n'ai pas changé d'avis. Moi je n'ai pas, je ne pense pas avoir changé d'avis à l'égard de SOS-Racisme, j'ai toujours été un petit peu réticent à cette attitude. Et aujourd'hui encore je le suis, même avec ou sans SOS-Racisme, chaque fois qu'on met l'accent sur le racisme, au lieu de mettre l'accent sur la ressemblance, sur l'intégration, je suis réticent, donc moi, j'ai toujours eu cette réserve[77].
La couverture plutôt mitigée du Monde s'explique donc aussi en partie par les préférences du responsable de la rédaction, chargé, au service société, de la couverture de SOS-Racisme. Si Robert Solé assure ne pas être fondamentalement hostile à SOS-Racisme et à ses responsables, qui lui apparaissent « sympathiques » et qui « mobilisent les jeunes » pour la bonne cause, il critique toutefois l'insistance de SOS à lutter contre « le racisme », qui lui paraît plus constituer un symptôme qu'un problème en lui-même. Il est aussi très réservé sur ce qu'il perçoit comme la défense, par SOS, des immigrés en tant qu'immigrés, c'est-à-dire en tant qu'ils sont différents des Français « de souche ».
Robert Solé – J'ai toujours eu, à la fois une sympathie pour des gens sympathiques, qui lançaient un mouvement sympathique et qui mobilisaient des jeunes, et en même temps cette réticence. Donc quand Taguieff dit cela [critique de l'antiracisme “différencialiste”], moi, j'ai l'impression d'avoir depuis des années écrit ça, avant même la naissance de SOS-Racisme. Si vous retrouvez des articles, il me semble avoir essayé de parler d'intégration, de tout ça, je veux dire, j'ai ce sentiment, je me trompe peut-être, donc je ne me souviens pas d'avoir attendu Taguieff pour écrire de telles choses, ou pour prendre une certaine distance, je me trompe peut-être[78].
L'intérêt que Robert Solé porte aux questions touchant à l'immigration provient en partie de sa trajectoire personnelle : il déclare être un immigré de la « première génération » et semble recommander pour l'ensemble des immigrés le mode d'insertion dans la société française qu'il a vécu, sans considérer que ce type d'intégration puisse être plus difficile pour des immigrés issus de milieux sociaux et de pays différents, dans un contexte économique (fort taux de chômage des jeunes non qualifiés) beaucoup moins favorable :
Robert Solé – Je ne sais pas si vous m'interviewez sur mes idées personnelles ou sur Le Monde, je ne sais pas, mais je suis pour le modèle dit français, traditionnel, d'assimilation. Je pense que ça n'empêche absolument pas chacun de garder, dans sa vie privée, des pratiques traditionnelles. Moi-même je suis un immigré de la première génération, et j'ai dans ma vie privée des coutumes, toutes sortes de choses qui peuvent parfaitement être conservées, mais je suis pour un modèle d'assimilation, parce que je n'en vois pas d'autre pour un pays comme la France. Je ne vois pas pourquoi on refuserait à des musulmans, ce qu'on a accepté pour des Portugais, pour des Italiens et d'autres. Chaque fois qu'on recule là-dessus, on arrive à des catastrophes comme aujourd'hui. [...] Je ne pense pas que le problème soit tellement ethnique, il est culturel. Ou bien il y a une volonté, à la fois du pays d'accueil et des gens qui viennent de s'assimiler, et à ce moment là, l'école, en particulier, joue ce rôle, et tout le monde l'accepte ; ou bien on remet ça en question, on dit que chacun a le droit, comme en Angleterre ou ailleurs, de garder des coutumes, ses lois, ses règles : je ne veux pas faire de gymnastique, je veux porter un voile, j'exige des règles particulières et on sort du modèle traditionnel. Alors peut-être que le modèle traditionnel français est dépassé, je ne sais pas. Moi, je ne le pense pas. Mais s'il n'est pas dépassé, il faut l'appliquer. Et je ne vois pas pourquoi on l'appliquerait différemment à des musulmans[79].
Ayant lui-même vécu l'expérience de « l'intégration », Robert Solé pense que les immigrés de la première et de la seconde génération doivent faire un effort dans leur comportement public pour se rapprocher de la population française[80]. Il affirme défendre ce qu'il appelle « le modèle français d'intégration » qui aboutirait à une assimilation complète dans le pays d'accueil tout en permettant la préservation des pratiques identitaires d'ordre privé[81]. Selon lui, une certaine hostilité envers des immigrés ayant des coutumes différentes est inévitable tant que resteront difficiles les conditions de logement et d'emploi dans les quartiers où vivent les immigrés et les Français les plus défavorisés. Il pense donc que l'angle du racisme n'est pas approprié pour aborder la question de l'immigration et des relations entre la population « française de souche » et les populations immigrées ou « d'origine immigrée » :
Q – Mais l'insistance de SOS sur le racisme, est-ce que ce n'était pas surtout un moyen d'embarrasser le gouvernement de Chirac en rapprochant les thèses du FN de celles de Charles Pasqua et des « durs » du gouvernement ?
Robert Solé – Je ne sais pas, je ne sais pas, je crois que beaucoup de gens à l'époque mettaient l'accent sur le racisme, et beaucoup de gens aujourd'hui continuent à le faire. Et ça nous conduit tout droit à une impasse parce que ce n'est pas comme ça qu'on va résoudre le problème, c'est trop facile. Le problème des banlieues aujourd'hui..., le racisme c'est une part du problème seulement, ce n'est qu'une part. Non, ils avaient trouvé, ils étaient partis quand même d'une réaction saine, de bons sentiments et d'une réaction saine, ils étaient partis là-dessus. Je ne pense pas qu'il y ait eu de calcul vraiment tactique à ce point. Et avec du flair médiatique, ils ont lancé leur concept, leur petite main, leur truc, ça a marché quelque temps, et ça a donné l'impression d'un très grand mouvement alors que c'était une coquille vide, comme beaucoup d'associations...[82].
Robert Solé paraît beaucoup plus attentif au détail des prises de position de SOS-Racisme sur les « problèmes de l'immigration » que les journalistes du Figaro et du Quotidien de Paris, beaucoup plus soucieux de dénoncer les arrière-pensées politiques de l'association. Chef du service société du Monde à partir de 1985, ses responsabilités dans la rédaction auraient dû lui interdire d'accorder autant d'attention, et donc d'articles, à la rubrique « antiracisme et immigration » : « Robert Solé – [...] À l'époque, moi je n'étais pas consacré à cela, j'étais en charge d'un service. On faisait ça en plus, moi, tous ces articles, je les faisais en plus de mon travail »[83]. Robert Solé semble donc avoir pris particulièrement à cœur, sans doute en raison de son expérience personnelle de l'immigration, le traitement par Le Monde des « problèmes des banlieues » et s'être personnellement impliqué dans la détermination de la ligne rédactionnelle du journal :
Robert Solé – Ça dépend beaucoup des personnes, je pense que si ça n'avait pas été moi qui avais écrit ces différents articles pendant quelques années sur tous ces sujets, je ne suis pas sûr que Le Monde aurait donné exactement la même tonalité, ça dépend beaucoup des personnes, ce qu'on a écrit, la façon dont on a traité, le Code de la nationalité, tout ça, c'était moi qui le faisais avec ma sensibilité. D'ailleurs en analysant bien Le Monde vous verriez des différences de sensibilités, dans toutes ces questions, beaucoup[84].
Le Monde
jugera
donc fréquemment l'action de SOS-Racisme en fonction de la
distance séparant les propositions de l'association de la
politique recommandée par le chef du service
société du journal. Cependant, comment expliquer
que Robert Solé qui soutiendra avec constance dans ses
articles l'idée d'une politique
« d'intégration » des
populations immigrées, ait été
réservé vis-à-vis du discours,
pourtant proche, que SOS-Racisme a défendu à
partir de l'Heure de vérité d'Harlem
Désir ? Après quelques articles
écrits entre août et novembre 1987 où
il se montre assez favorable aux nouvelles propositions sur
l'intégration de SOS-Racisme[85],
Robert Solé reprend assez vite ses critiques, d'une part
parce que l'association continue de tenir un discours
dénonçant le
« racisme » et les
« racistes » auquel Robert
Solé est hostile, d'autre part parce qu'il juge que les
responsables de SOS instrumentalisent l'antiracisme, en particulier
durant la cohabitation et la campagne présidentielle de
1988. Il semble en particulier avoir été
déçu par l'attitude de SOS durant la
manifestation du 29 novembre 1987 : alors que l'article qui
précède le rassemblement est plutôt
favorable et salue les propos
« modérés et tolérants »[86]
qu'Harlem Désir tient depuis sa participation à
l'émission l'Heure de vérité, celui
qui le suit met nettement en cause son caractère politisé[87].
Robert Solé juge que SOS et les organisateurs de la
manifestation ont délibérément
écarté les hommes politiques de la
majorité susceptibles de participer :
« on cherchait en vain dans la foule quelques
responsables de la majorité gouvernementale. Au moins ceux
qui sont ouvertement acquis à la cause : les
Hannoun, Stasi, Malhuret...
Leur présence,
souhaitée par certains organisateurs, aurait
donné une autre allure à la manifestation. Mais
n'avait-on pas fait en sorte, ici ou là, de les
décourager ? Seraient-ils venus entendre des
slogans de combat associant Jean-Marie Le Pen et Charles
Pasqua ? »[88]. Robert
Solé paraît considérer que la politique
d'intégration des populations d'origine immigrée
ne doit pas être transformée en enjeu politique,
mais doit au contraire faire l'objet d'un
« consensus » entre les partis,
peut-être pour éviter qu'elle ne soit remise en
cause à chaquealternance[89].
Cependant, le chef du service société du Monde
peut difficilement critiquer explicitement l'action politique des
responsables d'une association « de
gauche » alors que le journal va quelque mois plus
tard soutenir la candidature de François Mitterrand[90].
On peut en outre faire l'hypothèse qu'au sein du Monde,
journal qui accorde une attention particulière à
la vie politique, il ne serait pas légitime pour un membre
de la rédaction de condamner une organisation pour le simple
motif qu'elle mène une action politique et qu'elle cherche
à mettre en difficulté le gouvernement, en
particulier si cette organisation est « de
gauche ». L'insistance de Robert Solé
à attaquer l'aspect programmatique du discours de
l'association, alors même qu'il défend une
politique d'intégration très proche,
s'expliquerait alors par la difficulté de mettre en cause
l'utilisation de l'antiracisme à des fins politiques par les
dirigeants de SOS. « L'affaire des
foulards » permettra ainsi à Robert
Solé de critiquer sévèrement
SOS-Racisme en restant sur le terrain de l'antiracisme ;
l'association ne sera alors même plus
créditée d'un discours original ou
précurseur sur le thème de
« l'intégration » :
Après avoir beaucoup parlé de racisme, SOS s'est donné comme leitmotiv l'intégration. L'ennui, c'est que tout le monde a adopté le terme y compris des gens comme Charles Pasqua, ancien promoteur des charters pour le Mali, et Valéry Giscard d'Estaing, qui donne l'impression depuis quelque temps de chasser sur les terres du Front national. [...] Il faut bien que SOS-Racisme précise ce qu'il entend exactement par intégration. Car autant ce terme est clair sur le plan économique, autant il prête à confusion sur le plan social et culturel. Partis d'un cri du cœur (« touche pas à mon pote »), Harlem Désir et ses amis se trouvent contraints cinq ans plus tard, de définir un modèle de société[91].
La tonalité des articles du Monde consacrés à SOS-Racisme provient donc en partie de l'appréciation agacée puis hostile que Robert Solé porte sur les actions et les propositions de SOS. Sa position au sein de la rédaction lui permet soit d'écrire lui-même les articles consacrés aux problèmes de l'immigration, soit de choisir les journalistes qui écriront les articles. Philippe Bernard, plutôt bienveillant à l'égard de l'association durant les premiers mois de 1985 deviendra lui aussi de plus en plus critique. Toutefois, l'humeur des journalistes du Monde se manifestera selon les règles rédactionnelles ordinaires du journal : il n'est pas possible pour Le Monde de prendre aussi clairement position contre l'action de SOS-Racisme que Le Figaro et Le Quotidien de Paris, surtout vis-à-vis d'une organisation associée à « la gauche ». Il n'y aura donc jusqu'en 1992 que peu d'articles clairement hostiles à l'association, c'est-à-dire dont l'acidité soit discernable sans équivoque par un lecteur non prévenu.
La nouvelle configuration[92]
politique instaurée par la victoire de l'opposition aux
législatives de 1986 transforme partiellement la
manière dont Le Monde est susceptible de
rendre compte de l'action de SOS-Racisme. Le projet de
réforme du Code de la nationalité et la
présence de députés du Front national
à l'Assemblée contribuent à faire des
« problèmes de
l'immigration » un enjeu électoral et un
thème de tribunes et de débats
particulièrement présent dans les journaux.
Puisque la ligne de clivage sur l'immigration se confond alors
largement avec les frontières de « la
droite » et de « la
gauche », Le Monde est soumis
à des logiques contradictoires. Alors que la
majorité des acteurs politiques cherchent, dans la
perspective des élections de 1988, à accentuer la
différenciation des offres politiques et à
développer des techniques d'enrôlement des
médias, Le Monde s'efforce de concilier
une ligne politique « de gauche »
qui l'a conduit à s'engager durant les campagnes
présidentielles de 1974 et 1981 et une stratégie
de neutralisation politique relative de ses produits
rédactionnels. L'image encore non-politisée de
SOS-Racisme permettra au journal de rendre compte des actions de
l'association en négligeant leurs aspects les plus
directement politiques pour ne s'attacher qu'à leur contenu
« strictement antiraciste ». Ce
n'est que dans la dernière phase de la campagne
électorale que Le Monde soulignera
l'engagement politique de SOS. Entre 1986 et 1988, le service
société demeure donc seul en charge de
l'association et affecte de la considérer comme une
organisation antiraciste ordinaire, alors que Le Figaro
et Le Quotidien de Paris dénoncent avec
une vigueur croissante le caractère partisan de son action.
L'action ordinaire et
d'apparence strictement antiraciste de SOS reste donc, durant la
cohabitation du ressort du service société et de
son responsable, Robert Solé. Les réserves de
celui-ci ne se manifestent pas seulement dans la tonalité
des commentaires portés sur les actions de SOS mais aussi
sur le nombre d'articles écrits. Si Le Monde
cite plus souvent l'association que la plupart des journaux c'est
surtout parce qu'il consacre plus d'articles à l'antiracisme
et aux « problèmes des
immigrés » : le journal publie
proportionnellement moins d'articles
dont SOS est le principal sujet[93].
Le Monde est par ailleurs le journal qui
comporte la plus forte proportion d'articles citant SOS en dehors des
principales périodes d'action de l'association[94]
: ses journalistes sont plus attentifs que ceux des autres journaux
(excepté Libération)
à l'actualité antiraciste quotidienne dans
laquelle SOS n'est qu'un des acteurs, mais accordent comparativement
moins d'articles aux principaux événements
organisés par SOS[95].
C'est particulièrement vrai lors des concerts de 1986 et
1987 auxquels le Monde consacre des articles
à la fois moins nombreux et moins longs que ceux de Libération[96]. En outre, les articles
du Monde sont généralement
écrits après les concerts et ne concourent pas
à la publicité des rassemblements. Ainsi en 1986,
Le Monde ne fait paraître aucun
article écrit par un journaliste avant le concert, mais
seulement une courte tribune de Marek
Halter[97]. En 1987, la seule brève
publiée avant le concert se contentera d'indiquer que
celui-ci est financé par la cinquième
chaîne.
Chacune des principales actions
de SOS durant la cohabitation sera une nouvelle occasion pour Robert
Solé de mettre en cause l'association. Après le
concert de 1986, il amorce la critique de l'association sur le
thème du « droit à la
différence » :
« une “France
multiculturelle ?” Attention au poids des mots. Ces
dernières années, les défenseurs des
immigrés ont beaucoup insisté sur le
“respect des différences”. Trop
peut-être. N'est-il pas au moins aussi important d'afficher
les ressemblances ? ». Il ajoute que
« [SOS-Racisme] ne peut se cantonner dans une
défense des “droits acquis”. Il lui faut
préciser ses idées sur l'intégration
des immigrés dans la société
française et mettre en valeur tout ce qui progresse en ce
sens. [...] La deuxième génération est
souvent plus intégrée qu'on ne
le croit »[98]. Lors du
débat sur la réforme du Code, Robert
Solé prône une nouvelle fois une politique
d'intégration des « populations d'origine
étrangère » et reproche
implicitement à SOS-Racisme d'attaquer la réforme
du Code de la nationalité pour des raisons essentiellement
électorales : « Ce
débat filandreux [sur la réforme du Code de la
nationalité] a fait oublier que les vrais
problèmes de l'immigration sont ailleurs : Dans les
HLM, les écoles, les agences de l'emploi. Une politique de
l'immigration reste à définir et à
appliquer. [...] Cette bataille pour l'intégration est
peut-être moins payante électoralement que le code
de la nationalité, mais, à l'évidence,
beaucoup plus importante »[99].
Avant l'Heure de vérité d'Harlem Désir
en août 1987, Robert Solé se demande :
« À quoi a servi SOS-Racisme ?
N'a-t-il pas été incapable d'enrayer la
montée du Front national ? Ne l'aurait-il pas
même favorisée en agaçant ou en
effrayant un certain nombre de
Français ? »[100].
Et lors de la manifestation conjointe de l'Unef-Id et de SOS-Racisme le
29 novembre 1987, si le journaliste du Monde admet
que SOS-Racisme a changé son discours, c'est pour mieux
souligner que l'association a défendu le
« droit à la
différence » :
« Manifester pour
“l'intégration” est une relative
nouveauté. Jusqu'à présent, les
défenseurs des immigrés descendaient surtout dans
la rue pour dénoncer le racisme ou pour affirmer un
“droit à la différence”. Peu
à peu s'est imposée l'idée que les
immigrés désireux de rester en France
méritaient d'abord d'être des citoyens comme les
autres ».
Pourtant, le Monde
ne publie aucun article aussi hostile à SOS-Racisme que ceux
qui paraissent régulièrement dans Le
Quotidien de Paris et Le Figaro (voir
tableau 1). Entre 1985 et 1988 seuls dix articles du Monde
ont été codés négatifs,
soit environ 7 % de l'ensemble des articles de
l'échantillon. En dehors des principales manifestations
antiracistes et des périodes où l'immigration
fait partie des principaux sujets traités par le journal,
Robert Solé écrit peu et ne fait pas de SOS une
cible régulière. Ses critiques sont d'ailleurs
souvent peu explicites pour un lecteur ordinaire. La plupart des
nombreux articles du Monde concernant les actions
de SOS sont soit non signés, soit écrits par des journalistes non
spécialisés qui ne montrent pas
d'hostilité particulière envers l'association[101]. Ces
articles sont généralement courts et ne
comportent que rarement de commentaires de la part du
rédacteur. La couverture du Monde est
donc, comparativement à celle d'autres journaux,
très attentive aux initiatives que peut prendre SOS et, au
jour le jour, moins défavorable que la seule lecture des
articles de Philippe Bernard et de Robert Solé pourrait le
laisser penser. SOS est d'ailleurs l'organisation antiraciste que Le
Monde cite le
plus[102]. Par ailleurs, lorsque
l'événement dont le journal doit rendre compte
dépasse le strict cadre antiraciste, le service
société n'est plus seul en charge du traitement
du sujet. Ainsi, après l'ampleur des réactions
politiques suscitées par la participation d'Harlem
Désir à l'Heure de vérité,
c'est l'ensemble de la rédaction qui prend en charge la
plupart des articles publiés le lendemain de
l'événement. L'éditorialiste Bruno
Frappat se demande ainsi « comment ne pas
céder au charme de ... Désir ?
L'apparition à “l'Heure de
vérité” du président de
SOS-Racisme aura fait passer, dans la touffeur de ce tardif
été, comme un coup de fraîcheur. [...]
Après tant de personnages défilant devant la
France assemblée pour proférer
semi-vérités, fausses confidences et s'indigner
dans l'artifice, Harlem Désir est apparu, dans la
manière, comme l'exact contraire des maîtres du
ballet politicien. Aux questions pernicieuses (voire hargneuses) il
répond dans la limpidité. Aux pièges
mal tendus par un Henri Amouroux vraiment mal luné, il
oppose une “candeur” qu'on peut juger
“étudiée” comme le dit Le
Figaro, mais qui “passe très
bien”[103]. Bruno Frappat
considère que si Harlem Désir
« a donné le sentiment de parler juste,
c'est peut-être tout simplement qu'il pense
juste » et il le cite en exemple aux hommes
politiques professionnels[104].
Il juge les nouvelles propositions d'Harlem Désir
à la fois
« modérées »,
« pragmatiques »,
« prudentes »,
« légalistes »,
« consensuelles », et conclut en
estimant que « ce cocktail inspiré par
une philosophie des droits de l'homme très classiquement
républicaine, qui ne l'approuverait ? »[105].
De même, lors de la
campagne présidentielle de 1988, les initiatives de
l'association en faveur de la candidature de François
Mitterrand sont traitées non pas par les journalistes du
service société, comme c'était le cas
depuis 1985, mais par ceux du service politique. Ceux-ci tendent bien
sûr à prêter moins d'attention que
Robert Solé et Philippe Bernard aux propositions de
l'association en matière d'antiracisme ou
d'intégration et à privilégier ses
prises de position politiques. Ils sont en outre mieux
disposés à l'égard d'une association
qui soutient, comme Le Monde, la candidature de
François Mitterrand. Ainsi, Charles Vial aborde
très différemment la question de la
« représentativité »
des rassemblements organisés par SOS. Alors que le service
société donnait de moins en moins
d'écho aux concerts de l'association et
considérait que leurs participants étaient plus
les spectateurs d'un concert gratuit que des militants, Charles Vial
juge au contraire que lors du rassemblement du Grand Rancard
« on n'était pas d'abord venu pour le
super-concert gratuit avec les grosses vedettes de la
télé. On était venu comme on va
à un rancard, parce qu'on avait envie et parce qu'il le
fallait ». Le journaliste n'a cependant pas de doute
sur l'objectif du rassemblement :
« À six semaines de
l'échéance présidentielle, les
militants de SOS-Racisme estiment qu'il n'est plus possible d'attendre.
“Toutes les politiques ne se valent pas, a
déclaré Harlem Désir. Nous avons
toujours pensé qu'un jour viendrait où il
faudrait choisir. Nous y sommes” ». Mais
Charles Vial présente les raisons invoquées par
les responsables de SOS pour justifier l'engagement politique direct
d'une association qui apparaissait jusqu'alors
« apolitique », comme relevant
d'une stricte logique antiraciste et découlant naturellement
de l'opposition de SOS à la réforme du Code de la
nationalité : « Kaïssa
Titous avait déjà mis le point sur quelques
“i”, Le Pen, Chirac, Le Code de la
nationalité, c'est eux. Il s'agit de les battre aux
présidentielles. François Mitterrand pouvait
alors livrer son message. Ecouté en silence, ce
“clip” était acclamé sur le
slogan “Mitterrand avec nous” ».
Charles Vial, qui ne rappelle pas l'origine politique des fondateurs de
SOS, ne semble pas ironique envers les organisateurs
du « rancard » comme le sont,
lors du même événement, Pierre
Mangetout de Libération et Paul Guibert
du Quotidien de
Paris[106]. Il peut laisser penser
à son lecteur qu'il approuve la stratégie
politique de l'association à l'égard du
gouvernement et qu'il juge l'association indépendante des
pouvoirs publics présents ou futurs :
« Harlem Désir ne cache pas que
“quel que soit le vote de mai 1988, il faudra un mouvement
pour faire évoluer les mentalités, pour former et
soutenir la volonté politique”. SOS-Racisme aura
encore à crier et à déranger »[107].
On peut donc distinguer trois
niveaux dans la couverture du Monde, les articles
quotidiens, qui rapportent les conférences de presse, les
communiqués, les petites manifestations de SOS,
généralement courts, non signés et le
plus souvent
« factuels » ; les
articles plus longs, dont le sujet est un
événement plus important,
généralement signés par Philippe
Bernard ou par Robert Solé, qui, avant 1988, sont plus
critiques qu'hostiles ; les articles issus du service
politique ou des éditorialistes, qui ne peuvent s'ajouter
à ceux assurés par le service
société que lorsque SOS participe à un
événement politique dépassant le
secteur de l'antiracisme, et qui sont
généralement positifs. Les contradictions dans
l'image que le Monde donne de l'association
proviennent de la segmentation des services susceptibles
d'écrire sur SOS et des logiques de fonctionnement propres
au journal. Toutefois, SOS-Racisme n'est pas un sujet assez central
dans l'actualité pour que la rédaction du Monde
se préoccupe d'avoir une position cohérente et
unique. Notre hypothèse est que tant que l'orientation de la
couverture n'est pas susceptible de remettre en cause la ligne
éditoriale de neutralisation relative de l'offre
rédactionnelle du Monde (par exemple en
suscitant les protestations publiques d'acteurs politiques), la
direction du journal laisse toute latitude aux journalistes et au chef
du service concerné pour couvrir le
sujet[108]. Or les critiques de Robert
Solé ou de Philippe Bernard qui restent feutrées
et concernent essentiellement le programme antiraciste de SOS ne
permettent sans doute pas à l'association de
dénoncer auprès de la direction du journal le
caractère systématiquement négatif des
articles qui lui sont consacrés.
Journalistes |
Service et poste rédactionnel |
Nombre d'articles |
Date du premier article |
Date du dernier article |
Philippe Bernard |
Rédacteur société rubrique éducation puis immigration |
27 |
05-03-1985 |
08-09-1992 |
Robert Solé |
Chef de service société |
23 |
29-03-1985 |
10-04-1991 |
Guy Porte |
Correspondant à Marseille |
7 |
28-03-1985 |
08-08-1990 |
Harlem Désir |
Tribunes |
6 |
09-01-1988 |
29-01-1991 |
Marek Halter |
Tribunes |
5 |
21-02-1985 |
21-01-1991 |
Danielle Rouard |
n.c. |
5 |
02-04-1985 |
29-01-1991 |
Patrick Jarreau |
Service politique, rédacteur puis chef |
4 |
12-10-1988 |
25-01-1992 |
Olivier Biffaud |
Service politique |
4 |
04-12-1986 |
24-01-1991 |
Raphaelle Rérolle |
n.c. |
4 |
16-03-1987 |
07-10-1989 |
Charles Vial |
Service politique |
3 |
17-06-1986 |
18-05-1988 |
Gérard Courtois |
Service société rubrique éducation |
3 |
30-07-1986 |
15-11-1988 |
Anne Chemin |
n.c. |
3 |
18-07-1988 |
13-09-1989 |
Jean-Jacques Bozonnet |
n.c. |
3 |
02-05-1990 |
04-12-1990 |
Nous avons
déjà souligné que la campagne pour
l'élection présidentielle de 1988 avait
marqué une transformation profonde de l'image publique de
l'association. SOS apparaît, après mai 1988,
beaucoup plus étroitement liée à
François Mitterrand et au Parti socialiste qu'elle ne le
semblait entre 1985 et février 1988. Bien que l'origine
politique des membres fondateurs de l'association et le soutien
financier du gouvernement lors du concert de la Concorde aient
été largement commentés par la presse,
les porte-parole de SOS avaient réussi, par un travail
d'affichage de la neutralité politique de l'association,
à maintenir auprès du public profane mais aussi
de beaucoup de journalistes, une image de non-affiliation partisane. La
période de la cohabitation, en privant l'association de la
majeure partie de ses sources de financement gouvernementales lui avait
permis de renforcer son image d'indépendance puisqu'elle
n'apparaissait plus financée par les ministres socialistes.
À partir de 1988, le soutien apporté par SOS
à la campagne de François Mitterrand identifie
nettement l'association au PS. Nous allons montrer que Le
Monde qui, entre 1984 et 1986, s'était
efforcé de modifier une image que ses responsables jugeaient
trop marquée à gauche, ne pouvait pas
considérer de la même façon une
organisation qui apparaissait liée au Parti socialiste et
une association non politiquement marquée.
Avant 1981, Le Monde
allie une stratégie journalistique fondée sur une
image d'austérité professionnelle avec des prises
de position politiques oppositionnelles. Plutôt antigaulliste
entre 1958 et 1969 lorsqu'il était dirigé par
Hubert Beuve-Méry, Le Monde devient
après 1968 de plus en plus engagé
« à gauche » sous la
direction de Jacques Fauvet, en particulier durant le septennat de
Valéry Giscard d'Estaing :
Au Monde,
Mai 68 fut chargé d'un excès de sens. L'union
socialistes-communistes apparut à la nouvelle direction
comme le débouché le mieux à
même de satisfaire les exigences du mouvement dont le journal
s'était peu ou prou fait le porte-parole. Lors de l'Affaire
Soljenitsyne, Le Monde se tut. [...] De telles
analyses et les prises de position politiques qu'elles
entraînaient transformaient Le Monde en
un centre mou du dispositif d'hégémonie
culturelle de gauche assise sur l'intimidation communiste. [...] De
tous les journaux de gauche non communistes, il devint celui qui
offrait la ligne de moindre résistance à la
marxisation universitaire,
sans que celle-ci ne soit contrebalancée par une fonction
éditoriale ferme[109].
C'est d'abord par
antigaullisme que Le Monde épouse la
cause de la gauche contre celle de la droite. La
personnalité des gérants mais
également celle de quelques figures éminentes de
la rédaction, Raymond Barrillon, Gilbert Mathieu ou Pierre
Viansson-Ponté, conduisent Le Monde
à soutenir ouvertement les candidats de l'union de la gauche
aux élections législatives de 1973 et de 1978 et
la candidature de François Mitterrand à la
présidence de la République, en 1974 eten 1981 [...][110].
Jusqu'à ce fatal
mois de mai [1981], la ligne politique du quotidien du soir consistait
à taper sur Valéry Giscard d'Estaing aussi dur
que possible, Jacques Fauvet voyait en lui un danger pour la
démocratie. Au moment de l'affaire des diamants en 1979, Le
Monde en a rajouté. Lors de la mort de Robert
Boulin, troisième décédé
ministériel et mystérieux du septennat avec Jean
de Broglie et Joseph Fontanet, Fauvet a envoyé promener sur
les boulevards ceux qui trouvaient que le journal allait trop loin.
[...] L'Elysée, furieux, avait fermé la porte
à deux accrédités successifs. Le
ministre de la Justice, Alain Peyrefitte, RPR, rendait coup pour coup.
Les procès pleuvaient[111].
Raymond Barre est
régulièrement attaqué par L'Humanité,
Libération, Le Nouvel Observateur,
Le Matin... Ces attaques ne lui font certainement pas
plaisir,
mais leur origine peut en limiter le désagrément,
puisque ces organes de presse se situent résolument dans
l'opposition : leurs critiques paraissent
“normales”. Tout change lorsque le censeur se pose
en observateur impartial. On passe alors de la polémique au
jugement, et c'est infiniement plus désagréable[112].
La ligne
politique d'opposition au président Valéry
Giscard d'Estaing et aux partis qui le soutenaient ne correspondait que
partiellement à la composition du lectorat du Monde,
constitué avant 1981 pour un quart de lecteurs se
déclarant proches de la majorité et pour
moitié de lecteurs acceptant de se situer dans l'opposition[113].
Toutefois, les préférences politiques de la
rédaction s'exprimaient sans doute moins par des
éditoriaux tranchés
comme au Figaro ou au Matin
de Paris[114]
que par l'intérêt que le journal manifestait
à l'égard de certaines informations
négatives pour le gouvernement (les
« affaires » ou la situation
économique), par l'attention qu'il accordait à
François Mitterrand et aux dirigeants du Parti
socialiste[115] mais également par le
faible niveau de critique des journalistes du service politique
à l'égard du Parti communiste qui contribuait
à rendre légitime la stratégie d'union
de la gauche et l'usage de la « discipline
républicaine » de désistement
entre les candidats du PC et du PS, alors même que les
médias proches de la majorité soulignaient
fréquemment les
« violations » des
« droits de l'homme » en URSS[116]. Dans un
contexte de contrôle général du
gouvernement sur les chaînes de radio et de télévision[117],
la crédibilité que le quotidien procurait
à l'opposition et à son programme
représentait une gêne pour le gouvernement dans un
contexte électoral chargé (1977-1981)[118].
Pourtant, cette ligne politique
d'opposition modérée jointe à un
effort pour acquérir ou maintenir une image de rigueur
journalistique (constituée de 1958 à 1981) s'est
accompagnée d'une forte réussite commerciale
puisque le journal est passé d'une diffusion de 164.000
exemplaires en 1958 à 439.000 exemplaires en 1981, soit une
augmentation de 267 %. La croissance est
particulièrement forte entre les années 1964 et
1968 au cours desquelles la diffusion passe de 200.000 exemplaires
à 354.000 exemplaires[119].
Durant le septennat de Valéry Giscard d'Estaing, si la
diffusion totale[120]
ne fait que se maintenir, les ventes du journal augmentent encore de
11 % entre 1974 et 1975, passant de 252.000 à
280.000 exemplaires vendus quotidiennement[121].
Simultanément, les recettes publicitaires du journal passent
de 120 millions de francs en 1974 à 287 millions de francs
en 1981, soit plus de 13 % d'augmentation annuelle.
Cependant, après
l'élection de François Mitterrand, les ventes du Monde
fléchissent. La diffusion passe de 439.000 exemplaires en
1981 à 342.000 exemplaires en 1985 soit une baisse de plus
de 22 % tandis que le chiffre d'affaire publicitaire du
quotidien passe de 625 millions de francs constants de 1995 en 1980
à 517 millions l'année suivante puis à
458 millions en 1984[122].
Les professionnels de la presse et les responsables du journal tendent
à attribuer une grande part de la responsabilité
de cette chute des ventes (qui touche d'ailleurs d'autres titres[123]) à
la ligne politique et éditoriale du journal qui,
apparaissant trop proche du gouvernement, diminuait la
crédibilité et l'image d'indépendance
du Monde :
Selon Andr� Laurens une partie
de nos lecteurs remettent en cause les contenus du>Monde,
dont l'image paraît trop proche du pouvoir.
Nous perdons chez les jeunes et les catégories
socioprofessionnelles élevées, où se
recrutent nos lecteurs »[124].
Pour les observateurs, il semblait évident que les 36.000 lecteurs du Monde, déçus du soutien qu'apportait Jacques Fauvet et la rédaction du journal au socialisme mitterrandien, avait déserté la rue des Italiens pour le Rond-point des Champs-Elysées [où est alors situé le siège du Figaro]. Pourtant, en décomposant les chiffres, l'évolution du lectorat paraît plus complexe. [...] Au début des années quatre-vingt, la désaffection des français pour la politique, inversement proportionnelle à la charge affective dont la solution politique avait été investie dans la décennie précédente, se marque également dans la presse. Le visuel, la couleur, la photographie et la maquette prennent une importance accrue dont profitent les magazines. Les rédacteurs du Monde ont beaucoup de mal à appréhender ce phénomène, car ils pensent avant tout par la politique »[125].
Il a suffit d'une année de gauche au pouvoir pour que l'illusion lyrique s'effondre. Le Monde qui a emboîté le pas à François Mitterrand reflue avec lui. L'organe de référence passe pour un journal gouvernemental. Ça ne lui était jamais arrivé. Dès le 10 mai 1981, le gêne s'est installée à tous les étages de la rue des Italiens. Au premier [étage de l'immeuble du Monde, rue des Italiens], Jacques Fauvet adopte la thèse de l'état de grâce tandis qu'au secrétariat de rédaction certains se mettent à avoir des idées et à trouver des papiers pas assez à gauche. Au second, et quoi qu'il en dise, le service politique est la proie d'un euphorique aveuglement qui procède du président de la République lui-même, lequel développe le primat du politique sur l'économique. Les membres du service ont en outre un faible particulier pour le premier ministre socialiste Pierre Mauroy. Après son départ en 1984, Le Monde se fendra plusieurs années de suite d'un papier, gag sur le thème de sa réhabilitation[126]. Au troisième, le service économie est pratiquement coupé en deux. Un clan chevènementiste, plus ou moins allié au service politique, affronte un clan droitiste affolé par l'aventurisme. Certains menacent de grève de signature. On dresse des bûchers en attendant la rigueur. Au quatrième, le service étranger ne décolère pas contre l'union de la gauche. Les tirages paient le prix du soutien. La moyenne des ventes de l'année 1982 subit une chute de 20 %. De 1979 à 1985, le Monde aura perdu le quart de ses lecteurs. Tous les clignotants sont au rouge. Les petites annonces, quart des ressources du journal, souffrent en outre de la situation de l'emploi enFrance[127]. En ménageant les hommes politiques « de gauche », Le Monde court le risque d'apparaître comme un journal « gouvernemental »
Avec l'arrivée
au
pouvoir de la gauche, qu'il avait soutenue, Le Monde
se trouve en porte à faux. Il perdait son rôle de
gratte-cul pour celui de soutien plus ou moins officiel. Ça
a conduit à des tortillements dans les colonnes du temple de
l'objectivité
[...][128] Cette diminution de la
crédibilité du journal et la chute des ventes
tendent à être au centre des enjeux des campagnes
électorales qui traversent Le Monde lors
des successions de Jacques Fauvet en 1981, d'André Laurens
en 1984 et d'André Fontaine
en 1990[129]. Les luttes internes à la
rédaction pour la succession des directeurs entre 1981 et
1994 opposent un clan « plus à
gauche » dont le centre est le service politique et
dont les leaders sont successivement Claude Julien et Jean-Marie
Colombani à un clan « moins à
gauche » ou
« professionnel », issu
plutôt du service étranger et dont les leaders ont
été successivement Jacques Amalric et Daniel Vernet[130]. Les
arguments échangés entre les
différents candidats à la direction du Monde
mêlent les considérations techniques, commerciales
et politiques[131].
Le caractère non-partisan du journal est
considéré, au même titre que sa rigueur
professionnelle, comme une part essentielle de la qualité
éditoriale du Monde, influant
directement sur les ventes et la publicité[132].
Aussi, lorsqu'à partir de 1982 les ventes du journal
baissent, mettant en danger le maintien de son activité,
l'attitude politique du journal est accusée de porter
atteinte à la crédibilité
journalistique du Monde[133].
C'est donc une double logique,
commerciale et journalistique, qui conduit progressivement les
journalistes du Monde[134],
critiqués professionnellement pour leur complaisance envers
le gouvernement socialiste, à adopter pour
rétablir leur crédibilité une ligne
éditoriale plus
« rugueuse » à
l'égard de celui-ci (dont certains d'entre eux peuvent
pourtant se sentir proches[135]).
Le changement d'attitude de la rédaction qui se manifeste
à partir de 1984 est directement induit par les mauvais
résultats commerciaux du
titre[136]. Toutefois, la nouvelle orientation du
journal procède moins d'instructions directement
données par la hiérarchie de la
rédaction que d'un affaiblissement progressif des scrupules
empêchant les journalistes du Monde de
critiquer le nouveau gouvernement. Cet affaiblissement a en partie pour
origine le départ de Jacques Fauvet, en 1982, qui avait
incarné une ligne politique
très favorable à la
gauche[137], mais aussi la
généralisation, dans l'ensemble de la presse,
à partir de 1982, des critiques à
l'égard du gouvernement. On peut en outre supposer que la
pratique gouvernementale des responsables socialistes et leur bilan
politique aient pu aussi décevoir les journalistes d'une
rédaction qui s'affirmait majoritairement
« de gauche » avant 1981. Cette
prise de distance progressive deviendra particulièrement
marquée lorsque Le Monde consacrera sa
« une » à
« l'affaire du Rainbow Warrior »
le 17 septembre 1985, puis publiera une série d'articles qui
tendront à mettre en cause la responsabilité de
Charles Hernu et de François Mitterrand dans la
décision de couler le navire de l'organisation
écologiste.
Le service
politique du Monde, jusqu'à ces derniers
temps réputé mitterrandiste, a pris un coup de
furie. Son chef, Jean-Marie Colombani, est entré dans la
danse de bon cœur. Le 17 août [1985, lors de
“l'affaire Greenpeace”], [...] Colombani
désigne un responsable à l'attention de
François Mitterrand. Charles Hernu, ministre de la
Défense bien-aimé du président, est
réduit officiellement à l'état de
fusible sur six colonnes à la
une[138].
Cette affaire permettra
aux
journalistes du Monde couvrant l'affaire, Edwy
Plenel et Bertrand Le Gendre, en adoptant un comportement beaucoup plus
« agressif » à
l'égard du gouvernement qu'ils ne l'avaient fait depuis
1981, de donner la publicité la plus large à la
nouvelle attitude critique qu'entendait donner au journal la
rédaction du Monde.
Lorsqu'en 1985 le journal
s'interroge sur son existence
même – après avoir
perdu dans les années 82, 83 et 84 plus de 70.000
lecteurs – , il redresse la barre en
offrant à ses lecteurs la vérité sur
l'affaire Greenpeace[139].
Il a suffi de l'affaire
Greenpeace pour inverser du jour au lendemain l'image du quotidien du
soir. Le journal légué par son
prédécesseur avait commencé
à remonter la pente puisque la baisse des ventes
était passée de moins 10 % en 1983
à moins 6 % en 1984. Or de janvier à
août 1985, la courbe était redescendue
à moins 10. En révélant qu'une
troisième équipe des services français
de la DGSE avait participé au sabotage du bateau
écologiste Rainbow Warrior en Nouvelle-Zélande,
le numéro du 17 septembre 1985 a fait bondir la diffusion de
25 %. Le surlendemain, lors de la démission du
ministre de la Défense, Charles Hernu, qui a mis fin
à cette tourmente étatique, le saut a
été de 50 %. De septembre à
décembre, la courbe du Monde est
remontée à plus 4. Ça n'a pas
été du goût de tout le monde. Dans les
couloirs de l'Elysée, André Fontaine passait
désormais pour un voyou mondain. Son nom a
été rayé de toutes les listes
d'invitation. Des déjeuners avec le président de
la République ont été
annulés sous des prétextes divers. Le
Monde avait rompu son cordon ombilical avec le pouvoir. Il
redevenait crédible.
La publicité s'est ragaillardieaussi[140].
Si, durant la cohabitation, Le
Monde adopte une attitude moins sévère
envers les responsables socialistes puisque ceux-ci ne sont plus en
charge des affaires
publiques[141], le journal reprendra ses critiques
après la réélection de
François Mitterrand et se montrera
particulièrement actif durant « l'affaire
Péchiney » en
1989[142]. Les acteurs publics
perçoivent bien le changement d'attitude de la
rédaction du Monde et la
volonté de celle-ci de marquer publiquement son
indépendance en critiquant le gouvernement[143].
La tension et le ressentiment sont d'ailleurs souvent plus forts entre
les journalistes « de gauche » et
les responsables politiques socialistes qu'ils critiquent parfois,
qu'entre ceux-ci et les journalistes « de
droite » qui les ont toujours attaqués.
Les critiques provenant de journalistes identifiés comme
appartenant « au camp adverse »
sont généralement admises par les acteurs publics
comme faisant partie du jeu politique. Les acteurs politiques peuvent
d'ailleurs penser que les critiques de journaux clairement
identifiés comme oppositionnels sont moins dangereuses que
celles qui proviennent de journaux considérés
comme appartenant à leur propre camp politique, d'une part
parce que celles-ci apparaissent plus crédibles (selon la
logique de « même ses amis le
critiquent »), d'autre part parce qu'elles touchent
un public (militants, électeurs convaincus, observateurs
politiques) dont l'opinion a plus de conséquences pour
l'évolution de leur carrière[144].
La nouvelle attitude des
journalistes du Monde devient manifeste durant
l'été 1985, c'est-à-dire au moment
où apparaît SOS-Racisme mais elle était
sensible à partir de 1984. Elle accompagne un changement
d'attitude de l'ensemble de la presse « de
gauche » vis-à-vis de François
Mitterrand et du gouvernement (voir chapitre 2 sur Libération).
SOS-Racisme est donc fondé dans un contexte où
non seulement la presse « de
droite » est hostile au gouvernement mais
où la presse « de
gauche », pour des raisons de
crédibilité journalistique et de pressions
commerciales est conduite à critiquer publiquement les
hommes politiques « de son camp »
qu'elle soutenait ouvertement jusqu'en 1981 et de façon plus
embarrassée depuis. Pourtant, la composition de la
rédaction du journal reste, comme son lectorat,
majoritairement « de gauche ».
Les journalistes qui ont signé les articles lors des
« affaires »
« Greenpeace » ou
« Péchiney », Edwy
Plenel, Bertrand Le Gendre, Georges Marion, de même que les
responsables du service politique intérieur, Jean-Marie
Colombani et Jean-Yves Lhomeau, se définissent
eux-mêmes comme « de
gauche »[145]. Notre
hypothèse est que s'il était sans doute difficile
pour un rédacteur d'un journal classé
« à gauche » de
critiquer ouvertement le Parti socialiste ou François
Mitterrand entre 1974 et 1981 sans être accusé
de « faire le jeu de la
droite »[146], une telle
critique devient possible après 1982 lorsque les disciplines
imposées par la pratique de l'opposition et par les
échéances électorales s'estompent.
Elle est même suscitée par la logique de la
nouvelle configuration politique qui tend à engendrer d'une
part, des électeurs et des lecteurs prêts
à accueillir favorablement la mise en cause du bilan du
Parti socialiste et d'autre part, des journalistes susceptibles de
proposer une critique « de
gauche » de la
gauche[147]. La stratégie de
démarcation du Monde à partir
de 1984 est donc complexe : s'il leur est
nécessaire de se distinguer de la pratique gouvernementale
des responsables socialistes, la rédaction et les
journalistes entendent cependant marquer qu'ils sont toujours
« de gauche ». L'attitude
adoptée vis-à-vis de SOS-Racisme est donc le
produit de cette ligne éditoriale double : Le
Monde ne doit pas renier un certain engagement
« à gauche » dont
l'attention au racisme et à l'antiracisme fait partie, mais
il doit prendre ses distances avec tout ce qui pourrait
apparaître comme un soutien complaisant, obéissant
à une logique politique.
La couleur politique
publiquement attachée à SOS-Racisme tend donc
à modifier la tonalité de la couverture que sont
susceptibles de lui consacrer les journaux et en particulier Le
Monde. Bien que l'orientation politique de l'association ait
été dénoncée durant de
nombreux mois par les journalistes du Quotidien de Paris
et du Figaro, à la suite de la
participation de l'association aux manifestations étudiantes
de 1986 et aux campagnes contre la réforme du Code de la
nationalité, le statut d'organisation apolitique que les
porte-parole de SOS-Racisme étaient parvenus à
imposer et à maintenir n'avait pas encore
été remis en cause auprès du public
profane, en partie parce que SOS avait limité son action
publique au « secteur de l'antiracisme »[148].
Le Monde avait donc pu rendre compte des
activités de l'association sans être tenu
d'introduire une distance critique systématique dans ses
articles. Mais lorsque SOS aura acquis une image
« socialiste »,
« gouvernementale », sa
couverture représentera un risque pour la
crédibilité professionnelle des journalistes
perçus comme « de
gauche ». Sous peine d'apparaître
« complaisant », le
Monde tendra donc à donner
systématiquement un angle critique aux informations sur
l'association pour montrer au lecteur que le journal n'est pas dupe de
l'apparence d'apolitisme de SOS-Racisme.
À partir de 1988, deux logiques se conjuguent donc pour conduire le Monde à devenir plus critique envers SOS ; celle du service société et de Robert Solé qui exprime depuis longtemps sa méfiance envers l'association et celle, nouvelle, du service politique, qui tend à assigner à SOS-Racisme une place politique bien définie et à mentionner systématiquement l'appartenance politique des responsables. Dès le concert de 1988, dans chacun des deux articles publiés par Le Monde sur cet événement (voir tableau 3), une interview d'Harlem Désir avant l'événement et un article de compte-rendu après, l'élection de Julien Dray à l'assemblée nationale sous les couleurs du Parti socialiste est nettement signalée[149]. Les journalistes du Monde soulignent beaucoup plus souvent qu'auparavant la logique politique des interventions de SOS-Racisme[150] et les « liens »[151] entre Julien Dray et « l'Elysée » :
Le mouvement [SOS-Racisme] est victime aussi du discrédit qui frappe la classe politique. Certes, il appartient à “la société civile” et se situe depuis sa naissance, en opposition aux partis. Mais qu'il le veuille ou non, SOS-Racisme fait partie du paysage politique. Nul n'ignore d'ailleurs ses liens avec certains cercles socialistes et ses bonnes relations avec l'Elysée. Un de ses membres les plus en vue, Julien Dray, n'est-il pas député PS de l'Essonne depuis 1988. Un député atypique sans doute, qui agace ou inquiète beaucoup de ses collègues mais qui contribue à donner à SOS-Racisme l'image d'un mouvement proche des socialistes et même engagé dans leurs batailles internes[152].
Chaque initiative de SOS cherchant à manifester publiquement une « prise de distance » à l'égard du PS ou du gouvernement est une occasion pour les journalistes de rappeler et de souligner l'étroitesse des relations qu'aurait nouées l'association avec le pouvoir. Ainsi, Olivier Biffaud considère-t-il, lors de la guerre du Golfe, que « SOS-Racisme a toujours eu des relations difficiles avec le Parti socialiste, bien que l'Elysée ait participé activement à sa création »[153]. Décrivant le rapprochement intervenu entre les Verts et SOS-Racisme après le congrès de Longjumeau en 1990, Jean-Jacques Bozonnet écrit :
Les écologistes étaient de ceux qui reprochaient vertement [sic] à l'association antiraciste son lien originel avec l'Elysée et le Parti socialiste. Il y a un an, le leader des verts avait d'ailleurs décliné l'invitation. “Cette association avait, jusqu'à une période récente, une coloration politique très marquée, explique-t-il. Mais comme SOS-Racisme a engagé un mouvement d'indépendance, il nous a paru possible, cette fois, de nouer une relation”[154].
Toutefois, le journaliste s'interroge : « la charge d'Harlem Désir contre les « idées molles » de la classe politique et son impatience face aux velléités gouvernementales suffisent-elles à dédouaner complètement SOS-Racisme de ses antécédents ? »[155]. Deux ans plus tard, faisant le portrait de Fodé Sylla qui remplace Harlem Désir à la présidence de SOS-Racisme, Philippe Bernard indique que : “Déçu” par le PS, M. Fodé Sylla n'a pas renouvelé sa carte. Il a décidé de devenir français et est en passe d'obtenir sa naturalisation. Le voilà propulsé à la tête d'une association qui, portée sur les fonts baptismaux par les socialistes, a pris ses distances avec le pouvoir, surtout depuis la guerre du Golfe, où elle s'est opposée à l'intervention militaire[156].
À
partir de 1989 s'impose dans l'ensemble des rédactions
l'idée que SOS-Racisme est un mouvement
« de gauche »,
« proche du PS » et
« lié à
l'Elysée ». Cependant, l'indication des
orientations politiques des responsables de SOS-Racisme est le plus
souvent faite sur le mode de l'allusion. Ainsi, Le Monde
ne propose pas d'articles consacrés à la
proportion de militants de SOS engagés au Parti socialiste,
ou à l'utilisation éventuelle, par la Nouvelle
Ecole socialiste, de l'implantation des comités de
SOS-Racisme pour prendre pied dans les sections socialistes ou
à l'Unef-Id, ou enfin à la similitude entre les
propositions sur les « problèmes de
banlieue » de SOS et celles de la NES :
c'est-à-dire qu'il ne prend jamais comme sujet d'article les
relations effectives entre la NES, SOS et le PS pour
déterminer ce que recouvre exactement l'expression
« proche des socialistes » si
fréquemment accolée à SOS. Tout se
passe donc bien comme si les allusions
répétées du Monde
aux « liens » de SOS avec
« certains cercles socialistes »[157]
relevaient moins d'une logique d'information du lecteur que de la
volonté de marquer une certaine « prise
de distance » avec une association
« de gauche ».
Quelles que soient les
déclarations critiques des porte-parole de SOS envers les
gouvernements socialistes entre 1989 et 1992 et les efforts de
l'association pour se démarquer de cette image, les
journalistes du Monde vont continuer à
associer SOS-Racisme au Parti
socialiste[158]. Ainsi, alors qu'entre 1988 et
1992, les journaux identifiés à
« la droite » (Le Figaro
et Le Quotidien de Paris) dénonceront,
dans la logique ordinaire des luttes politiques, le
caractère partisan de l'action de SOS-Racisme, les
journalistes du Monde et plus
généralement ceux de l'ensemble des journaux
situés « à
gauche » seront également
amenés à rapprocher de manière
constante SOS et le PS, mais selon une logique toute
différente de maintien de leur
crédibilité professionnelle. Les responsables de
SOS-Racisme qui perçoivent, après 1988,
l'évolution sensible de l'attitude de la presse à
leur égard, considèrent qu'elle se manifeste
aussi par une transformation progressive des idées et des
positions des journalistes spécialisés dans les
débats touchant à l'immigration clandestine et
aux « problèmes des
banlieues » :
Malek Boutih – C'est compliqué de savoir à quel moment la presse change de... Bon, tout ça se fait au fur et à mesure des choses, sur des petits détails, sur des petits trucs, mais la période 88 marque quand même un basculement, après l'élection présidentielle. Nettement, nettement, on l'a bien senti. Par exemple, Robert Solé, dans Le Monde, au début de la législature de 88, il est sur la ligne de SOS et il fait un papier qui dit que l'intégration, ça ne se joue pas seulement sur le temps, mais qu'il faut aussi une politique volontariste etc... Et puis on sent au fur et à mesure des semaines qu'il glisse et qu'il se met sur la position du gouvernement au point qu'à Vaulx-en-Velin, après l'affaire de Vaulx-en-Velin, Robert Solé sort un article qui se résume par la formule qu'il utilise lui-même, il a fallu une génération pour construire les grandes cités HLM ghettos, il en faudra une pour les détruire, grosso modo il y a une génération à sacrifier, tant pis, c'est comme ça, c'est le temps qui agira [...][159].
C'est donc
paradoxalement la fin de la période de la cohabitation qui
va conduire à la multiplication des articles
négatifs envers l'association[160].
En outre, les critiques adressées à Michel Rocard
et à son gouvernement par
Harlem Désir[161] et la riposte des
« rocardiens » vont favoriser la
généralisation des attaques à
l'égard de SOS[162].
Il va apparaître possible d'être
« de gauche » et de critiquer
l'association, contribuant ainsi à lever les derniers
scrupules qui pouvaient empêcher, dans un contexte de
croissance du Front national, certains journalistes de mettre
publiquement en cause l'action d'une organisation antiraciste. Bien
entendu, la publication répétée,
à partir de 1988, d'articles insistant sur les orientations
politiques de SOS-Racisme et de Julien Dray, et en particulier ceux
d'un journal tel que Le Monde, va contribuer
à établir et à diffuser,
au-delà du milieu des observateurs politiques
professionnels, l'image d'un mouvement lié au PS,
politisé, hétéronome et en tout cas en
décalage par rapport à l'image d'apolitisme qu'il
avait voulu donner lors de sa création. Après
1988, les critiques envers SOS-Racisme se concentreront sur deux points
principaux, la politisation de ses responsables et le
caractère
« différencialiste »
des propositions de l'association. Comme il sera difficile à
des journaux identifiés à « la
gauche » de faire de la politisation de SOS une
critique vraiment déterminante, la polémique
concernant le port du foulard à l'école par les
jeunes filles d'origine maghrébine et les prises de position
de SOS sur cette question, va opportunément fournir des
arguments à ceux qui entendent mettre en cause
l'association.
Au moment de
« l'affaire des foulards
islamiques », Le Monde consacre
quelques articles aux communiqués et aux prises de position
de SOS-Racisme ou d'autres associations. Si certains d'entre eux
soulignent que les responsables de SOS-Racisme soutiennent les
décisions du Ministre de l'Education Nationale, Lionel
Jospin, « au nom de l'antiracisme et de l'intégration »[163],
d'autres critiquent l'attitude de SOS, assimilée
à la défense du « droit
à la différence »[164].
C'est d'ailleurs à cette occasion qu'apparaîtront
dans Le Monde les premières allusions au
thème du « droit à la
différence » que prônerait
SOS-Racisme : « les responsables du
mouvement antiraciste [SOS-Racisme], qui ont pris position
pour la tolérance de l'expression des diversités
culturelles, fussent-elles marquées par la
religion, à l'école, avaient invité,
devant deux cents militants parisiens, leurs amis et leurs
contradicteurs. [...] M. Alain Touraine a exprimé la culture
des militants de gauche venus à la politique au temps des
guerres coloniales et qui n'ont pas oublié que la
République pouvait opprimer en se couvrant de son
idéal. Refusant l'ethnocentrisme qui habiterait les
« petits Français dressés sur
leurs ergots » face à ceux qu'animent
d'autres croyances, M. Touraine a fait revivre, devant un auditoire
tout acquis au droit à la différence,
une sorte d'avatar du tiers-mondisme consistant à penser que
la revendication d'identité, quelque forme qu'elle prenne,
prime sur les idéaux niveleurs,
qui ne seraient que l'habillage d'un particularisme parmi d'autres »[165].
Interviewés quelques
années plus tard sur l'évolution du discours
public de SOS-Racisme, Philippe Bernard et Robert Solé,
paraissent toujours convaincus que l'association s'est
opposée au mode d'intégration
« assimilationniste » et a
été partisan du « droit
à la différence» :
Philippe
Bernard – Aujourd'hui les
responsables de SOS se défendent d'avoir défendu
le droit à la différence, mais il est
évident que dans SOS-première période,
c'était ça le slogan phare, c'était
ça l'idée..
Q – Il
y avait aussi le mélange,
non ? Le mélange c'est pas tout à fait
le droit à la différence. C'est plutôt
la fusion. Dès les premiers temps il y a toujours ce
thème du mélange aussi...
R – Oui
enfin, il faut se resituer dans le
contexte de cette période-là, tout ce qu'on
appelle aujourd'hui intégration, droit à la
ressemblance, ça faisait quand même rigoler la
plupart des gens à gauche. Il n'y a qu'à voir
comment certains discours de Chevènement sur
l'éducation ont été perçus
à l'époque, sans parler de la Marseillaise,
comment tous ses discours sur l'éducation civique ont
été accueillis, ils faisaient ricaner beaucoup de
gens.
Q – Mais,
enfin, je ne sais pas quel est
votre sentiment, mais il me semble que le thème du
mélange a toujours été
présent, or c'est un thème
anti-différentialiste. L'identité communautaire,
c'est quand même éviter les mariages mixtes, or
SOS a toujours promu l'intégration par ce type de..
R – Tous
ces mots-là
n'existaient pas, l'intégration.. mais il y avait aussi, on
est comme on est et on a le droit de défendre son
identité. C'est là que SOS a donné
prise aux critiques plus tard, et peut être accusé
d'être tombé dans le piège de
l'extrême droite d'une certaine manière[166].
À cette même question Robert Solé répond de façon tout aussi affirmative :
Q – Mais est-ce que le discours de SOS-Racisme ce n'était pas justement le mélange, la fin des différences et l'intégration ?
Robert
Solé – Je
n'avais pas ce sentiment, j'avais plutôt le sentiment que
SOS-Racisme mettait l'accent, en le disant ou en ne le disant pas, sur la
société multiculturelle, je n'ai jamais
été favorable à ce genre de concept.
[...] Par la suite ils ont contesté avoir employé
cette expression, mais c'était cette philosophie du droit
à la différence, finalement cette
philosophie du droit à la différence que j'ai
toujours contestée, je suis pour le droit à la
ressemblance, voilà. [...] Mais il y a eu une constante
quand même, j'ai l'impression, à tort ou
à raison, que SOS-Racisme est né en
mettant l'accent sur le racisme, est né en se
fondant sur une société multiculturelle
et le droit à la différence, c'est
l'impression que j'ai eue, que j'ai en tout cas aujourd'hui et que j'ai
toujours contestée, parce que je ne pense pas que c'est
comme ça qu'il faut prendre le problème.
Q – Donc
vous étiez plus proche
du discours tenu par
France-Plus ?
R – Oui,
plus que de SOS-Racisme.[167]
Lesjournalistes du Monde chargés des « questions de l'immigration » semblent ainsi considérer que les déclarations publiques de SOS-Racisme lors de « l'affaire du foulard islamique » sont une expression de la défense d'un « droit à la différence », c'est-à-dire que l'association leur paraît admettre le « droit », pour les étrangers, de refuser certains aspects de la loi et des coutumes françaises. Cette conviction tend à se répandre dans l'ensemble de la presse, au Monde comme dans d'autres journaux[168]. Il est cependant singulier que Philippe Bernard qui, en 1985, opposait SOS-Racisme, poursuivant « une stratégie grand public reposant sur des thèmes généraux »[169] aux « Franco-Arabes partisans de l'autonomie » qui « mettaient sur pied en toute hâte “leur” marche pour affirmer [...] leur droit à la préservation d'une identité culturelle »[170], parvienne en 1993 à considérer que SOS-Racisme a été favorable à ses débuts au « droit à la différence »[171]. En 1985, Robert Solé est particulièrement hostile à la position de SOS-Racisme dans la polémique sur le port du foulard islamique qui aboutit, selon lui, à permettre à chaque communauté de vivre en France selon ses propres règles[172]. Robert Solé et l'enquêteur ont ici une discussion assez vive sur le point de savoir si SOS-Racisme était ou non « différencialiste », en particulier durant l'affaire du foulard :
Robert
Solé – Il y a eu une
évolution générale de l'opinion [...]
que ce soit journalistes ou hommes politiques. Oui, une prise de
conscience de ces questions, en ne limitant plus ce problème
au racisme. [...] Il y a eu une évolution, une
évolution de la gauche, toute la gauche a
évolué, a pris conscience du problème,
et tout ça a abouti au moment du foulard islamique,
où SOS-Racisme à ce moment-là prend
une position en faveur du foulard, pendant quelque temps..
Q – Mais
sur une argumentation qui
était plutôt assimilationniste...
R – Ah
pas du tout, c'était le droit
à la différence..
Q – Vous
pensez ?
R – À
l'époque ? SOS-Racisme ?
Défendait le foulard au nom du droit à la
différence !
Q – Leur
argumentation
était : si on les exclut de l'école,
elles ne seront pas imprégnées de..
R – Non
mais ! Cela tout le monde
est d'accord, mais la question, la défense du foulard
à ce moment là, c'est sauf erreur,
c'était au nom du droit à la
différence..
Q – Jamais
de la vie ! J'ai
regardé tous leurs textes, et leur discours, c'est
justement : “pour que l'école
républicaine fasse son travail d'intégration, il
faut maintenir le plus longtemps possible, quels que soit leurs
éléments de différence passagers, les
jeunes filles voilées à
l'école”. Alors peut-être que c'est un
habillage, mais en tout cas ils ne mettent jamais en avant,
à ce moment là, le droit à la
différence...
R – Non,
mais de fait, quand vous dites
cela, de fait vous reconnaissez le droit des gens d'être
différents..
Q – Leur
but avoué, d'ailleurs
c'est ce qui leur pose des problèmes dans les banlieues par
rapport aux militants beurs, c'est justement qu'ils tiennent un
discours assimilationniste... Ils utilisent comme tout le monde le mot
d'intégration, mais le contenu réel de ce mot
c'est assimilation. Leur idée c'est qu'on ne peut pas
demander aux gens qui viennent d'arriver d'adopter d'un coup toutes les
coutumes françaises, et donc c'est un processus qui
s'étendra sur des années...
R – Non,
mais ils n'emploient pas le mot
d'assimilation j'espère (ton ironique)... Oui, moi
à cette époque je n'étais pas du tout
sur cette position.. Oui, je pense qu'ils s'étaient
complètement trompés à ce moment
là, et que je n'étais pas d'accord et que je l'ai
écrit cinquante fois. Voilà..
Q – D'accord,
mais je ne sais pas si on
peut dire que leur position était entre guillemets pour le
droit à la différence.
R – Si !
De fait oui, il y a ce
qu'on dit et il y a ce qu'on pense. Quand vous me dites l'assimilation,
ils ne disent pas l'assimilation mais ils le pensent. Mais, de fait, le
débat à l'époque c'était
cela. C'était : est-ce qu'on accepte des gens qui
veulent être différents ou pas ?
C'était cela le débat. Tout le monde
étant bien entendu d'accord pour dire il faut que ces filles
s'émancipent, il ne faut pas les expulser. Bien entendu,
personne ne souhaitait qu'elles soient exclues de l'école,
mais la question c'était : est-ce qu'on peut
accepter et le débat est toujours le même, il n'a
pas changé...
Q – Leur
réflexion,
c'était, quel est le meilleur moyen, la meilleure politique
à suivre pour favoriser l'intégration.
Sous-entendu : le rejet hors de l'école provoquera
un repli identitaire, et sera donc défavorable à
l'intégration.
R – Et
là, il y avait une
divergence. Ils étaient donc pour une certaine
tolérance, une forme de tolérance, à
laquelle Jospin s'est plus ou moins rallié, et qui a conduit
à des catastrophes,
de mon point de vue, d'un point de vue personnel[173].
Pour Robert
Solé, toute acceptation, fut-elle provisoire, des
particularités vestimentaires ou religieuses les plus
distinctives et les plus particularistes, même
inspirée par une argumentation intégrationniste,
entre en contradiction avec la « tradition
française » d'assimilation des
populations immigrées. Interrogé quelques
années plus tard, il considère que la position
publique de SOS sur le foulard islamique, qu'il estime être
« une forme de
tolérance » qui
« conduit à des
catastrophes », se situe dans la
continuité des discours de l'association sur le
« racisme » et la
« France multiculturelle »,
paraissant avoir oublié les thèmes
« intégrationnistes »
défendus à partir de l'Heure de
vérité d'Harlem Désir et la notion de
« mélange »
présente dès l'origine. Il n'est dès
lors pas étonnant que Robert Solé juge n'avoir
« jamais beaucoup vu les retournements de
SOS-Racisme » et soutienne que ses porte-parole ont
défendu des idées constantes : une
critique « incantatoire » et
abstraite du « racisme » et la
défense des particularismes des populations immigrées[174],
dont « l'affaire des foulards »
ne lui paraît constituer qu'une confirmation
supplémentaire.
À partir de 1989, la
rédaction du Monde modifie la
façon dont le journal considère SOS-Racisme en
publiant plusieurs interviews et tribunes d'Harlem
Désir[175]. Cette personnalisation de la
couverture du Monde tend à faire
d'Harlem Désir un acteur public singulier au même
titre qu'un responsable politique ou syndical. Cette inflexion du mode
de traitement de SOS par Le Monde, qui a sans doute
pour origine le rôle joué par l'association durant
la campagne électorale de 1988 et l'élection de
Julien Dray à l'Assemblée, confère en
retour à SOS un surcroît de
légitimité. Elle contribue à faire de
SOS-Racisme l'association antiraciste la plus reconnue[176]
et à lui donner l'image d'une organisation
institutionnalisée qui entend se poser en interlocuteur des
pouvoirs publics en matière de
« racisme »,
d'intégration et de
« problèmes des
banlieues ».
Philippe Bernard – Après, il y a eu la période où il était évident que SOS, c'était de la politique. C'était de la politique, c'était Harlem Désir et c'était Julien Dray, beaucoup plus de politique que d'antiracisme au sens classique du mot. Et là, oui, il y a eu un certain nombre d'interviews, mais à mon avis pas plus en 5 ou 6 ans pas plus de 2 ou 3 interviews d'Harlem Désir [...]. C'est le moment où on a vraiment fait apparaître Harlem Désir comme un homme politique ; bon c'est après l'Heure de vérité tout ça. Ça correspond aussi au fait que SOS a changé de cap par rapport au gouvernement [...]. Peut-être parce qu'on avait été trop en retrait au début, après on a en quelque sorte cherché à compenser une fois que SOS faisait plus clairement de la politique et que ça rentrait plus clairement dans nos schémas et dans notre organisation du journal. Ça c'est possible[177].
Malek Boutih – Comme par hasard, là où la presse est un peu plus sérieuse, par sa nature un peu plus objective (je prend Le Monde par exemple), il y a peut-être eu des critiques contre SOS-Racisme mais il n'y a jamais eu d'effet de mode hypertrophié dans Le Monde. Tout de même au début, on avait très très peu d'articles dans Le Monde quand on revoit par exemple la revue de presse. Il y a peut-être eu quelques articles sur les grands moments de SOS-Racisme bon, un traitement de l'information. Et après cette période là, Le Monde nous a beaucoup plus donné de place dans ses pages, sur le fond[178].
Cependant, cette évolution ne s'accompagne pas d'une transformation de la tonalité des commentaires que les journalistes du Monde portent sur l'association. Ceux-ci tendront même à devenir plus négatifs à mesure que, de « l'affaire des foulards » à la Guerre du Golfe, l'image publique de l'association se dégradera. Il n'est cependant pas étonnant que Malek Boutih, vice-président de SOS-Racisme préfère une couverture plus abondante de l'activité de l'association même assortie des critiques discrètes à la façon du Monde à l'éreintement que l'association subie dans la presse « de droite », notamment au Quotidien de Paris, et à la raréfaction des articles alors manifeste à Libération.
Pourtant, il arrive encore au Monde de publier des articles « favorables » à SOS-Racisme. Le 9 janvier 1990, paraît un long article[179] de Bertrand Le Gendre qui, à l'issue de plus d'un mois d'enquête au sein de l'association, dresse un bilan historique de son action[180]. Les acteurs sociaux ont une sensibilité très aiguë pour discerner les critiques même ténues qui leur sont adressées dans la presse et le moindre écart entre l'image qu'ils souhaitent donner d'eux-mêmes et celle que proposent les journalistes[181]. Or l'article de Bertrand Le Gendre a été très positivement perçu par les permanents de SOS et en particulier par Véronique Lambert, responsable des relations avec la presse[182]. L'analyse de cet article nous permettra de comprendre ce qu'en 1990, les responsables de l'association considèrent comme un article favorable, c'est-à-dire la façon dont ils voudraient que les journalistes parlent d'eux[183].>
Véronique Lambert – On a eu une très très grande enquête sur SOS-Racisme dans Le Monde, l'année dernière. C'est lui qui m'a appelé, “bonjour je voudrais vous voir, je voudrais vous rencontrer, je veux faire une enquête sur SOS”. J'ai dit pas de problème. Je ne le connaissais pas. Il a fait un mois et demi d'enquête, et un truc fouillé, cherché, gratté, j'ai jamais vu ça. D'habitude, j'ai pas l'habitude de ça, c'est rare de voir un journaliste aussi précis, minutieux. Il vérifie toutes les informations que tu lui donnes, il se bouge, il est allé voir plein de comités dans leurs locaux. On lui a montré plein de gens. Il est pas resté ici tu vois, il a lu toutes les coupures de presse concernant SOS-Racisme, tous les bouquins, il a été voir les gens autour de SOS. Je lui ai sorti tous mes dossiers de presse. Je lui ai sorti tous les communiqués qu'on avait faits. Enfin bon, un boulot de fou quoi, un mois et demi pour faire son enquête. Alors après, on a dit : “ah, il a quand même été un peu complaisant avec vous.” J'ai dit oui, mais contrairement à vous, lui, il a fait une enquête quoi, alors je ne sais pas si on peut appeler ça complaisant, mais en tout cas, il s'est donné la peine de faire au moins une enquête, ce qui n'est pas votre cas. Vous devez faire une enquête, après on en discute quoi[184].
L'article, qui entend retracer l'histoire de l'association, ne peut éviter de mentionner le passé politique de ses fondateurs. Mais en 1990, Julien Dray et Harlem Désir ne considèrent plus comme une agression la publication de leur origine militante. En l'occurrence, ce rappel n'est d'ailleurs pas conçu comme la « révélation scandaleuse » d'une appartenance politique dissimulée ou d'une manipulation politique, mais comme un engagement politique normal.
À l'origine de SOS, « il y a Julien Dray, dit Juju », « “Juif pied-noir” aguerri par des années de militantisme effréné à la Ligue communiste révolutionnaire d'Alain Krivine, il est passé au PS en 1981 avant de devenir député en 1988 ». « Il y a aussi Didier François, dit “Rocky”, un “ex”pareillement, de la Ligue communiste, aujourd'hui correspondant de Libération, et occasionnellement de L'Express, en Afrique du Sud [...]. Politiquement, les potes du premier cercle sont proches ou membres du PS, y compris Harlem Désir[185].
Si Bertrand Le Gendre relève qu'on « rencontre beaucoup de mitterrandiens, sinon de mitterrandistes, et même quelques mitterrandolâtres, à SOS-Racisme », il n'en fait pas une source d'étonnement ou d'interrogation sur la sincérité antiraciste de l'association. Le soutien de François Mitterrand apparaît moins comme une connivence inavouable entre une association antiraciste qui s'est longtemps prétendue apolitique et une personnalité politique de premier plan, comme le dénoncent fréquemment les journalistes du Quotidien de Paris ou du Figaro, mais comme un partenariat ordinaire entre des acteurs publics ayant des intérêts partiellement convergents. Ainsi, le journaliste estime que « François Mitterrand ne pouvait pas ne pas courtiser une organisation qui, rompant délibérément avec le jeu politique traditionnel, rencontrait un tel succès parmi les jeunes ». L'initiative de la coopération semble d'ailleurs être attribuée au président de la République. SOS est décrite comme une association qui a « inventé une autre façon de faire de la politique », une organisation « rompant délibérément avec le jeu politique », expressions qui, en langage journalistique, sont connotées positivement[186]. SOS-Racisme est cependant décrite comme une association « de gauche » et susceptible de servir les intérêts de la gauche.
SOS « présente aujourd'hui les traits d'un mouvement méta-politique, bien adapté à l'air du temps, que les leaders de la gauche seraient fort sots de ne pas couver (et, de fait, ils se bousculent aux manifestations de SOS-Racisme). Cette affection a été longtemps payée de retour : à la veille de l'élection présidentielle de 1988, Harlem Désir n'a-t-il pas appelé à voter Mitterrand les dizaines de milliers de « potes » réunis sur la pelouse de Reuilly pour un nouveau concert : “toutes les politiques ne se valent pas. Nous avons toujours pensé qu'un jour viendrait où il nous faudrait choisir. Nous y sommes”.
Mais cette constatation du caractère politique de SOS n'implique pas une condamnation implicite telle qu'on la trouve dans d'autres journaux comme Le Quotidien de Paris. Le journaliste donne de SOS l'image d'une association plutôt « à gauche » comme peuvent l'être d'autres mouvements (syndicats, associations de femmes, associations laïques) ou d'autres organisations antiracistes (le MRAP ou la Ligue des droits de l'homme). En 1990, après l'engagement dans les mouvements étudiants de 1986, le soutien à François Mitterrand durant la campagne de 1988 et l'élection de Julien Dray à l'Assemblée nationale, SOS-Racisme n'est plus en mesure de vouloir imposer la même image apolitique qu'auparavant. Le rappel du rôle de l'association dans la réélection de François Mitterrand, loin de constituer une accusation d'engagement politique excessif sonne agréablement aux oreilles de ses responsables en 1990, car il s'agit alors plutôt pour eux d'éviter d'être pris pour cibles par certains responsables socialistes (Jean Poperen ou les membres du courant de Michel Rocard). Bertrand Le Gendre considère même que SOS est doté d'une utilité sociale et politique plus large, celle de lutter contre la dépolitisation des jeunes, bien que ce rôle civique semble profiter surtout à « la gauche » .
S'il s'est trouvé des grognons pour railler une “organisation branchée en permanence sur l'Elysée et le Top 50” (Alain Finkielkraut), il ne fait pas de doute que Harlem Désir et ses amis ont inventé une autre façon de faire de la politique, à l'image d'une jeunesse qui s'en méfie ; un nouveau militantisme est né des méga-concerts organisés par l'association, à la conjonction de l'individualisme d'une génération et des exigences morales de celle-ci [...]. L'organisation inventée par Julien Dray et ses amis a (r)amené à la politique une génération qui s'en défiait. [...] Le succès de l'opération a massivement profité à la gauche : Dans une large mesure, la “génération Mitterrand” est une “pote génération”.
Ceux qui critiquent les méthodes « médiatico-politiques » de SOS sont qualifiés de « grognons » et tendent à être disqualifiés. Toutefois, le journaliste observe que l'engagement de SOS durant la campagne de François Mitterrand a donné lieu à de nombreuses accusations de « manipulation ». Il ajoute que ceux qui critiquent l'association jugent le financement de l'association trop largement dépendant de fonds publics. Bertrand Le Gendre examine cette accusation pour finalement la trouver peu vraisemblable .
Avec le “ils sont payés par le gouvernement”, le soupçon d'être depuis toujours une marionnette dans les mains de François Mitterrand est le reproche dont SOS-Racisme doit se défendre le plus souvent. Variante qui conjugue ces deux accusations : des valises bourrées de billets de banque partiraient directement du bureau de Jean-Louis Bianco, secrétaire général de l'Elysée, dans la caisse des potes. L'impression que laisse SOS-Racisme est plutôt celle d'une association qui vit chichement, pour ses dix-sept mille adhérents revendiqués. Et qui n'hésite pas à ouvrir ses comptes. Selon sa trésorière, son budget pour 1989 aura été de 3 millions de francs, dont une moitié de ressources propres, surtout des dons (de Guy Bedos à Jérôme Seydoux), et une moitié de subventions accordées, comme à beaucoup d'autres associations ayant une action sociale, par diverses administrations. À ce budget de fonctionnement s'ajoute 3 millions et demi de francs alloués par le ministère de la culture pour l'organisation du concert de Juin 1989, esplanade de Vincennes.
Si le journaliste
du Monde reste prudent en indiquant le budget de
SOS « selon sa
trésorière » et en parlant
« d'adhérents
revendiqués », il paraît
cependant avaliser les chiffres officiels donnés par SOS en
écrivant que l'association « vit
chichement » dans un local situé
« en haut d'un escalier raide et
glacé » du onzième
arrondissement, c'est à dire nullement de façon
dispendieuse et en contradiction avec le budget annoncé. Il
tend ainsi à confirmer aux lecteurs que les
légendes sur le financement occulte de SOS-Racisme sont
très exagérées. Par ailleurs, Bertrand
Le Gendre juge, contrairement à la plupart des
commentateurs, que les subventions publiques touchées par
l'association sont tout à fait semblables à
celles que reçoivent « beaucoup d'autres
associations ayant une action sociale » et les
considère donc parfaitement normales.
Bernard Le Gendre
reconnaît à SOS à la fois un
enthousiasme militant et une certaine indépendance dans
l'engagement politique. Le fait que beaucoup de militants de SOS
appartiennent au Parti socialiste ne lui apparaît donc pas
incompatible avec les objectifs antiracistes de l'association. Le
journaliste semble d'ailleurs considérer que si Julien Dray
est entré au Parti socialiste, c'est plus pour tenter de le
renouveler que pour faire de SOS une courroie de transmission du
parti : il semble gêner les
« éléphants »
du Parti.
Les plus aguerris des “potes” sont désormais potentiellement aspirés par la Nouvelle école socialiste de Julien Dray et Jean-Luc Mélenchon, un courant du PS qui prône une alliance “rouge-rose-verte”. Avec le même enthousiasme qui l'animait en 1984, Julien Dray parle de “favoriser, grâce à la Nouvelle école socialiste, l'émergence politique de toute une génération”. La suite de SOS en quelque sorte. Mais il s'attaque cette fois à forte partie : les éléphants du PS apprécient modérément qu'on vienne braconner sans permission sur leurs terres.
L'article souligne que des hommes politiques « de gauche » commencent à critiquer SOS-Racisme et que les relations que l'association entretient avec les dirigeants du parti et en particulier avec les membres du gouvernement de Michel Rocard sont loin d'être bons : SOS est donc présenté à plusieurs reprises comme largement indépendant du PS.
Harlem Désir : “un certain nombre de leaders socialistes n'hésitent plus aujourd'hui, à surfer sur un racisme de gauche.” [...] Où s'arrêtera ce jeu de massacre dont certains dirigeants de l'association, comme Bernard Pignerol, commencent à trouver qu'il coûte cher ? “désormais, il n'est plus absurde d'être de gauche et d'être contre SOS-Racisme”. Un comble ! S'il est clair que SOS-Racisme traverse une passe difficile, cette situation, paradoxalement, le sert. À ne devoir compter que sur ses propres forces, l'organisation fétiche du Tout-Paris qui pense, crée ou cause, l'association chérie de François Mitterrand, a gagné en maturité. La fête est finie, mais SOS-Racisme est au travail. Le mouvement des “potes” n'était pas un feu de paille. Il s'inscrit désormais dans la durée.
La
présentation que fait Bertrand Le Gendre de l'engagement
politique de SOS satisfait donc les responsables de l'association
à double titre : d'une part, contre les accusations
de manipulation et de manque d'indépendance, l'image que
l'article donne de SOS-Racisme est celle d'un mouvement original,
« enthousiaste »,
« qui a inventé une autre
façon de faire de la politique » et qui
gêne aussi les responsables du Parti socialiste ;
d'autre part, il rappelle à ceux qui, à gauche,
commencent à critiquer l'association, qu'elle a pu rendre
des services par le passé, qu'elle peut encore en rendre
dans le futur et donc « que les leaders de la gauche
seraient fort sots de ne pas [la] couver ».
Association ancrée à gauche mais remuante et
indépendante, c'est une image qui, en 1990, convient
parfaitement aux responsables de l'association.
En outre, Bertrand Le Gendre
souligne que l'association a acquis depuis quelques mois une nouvelle
légitimité, celle du terrain. La composition de
SOS-Racisme se serait modifiée pour représenter
plus fidèlement qu'auparavant les immigrés et en
particulier l'immigration maghrébine .
Sociologiquement, SOS-Racisme a évolué, une évolution dont Harlem Désir s'irrite parfois [...] qu'elle ne soit pas assez perçue : “faut-il que je rappelle que les deux vice-présidents sont des jeunes issus de l'immigration maghrébine et que la trésorière l'est également ?” [...] Ce poids pris à SOS par les maghrébins d'origine à provoqué quelques frictions dues à la coexistence, au sein de l'association, de pro-sionistes et de pro-palestiniens. On s'est beaucoup engueulé à propos de l'Intifada, il y a eu quelques ruptures puis les choses sont rentrées dans l'ordre. Il suffit de circuler dans les banlieues, de la Seine-Saint-Denis aux cités du nord de Marseille, pour se rendre compte que SOS-Racisme colle davantage, depuis cette évolution, à la morne réalité du terrain.
Cette
évocation des transformations de la composition de
l'association et de sa direction, fait écho à
deux critiques couramment adressées à SOS-Racisme
par certaines associations
« beurs » : celle de ne
pas comporter suffisamment de militants et de responsables
« issus de l'immigration
maghrébine » et celle d'être
trop sensible à l'influence de l'UEJF et de son
président Eric Ghébali, en particulier sur la
question des relations entre Israël, l'O.L.P. et les pays
arabes. Les beurs de SOS n'apparaissent pas ici comme des
« beurs de service », que
l'association pousserait devant les caméras mais qui ne
joueraient qu'un rôle subalterne dans sa direction (reproche
que les associations « beurs »
leur ont souvent fait), mais au contraire comme de vrais militants
capables de « s'engueuler » avec
les membres de l'UEJF
appartenant souvent à SOS depuis sa fondation[187].
Parallèlement
à ce changement dans la composition de SOS-Racisme, Bertrand
Le Gendre considère que l'association transforme ses modes
d'action et qu'elle devient moins
« médiatique », en
réponse aux critiques qui l'accusaient de n'exister que
devant une caméra de télévision. Selon
le journaliste, SOS commencerait donc à situer son action
« sur le terrain », en banlieue
et dans les cités, là où vivent les
populations « issues de
l'immigration ». Bien que les responsables de
l'association émettraient sans doute quelques
réserves devant cette présentation de la
« nouvelle
légitimité » de SOS qui fait
remonter leur « début
d'enracinement » à une date
récente, ils sont cependant plutôt satisfaits de
se voir décerner un brevet d'authenticité et
d'implantation sur le terrain :
Du coup, SOS a changé. Longtemps virtuose du tam-tam médiatique, la voilà désormais aux prises avec la réalité moins riante de l'immigration. Si la tâche est titanesque, elle ne semble pas effrayer SOS-Racisme qui commence à ouvrir ici ou là des “maisons des potes” destinées à prouver que “l'intégration, ça marche quand on s'en occupe”. Mi-maisons de quartiers, mi-MJC, ces “Maisons des potes” [...] offrent aux habitants déracinés des cités HLM les services les plus divers : depuis les cours de rattrapage pour les gosses maghrébins scolairement en perdition, jusqu'à la vente de billets pour concerts de rock. Ce début d'enracinement dans les banlieues explique que SOS-Racisme n'ait désormais qu'un mot à la bouche, fruit de cet empirisme de terrain : l'intégration.
SOS se trouve ainsi justifié sur le plan de son action concrète et de son implication sur le terrain. Bertrand Le Gendre propose alors un résumé des thèses de SOS sur l'affaire du foulard islamique, qui n'en fait pas une défense dogmatique d'un « droit à la différence » abstrait, mais une prise de position « empirique » dictée par la connaissance réelle du « terrain » :
Le même empirisme explique la réaction de SOS-Racisme à propos du port du foulard islamique à l'école publique, réaction que Harlem Désir s'est époumoné, ces dernières semaines à exposer : si on laisse faire, “le jean finira par l'emporter sur le tchador” ; “les religions ne se développent jamais aussi bien que dans les catacombes”, etc. Peu sensibles à ces formules que le président des “potes” usine si bien, nombre “d'intégristes de la laïcité” comme on dit sous cape à SOS-Racisme, se sont éloignés de celles-ci.
SOS n'apparaît donc ni comme un mouvement « différencialiste », ni comme un mouvement favorable au port du foulard mais simplement comme une organisation qui a une conception particulière de la meilleure façon de faire disparaître les foulards de l'école. Résumant le portrait qu'il vient de consacrer à SOS-Racisme, Bertrand Le Gendre écrit :
Ebranlée par les succès du Front national, désespérant de la gauche, SOS-Racisme n'a pourtant rien perdu de son punch. La boutique tourne, tandis que le mouvement s'enracine petit à petit dans les cités d'HLM. Ce qu'elle a cédé en scintillement cathodique, l'association d'Harlem Désir l'a gagné en densité. Surgie sans crier gare, il y a cinq ans, du cerveau et des tripes de jeunes vieux routiers du militantisme, elle fait désormais partie du paysage politique, qu'elle a bousculé. [...] Le racisme, qui résiste aux chansons et aux bon sentiments, est toujours là. “SOS” aussi, qui s'est convaincue qu'elle avait affaire à un gros morceau et en a tiré les conséquences, quitte à heurter quelques-uns de ses amis d'hier.
L'article en forme de bilan de Bertrand Le Gendre passe donc en revue l'ensemble des critiques souvent adressées à l'association concernant son caractère politique, son mode de financement, sa faible représentativité et son « implantation sur le terrain » réduite. Le propos du journaliste du Monde est parfois très proche de ce qu'écrivent à la même époque ses confrères du Figaro ou du Quotidien de Paris, en particulier concernant l'engagement politique des responsables de l'association ou les subventions publiques reçues par SOS. Toutefois, les informations qu'il donne sont toujours connotées positivement : cas apparemment exceptionnel dans sa profession, Bertrand Le Gendre ne semble pas considérer comme scandaleux, pour un mouvement antiraciste, de « faire de la politique », ni pour une association, d'être subventionnée. Il reconnaît en outre à SOS deux qualités que la presse lui dénie souvent, celle d'être relativement indépendant du PS et celle d'être une association qui « commence à s'enraciner » dans les banlieues. Il n'est donc pas étonnant que cet article ait été très favorablement accueilli par les permanents de SOS-Racisme, puisque l'image qu'il présente de l'association est, à bien des égards, celle qu'ils souhaiteraient donner.
L'enquête de Bertrand Le Gendre reste pourtant isolée parmi les articles consacrés à SOS publiés par le Monde. S'il est probablement le journaliste qui connaît le mieux l'association, il n'est pas quotidiennement en charge des « problèmes de l'immigration », qui demeurent couverts par Robert Solé et Philippe Bernard. Cet article n'annonce donc nullement une évolution de la tonalité des articles du Monde à l'égard de l'association. Quelques mois plus tard, Robert Solé juge que « SOS-Racisme cherche un second souffle » et estime qu'il « traverse un moment difficile. Le mouvement ne s'est toujours pas remis de l'affaire des foulards. D'un conflit local, à Creil, il avait contribué – avec le MRAP – à faire un débat national, mettant l'accent sur le racisme anti-arabe, sans tenir compte des autres aspects (intégrisme musulman, statut de la femme, etc.) auxquels beaucoup de Français, à gauche comme à droite, allaient être très sensibles. SOS a ensuite légèrement rectifié le tir, en insistant sur le rôle irremplaçable de l'école publique pour “résister à l'obscurantisme”. Mais il était un peu tard »[188]. Le journaliste ajoute que « [...] Le mouvement est victime aussi du discrédit qui frappe l'ensemble de la classe politique. [...] Nul n'ignore d'ailleurs ses liens avec certains cercles socialistes et ses bonnes relations avec l'Elysée »[189].
Le
codage
réalisé fait apparaître une nette
augmentation du nombre d'articles codés négatifs
consacrés par Le Monde à
l'association à partir de « l'affaire du
foulard » (voir tableau 1). Entre mai 1988 et
septembre 1989, 34 % des articles du corpus ont
été codés positifs contre aucun
codé négatif ; entre octobre 1989 et le
15 janvier 1991, si 39 % des articles sont encore
codés positifs, 11 % apparaissent
négatifs ; entre le 16 janvier 1991 et
décembre 1992, 22 % des articles sont
codés positifs et 22 % négatifs[190].
On constate en outre une diminution globale du nombre d'articles citant
SOS qui passe de 50 à 21 entre 1989 et 1991 dans le corpus
et de 146 à 110 durant la même période
selon la recherche sur le CD-Rom (voir tableau 5). Si les articles
codés « favorables »
sont encore nombreux[191],
y compris parfois sous la signature de
Robert Solé[192] et surtout de Philippe Bernard[193], la
tonalité du journal est cependant nettement plus critique
qu'auparavant, tandis que la part du Monde dans
l'ensemble des articles consacrés à l'association
tend à décroître entre 1989 et 1992[194]. Alors
que nous avons pu souligner que la critique de SOS se faisait avant
« l'affaire des foulards » sur un
mode allusif, et sans toujours citer directement l'association, les
journalistes tendent à prendre moins de
précautions envers l'association après la
polémique de Creil et à adopter un ton critique
beaucoup plus direct qu'auparavant.
Les prises de position de
l'association durant la Guerre du Golfe vont encore accentuer la
tonalité critique de la couverture du Monde.
La rédaction du journal tend à donner la parole
à des acteurs qui mettent en cause la participation d'Harlem
Désir et de SOS-Racisme aux manifestations contre la guerre[195] et publie
plusieurs articles détaillant les dissensions que les
positions pacifistes de l'association provoqueraient en son sein[196]. Il est
cependant difficile pour le journal Le Monde de
critiquer ouvertement les organisations qui ont pris des positions
« pacifistes » sans
apparaître se départir de son attitude
« d'objectivité ».
Notre hypothèse est que pour mettre en cause une association
antiraciste, qui bénéficie
généralement d'un préjugé
favorable, il est nécessaire de justifier publiquement la
pertinence des critiques. En outre, la position de nombreux
médias ou acteurs publics leur rend difficile l'utilisation
de certains arguments critiques ; ainsi les journalistes du Monde
ou de Libération, même s'ils
considèrent que SOS-Racisme est trop proche du Parti
socialiste ou trop « à
gauche » alors qu'ils souhaiteraient un antiracisme
plus
« œcuménique »,
ont plus de mal que leurs confrères du Figaro
ou du Quotidien de Paris à formuler une
critique à partir de cet argument. Lorsque, jour
après jour, SOS-Racisme organise des manifestations pour
protester contre l'apartheid en Afrique du Sud ou
contre les « crimes racistes »,
c'est-à-dire incarne et défend des causes
difficilement critiquables dans le contexte politique
français, les acteurs publics ou les journalistes qui
cherchent à mettre en cause l'association sont donc
contraints de trouver des angles d'attaque pertinents pour
espérer être entendus. La critique de la
défense du « droit à la
différence » qu'aurait soutenue
l'association avant 1987 puis lors de « l'affaire
des foulards » est un moyen d'obtenir un tel
« angle critique » pour mettre en
cause une organisation antiraciste sans faire apparaître de
motifs d'ordre politique. De nombreux journalistes utiliseront ainsi
les livres de Pierre-André Taguieff pour critiquer, au nom
d'un antiracisme mieux compris, les
« incohérences » du
discours des associations antiracistes et en particulier les effets
pervers supposés de la défense
du « droit à la différence »[197].
Si Pierre-André Taguieff n'a jamais écrit que
SOS-Racisme était coupable d'avoir tenu un discours
« différencialiste »[198],
la publication de son livre Face au racisme,
après la guerre du
Golfe[199], lui donne l'occasion, au cours des
nombreuses interviews qu'il donne alors, de critiquer publiquement
l'association en utilisant d'autres arguments .
Les mobilisations antiracistes des années 80 se donnaient en effet pour objectif de stopper la progression du Front national : l'antiracisme de la dernière décennie aura été pour l'essentiel un mouvement anti-lepéniste, dont l'action s'est concentrée sur l'illégitimation d'un parti et de son leader (Le Pen), supposés incarner “le racisme”. Or en dépit des sanctions judiciaires, des discours conjuratoires et des rassemblements expiatoires, le parti de la “haine organisée” n'a point disparu de l'espace politique français. [...] L'instrumentation politique de l'antiracisme a permis à certains courants et à certaines formations, et pas seulement à gauche, de se donner une identité idéologique de substitution, au même titre que le pacifisme inconditionnel, le tiers-mondisme ou l'antisionisme démonologique. [...] La mobilisation antiraciste des années 80 a été pour l'essentiel une mobilisation par le haut, à la fois politisée et fortement médiatisée (fêtes et spectacles). Les grands rassemblements et les coups sans lendemains ont contribué à disqualifier le militantisme au quotidien. La “juvénilisation” du mouvement antiraciste, symbolisé par SOS-Racisme, a vite trouvé ses limites, non seulement en raison de sa stratégie de parrainage par des stars médiatiques qui lui conférait un parfum à la fois élitiste et apolitique (un “fan-club” antiraciste), mais encore du fait que, lancé comme une mode, l'antiracisme ne pouvait que se démoder (à partir de 1989)[200].
En donnant la parole à Pierre-André Taguieff ou en utilisant la critique de l'antiracisme et du « différencialisme » développée dans La force du préjugé, les journalistes du Monde peuvent adopter une position critique à l'égard de SOS-Racisme sans paraître mettre en cause une association qui n'aurait pas démérité dans la poursuite de ses objectifs « antiracistes ». En effet, l'utilisation du thème du différencialisme permet de considérer SOS-Racisme comme une association « communautariste » dont l'action contribue à organiser les immigrés autour de leur appartenance ethnique, puis à dresser ces communautés les unes contre les autres selon le répulsif « modèle américain ». De même, la critique de Pierre-André Taguieff de la « médiatisation » et de la « juvénilisation » de l'antiracisme contribue à souligner l'inutilité et la nocivité de l'antiracisme développé par SOS. Ces mises en cause forment une véritable injonction, adressée aux vrais antiracistes, de se détourner d'une association dont l'action apparaît aussi contre-productive. Cette critique de l'antiracisme se révèle plus destructive que ne semble le souhaiter Pierre-André Taguieff, car entre 1991 et 1992, SOS-Racisme est désigné dans la presse comme étant en partie responsable de l'augmentation de l'influence du Front national et du développement des idées « racistes ». Il semble donc désormais impossible de soutenir une action antiracisme. Ainsi, voici comment Philippe Bernard rend compte (sans ironie apparente) d'un colloque intitulé « trois jours sur le racisme » organisé par le mensuel Passages et la Maison des Sciences de l'Homme [201].
Peut-on encore lutter contre le racisme et la xénophobie sans se jeter dans la gueule du loup ? La question taraude bien des militants antiracistes qui craignent que la simple évocation des questions ethniques ou d'immigration ne fasse le jeu de l'extrême droite. [...] “On a parlé du racisme à tort et à travers. Il arrive que les mots créent une partie de la réalité qu'ils prétendent décrire” a estimé Marc Augé. [...] M. Philippe Marchand, ministre de l'intérieur, [...] n'a pas hésité à égratigner “certains antiracistes convaincus” qui en arrivent à « forcer le trait et à porter “des accusations non fondées qui ne servent pas leur cause”. M. Marchand a ainsi estimé que sur les 500 meurtres dénoncés comme racistes durant les cinq dernières années, dix seulement ont pu être recensés comme tels. [...] Le colloque a ainsi implicitement appelé les organisations antiracistes, dont aucune n'avait été invitée, à faire leur autocritique, pour sortir de l'impasse[202].
Cependant, jusqu'en 1991, on ne peut pas dire que le journal Le Monde soit devenu hostile à SOS. Le nombre des articles codés positifs reste supérieur à celui des articles codés négatifs jusqu'en 1990 (voir tableau 1). Ce n'est qu'à partir de la guerre du Golfe que le nombre d'articles du Monde codés positifs baisse significativement. L'évolution semble se faire en trois phases : entre l'élection présidentielle de 1988 et le début de « l'affaire des foulards » en octobre 1989, la part des articles codés positifs décroît tandis qu'augmente celle des articles codé neutres ; à partir de novembre 1989 apparaissent des articles codés négatifs mais qui restent cependant moins nombreux que les articles codés positifs ; enfin après la guerre du Golfe, il y a autant d'articles codés négatifs que positifs. Dans le tableau récapitulatif 6, nous considérons que la couverture du Monde peut être estimée « positive » jusqu'à l'élection présidentielle, puis « neutre » entre celle-ci et le début de la guerre du Golfe et enfin « négative » jusqu'à la fin de 1992.
Période Polarité |
1985
|
03-1986
|
22-08 1987
|
06-1988
|
10-1989
|
16-01-1991
|
polarité |
+ |
+ |
+ |
neutre |
neutre |
- |
Orientation des articles du journal le Monde vis à vis de SOS |
La
popularité de
SOS-Racisme – mesurée, par
exemple, à sa capacité à faire porter
ses badges ou ses autocollants dans les manifestations antiracistes, ou
encore au nombre de comités
« Stop-racisme » qui apparaissent
ou maintiennent leur
activité – semble
très sensible à ce que les journaux publient
à son propos, sans doute en partie parce que la plupart des
gens ne connaissent et ne jugent son action qu'à travers les
comptes-rendus et les appréciations des journalistes.
L'étude de la couverture que le Monde a
consacrée à l'association a permis de mettre en
lumière l'importance du rôle des journalistes dans
la définition de l'orientation des articles. Toutefois,
cette autonomie relative des journalistes dans le traitement de leur
objet ne s'exerce que dans la mesure où ils satisfont aux
exigences de mise en forme de l'offre journalistique de leur
rédaction. Ainsi, ce n'est que lorsque la ligne
défendue par le journaliste entre en contradiction avec les
choix de couverture de la rédaction ou avec le ton global
propre au titre, que la hiérarchie du journal est
susceptible d'intervenir. Dans le cas de la couverture de SOS-Racisme
par Le Monde, le responsable du service
société, chargé ordinairement de
traiter des « problèmes de
l'immigration » était
également le défenseur d'une ligne
éditoriale critique envers l'association. On peut faire
l'hypothèse que l'organisation interne du journal Le
Monde, qui accorde aux journalistes une autonomie relative plus forte que dans d'autres titres[203], rendait
difficile l'intervention de la hiérarchie de la
rédaction ou de journalistes issus d'autres services dans la
couverture de SOS-Racisme, considérée comme
relevant de la compétence du seul service société[204].
Une telle intervention aurait sans doute pu être
justifiée dans un contexte d'opposition politique forte (par
exemple avant des élections) lorsque la rédaction
du journal est susceptible d'imposer une ligne politique
cohérente à ses journalistes. Or, en dehors d'une
courte période avant les élections
présidentielles de 1988, la rédaction du Monde
cherche au contraire à se démarquer d'une image
publique trop proche des responsables gouvernementaux socialistes et
n'est donc nullement disposée à se montrer
ouvertement favorable à une organisation qui
apparaît au Monde soit trop
« à la mode » soit
trop « liée » au PS.
Toutefois, il faut souligner
que Robert Solé et Philippe Bernard ont toujours mis en
cause SOS-Racisme « à la façon
du Monde »,
« c'est-à-dire avec une certaine retenue,
une certaine prudence, en attendantde
voir »[205]. Le Monde,
contrairement au Quotidien de Paris ou au Figaro,
n'a jamais été en première ligne dans
la dénonciation de la
« politisation » de
l'association, de son mode de financement
« gouvernemental » ou de son
manque « d'implantation » dans
les banlieues. Ainsi, la couverture du Monde
consacrée à SOS reste abondante et courtoise
entre 1985 et 1988, pour devenir progressivement plus critique
à partir de 1989 et de « l'affaire des
foulards ». Ce n'est que lorsqu'une large partie de
la presse et de la classe politique « de
gauche » aura changé d'attitude
à l'égard de SOS-Racisme que le Monde
accentuera sa mise en cause, contribuant ainsi à
officialiser un nouveau
« consensus » public sur
l'organisation. Ce retournement dans le jugement que les journaux
« de gauche » et Le
Monde portent publiquement sur SOS se
révélera particulièrement
néfaste pour l'association : l'unanimité
critique de la presse permettra aux journalistes de la
télévision, paralysés jusqu'alors par
leur obligation de
« neutralisation » politique, de
faire des reportages plus désobligeants qu'auparavant
à l'égard de SOS. La diffusion
télévisée de ces critiques
contribuera, bien plus que les articles de la presse écrite,
à transformer l'image publique de l'association.
L'étude des articles
du Monde consacrés à
SOS-Racisme montre que si la dégradation de son image
publique est progressive, les années 1988 et 1989 marquent
une forte diminution des articles codés
« positifs » et au contraire une
augmentation de ceux codés
« négatifs ». Tout se
passe comme si, à partir de 1988-1989, il était
devenu légitime de critiquer SOS-Racisme ou, tout au moins,
comme si la mise en cause d'une organisation antiraciste dans un
contexte de développement de
« l'extrême droite »
n'était plus illégitime. Il est
particulièrement étonnant que le changement
d'attitude des journaux « de
gauche » soit remarquablement simultané
et corresponde à l'arrivée de Michel Rocard
à Matignon et aux premières critiques de SOS
à son égard. Nous montrerons
ultérieurement que ce retournement de tendance de la presse
s'explique par la conjonction de plusieurs facteurs liés aux
contraintes structurelles et aux transformations conjoncturelles du
système politique français.